Pascal Œuvres complètes Hachette, tome 2/Discours de la possibilité et du pouvoir

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Discours où l’on fait voir qu’il n’y a pas une relation nécessaire entre la possibilité et le pouvoir.
Hachette (tome 2p. 94-101).


DISCOURS
Où l’on fait voir qu’il n’y a pas une relation nécessaire entre la possibilité et le pouvoir.


Toutes les choses qu’il est possible qui arrivent à un sujet, ne sont pas toujours au pouvoir de ce sujet : et quoiqu’on se laisse aisément prévenir de l’opinion qu’il y a une relation nécessaire de l’un à l’autre, il n’y a rien de plus facile et de plus commun que de voir le contraire. Ce n’est pas que cette relation ne soit aussi ordinaire ; mais il s’en faut beaucoup qu’elle soit générale et nécessaire. Voici des exemples de l’un et de l’autre.

Un prince étant légitime héritier d’un royaume, et reconnu pour véritable roi par tous ses sujets, sans division et sans répugnance, il est ensemble véritable, et qu’il est possible qu’il soit roi, et qu’il est en son pouvoir de l’être. Il est possible qu’un homme sain et libre coure quand il lui plaît, et il est aussi en son pouvoir de le faire. En ces exemples, il y a relation de la possibilité au pouvoir. Mais on sait aussi qu’il est possible qu’un homme vive soixante ans, et que cependant il n’est au pouvoir de personne, non-seulement d’arriver à cet âge, mais de s’assurer d’un instant de vie ; qu’il est possible qu’un prince du sang, quoique le dernier de la maison royale, devienne roi légitime, sans qu’il soit toujours en son pouvoir de le devenir, etc. Et ainsi il est aussi simple et aussi ordinaire de voir que cette relation ne se rencontre pas, que le contraire ; d’où il paroît assez qu’elle n’est pas perpétuelle et nécessaire.


Règle pour discerner en quelles circonstances il y a relation de la possibilité au pouvoir.

Il est facile de déterminer, par une règle générale, en quelles circonstances cette relation de la possibilité au pouvoir se rencontre. Celle-ci y satisfait : toutes les fois que la cause par laquelle un effet est possible est présente et soumise au sujet où il doit être produit, il y a relation de la possibilité au pouvoir ; c’est-à-dire que l’effet est au pouvoir de ce sujet. et non pas autrement. C’est ainsi qu’il est au pouvoir de ce légitime héritier du royaume, reçu avec applaudissement de tous ses sujets, d’être roi ou non ; parce que toutes choses étant disposées à le reconnoître, sa seule volonté est cause et maîtresse de l’événement ; et comme sa volonté est en sa disposition et dans lui-même, l’effet est dit être en sa puissance. Il n’en est pas de même d’un captif retenu dans les fers : sa liberté est bien possible, mais elle n’est pas en sa puissance, parce que la rupture de ses chaînes, qui est la cause capable de la lui donner, n’est pas en sa dépendance ; et ainsi on ne peut dire que sa sortie soit en sa puissance, quelque possible qu’elle soit en elle-même. Selon cette règle, on peut toujours dire que l’observation des préceptes est au pouvoir de tous les hommes. Ainsi, quoiqu’elle semble d’abord éloigner du pouvoir de tous les hommes cet accomplissement, elle l’en approche au contraire, et l’y soumet : car, comme la cause immédiate de l’observation des préceptes est la volonté de l’homme, de sorte que, comme nous avons déjà dit, on les observe quand on veut, et qu’on les enfreint quand on le veut, il est manifeste que cette cause résidant toujours dans l’homme, et dépendant de lui, on ne peut refuser de dire, selon cette règle, que l’observation des préceptes ne soit toujours au pouvoir des hommes.

Mais ce qui est étrange, c’est que, selon cette même règle, l’observation des préceptes n’est pas toujours au pouvoir des hommes. Car encore qu’il soit véritable que la cause immédiate de l’observation des commandemens soit la volonté de l’homme, il y en a néanmoins une autre cause et une première dominante, maîtresse elle-même de la volonté de l’homme, qui est la grâce et le secours actuel de Dieu. De sorte que cette cause première et principale n’étant pas résidante dans l’homme mais dans Dieu, ni dépendante de l’homme, mais de Dieu, il est manifeste en ce sens que l’observation des commandemens n’est pas toujours au pouvoir de l’homme. Et ainsi ceux-là mêmes desquels on peut dire en un sens orthodoxe qu’il est en leur pouvoir de les accomplir, ce que, s’ils le vouloient, ils le feroient, sont néanmoins en tel état qu’on dit aussi, en un sens catholique et orthodoxe, qu’il n’est pas leur pouvoir de le faire, si la privation de la grâce les met hors d’état de le vouloir.


