Patrice Mahon

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PATRICE MAHON [1]

Il est mort en héros. Il avait réclamé comme une faveur d’être envoyé au poste le plus périlleux. Dans les combats autour de Wissembach, il fut chargé d’une mission particulièrement difficile. Il n’est pas revenu. Ainsi est tombé, à la frontière, en défendant le sol de la patrie contre l’envahisseur, le lieutenant-colonel d’artillerie Patrice Mahon qui, sous le pseudonyme d’Art Roë, avait été l’un des plus brillans collaborateurs de cette Revue. Cette mort sur le champ de bataille, il en avait bien des fois évoqué l’idée et pour en admirer l’incomparable beauté. Il l’avait enviée comme la fin la plus digne d’un soldat. Le premier livre qu’il ait publié, jeune officier de vingt-cinq ans, contient à ce sujet des pages qu’il est impossible de relire aujourd’hui sans une profonde émotion et auxquelles l’événement prête un sens tragique. Il était de ceux qui supportaient impatiemment une longue paix dans une France humiliée et meurtrie. Quand il ramenait ses hommes au quartier, après quelque manœuvre, il s’irritait qu’on en fût toujours à ces simulacres de guerre, sans en venir jamais à la guerre véritable. « Cela n’arrivera donc jamais que ce portail nous vomisse, armés en guerre, et nous projette sur la route, en marche définitive, vers les combats, vers les hasards, vers les ennoblissantes douleurs ! » Elle devait arriver, l’heure si ardemment souhaitée ; elle ne pouvait manquer de sonner ; tout ce qu’il demandait alors, c’est que lui fût épargnée la lente agonie sur un lit d’hôpital : « Mieux vaut la fin inattendue qu’on rencontre sur un champ de bataille ; mieux vaut la balle aiguë, mieux le coup de sabre hasardé dans la galopade et le ventre à terre ; mieux l’obus qui nous enlève dans une gloire de poussière. Il y a dans la mort de guerre une violence et une soudaineté qui s’accordent bien à l’absurdité du phénomène. Et puisqu’il est entendu qu’elle ne choisit pas, cette mort, n’y a-t-il pas de la convenance à marcher de front au-devant d’elle ? Puis, comme c’est à ce moment-là notre devoir de nous laisser faucher de la sorte, le deuil est moins lourd à ceux qui nous aimaient. » Puisse ce souhait être exaucé, lui aussi, et l’éclat de cette mort rendre moins lourde à porter une douleur devant laquelle nous nous inclinons tous avec une tristesse respectueuse !... Avant toute chose, j’ai voulu saluer le soldat mort au champ d’honneur et rendre hommage à l’une des plus nobles parmi les victimes dont le sang vient d’être versé pour la France.

