Patriotisme et Humanitarisme - Essai d’Histoire contemporaine/02

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PATRIOTISME ET HUMANITARISME
ESSAI D'HISTOIRE CONTEMPORAINE

II[1]
1870-1871

Au début de 1870, l’opposition républicaine était inquiète : elle tremblait que l’Empire, fortement appuyé sur une armée reconstituée, n’engageât brusquement une guerre offensive. Les Césars aiment les lauriers et les prétoriens aiment le sang : l’opposition avait le culte de l’humanité et la haine des pouvoirs forts. Le péril, à ses yeux, n’était point au-delà du Rhin ; il était aux Tuileries. Patriote, elle désirait l’être ; mais la vie d’une nation, pour elle, ne comportait, si l’on peut ainsi dire, que deux mouvemens : le mouvement du peuple « libre, » votant en masse, d’une façon périodique ; et le mouvement de la milice, qui n’est autre que ce peuple lui-même, milice « libre, » elle aussi, et se levant en masse, d’une façon spontanée ; et les urnes étaient faites pour garantir la liberté contre les ennemis intérieurs, et les armes étaient faites pour garantir la liberté contre les ennemis extérieurs. Or, ces deux mouvemens, celui du peuple votant et celui du peuple armé, étaient maîtrisés ; l’Empereur possédait les urnes et les armes ; l’opposition républicaine, qui, après le second plébiscite comme après le premier, traitait en ennemi intérieur le chef de la nation, redoutait que la patrie, ainsi confisquée, ne devînt un danger pour le reste de l’humanité ; elle en était inconsolable.

Derrière toutes les manifestations du parti républicain, au fond de toutes ses polémiques, à l’origine de toutes ses illusions, trois erreurs subsistaient, tenaces, et c’étaient des erreurs de fait. De l’histoire de 1792 et de 1793, il induisait qu’une armée n’a pas besoin d’être longuement exercée ; de l’exemple de la Prusse, il concluait que le militarisme était suranné ; de l’intimité que lui avaient témoignée, en territoire suisse, quelques démocrates allemands, il augurait que l’Allemagne ne menaçait point la France. Une année devait suffire pour amener beaucoup d’hommes du parti républicain à une triple résipiscence ; année si soudainement instructive, qu’Hugo la qualifia de terrible. Et les autres, les impénitens, saisissant violemment l’héritage des erreurs désertées par l’ensemble du parti, se donnèrent comme les seuls défenseurs de la République et provoquèrent la Commune.

Voir évoluer, entre ces deux points extrêmes de l’horizon des idées, dont l’un s’appelle patriotisme et l’autre humanitarisme, la génération qui commençait de régir la France ; saisir les alternatives de conduite qui la ballottaient entre l’un et l’autre de ces pôles ; débrouiller le chaos d’idées contradictoires, — aspirations patriotiques, doctrines anti militaristes, — où se débattirent les protagonistes de la Défense nationale et de la Commune ; épier les survivances des thèses humanitaires dans le cerveau de ces hommes nouveaux, et parfois en constater l’évanouissement ; ressaisir en revanche, parmi les fidèles de la maçonnerie, l’ambitieux appareil de ces doctrines, et les retrouver en 1871 non moins solennelles, non moins inaccessibles aux leçons des événemens, non moins périlleuses pour l’intégrité de l’idée de patrie, qu’elles ne l’étaient en 1869 : tel est l’objet de cette étude.


