Passage de l’homme/02

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Gallimard (p. 13-24).
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II

La vieille disait :

« Sûrement, sûrement, je ne vous dirai pas tout. Même en faisant bien attention. Les choses, quand on serait mêlé à elles, on ne saurait pas encore les dire. Et ces choses-là, ce sont des choses comme on n’en voit jamais. Oui, c’est comme des choses d’almanach, des choses de livres, des choses trop belles, vous comprenez ; alors, le temps d’ouvrir les yeux, de les frotter pour voir si c’est bien vrai, et elles ont déjà disparu.

C’est un soir qu’il nous est venu. Un soir d’automne, par un grand vent comme aujourd’hui, et à pareille heure. On ne fermait jamais les verrous : le Père ne l’aurait pas permis. Il disait : « Celui qui viendra, si le Bon Dieu a voulu qu’il vienne, est-ce le verrou qui l’empêchera d’entrer ? » Il disait ça dans les maisons où l’on allait pour la veillée. C’était devenu une sorte de refrain. « Celui qui viendra… ! Nous, les deux filles, on s’entre-regardait. J’avais vingt-ans et elle dix-huit. Est-ce que jamais quelqu’un pourrait venir ? Et si quelqu’un venait un jour, sûrement ce serait quelqu’un de grand et qui parlerait — nous étions bien d’accord là-dessus — et qui parlerait notre langue — car on ne voulait pas, bien sûr, d’un étranger — et qui parlerait notre langue, mais tous ses mots seraient comme une musique. Il nous emmènerait toutes les deux. Et après, on ne savait plus… La Mère disait parfois : « Quand vous vous marierez… » Elle nous parlait déjà de celui-ci qui demeurait tout près de chez nous, de celui-là qui habitait au long du Fleuve, mais nous pensions à l’autre, et rien qu’à lui. Je me demande maintenant si quelque chose se serait passé si le Père n’avait point parlé de « celui qui pourrait venir ». Et je me demande aussi si ce ne sont pas les paroles du Père qui l’ont fait venir, si le Père ne l’attendait pas, et s’il ne savait pas que ces paroles pouvaient le faire venir. Mais peut-être que j’en rajoute. Depuis que l’homme qui habitait au-delà du Fleuve est mort, je ne sais plus bien ce qui est vrai et ce qui n’est pas vrai. C’est comme s’il avait emporté la clef. Et puis je vieillis, je mélange tout, je perds le fil… Mon cher Monsieur, il vous faudra de la patience.

On était tous les quatre à table quand il frappa. Je me rappelle qu’on avait de la soupe aux poireaux, et que les poireaux étaient mal passés, et que je tortillais ça dans ma bouche et que je n’arrivais pas à en finir. Le Père me regardait du coin de l’œil, et il souriait, ou semblait sourire. Le chien qui dormait dans la cheminée s’est alors levé tout d’un coup, et a hérissé le poil, et aboyé. C’est comme s’il avait eu une grande peur Ou peut-être qu’il sortait d’un rêve : les bêtes, ça rêve aussi, et ça voit des choses. Je crois plutôt qu’il avait rêvé, parce que, lorsqu’il se fut trouvé devant la porte et qu’il eut reniflé, il se mit à frétiller de la queue comme s’il connaissait. Et en même temps, il se tournait vers nous, et nous regardait, et il se dressait contre la porte. Le Père ouvrait la bouche pour dire : « Entrez ! » lorsque l’homme frappa une seconde fois. Et le Père restait là, la bouche ouverte, et un peu drôle. Et sa cuiller en bois hésitait, tremblante un peu, au-dessus de l’écuelle. Et je regardais cette cuiller comme si ç’avait été la seule chose importante. Et voilà que la main de la Mère était restée en l’air, les doigts collés, comme si personne n’avait pensé à elle. Tout était extraordinaire. Le chien lui-même, la tête tombée, et comme idiot, semblait avoir été perdu. Et Claire, qui s’était levée du banc pour aller ouvrir, était là, debout derrière moi, avec une main sur mon épaule, et tremblait un peu. Enfin, le Père dit : « Entrez ! » comme avec un peu d’impatience, et la porte s’ouvrit ; d’abord doucement, dans un grand silence, puis tout d’un coup elle échappa à l’homme et, comme soufflée par le vent, s’en vint heurter l’horloge avec fracas et cassa la vitre. L’homme resta un moment immobile et tête baissée. Il était grand et enveloppé d’une cape brune. On s’étonnait qu’il eût pu passer la porte. Il releva la tête, fixa la lampe et porta la main à ses yeux, et il dit : « Bonsoir ! » et en même temps il repoussait la porte sur le vent. Et il allait mettre les verrous, et il essayait, lorsqu’il parut penser qu’il y avait d’abord quelque chose d’autre à faire. Il s’avança dans la lumière. Le Père était debout, je me rappelle, et la Mère un peu derrière lui. Le Père tendit la main : « Bonsoir, l’homme !… » et demeura court. Alors la Mère : « La nuit est bien mauvaise ! » — Oui, bien mauvaise… » Le chien se dressa contre l’homme qui se mit à le caresser, d’un mouvement lent, comme habituel, comme si vraiment ils étaient l’un pour l’autre une vieille connaissance. « Alors, comme ça, dit-il, vous étiez en train de manger… ? Faut pas que je vous dérange. » Il baissa la tête. Sa capuche, derrière, était ouverte et comme toute pleine de vent encore. Il reprit : « Faut pas que je vous dérange… Je venais voir, en passant, si vous n’auriez pas, des fois, du travail pour moi… Des ravaudages… comme des harnais à réparer, ou des outils, ou des gouttières… Toutes les choses qu’on peut faire l’hiver… » Le Père n’avait pas coutume de répondre de suite. Il dit seulement « Asseyez-vous, mangez la soupe ! On verra ça après, à la veillée… » Le Père montra du doigt le haut bout de la grande table, la meilleure place : on avait le feu derrière soi. Claire apporta l’écuelle et la cuiller. Je mis une bûche dans la cheminée. L’homme retira sa cape et l’accrocha au clou, tout juste, où nous mettions les manteaux à sécher, et il s’assit sur l’escabelle. Il attendit que tout le monde se fût repris à manger pour manger lui-même. Le Père faisait grand bruit en aspirant sa soupe. Lui mangeait très silencieusement. Ma Mère le regardait parfois et elle fixait surtout ses mains.