Qu’il y a des choses possibles et d’autres impossibles, qui perdent ces conditions, en les considérant accompagnées de quelques circonstances.

Il est donc évident que les qualités de possible et d’impossible conviennent ensemble à beaucoup de sujets, selon les divers sens qu’on leur donne ; mais il est aussi véritable qu’on peut supposer de telles circonstances, qu’elles excluront l’une de ces deux conditions. C’est ainsi qu’encore qu’on puisse dire d’un homme sain, mais enchaîné, qu’il n’est pas impossible qu’il coure, puisque la rupture de ses fers, qui lui en donnera la possibilité, a une cause dans la nature, mais qu’il n’est pas en son pouvoir de courir, parce que cette cause n’est pas en sa disposition : néanmoins, si l’on considère ce captif comme captif, on pet dire absolument que, tandis qu’il sera dans les fers, sa fuite est tellement impossible, qu’elle n’est possible en aucun sens, puisque cette supposition exclut totalement la cause de sa liberté. Saint Thomas exprime cet état par le mot d’incompossible, lorsqu’il dit qu’encore qu’il soit possible qu’un homme pèche mortellement, qu’il soit aussi possible qu’il soit élu, et qu’il soit encore possible qu’il soit tué à chaque instant de sa vie : il est néanmoins absolument, et en quelque temps que ce soit, incompossible à toutes ces suppositions qu’il soit ensemble élu en péché mortel, et tué en cet état. C’est aussi de cette sorte qu’on peut dire d’un homme qui a les yeux sains, qu’il peut voir la lumière qu’on lui offre, s’il le veut ; de telle sorte qu’il n’y a aucun sens auquel on puisse dire qu’il n’ait pas le pouvoir de voir, s’il le veut absolument, la lumière qu’on lui présente.

De même on peut dire d’un juste qui a toutes les grâces nécessaires pour accomplir les préceptes, et qui est tellement en état de se passer de toute autre chose pour les accomplir actuellement, qu’avec ce seul secours il les accomplisse en effet quelquefois. qu’il est en son pouvoir de les accomplir dans cette supposition ; de telle sorte qu’il n’y a aucun sens où toutes ces circonstances étant posées, on puisse dire qu'il n’est pas en son pouvoir de les accomplir, ou qu’il soit impossible qu’il les accomplisse. Et c’est ainsi, au contraire, qu’on peut dire d’un juste, en le supposant destitué du secours nécessaire pour vouloir les accomplir qu’il n’est pas en son pouvoir de les accomplir ; de telle sorte qu’on ne peut dire en aucun sens, en supposant cette circonstance, qu’il soi totalement en son pouvoir de les accomplir.

C’est par cette raison que, pour présenter la vérité toute pure et toute dégagée des erreurs contraires qui la combattent, le concile de Trente a formé deux importantes décisions, par l’une desquelles il établit que les justes ont le pouvoir de persévérer quand ils ont la grâce ; et par l’autre, qu’ils n’ont pas le pouvoir de persévérer quand ils n’ont pas la grâce.

Canon 18. « Si quelqu’un dit que l’observation des préceptes est impossible à un homme qui est justifié et qui est coust tiié sou5 la grâce, qu’il soit anathème. »

Canon 21. « Si quelqu’un dit que le juste ait le pouvoir de persévérer sans un secours spécial de Dieu, ou qu’il ne le puisse avec ce secours, qu’il soit anathème. »

Voilà deux décisions, dont l’une arrête les conséquences de l’autre, et qui ne peuvent ensemble qu’instruire solidement les fidèles, puisque faisant dépendre le pouvoir ou l’impuissance d’observer les préceptes, non pas de la capacité ou de l’incapacité naturelle des hommes, mais de la présence ou de l’absence de la grâce, le concile n’a ni trop élevé la nature avec les pélagiens. ni trop abaissé la nature avec les luthériens, mais établi le vrai règne de la grâce dans les âmes, comme doivent faire les vrais chrétiens. Elles ne font que confirmer ce que les Pères avoient établi depuis tant de siècles par ces saintes maximes :

« Si Deus miseretur, etiam volumus ; si Deus tangit cor, homo praeparat cor ; si audisset et didicisset a patre, veniret. » (De praedest. sanctor., cap. VIII.)

« Quando Deus docet non per legis litteram, sed per Spiritus gratiam, ita docet, ut quod quisque didicerit non tantum cognoscendo videat, sed etiam volendo appetat, agendoque perficiat. » (De grat. Ch., cap. xiv.)

