Passage de l’homme/01

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Gallimard (p. 9-12).
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I


La vieille me dit : « Tirez les verrous », et elle ferma elle-même l’unique fenêtre aux carreaux verts qui donnait sur les champs. La grande horloge disait huit heures. Le soir tombait. La nuit sûrement serait mauvaise : un vent soufflait, venu de l’ouest. Il me sembla entendre une cloche. Mais je ne suis pas sûr des cloches : depuis l’enfance, je suis là-dessus en désaccord avec tous ceux que je connais. Ils prétendent que mes cloches à moi me sonnent dans l’oreille, ou dans l’esprit. Et ils prétendent aussi que je ne suis pas fichu de raconter, bien honnêtement, ce que j’ai vu ou entendu : « Non, non, écoute, tu exagères ! » Ou bien encore : « Où as-tu pris ça ? » Ou bien encore : « Laisse donc tes mains tranquilles, ne commence pas à t’exalter !… Pourquoi cette voix ? Est-ce que tu ne peux pas parler comme tout le monde ? » Ils ont fini par me faire douter de tout : d’eux et de moi, du monde entier ; et, bien que je me surveille ce matin et que je m’oblige parfois, au cours de mon travail, à regarder par la fenêtre (c’est un conseil qu’ils m’ont donné), je ne suis pas encore bien sûr de rapporter fidèlement le récit que j’ai entendu. J’en arrive même à me demander s’il dura vraiment une seule nuit. Cela me paraît parfois invraisemblable. Et à d’autres moments cela me paraît d’une telle évidence que je ne me pose même plus la question.

Vous dirai-je tout ? je connais même des instants, de courts instants où je me demande : « As-tu vraiment entendu ça ? et la vieille dont tu parles ici, es-tu bien sûr de l’avoir rencontrée ? » Ce sont là des moments terribles et que je ne souhaite à personne : c’est comme si je me vidais de moi-même ; mais jamais jusqu’à en mourir. Comprenez-moi : je suis entre ciel et terre. Il doit se passer des choses comme ça pour tout le monde, aux derniers instants. Le malheur, c’est qu’il y ait peu de personnes au monde qui aient vécu leurs derniers instants. Alors je me trouve assez seul. Suffit là-dessus : j’en aurais pour des heures si je voulais seulement vous confier la moitié de ce que j’ai à dire, et vous n’en seriez pas plus avancés, ni moi non plus.

La vieille alluma la chandelle : dans ce village, il n’était pas encore question d’autre lumière, et sans doute qu’il n’en serait jamais question. Puis elle alluma, dans la haute cheminée, des brindilles sèches de je ne sais quel arbre, d’un arbre, je crois, qui ne pousse qu’en ce pays. Cela brûla silencieusement — pas le moindre petit craquement — avec des flammes vertes et bleues. Et il y eut même des flammes violettes, et une fois, oui, tout juste une fois, une flamme rouge et qui, — écoutez-bien — se détacha soudain de l’âtre et s’envola toute vive dans la nuit de la cheminée.

La vieille me dit : « Asseyez-vous. Vous devez être fatigué : c’est tellement loin jusque chez nous ! » Elle me montra le fauteuil de droite, un haut fauteuil de paille, ces hauts fauteuils qui vous attendent toujours. Je m’assis et bourrai ma pipe. Je l’allumai à un tison, je me tassai dans mon fauteuil, et j’écoutai.

Parfois il me prenait comme une envie de dormir : la voix de la vieille, apparemment si monotone, y était sûrement pour quelque chose. Et puis, quand il semblait que j’allais sombrer, la voix de la vieille devenait étrangement haute, un peu comme ces prières, dans les couvents de femmes, derrière les grilles, et qui paraissaient s’endormir, et qui se réveillent tout d’un coup. La haute voix me tirait à elle, tout comme si mon corps lui-même se fût déplacé ; tout comme, plutôt, si mon oreille se fût dilatée, fût devenue — j’avais cette impression — comme ces vasques de porcelaine (j’en ai vu au fond d’un grand parc) qui écoutent toutes les cloches du monde.