Le Père dit : « D’où est-ce que vous venez ? » Il dit : « De par là, de par-delà le Fleuve, mais loin, très loin… Il y a cinq mois que je suis sur les routes. — Je savais bien, dit le Père, que vous n’étiez pas d’ici : nous autres, on ne parle pas tout à fait la même langue. On parle une langue plus dure et plus sonore. Et qui s’attrape. Ceux qui ont vécu parmi nous, ça se voit à une façon de parler, qui leur reste jusqu’à la mort… » Il resta un temps silencieux, puis ajouta, hochant la tête : « Cinq mois que vous êtes sur les routes ! Jamais personne ici n’a fait un aussi long voyage… Et où donc pensez-vous aller, après l’hiver ? » L’homme dit : « Je pense aller aux Îles. » Et personne ne comprit ce qu’il disait, ne sachant ce que c’était qu’une île, ni s’il y en eût qu’un homme tout seul pouvait atteindre. « Ah ! oui ! dit le Père, les Îles !… » Et il se tut. Mais le silence n’était pas embarrassé, de sorte que lorsque la Mère parla, après peut-être deux minutes, personne ne le trouva étrange. Elle disait : « Faut que des hommes voyagent. Il faut que la Terre soit traversée de temps en temps. Et il faut aussi qu’il y ait des maisons, sur les routes, où vivent des gens qui ne partent jamais. Tout ça, c’est dans l’ordre. »

« C’est dans l’ordre », reprit le Père, et il ferma son couteau. Alors nous nous assîmes devant la cheminée. Et du manteau de l’homme montait, à la chaleur, comme une odeur d’herbes amères, ou encore d’anis : on ne pourrait pas dire. Et l’homme lui-même… Mais non, on ne pouvait pas dire. Tout, ce soir-là, était tranquille dans la maison. Le vent hurlait, mais pas plus fort que d’habitude. Comme d’habitude, Claire et moi nous tricotions, et les aiguilles faisaient leur petit bruit. La Mère cousait ou sommeillait un peu. Le Père fumait sa pipe et parlait avec l’homme. L’eau chantonnait dans la marmite, et le chien s’était assoupi, le nez sur les deux pattes, immobile comme s’il était mort.

Je ne me rappelle plus bien ce qui fut dit ce soir-là dans la maison ; mais je sais que le lendemain, à peine levée, j’entendis l’homme qui, dans la grange, allait et venait, cherchant sans doute quelque travail à faire. C’était curieux, ce plancher craquant sous ses pas. Je revois Claire, un doigt levé ; je l’entends dire : « Écoute ! » L’homme marchait là comme s’il avait été chez lui. Je ne veux pas dire qu’il ne se gênait pas : non, il savait comment marcher, comment faire avec toutes les choses, avec cette lame grinçante auprès du seuil, avec la porte, avec la clenche qui fermait mal. On aurait dit qu’il était là depuis toujours. Et n’importe où, comme on put le voir par la suite, il était là depuis toujours.

Les premiers temps, on essaya de l’appeler par son prénom. Mais il fallut y renoncer : son prénom était difficile. Les hommes de par-delà le Fleuve, bien qu’ils parlent la même langue que nous, ont des prénoms pourtant à eux, qui leur viennent des fonds du passé, et que nous ne pouvons pas vraiment dire. Les mots, ça n’est pas seulement une affaire d’habitude, c’est aussi une affaire de gosier, une affaire de dents et de lèvres, c’est affaire de l’homme tout entier. Lui, il riait quand nous nous essayions. Un jour il dit : « Allons, appelez-moi l’Homme, ce sera aussi facile ; et puis ce mot-là, c’est le seul mot de par ici qu’on dise comme au-delà du Fleuve ».