I

En mars 1870, Camille Rousset, avec l’autorité qu’assurait à son nom la récente Histoire de Louvois, publiait un livre intitulé : Les Volontaires, 1791-1794. Ce livre prétendait marquer la déchéance d’une légende. « Il y a, depuis tantôt quatre-vingts ans, disait-il en sa préface, une légende des volontaires. Non seulement elle a faussé l’histoire, mais elle trouble encore aujourd’hui la question si importante et si débattue du système d’organisation militaire qui convient le mieux à la France. Rien ne vaut, rien ne supplée, même pour la guerre défensive, une armée permanente et régulière. » Les archives du ministère de la Guerre, savamment frustrées de leurs secrets, les livraient comme témoignages à l’appui de la thèse historique de Camille Rousset. Mais il était stérile d’espérer que des dépositions d’archives pussent prévaloir contre l’imagination dominatrice de Michelet, qui, dans son livre sur les Soldats de la Révolution, ressuscitait les armées de Sambre-et-Mouse et du Rhin, sinon telles qu’elles avaient été, au moins telles qu’elles auraient dû être d’après la philosophie républicaine. Dans les sphères démocratiques, on considérait cette philosophie comme plus vraie que l’histoire. On avait plaisir à se figurer que ces amans de la victoire avaient moins été des soldats que « des citoyens en armes, qui ne faisaient la guerre que pour fonder la paix, commencer la cité du monde ; » on admirait avec attendrissement ce mot de Hoche : « Si les soldats étaient philosophes, ils ne se battraient pas, » et ce mot de Marceau : « Mes lauriers vous feraient horreur ; ils sont teints de sang humain ; » la « sensiblerie » des deux héros leur faisait pardonner leurs épaulettes. Les antimilitaristes les plus ombrageux invoquaient une autre parole de Hoche, digne d’après Michelet d’être son épitaphe : « Fils aînés de la Révolution, nous abhorrons nous-mêmes le gouvernement militaire ; » et cette génération spontanée de généraux, — formés par leurs soldats, comme le disait Michelet, autant qu’ils les formaient eux-mêmes, — apparaissait comme la forme idéale de la défense nationale.

Après avoir remonté au-delà du premier Empire pour contempler, à travers le prisme aménagé par Michelet, une image conventionnelle des armées révolutionnaires, l’opinion républicaine promenait ses regards au-delà du Rhin, et elle entrevoyait l’armée prussienne sous la forme d’une milice. Elle convoquait, à l’arrière des troupes qu’elle avait vues manœuvrer dans Michelet, les troupes qui avaient vaincu à Sadowa, pour donner assaut, elles aussi, au vieux militarisme. Michelet, plus tard, avouait cette naïveté. « Nous étions charmés, dit-il quelque part, d’opposer à nos vieux traîneurs de sabre, aux militaires de métier, un succès dû en partie à la landwehr citoyenne. Nous ne voulions pas savoir la part très réelle qu’y eurent l’armée permanente de Prusse, une caste vouée à la guerre, les corps des armes spéciales, habilement organisées, enfin la grande machine qui, plus qu’aucune autre, représente le militarisme en Europe. »

Une ignorance incroyable avait même dissimulé aux membres de l’opposition la portée de la loi militaire nouvelle imposée à la Prusse, en dépit de la Chambre prussienne, par le roi Guillaume et son ministre. Cette loi réduisait de quatorze ans à neuf ans le service dans la landwehr, élevait de deux à trois ans le service sous les drapeaux, et permettait, pour une mobilisation ordinaire, de ne faire appel qu’aux soldats et de laisser au fond de leurs villes et de leurs villages les hommes de la landwehr : c’était là, si l’on peut ainsi dire, une innovation militariste par excellence. Les mœurs de la Prusse étaient à l’avenant. « Durera-t-il longtemps encore, ce régime qui livre la vie, la santé, la liberté, l’honneur et la fortune d’une population aux autorités militaires, sans protection légale et sans contrôle juridique ? » Ainsi parlait le jurisconsulte Gneist ; et l’on devine que sous l’hégémonie de Bismarck de telles doléances demeuraient sans effet. Elles n’avaient point d’écho, en tout cas, parmi les antimilitaristes français : ils méconnaissaient, même, le caractère de l’éducation prussienne, et cette perpétuelle leçon d’esprit militaire qu’elle inculquait, et la charpente aristocratique qui maintenait, dans l’armée prussienne, la mâle intégrité des traditions.