Je m’honore d’avoir été l’ami de Patrice Mahon. Nos relations dataient de son premier livre. J’avais désiré connaître celui dont ces pages ingénues peignaient au vif l’âme forte et tendre. Mes yeux le revoient tel qu’il était alors, grand, mince, élégant, avec un visage qui frappait d’abord par l’énergie, qui charmait ensuite par l’extrême douceur du regard. De toute sa personne se dégageait une impression de gravité et de noblesse. On se sentait en présence d’un de ces êtres d’élite qui ont un idéal et qui vont tout droit, guidés par lui. Il aimait passionnément son métier. Il l’aimait pour cette certitude d’avoir trouvé grâce à lui le chemin du devoir, de ce devoir simple et clair qui remplit tous les instans, donne une discipline à toute la vie, supprime les tâtonnemens, les hésitations, le doute, met la conscience en repos. Il aimait le métier militaire parce que c’est l’école du désintéressement et du dévouement, et parce que, dans notre époque de lucre, il a échappé presque seul aux influences mauvaises qui ont corrompu et faussé tant d’autres professions. Il l’aimait parce qu’entre tous ceux qui s’y consacrent il existe un même lien, une même foi, qui est la religion de l’honneur. Peut-être l’aimait-il surtout pour cette menace de danger qui plane toujours sur l’armée et pour cette perspective du sacrifice qui en est la fin dernière. Soldat dans l’âme, il l’était par instinct, par goût, par vocation ; il l’était aussi par choix réfléchi, sa nature méditative ne pouvant se passer de rechercher la raison des choses, et le travail de sa pensée lui ayant démontré qu’aucune carrière ne dépasse pour l’élévation et l’utilité du but, celle des armes. Il n’avait d’ailleurs ni la rudesse affectée de l’homme des camps, ni la morgue du spécialiste dédaignant quiconque ne porte pas l’uniforme. Très instruit, très lettré, il avait une curiosité largement ouverte au mouvement intellectuel. Il était persuadé que la culture est pour l’esprit non pas un ornement, mais une force. Il lisait beaucoup de livres et de ceux qui exigent le plus d’effort : en campagne, on avait beaucoup de chances de trouver dans son paquetage un Pascal ou un Spinoza. Il recherchait la conversation des hommes éminens : le vicomte Eugène-Melchior de Vogüé, Ferdinand Brunetière faisaient grand cas de cet interlocuteur si intelligent, si sérieux et si modeste. Nullement officier de salon, il fuyait les papotages mondains. Au contraire, dans un cercle intime, en confiance avec des esprits qu’il sentait frères du sien, il aimait à agiter les problèmes dont sa pensée, naturellement tournée vers la philosophie, était sans cesse préoccupée. Alors une flamme s’allumait dans ses yeux, et sa voix, légèrement voilée, avait des intonations si pénétrantes ! Une teinte de mélancolie nuançait ses propos, comme on voyait à sa lèvre, sous la longue moustache, un pli d’amertume. Lui-même en a indiqué la cause : « Malgré nous, nous tombons dans la mélancolie propre à ceux de notre génération : nous sommes nés avant 1870 ; les lendemains de la guerre nous ont fait une sombre enfance. » Cette mélancolie est bien celle de l’officier sans cesse ramené, par le souci même de sa profession, au souvenir de nos désastres. L’âme française ne pourra être libérée que lorsque se sera dissipé le cauchemar de l’hégémonie allemande. C’est cet espoir d’une délivrance qui poussait à la frontière le colonel Mahon et qui a entretenu en lui jusqu’au bout la sainte exaltation...

Cette volonté de l’action et ce goût de la pensée, ce complet dévouement à sa tâche et ce désir de se mêler à la vie commune, cette noblesse d’âme, cette finesse de nature, cette dignité de vie, cette simplicité de manières, cette bonne grâce, ce mélange enfin des meilleures qualités de notre race évoquera, pour les amis de Patrice Mahon, le souvenir de celui qu’ils ont aimé. Mais ceux même qui ne l’ont pas connu devineront que le portrait est ressemblant. Car je ne m’étais proposé que de tracer une image individuelle ; mais il se trouve qu’elle personnifie toute une catégorie. Les yeux fixés sur celui qui vient d’offrir sa poitrine aux balles allemandes, j’ai dessiné sans y tâcher le type accompli de l’officier français d’aujourd’hui.