On aurait cru, d’abord, qu’il faisait tout pour se faire oublier, et même qu’il ne pensait qu’à ça. Je vous ai dit comment il marchait dans la maison, mais il parlait de même, juste en son temps, et pour dire tout juste ce qu’il fallait. Et il se levait, aux repas, un peu avant que ça ne fût nécessaire, pas trop avant. Et si le Père ou la Mère avaient quelque chose à raconter, qui n’était bon que pour nous quatre, il s’arrangeait pour être disparu. Pour être disparu et faire du bruit ailleurs, très loin, dans le bûcher, de façon que nous soyons tranquilles. Claire me disait — elle a toujours eu des mots à elle, des choses qu’elle trouvait et que personne d’autre n’aurait inventées — Claire me disait : « Tu verras qu’un beau jour on ne l’entendra même plus. Il sera devenu une chose de la maison. Oui, la vieille table, ou bien la huche, ou bien l’horloge ». Et plus j’y pense, plus je me rends compte, en effet, qu’il faisait tout pour devenir une chose. En attendant, tout lui réussissait, même les tâches les plus difficiles. Je le revois encore, les premiers jours, fendant du bois. C’était vers les deux heures et en octobre, dans le soleil. Il faisait bon. L’Homme s’était installé près de la barrière, pas très loin de la niche du chien. Il y avait là une bonne terre bien sèche. Et il était aux prises avec une grosse bûche toute pleine de nœuds, et qui ne voulait pas se laisser faire. Quand c’était comme ça, avec le Père, nous l’entendions jurer et gémir à grand bruit. Et la Mère sortait sur le seuil et regardait. Et elle criait : « Mais laisse-la donc, le Père ! Mais laisse-la donc ! Elle est trop dure ». « Trop dure ! » disait le Père, sans relever la tête. « Trop dure !… Eh ? tu n’as rien à faire, dans ta cuisine ? » Et il se remettait à ahaner durement, jusqu’à ce que la bûche volât en éclats. Alors il s’appuyait sur la cognée, et il regardait le ciel, longuement. Et il fallait qu’il appelât la Mère, pour lui faire voir, mais surtout pour avoir l’occasion de lui parler tendrement et de lui faire oublier les vilains mots de tout à l’heure. L’homme, lui — je l’observais de la laverie — posa doucement la bûche où il fallait, bien lentement, à la place exacte. Et il souriait en faisant ça. Et il souleva la cognée d’un geste pareillement paisible. Et elle tomba de son poids à elle, à peine aidée par son effort à lui. Tout au moins, c’est ce qu’on aurait cru. Mais la bûche ne se fendit pas. Il sourit un peu plus encore, comme s’il y avait eu là quelque chose de plus qu’amusant, comme de curieux, presque d’étrange. Et il changea la bûche de place, la regardant d’abord, et puis la retournant, et comme la flattant de sa grosse main. Et de nouveau il saisit la cognée. Et de nouveau, la bûche lui résista. Il était baissé encore, et tenait encore la cognée, et je n’osais regarder son visage : je me rappelais le visage du Père, cette grande souffrance, cette grande colère, et je redoutais que le visage de l’Homme ne fût pareillement défait, ne fût pareillement méconnaissable. Je tenais au visage de l’Homme. Je regardai enfin, et il n’y avait sur la face de l’Homme qu’une grande lumière, qu’une grande lumière reconnaissante et belle. Et l’Homme prit bien sagement la bûche et la porta un peu à droite, où elle resta seule dans le soleil. Et il dit à Claire qui passait : « Elle attendra ! Elle a besoin de s’attendrir ». Puis il continua. Il ne revint à elle qu’après une heure, quand ce fut son tour à elle. Et il la fendit d’un seul coup, sans marquer le moindre triomphe. Des choses comme ça sont des choses à peine racontables. Mais il n’y eut chez nous, à partir du soir où l’Homme devint notre homme, pendant deux ans, que des choses comme ça, pas racontables. De ces choses pourtant qui changent tout. Par ailleurs, dans d’autres maisons, il y avait des hommes qui inventaient. Il y en eut un, à ce qu’on raconte, à dix lieues de nous, qui fit monter de l’eau du Fleuve jusqu’à sa ferme par une sorte de moulin à vent. Notre Homme à nous n’inventait pas. Il ne s’expliquait pas là-dessus, mais on sentait que, pour lui, le monde était bien comme ça, le monde des choses. Et que si quelque chose devait changer, c’était peut-être dans l’homme lui-même. Mais, là-dessus non plus, il ne faisait aucune leçon. Il semblait penser que changer, c’était une affaire seulement pour lui.

Pour le reste, il était semblable à nous. Tout ce que nous lui donnions à manger, il le mangeait, et d’un appétit toujours égal. Tout ce que le Père ou la Mère lui commandait, il le faisait, et avec une joie toujours égale. Une chose à lui encore tout de même, et que je n’ai pas dite, avec sa patience, c’est sa propreté, ce qu’on appelle dans nos villages la propreté. Le Père se rasait toutes les semaines. Il se rasait, lui, tous les jours. Il était grand, comme je crois bien vous l’avoir dit, il était brun, c’était un beau garçon, et il avait, à cette époque, peut-être un peu plus de vingt-cinq ans.