Mais c’était l’Allemagne elle-même qu’ils méconnaissaient. Il suffisait à leur optimisme d’écouter les déclarations d’amour que leur adressait Jacoby, l’un des derniers leaders de la démocratie allemande, ou de parcourir tel récit de voyage, publié par la revue les États-Unis d’Europe, et dans lequel Amand Goegg, ancien ministre de la République badoise en 1818, annonçait les progrès de l’opinion républicaine au-delà du Rhin. La Démocratie, journal de M. Chassin, avait des collaborateurs allemands qu’on trouvait rassurans. L’un d’eux, Auguste Ladendorf, confirmait au peuple français que « le peuple allemand tout entier et réuni ne voulait pas avoir de guerre, » mais il ajoutait, par une réserve significative, que jamais la nation allemande ne s’était « montrée aussi irritable, sentie aussi vulnérable, » et que « la brutalité du sentiment allemand s’était trop peu atténuée, » puis il concluait : « À cause du sentiment actuel et des souvenirs du passé, vous Français, vous devez, plus que nous, vous exercer au renoncement ; il vous appartient de faire disparaître les dernières traces de votre politique dynastique et traditionnelle. » M. Chassin, sans prévoir que la France vaincue devrait bientôt s’exercer au « renoncement, » imprimait, en même temps, cet avis d’un autre correspondant d’outre-Rhin, Karl Grün : « Le premier jalon à planter dans le champ du bien-être général sera indubitablement la suppression des armées à cadres permanens et leur remplacement par les milices nationales, possibles seulement à leur tour par une refonte de l’instruction populaire. » C’est ainsi que les bons conseils de la démocratie allemande, pieusement enregistrés par la presse de gauche, pourvoyaient au bien de la France.

Vainement un roman d’Hermann Grimm : Puissances invincibles, révélé ici même par Saint-René Taillandier, laissait-il transparaître les liens qui rattachaient à la Prusse les États de l’Allemagne du Sud. Et vainement Richard Bœckh, le fils du célèbre helléniste, expliquait-il, en un long ouvrage, que « l’esprit allemand ne pourrait, sans avilissement, voir se continuer l’union de l’Alsace-Lorraine, partie importante de la nation allemande, avec un État étranger, si la France ne rendait à la langue allemande en Alsace ses anciens privilèges de langue nationale. » Vainement aussi Santallier, le fondateur de l’Union havraise de la paix, racontait-il les méfiances à demi invincibles qu’il avait rencontrées en Allemagne : « C’est là, écrivait-il, que nous avons de la peine à prendre pied : on craint en Allemagne que notre Union ne soit une œuvre dans l’intérêt de la France ; » et vainement laissait-il entendre que les rares adhésions qu’il avait recueillies dans la presse badoise avaient peut-être récompensé ses efforts, mais non point dissipé sa tristesse.

Lors même que M. Stoffel et lors même que M. Lefebvre de Béhaine eussent mis l’opposition en tiers dans les anxieux propos qu’ils tenaient au gouvernement impérial, l’opposition qui, dans la suite, accusa le second Empire de ne les avoir pas entendus, eût été la première à refuser de les écouter. Il semblait que certaines oreilles demeurassent volontairement rétives.