Or ce soldat était né écrivain. Il avait reçu en naissant ce don, qui est en même temps un besoin, d’analyser ses impressions, de traduire sa pensée en images pour se la mettre à soi-même sous les yeux et la communiquer aux autres. Cela aussi était chez lui une vocation. Il ne crut pas qu’elle fût incompatible avec la vocation militaire. Il ne lui sembla pas nécessaire de transposer le vers célèbre et de dire, en simple prose : j’aurais été littérateur, si je n’étais soldat. Le souvenir lui revint d’officiers qui s’étaient fait, dans le monde des lettres, une assez jolie place, Stendhal, surtout Alfred de Vigny, qui fut son maître à penser comme Mérimée fut son maître à écrire, qu’il prit pour modèle, et avec qui il avait plus d’une analogie : même conception de la grandeur et de la servitude militaire, même élévation de sentimens, même stoïcisme un peu triste. Il est vrai que Vigny comme Stendhal n’avait fait que passer par l’armée ; Patrice Mahon entendait bien y rester. Mais dans la vie de l’officier, même le plus laborieux, il y a des instans de loisir. Ce furent ces « loisirs, » — Vauban disait : oisivetés, — que Patrice Mahon consacra à cet autre métier, celui d’écrire, qui semble, aux tâcherons de lettres que nous sommes, si absorbant et qui fut pour lui un repos, une distraction, un affranchissement de la pensée. La littérature fut pour lui la fleur qu’on respire et dont le parfum vous rafraîchit dans une randonnée fatigante, La comparaison est de lui : volontiers il donnait à ses idées un tour poétique. En manœuvres, il fit la rencontre d’une jeune femme qui, s’étant postée sur son passage, lui tendit son enfant et lui offrit une rose. Il vit dans cette offrande parfumée le symbole même de sa vie « orientée vers la guerre, et pourtant vouée au beau. » Heureuse trouvaille d’expression, formule concise et brillante qui résume la double inspiration de cette carrière et qu’on pourrait mettre en épigraphe à l’œuvre tout entière de l’officier écrivain. La littérature, c’était encore pour lui la fenêtre ouverte sur les libres espaces. Certain jour, occupé à la solution d’un problème de balistique, il s’était isolé au bord de la mer. « Je me suis installé, pour dessiner mon appareil, dans une casemate, et, par l’embrasure qui est ma fenêtre, j’ai vue sur la berge, les navires, les barques^ les mouettes, le rire innombrable des flots. Voilà ma vie : être attaché de tout cœur aux besognes du métier et garder pourtant une petite lucarne ouverte sur le beau et sur l’éternel. » Aussi bien, la littérature, à la façon dont il la comprenait, ne le détournait pas de son métier d’officier ; elle lui était un moyen d’en rechercher le sens pour lui-même, et de l’expliquer aux profanes. Cette préoccupation est celle à laquelle il revient sans cesse. Même dans la partie imaginative de ses livres, je ne crois pas qu’il ait écrit une ligne qui ne s’y rapporte. L’armée, celle d’aujourd’hui, celle d’hier, l’armée dans sa continuité vivante, est le personnage collectif, la grande figure centrale à laquelle aboutissent toutes les avenues dans cette œuvre d’enthousiasme et de réflexion, œuvre de bonne foi et œuvre de foi.

Le premier livre d’Art Roë, Pingot et moi, est fait avec la matière même de ces fonctions, nouvelles pour lui, auxquelles s’initie allègrement le lieutenant d’artillerie frais émoulu de l’École, et que réjouit son premier contact avec la réalité. « Analyser les impressions qu’un jeune officier éprouve en entrant au service, dire sa surprise de découvrir, jour par jour, cette vie belle entre toutes, son bonheur d’agir, sa fierté de vouloir, sa jouissance de posséder des hommes et de leur appartenir, » tel est le sujet. Pour épisodes, les incidens que chaque année ramène dans la vie d’un régiment. Pour décor, la caserne, le camp, le terrain de manœuvres, un village pavoisé en l’honneur de nos troupes, une ferme hospitalière, etc. Un trait qu’on remarque tout de suite chez l’écrivain débutant, c’est le talent qu’il a de voir et de peindre en quelques touches nettes et saisissantes. Il a un sentiment très vif de la nature. Il peut dire, sans crainte d’être démenti : « La nature m’a toujours parlé. » Çà et là des tableaux rapidement enlevés, de brèves visions de plaines, de bois, de coteaux, indispensables à la peinture de cette vie militaire qui est une vie de plein air. Voici un coin de paysage, tout imprégné de fraîcheur matinale et printanière. « La manœuvre au matin, en mai, c’est vraiment ravissant. Le ciel est plein d’une lumière fraîche, les arbres allongent parmi le gazon leurs ombres changeantes, vite diminuées ; et tout autour du polygone, des frondaisons encadrent l’aire nue, la forêt développe sa robe de tous les verts. Alors il fait bon vivre ! Pour peu que l’allure soit vive, on se sent des ailes. Ai-je encore une âme ? Non, elle s’est envolée. Voyez les hirondelles qui font des circuits au ras du sol, poussent des cris d’amour, et, par momens, culbutent, montrent leurs ventres blancs... Mon âme est une de ces hirondelles. » Jamais d’ailleurs Art Roë ne décrit pour décrire. Mais il sait comme le milieu extérieur influe sur les sentimens. Et il sait aussi que les choses ont une physionomie, une signification morale : « On a vu les états-majors se promener le long des crêtes, silhouettes noires sur le ciel bleu : les fanions des généraux ondulaient sous le vent, légers comme des espérances. » On citerait, dans Pingot et moi, vingt autres de ces passages dont un connaisseur dirait : cela est peint. De même en sera-t-il dans les livres qui suivront. Dès la première rencontre et une fois pour toutes, je signale cette manière pittoresque d’une si vigoureuse sobriété.

