Passions et vanités/02

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AMBITION DES FEMMES



Toutes les femmes aiment la politique et s’en occupent, sans parfois le savoir, car le propre des femmes est de ne pas se connaître elles-mêmes. Quand on les voit parler, agir, il faut admirer que leurs naïfs visages, où l’effort ne s’est pas attardé, soient le lieu du verbe abondant, empreint d’aisance alerte et d’obstinée certitude. La pensée glisse dans leurs yeux avec la légèreté à peine incisive du patin d’argent sur la glace, la parole s’envole de leur bouche avec la vive franchise de l’abeille s’évadant du calice.

De là l’extrême surprise de nos sœurs et leur confusion offensée sitôt qu’on les arrête dans leur course verbale, en les priant de bien vouloir réfléchir. Ce n’est point leur affaire. Réellement, leurs pensées viennent du cœur, s’en élancent, s’en évaporent. Les raisons qu’elles donnent jaillissent de ce foyer de la vie où veillent les divinités familiales, domestiques, amoureuses. Les opinions qu’elles émettent ont, en transparence, un visage aimé et dominateur, des intérêts secrets, une inquiétude affective. Aussi est-il cruel et injuste de les inciter à la réflexion ; une femme qui réfléchit fait peine à voir, c’est soudain une enfant blessée, et le chagrin qu’elle nous cause dans le moment où nous la voyons privée des armes naturelles que lui fournit le sentiment, doit s’aggraver de cette conviction qu’il est inutile qu’elle réfléchisse.

Quels que soient les arguments que nous déposons devant elle, clairs, exacts, colorés, séduisants comme des cartes à jouer, et le silence méditatif à quoi nous l’obligeons, elle pensera encore ce qu’elle pensait déjà. La femme est immobile.

Ce qu’elle défend instinctivement en se mêlant de la marche minutieuse ou vaste des mondes, ce sont les images qui ornent sa vie, c’est sa chambre heureuse, la salle nette et riante où jouent ses enfants, le jardin où elle rêve, le salon où elle triomphe, l’église, peut-être, où elle se rassure et s’enorgueillit. Les femmes sont, en général, attachées aux usages, satisfaites du présent étroit et confortable, dédaigneuses de l’avenir. On peut affirmer qu’un esprit féminin ardemment intéressé par le futur et qui donne son assentiment à l’inévitable modification des mœurs possède une part de l’élan créateur et de la sagesse des hommes.

Savoir constater le nécessaire, y être lié par l’instinct autant que par la raison, témoigne de ce don rapide, voyageur, courageux, naturel à l’homme plus qu’à la femme, déesse épanouie, à qui l’effort et la course ne sont point commandés pour conquérir, mais qui séduit par la seule promenade nonchalante de son regard et par ses mouvements aussi variés que le balancement des palmes.

L’extrême rareté de la femme qui réfléchit et dont les conclusions restent saines, harmonieuses, adaptées à la vie, nous mettent en défiance aussi contre ce féminisme emporté, optimiste, enthousiaste et comme joyeux, auquel on voudrait nous convertir. Et d’abord, la femme ne veut pas être triste, elle n’admet guère dans ses projets, dans ses perspectives de réussite, les déceptions, les résignations qui sont en conformité avec la nature humaine et le destin. Quand nous la voyons attachée à la tradition, elle nous veut convaincre que les sachets où dorment, d’un sommeil poétique, les roses fanées, sont un jardin tout neuf où se compose un miel toujours nourrissant. Mais on ne peut nous tromper sur la cendre des fleurs, elle est poussière romanesque, et ne prête son parfum suranné qu’aux poètes du crépuscule.

Si, au contraire, nous assistons aux déclarations des femmes qui n’ont foi qu’en elles-mêmes, qui ne parlent de l’homme que malicieusement, qui, intrépides amazones, s’offrent pour tous les combats de la pensée, pour tous les travaux, tous les risques, toutes les responsabilités, nous ne pouvons nous empêcher de nous tourner avec gratitude et confiance vers ces hommes dédaignés, qui portent avec aisance et modestie le génie des nombres, l’endurance de l’explorateur, l’imagination du savant, l’habileté du négociateur, — et encore ce bon regard instruit, ces bonnes mains expertes du maçon, de l’électricien, du plombier !

— Ah ! — me dira-t-on, — madame de Noailles, vous n’êtes pas féministe ?

Et je répondrai qu’un poète n’est pas obligé de l’être tout à fait, il sait comment frémit en lui le cœur d’Apollon. Mais je puis rassurer ici les femmes qui me reprocheraient de limiter leur empire, — elles peuvent tout puisque l’homme existe. Par lui, qui prédomine, elles sauront occuper le rang souhaité, si tentant, si difficile, si haut soit-il, car tout homme, et davantage encore tout grand homme, est envahi par une femme…