« Quum vero dat incrementum Deus, sine dubio credit et proficit. » (Lib. II, Oper.imperf., note 157.)

« Tune ergo efficimur vere liberi, quum Deus nos fingit, id est, a format et créât, non ut homines, quod jarn fecit ; sed ut boni homines simus, quod nunc sua gratia facit. »

Toutes ces expressions des Pères, auxquelles le concile a rendu ses décisions conformes, nous montrent donc manifestement que les justes peuvent accomplir les préceptes avec la grâce, et non pas sans la grâce ; qu’ils le peuvent, s’ils ont la grâce, et non pas s’ils n’ont pas la grâce ; qu’ils le peuvent quand ils ont la grâce, et non pas quand ils n’ont pas la grâce.

Il y avoit lieu d’espérer qu’une si sainte doctrine étoufferoit pour jamais les erreurs opposées de Luther et de Pélage, et toutes celles qui pouvoient en naître, en retenant quelque chose de leur esprit ; et néanmoins il est arrivé que ceux qui ont résolu d’établir, comme un article inviolable de la foi, que tous les justes ont toujours le plein pouvoir d’accomplir les commandemens, n’ont pas été retenus par des condamnations si manifestes : ils les ont éludées par un artifice ridicule, et qu’il faut mettre en évidence, pour en découvrir toute la malice et l’exposer au jugement des fidèles. Voici leur fondement.

Le concile, disent-ils, décide bien, à la vérité, que les justes n’ont pas le pouvoir de persévérer sans la grâce ; mais il ne dit pas, à ce qu’ils prétendent, que cette grâce manque jamais aux justes. Et sur le défaut de cette expression, ils ont pris sujet d’établir cette doctrine, que cette grâce est toujours présente aux justes, et que, par ce secours, ils ont toujours le pouvoir d’accomplir les commandemens. Ce n’est pas que le concile ait jamais dit que cette grâce soit toujours présente, mais c’est seulement que n’ayant décidé, à ce qu’ils veulent, ni si elle l’est toujours, ni si elle ne l’est jamais, ni si elle l’est quelquefois, ils ont cru avoir la liberté de dire, sans blesser sa définition, qu’elle n’est jamais absente, et d’en conclure, sans répugner à sa définition, que tous les justes ont toujours le plein pouvoir d’observer les commandemens.

Mais pour anéantir par le principe leur vaine subtilité, et pour leur faire sentir l’absurdité et le ridicule de leur manière de corrompre le concile, il faut leur proposer un raisonnement semblable, afin qu’ils reconnoissent sans obscurité dans les autres ce que les passions, qui les engagent au sentiment qu’ils ont embrassé, les empêchent d’apercevoir dans eux-mêmes. Qu’ils se figurent donc qu’il s’offre aujourd’hui des personnes qui entreprennent d’introduire une opinion nouvelle, et de l’accommoder aux termes du concile en discourant en cette sorte : « Nous nous soumettons au concile, et anathématisons les luthériens et tous ceux qui disent qu’on ne peut accomplir les commandemens quand on est secouru de la grâce ; mais, comme le concile ne fait que défendre la possibilité des commandemens, avec la grâce nécessaire pour les observer, sans déclarer qu’elle soit jamais présente, il nous laisse la liberté de dire qu’elle ne l’est jamais, et de soutenir dans cette supposition, sans blesser sa définition, l’impossibilité continuelle des préceptes. » En vérité, que diroient nos catholiques d’une opinion si extravagante ? La trouveroient-ils fort conforme au concile ? L’y jugeroient-ils fort soumise ? Et comment supporteroient-ils qu’on voulût non-seulement la faire passer pour le véritable sens du concile, et pour la foi orthodoxe et unique, mais seulement comme soutenable et probable ? Ne crieroit-on pas, avec raison, que ce seroit se jouer des paroles du Saint-Esprit ; qu’il n’y a point de différence considérable entre cette erreur et celle de Luther, puisqu’elles conviennent dans l’impossibilité des commandemens, quoiqu’elles diffèrent dans la cause de cette impossibilité que cette nouvelle opinion est condamnée d’anathème, et qu’il faudroit l’étouffer, comme un monstre pernicieux et détestable ?