Mais j’ai hâte d’arriver à l’essentiel : l’esprit du livre. L’auteur a eu soin de nous avertir qu’il faut chercher ici non pas un livre, au sens ordinaire du mot, mais quelque chose de mieux : l’âme d’un homme. C’est la confession d’un officier français. Pour nous en faire comprendre tout le sens et mesurer toute la portée, les circonstances viennent à notre aide : il n’est que de la mettre en regard de cette « Confession d’un officier prussien » que M. T. de Wyzewa analysait ici même, il y a un mois, dans un article si saisissant. On se rappelle en quels termes il décrivait, d’après l’auteur allemand, ce pesant esclavage matériel et moral qu’est la vie militaire chez nos ennemis, cet étouffement de l’individualité personnelle chez l’officier, cette déformation de l’idée de l’honneur, ce splendide isolement où se tient l’armée en dehors de la nation, cette haine de la caserne qui vient au soldat de l’horreur qu’il ressent pour le traitement infligé par ses chefs. Prenez exactement le contre-pied, vous aurez Pingot et son lieutenant. Le trait caractéristique est ici le parti pris chez l’officier de jeter par-dessus bord la formule de l’obéissance passive, aujourd’hui vieillie et mal en accord avec les mœurs modernes, et de la remplacer par celle de l’obéissance volontaire. Plus l’officier excellera à ce rôle pour ainsi dire persuasif, et plus grand sera l’effort que, dans un moment critique, il pourra demander à ses hommes. Cette confiance, comment l’inspirer, sinon par l’exemple ? De là vient que l’officier soit tenu plus qu’un autre à une conduite irréprochable : il vit en quelque sorte sous l’œil de tous ceux qui dépendent de lui et qui ont besoin d’estimer celui qui les commande. Ce qu’il faut ensuite, c’est qu’il pénètre dans l’âme de ces simples, qu’il étudie les mobiles qui les font agir, les ressorts qu’on peut faire mouvoir chez eux, qu’il les traite non pas comme des machines à obéir, mais comme des êtres humains, qu’il se considère comme leur frère aîné, qu’il remplisse vis-à-vis d’eux son devoir d’aînesse. Art Roë n’hésite pas à dire que l’officier a charge d’âmes. Dans une vision humoristique, il imagine qu’au jour du jugement dernier il aura à répondre pour tous ceux dont il aura peu ou prou été le lieutenant. Ils seront là quinze cents dans la vallée de Josaphat qui diront : « C’est la faute du lieutenant. Il ne nous a pas punis au bon moment ; il a été trop sévère, il a été trop bon ; il ne nous a pas donné de conseils, il nous a donné de mauvais exemples. » Donc il se penche sur la psychologie de ces humbles ; il pratique à leur égard la véritable sympathie, non celle qui est un vain apitoiement de littérateurs, mais celle qui est une vertu efficace et agissante. Il en est tout de suite récompensé. Ce sont de si braves gens ! « Combien je préfère nos pauvre ? troupiers à ces poussahs dont la société est pleine, et comme leur contact est plus sain ! » Il en est récompensé par ce désir de le satisfaire qu’il constate chez tous ses hommes : s’il tombe sur Pingot quelque punition, ce n’est pas d’être puni qui le chagrine, c’est d’avoir mécontenté son lieutenant. Ainsi s’établit du haut en bas de la hiérarchie ce lien créé par l’affection réciproque, cette communion qui fait vraiment de l’armée, — suivant un mot dont la signification ne se révèle tout entière qu’aux heures décisives, — une grande famille, et de tous ceux qui, chacun à sa place, y occupent leur poste, des frères d’armes.

Ce livre a aujourd’hui vingt et un ans de date. Il plut, dans sa nouveauté, par sa saveur originale et par son entrain juvénile. Je viens de le relire. Il a gardé tout son charme ; il a pris une valeur que lui ont ajoutée les événemens. Il restera comme un témoignage à l’honneur de cette armée dont il reflète si fidèlement l’âme généreuse.