Michelet, par exemple, se trouvant en Suisse en 1867, assistait au gonflement d’orgueil des Prussiens ; il les entendait dire et redire : « De Sadowa nous devions aller à Paris ; nous le prendrons l’année prochaine… » Il coudoyait, en France, à de nombreux foyers, ces immigrés d’outre-Rhin dont il devait, peu de temps après, faire un sanglant portrait et que toujours il avait soupçonnés de n’être que des espions. « Les Prussiens ivres, racontait-il plus tard, venaient nous défier dans Strasbourg. Comme dans les poèmes de Renaud, on voyait un Charlemagne dormir profondément en France sur un trône où l’étranger lui faisait impunément la barbe avec un tison. » Mais, si Michelet, avant le brusque réveil de la France attaquée, avait acquis une assez exacte connaissance des choses d’outre-Rhin pour y trouver de nouveaux argumens contre la politique de l’Empire et contre la personne de l’Empereur, il avoua lui-même, à la fin de 1870, la robuste impénitence de son optimisme à l’endroit de l’Allemagne, et comment l’assaut des canonnades allemandes, dévastant Strasbourg et Paris, ébranla du même coup cette longue et tenace confiance. Sa brochure : la France devant l’Europe, publiée à Florence, fut l’aveu d’une erreur et d’une révélation. Il s’y confesse de « ses sympathies aveugles pour l’Allemagne, » de sa tendresse pour ce pays de Bade où l’on voyait « le jardin commun de l’Europe ; » il y raconte, non sans quelque dépit, cette sorte de captivité où il s’était laissé enclore par les souvenirs de la fête du 4 mars 1848, où il salua, devant la Madeleine, parmi les drapeaux des nations, portés par des députations d’exilés, le grand drapeau de l’Allemagne ; il y dénonce, avec un mélange de reconnaissance et de regrets, le joug des « passions littéraires, vraiment fortes, que lui avait inspirées cette grande sœur de la France, » et l’aveugle hospitalité qu’avait donnée la France, en 1867, aux nations dont la convoitise la guettait. Soudainement la révélation avait surgi, balayant l’erreur ; et cette révélation avait souffleté les humanitaires, « fous de croire que les murs, les haies, les barrières qui étaient entre les nations, se sont abaissés ; » et elle avait prouvé, sans appel, que « la personnalité croissante sépare au contraire de plus en plus, sous certains rapports, et les nations et les individus. » Il y avait, en effet, une personnalité française qui, sous la pression d’un certain humanitarisme et sous l’égide des partis antibonapartistes, s’était volontairement laissé diminuer ; et il y avait une personnalité allemande qu’on avait laissée grandir et s’exalter. Michelet saisissait, en décembre 1870, six mois trop tard, le phénomène dont l’opposition, jusqu’en juillet 1870, avait été, tout ensemble, parfaitement ignorante et inconsciemment complice.


II

La maçonnerie, jusqu’aux dernières heures de l’Empire, entretint les illusions de l’opposition : prévoir une guerre ou la préparer, c’était infliger un affront aux rêves d’internationalisme maçonnique. Or le Vatican, sans le vouloir, excitait les imaginations des « frères ; » ils le voyaient faire un concile ; pourquoi n’auraient-ils pas le leur ? Ricciardi à Naples, Massol, Colfavru, Caubet, en France, se sentirent, tout d’un coup, des tempéramens d’hommes d’Eglise : ils voulurent opposer à la manifestation du catholicisme universel et de la « vieille barbarie » celle de l’esprit moderne et de la libre pensée internationale ; et, lorsque ces somptueuses ambitions furent éconduites par le grand convent à l’instigation du général Mellinet, Caubet fit entendre que Mellinet avait fraudé les votes, et il fut inconsolable.

La maçonnerie du XIXe siècle, comme la chrétienté du moyen âge, rêvait la conquête de l’humanité tout entière et une sorte d’identification entre la famille maçonnique et la famille humaine : c’est ainsi qu’en mars 1870, à l’inauguration de la loge de Sainte-Marie-aux-Mines, le vénérable de Colmar portait une « santé humoristique à la suppression totale de la franc-maçonnerie, amenée, dans un avenir plus ou moins éloigné, par le triomphe définitif et universel des grandes idées de liberté, d’égalité et de fraternité ; » et Macé portait une santé, « non moins spirituelle, à l’évaporation des principes maçonniques, qui doit précéder et amener peu à peu la suppression de notre institution. » L’acacia d’Hiram parodiait le sénevé de Jésus, il ombrageait toutes les nations et les unissait toutes.