Je prie ceux qui auroient ce zèle pour la religion, non pas de le refroidir, mais de ne pas le restreindre ; et, sans le renfermer dans ce seul sujet, de l’étendre à tous ceux qui font une pareille injure à l’Église : car je suppose que leur ardeur prend sa source de l’amour qu’ils ont pour la vérité, et non pas de la haine qu’ils auroient pour une erreur particulière ; et qu’ainsi tout ce qui est également faux, leur est également odieux. Qu’ils considèrent maintenant ce qu’ils font dans leur sentiment, et si ce n’est point une imitation parfaite de ce qu’ils viennent de détester dans les autres. Certainement il faut, ou qu’ils soient aveugles, s’ils n’en voient pas la parfaite conformité, ou qu’ils soient bien injustes, s’ils ne partagent pas leur aversion, puisqu’ils doivent avoir de semblables sentimens pour les sujets qui sont entièrement semblables.

Reconnoissons donc sincèrement qu’on ne doit point corrompre de cette sorte les plus saintes vérités que Dieu ait mises dans son Église, et que c’est en abuser d’une manière bien indigne et bien outrageuse, de prétendre que le concile ayant à ruiner ses hérésies touchant la possibilité absolue et l’impossibilité absolue des préceptes, il ait établi cette puissance contre les uns, et cette impuissance contre les autres en des cas qui n’arriveroient jamais.

Mais si le mot possible a un sens si vaste, celui de pouvoir n’en a pas un moins étendu ; car n’est-il pas visible que, puisqu’une chose est dite être en notre puissance lorsqu’elle se fait quand nous le voulons, et qu’elle ne se fait pas quand nous ne voulons pas, rien n’est tant en notre puissance que notre propre volonté ? Et c’est en ce sens qu’il est véritable que tous les hommes ont le pouvoir d’accomplir les commandemens, puisqu’il est assuré qu’il ne faut, pour les observer, que le vouloir : si vis, servabis mandata.

C’est ce qui a fait dire à saint Augustin, que tous les hommes peuvent, s’ils le veulent, se convertir de l’amour des choses temporelles à l’observation des commandemens de Dieu, sans que les pélagiens puissent prétendre que cela soit dit selon leurs maximes, « parce que, dit ce Père, il est vrai que les hommes le peuvent, s’ils le veulent ; mais cette volonté est préparée par le Seigneur ; » et c’est pourquoi il dit ailleurs, qu’il est dans la puissance de l’homme de changer et de corriger sa volonté, sans que cela blesse la grâce qu’il annonçoit, parce qu’il déclare que cette puissance n’est point, si elle n’est donnée de Dieu, « parce que, dit-il, comme une chose est dite en notre puissance, lorsque nous la faisons quand nous le voulons, rien n’est tant en notre puissance que notre propre volonté ; mais la volonté est préparée par le Seigneur : c’est donc ainsi qu’il en donne la puissance. C’est ainsi qu’il faut entendre, continue ce saint docteur, ce que j’ai dit ailleurs : il est en notre puissance de mériter de recevoir les effets de la miséricorde de Dieu, ou de sa colère, parce que rien n’est en notre puissance que ce qui suit notre volonté, à laquelle, lorsque Dieu la prépare forte et puissante, la même action de piété devient facile, qui étoit difficile et même impossible auparavant. »

Il est donc bien visible qu’en prenant le mot de pouvoir en ce sens, tous les hommes ont celui d’accomplir les préceptes ; et cependant il est véritable en un autre sens, que ceux qui n’en sont pas instruits, comme les infidèles, n’ont pas le pouvoir de les accomplir, puisqu’ils les ignorent ; car comment s’acquitteront-ils d’une obligation qu’ils ne savent pas leur être imposée ? ou comment invoqueront-ils celui auquel ils ne croient pas ? ou comment croiront-ils en celui dont ils n’ont pas ouï parler ? ou comment en entendront-ils parler sans prédicateur ? Et c’est ce qui a fait dire à saint Augustin : a Il est nécessaire et inévitable que ceux qui ignorent la justice la violent, necesse est ut peccet a quo ignoratur justitia, » et ailleurs : « On peut bien dire à un homme : « Vous persévéreriez, si vous le vouliez, dans les choses que vous avez apprises et tenues ; » mais on ne peut dire en aucune sorte : « Vous croiriez, si vous le vouliez, les choses dont vous n’avez point ouï parler. » D’où l’on dit que les chrétiens qui sont instruits de la loi de Dieu, ont, par cette connoissance, un pouvoir de l’accomplir, qui n’est pas commun à ceux qui en sont privés, puisque, connoissant la volonté de leur maître, il ne dépend plus que de leur consentement d’y obéir.