Sous l’étendard appartient à la même veine. C’est encore un « journal. » La suscription qui le situe au « camp de Cercottes » indique bien l’intention de l’auteur. Il a voulu étudier ce phénomène, atavique et moderne, qui fait que chaque année, à une époque fixée par les règlemens, des hommes cultivés sortent de la ville pour s’en aller camper dans les champs et vivre là d’une manière demi-sauvage, qu’ils y emportent avec eux leur devoir, qu’ils s’y exercent ensemble et s’y trouvent heureux. Mais ici, plus que dans Pingot et moi, l’idée de l’objet vers lequel tend toute l’organisation de l’armée, — la guerre, — est plus intimement mêlée au récit. On y entend, en maints endroits, gronder le canon. Aussi l’enchaînement est-il tout naturel qui amène l’auteur à méditer sur certains épisodes de notre histoire militaire. Si près des champs qu’a illustrés l’héroïsme de Sonis, comment résisterait-il à la tentation d’y faire un pieux et douloureux pèlerinage ? Il y a dans l’aspect des lieux, dans les souvenirs des survivans, une vertu évocatrice d’une rare puissance. On lit, le cœur étreint par l’angoisse, ces pages, si simples, si dénuées de tout ce qui vise à l’effet et pourtant d’un effet si intense, où l’officier qui parcourt le terrain même où se livra la bataille de Loigny et en interroge chaque repli, fait revivre à mesure tout l’effort, tout l’héroïsme déployés par les nôtres devant ce village perdu pour cette entreprise désespérée... Mais déjà cette manière anecdotique et personnelle de traiter un sujet d’histoire ne suffisait plus à Art Roë. L’ambition lui venait d’être l’historien qui ne hasarde pas une ligne dont la vérité ne lui soit garantie par un document. Il a fait de L’Assaut de Loigny, qui termine le volume, un modèle de récit d’histoire militaire. Il y a mis tout à la fois l’érudition du chercheur, la science du technicien, le talent de l’artiste et cette flamme intérieure que rien ne remplace et dont rien ne rend compte.

Ces recherches d’histoire contemporaine n’étaient pour Art Roë qu’une première étape. Il devait être conduit logiquement à faire porter son enquête sur un passé plus éloigné. L’histoire est une des études qui s’imposent à l’officier, parce que la guerre est de tous les temps et parce que nulle part la tradition n’a sa place mieux que dans l’armée. Les engins dont on se sert se sont terriblement perfectionnés, mais on campe, on marche, on se bat aujourd’hui comme au temps de Napoléon, si ce n’est même de Xénophon. Ce sont les mêmes dispositions et ce sont les mêmes organes, parce que c’est la même nature humaine. Ce goût de l’histoire, qui est chez Art Roë un des traits dominans, se traduit dans Racheté, roman historique, plus historique que romanesque. L’officier d’aujourd’hui a voulu se représenter ce qu’étaient les officiers d’autrefois, et quels officiers ! ceux de la Grande Armée. Donc, il a mis l’un d’eux aux prises avec le plus formidable ennemi qu’ils aient eu à combattre : les neiges de la Russie, les glaces de la Bérésina. Jacques Vergy est chargé de porter un ordre du maréchal Ney au général d’Hénin : il s’égare dans la morne immensité ; il continue sa marche errante jusqu’au jour où il est blessé par un cosaque et recueilli dans une maison où on le soigne. Il n’y a pas d’autres événemens, et c’est merveille qu’on ait pu écrire trois cents pages avec ces seuls élémens, solitude, torpeur, froid, silence :


Après la plaine blanche, une autre plaine blanche.


Mais on devine sans peine qu’Art Roë ne s’est pas proposé pour but unique de tenir une gageure et de réaliser un effet de peintre : blanc sur blanc. Ce livre est fait pour une idée, celle qu’exprime à Jacques Vergy le compagnon de sa tragique retraite : « L’important, c’est de vouloir vivre, et le dangereux, c’est de laisser la mélancolie l’emporter sur la volonté. » Quiconque s’abandonnait, dans ces plaines glacées, était perdu : ceux qui ont survécu, c’est par un miracle de leur volonté. N’est-ce pas le symbole même de la loi qui régit l’existence des peuples ? Dans ce steppe immense qu’est l’histoire, — et qu’on a comparé à un cimetière, — combien de nations dorment ensevelies ! Celles-là seules ont survécu qui ont eu l’énergique volonté de vivre, qui se sont raidies contre le froid près de les gagner, qu’aucune souffrance n’a abattues et qui ont juré de durer quand même.

Est-ce la Russie d’autrefois qui mit l’auteur de Racheté sur le chemin de la Russie moderne ? N’est-ce pas plutôt le courant de nos alliances qui l’entraîna, éveillant son attention sur cette armée russe appelée à combattre avec la nôtre dans la guerre future ? Ce qui est certain, c’est que, dès l’année 1897, et quoiqu’il s’en défende, il eut le pressentiment de l’avenir et fut à son heure un précurseur. Il eut la curiosité de connaître le régiment qui, en Russie, correspondait au sien. Il alla le chercher dans sa garnison de Rovno, parmi les boues de Volhynie. Il y vécut, cœur à cœur, avec les camarades de là-bas : Patrice Mahon était devenu Patriki Veniaminovitch. Il a retracé dans Mon Régiment russe ce séjour au milieu d’une armée alliée et amie. C’est là éminemment un livre d’avant-garde : « Détaché du rang, je deviens soldat d’avant-postes : grâce au mot d’ordre européen, je franchis les lignes allemandes, je parais dans le camp russe en hôte et en ami. Ainsi ma présence ici tient à de bien plus grandes choses, et je pourrais me flatter de porter sur moi un signe des temps... Remplir de mon mieux un rôle d’éclaireur, regarder, interroger, lire, étudier, observer, comparer, puis écrire dans ma langue ce que j’aurai écouté dans celle-ci, révéler à l’armée dont je suis quelque chose de l’armée d’ici, c’est l’œuvre nouvelle à laquelle je me réjouis d’être appelé. » Une amitié précieuse devait l’aider puissamment dans cette tâche, celle du général Dragomirov qui, séduit par cette nature d’élite, l’avait pris en sympathie et avait fait de lui quelque chose comme son aide de camp français. Patrice Mahon ne devait-il pas, quelque temps plus tard, se retrouver aux côtés de Dragomirov, lorsque celui-ci vint rendre visite à notre état-major ? La personnalité si originale de celui qui a été le réformateur de l’armée russe, et qui en a créé en partie l’organisation actuelle, domine tout le livre. Le général révèle à son interlocuteur français sa méthode, les principes dont il s’est inspiré dans son œuvre. Ces dialogues militaires sont d’un intérêt passionnant. Si je les ai mal compris, on pardonnera à un profane ; mais, à ce qu’il me semble, l’idée qui s’en dégage est toujours celle sur laquelle Napoléon ne se lassait pas de revenir : que la plus grande qualité pour un chef d’armée, c’est le bon sens.

On m’excusera pareillement de passer sur les détails techniques, dispositions, formations, et le reste, et d’aller de préférence aux parties descriptives. Nous tous qui, à l’heure où j’écris, consultons anxieusement l’horizon pour y apercevoir l’avance des troupes russes, regardons-les manœuvrer dans le livre d’Art Roë. Demandons à un témoin le secret de l’aide puissante qu’elles nous apportent. « Rien n’est fatal, rien n’est religieux comme la marche d’un régiment russe : un magnétisme étrange mène cette masse ferrée. » Plus loin, voyons rouler ce torrent, se ruer cette force qui va : une charge de Cosaques : « Leurs petits chevaux, braqués sur le mors, courent d’une allure égale et battent le sol meuble avec leurs sabots non ferrés ; passent les cavaliers sombres, sans bruit, car l’équipement du cosaque est fait de choses molles et qui ne cliquettent pas ; puis les longues queues poudreuses pendent parallèlement, les croupes baies s’éloignent, mur vivant où chatoient des reflets mordorés. Les six sotnias ont ainsi défilé successivement ; elles vont plus loin converser, se ployer, et traverser avec cette élégante instabilité qui est le propre de la cavalerie. Revenues à la fin en colonne serrée, leur masse frémit et bout comme dans un vase trop étroit ; elle voudrait s’étendre et se répandre, et tout d’un coup, — des voix qui commandent, des bras qui se lèvent — elle déborde en effet de droite et de gauche avec un bruit de houle elle se déverse avec cette extrême vitesse, normale pour le cosaque ; c’est maintenant une charge puissante qui roule et qui gronde vers nous... Grand tableau, que jamais escadrons français ne verront plus, j’espère. » Tableau de violence irrésistible, mais aussi de salut, que nos vœux appellent, au contraire, dans l’espoir que l’envahisseur succombera entre la double poussée des masses russes et des escadrons français.