Mais on peut dire avec bien plus de raison des justes, qu’ils ont toujours le pouvoir de la suivre, puisque leur volonté étant dégagée des liens qui la retenoient captive, et se trouvant guérie de ses langueurs, quoiqu’il lui en reste quelque foiblesse, qui n’empêche pas qu’on ne puisse dire avec les Pères qu’elle est libre, saine et forte, il est visible qu’ils ont un pouvoir d’observer les commandemens, qui n’est pas commun à ceux qui, étant asservis sous l’amour des créatures, ont une opposition à Dieu et des passions dominantes, qui les empêchent de suivre et d’observer sa loi ; car de la même sorte qu’on dit d’un œil qu’il a le pouvoir de voir, quand il n’y a aucune indisposition intérieure qui empêche cet exercice, de même on peut dire avec vérité de la volonté de l’homme, quand elle est dégagée des passions qui y dominoient auparavant, qu’elle a alors le pouvoir d’aimer Dieu. Ce n’est pas qu’elle n’ait encore besoin d’être secourue de la grâce, quelque saine qu’elle soit ; car, comme dit saint Augustin, de la même sorte que l’œil, quoiqu’il soit parfaitement sain, ne peut voir s’il n’est secouru de la lumière ; ainsi l’homme, quoiqu’il soit parfaitement justifié, ne peut vivre dans la piété, s’il n’est assisté divinement par la lumière éternelle de la justice : et néanmoins, comme on ne laisse pas de dire que l’œil, quand il est sain, a le pouvoir de voir, en ne considérant que cette faculté en elle-même, parce qu’il n’a pas besoin de plus de santé pour voir, mais seulement de la lumière extérieure ; de même on peut dire de l’âme, quand elle est justifiée, qu’elle a le pouvoir d’aimer Dieu, en ne la considérant qu’en elle-même, « parce que, comme dit saint Thomas, elle n’a pas besoin de plus de justice pour aimer Dieu, mais seulement des secours actuels ; » mais il est nécessaire que ces secours actuels soient tels, que la délectation de la charité surmonte celle du péché, puisque autrement la mauvaise délectation qui subsiste sans être vaincue, tente toujours celui même qu’elle ne tient plus esclave, et certainement nous serons toujours vaincus, si nous ne sommes tellement aidés de Dieu, que non-seulement nous connoissions notre devoir, mais encore que l’âme, étant guérie, vainque et surmonte en nous la délectation des choses, dont le désir de les posséder, ou la crainte de les perdre, nous fait pécher. (Aug., lib. I, Oper. imperf.)

Néanmoins on peut dire de celui qui est secouru de la grâce, quoiqu’il le soit moins qu’il le faut, pour faire qu’il marche parfaitement dans la voie de Dieu, qu’il a un pouvoir qu’il n’auroit pas s’il étoit privé de tout secours, puisqu’il est plus proche d’avoir tout celui qui lui est nécessaire, lorsqu’il en a une partie, que s’il n’en avoit point du tout ; et même que ce secours imparfait, ou trop foible dans la tenta ion où on le considère, deviendra assez puissant, si la tentation vient à se diminuer, et qu’il la lui fera vaincre alors effectivement : ce qui ne seroit pas véritable s’il n’en avoit aucun ; de la même sorte qu’on peut dire d’un homme dont la vue est affoiblie par une maladie, et qui a besoin de beaucoup de lumières, qu’encore qu’une petite lumière ne lui donne pas le plein pouvoir de voir, néanmoins elle lui en donne un certain genre, ou un certain degré de pouvoir qu’il n’auroit pas s’il étoit dans les ténèbres. puisqu’il est plus proche d’avoir tout celui qui lui est nécessaire en cet état. et que même, si sa santé s’affermit, cette lumière deviendra assez forte pour lui en donner alors le pouvoir entier.

Voilà toutes les diverses manières dont on peut considérer les différens pouvoirs qui sont tous véritables, quoique le seul qui doit être appelé entier, plein et parfait, et qui donne l’action même, soit celui auquel il ne manque rien pour agir. De sorte qu’il est très-véritable qu’on peut dire de ceux auxquels il manque quelque secours, sans lequel il est assuré qu’ils ne feront jamais une action, qu’ils n’ont pas, en ce sens, le pouvoir de la faire. Comme on peut dire, avec vérité, qu’un homme, dans les ténèbres, n’a pas le pouvoir de voir, en considérant le plein et dernier pouvoir sans lequel on n’agit point ; de même si un homme, quelque juste qu’il soit, n’est aidé d’une grâce assez puissante, ou pour user des termes du concile, d’un secours spécial de Dieu, il est véritable, selon le même concile, qu’il n’a pas le pouvoir de persévérer, parce qu’encore qu’il en ait le pouvoir dans les divers sens qui ont été expliqués, il n’en a pas néanmoins le pouvoir plein et entier auquel il ne manque rien de la part de Dieu pour agir ; et c’est pourquoi le concile défend, sous peine d’anathème, de dire qu’il en ait le pouvoir.