De cet ensemble d’écrits il serait facile de dégager des idées générales sur l’armée, sur le rôle de l’officier, une philosophie de la guerre. Art Roë a écrit quelque part cette phrase si juste : « Un peu de philosophie éloigne peut-être de l’armée, mais il est bien certain que beaucoup de philosophie y ramène. » Il voyait dans l’armée l’image d’une société complète, sinon de la société idéale. Il y trouvait l’école des meilleures vertus. C’est pourquoi il se réjouissait que la nation tout entière passât par ses rangs : à ses yeux, c’était elle l’éducatrice, à qui nous envoyons nos enfans, et qui nous rend des hommes. Non du tout qu’il partageât la chimère des dangereux utopistes qui, persuadés que l’ère des batailles était à jamais fermée, rêvaient d’une sorte d’armée civile où l’officier enseignerait au soldat toutes les sciences, hors celle de se battre. Lui, au contraire, n’envisageait l’armée qu’en fonction des combats futurs. C’était le thème de ses entretiens avec Dragomirov. L’association militaire, disaient-ils, n’est qu’une assurance mutuelle contre le danger extérieur ; en échange d’une part de la sécurité commune, chacun des contractans engage une part de sa liberté : la discipline, l’uniforme, les fatigues, les châtimens, voilà les concessions demandées à l’individu pour réaliser le commun salut. Dans ses rapports avec les soldats, une pensée, toujours la même, dirigera l’officier ; il se dira : « Voici la poignée d’hommes que demain peut-être je mènerai à la bataille. Et alors, ils feront leur devoir parce que je serai là... » Qui ne voit maintenant ce qui donne à l’œuvre de Patrice Mahon, en dehors même de la valeur d’art, son importance et son intérêt durable ? C’est un document de premier ordre sur l’esprit qui régnait depuis vingt ans dans cette armée française, destinée à affronter l’ennemi sur les champs de bataille de 1914.

A cette étude si incomplète, il y aurait tout au moins un chapitre à ajouter : il serait consacré aux Nouvelles, peu nombreuses, mais si achevées, qu’a publiées Art Roë. Si je me borne à les citer, c’est qu’elles ont paru ici même et que nos lecteurs ne les ont pas oubliées. Ils n’ont pas oublié Papa Félix, cette touchante histoire d’un grenadier de l’Empire qui, dans la campagne d’Egypte, ayant eu le malheur de tuer une femme qui allaitait un enfant, adopte le pauvre petit et l’élève par un miracle de bonté rude et ingénieuse. Ils n’ont pas oublié Le Coup de Canon, cet épisode du siège de Strasbourg : un officier servant lui-même la pièce qu’ont abandonnée ses canonniers fourbus. Ces nouvelles et d’autres, pour le relief et l’expressive concision, soutiennent la comparaison avec les chefs-d’œuvre du genre. Elles auront leur place dans les anthologies. Nous les relirons ; nous les ferons lire aux jeunes gens pour les entretenir dans le double culte de l’art et de la bravoure. Nous leur parlerons de celui qui les écrivit » afin qu’ils lui ressemblent. Nous leur montrerons dans l’écrivain l’officier. Nous dirons comment il a lutté sur la frontière française, pour donner le temps d’arriver à son régiment russe. Et fiers d’avoir compté parmi les familiers de cette maison un si noble représentant de notre race, chaque fois que nous voudrons hausser nos cœurs et purifier nos âmes, nous évoquerons pieusement sa figure pensive auréolée de gloire.


RENE DOUMIC.

  1. Art Roë : Pingot et moi ; Sous l’Étendard ; Racheté ; Mon Régiment Russe (Calmann-Lévy). Articles dans la Revue des Deux Mondes depuis le 15 juin 1893.