Or, dans le Paris de 1870, il y avait un endroit, modeste, mais instructif, où volontiers les maçons parisiens s’empressaient, pour méditer sur ces grandioses espoirs : c’était la loge Concordia. Elle était purement allemande. C’est en octobre 1867 qu’elle s’était installée : trois membres du Conseil de l’Ordre du Grand-Orient s’étaient dévoués au rôle d’officians. Son vénérable, qui portait le nom de Meyer, s’attendrissait et les attendrissait en remarquant combien il était « beau qu’une loge allemande se fondât en France juste au moment où l’enchaînement fatal des événemens tendait à jeter le désaccord. » Jean Macé quêtait la Concordia pour sa Ligue de l’Enseignement ; la Concordia payait son écot. Et cette loge devint pour le cosmopolitisme maçonnique, parfois inquiété par le bouillonnement des courans nationaux, une sorte d’oasis où l’on aimait à se confirmer dans la foi, à se réconforter dans l’espérance, et à pratiquer la solidarité, synonyme maçonnique de l’archaïque charité. La presse maçonnique de l’époque annonçait volontiers aux « Frères, » épars à travers la France, les événemens de famille qui réjouissaient cette loge, sorte de colonie prussienne couverte du drapeau de l’internationalisme : tantôt, c’était un échange de toasts entre Meyer et Massol, l’un buvant à la France, l’autre redisant les liens qui unissaient la France à l’Allemagne ; tantôt, c’était un somptueux gala dans lequel Colfavru et M. Henri Brisson choquaient leurs verres, au nom du Grand-Orient et du rite écossais, avec MM. Meyer et Brinck, représentans des Frères d’outre-Rhin ; l’émotion croissait lorsque Lachambeaudie, dans une fable en vers, apprenait à Colfavru et à M. Henri Brisson que « myosotis » se dit en allemand Vergiss mein nicht ; et elle n’avait plus de bornes lorsque, se tournant vers MM. Meyer et Brinck, il leur révélait, inversement, que Vergiss mein nicht se traduit en français par « myosotis. » Andréa Crispo, le publiciste maçonnique de Palerme, semblait mêler des larmes à son encre pour mentionner la Concordia : « Un Italien applaudissant à une œuvre allemande en France : tels sont les heureux résultats de l’institution maçonnique ; » et les francs-maçons de Mâcon, dans une lettre à un prêtre lyonnais qui les avait attaqués, disaient avec fierté : « Il y a moins de divergence entre les Maçons de France et ceux de Prusse ou d’Angleterre qu’entre les tendances ultramontaines du Monde et le néo-catholicisme du Correspondant. » L’unité maçonnique était plus parfaite que l’unité catholique ; l’acacia d’Hiram supplantait, en définitive, le sénevé de Jésus.

Chantait-on, par hasard, dans la loge Concordia, les cantiques maçonniques allemands publiés en un gros recueil à Berlin, en 1865, par les soins de la grande loge Aux Trois Globes ? Il faudrait croire, alors, que, lorsque le patriote allemand qui remplissait à la Concordia les fonctions de frère tuileur annonçait l’arrivée de Colfavru ou de M. Henri Brisson, les trente-quatre chants patriotiques qui figurent dans ce recueil étaient soigneusement laissés de côté. Car, tandis que la pacifique Concordia, fondée sous la protection de la maçonnerie française, était aux yeux de cette maçonnerie l’incarnation de l’esprit allemand, et tandis que Colfavru et M. Henri Brisson mettaient un espoir infini dans la démocratie allemande, les loges prussiennes invitaient leurs membres à célébrer le roi Guillaume, « boulevard et chef de la patrie, » à fêter sa « couronne de vainqueur, » à saluer en lui le « maître, » à porter un Hoch aux couleurs du drapeau prussien, à chanter « l’épée du Prussien, prête à la défense du trône et du troupeau, aux combats dont la vie et la mort sont l’enjeu, » et à proclamer, enfin, que « la patrie de l’Allemand doit être toute l’Allemagne. » Mais la maçonnerie française respectait l’intimité de l’Allemagne ; et, quel que fût son désir d’instruire le parti républicain, elle ne pouvait, en ce qui regardait l’Allemagne, que le confirmer dans ses erreurs.


III

Le 30 juin, au moment où quelques jours à peine nous séparaient de la déclaration de guerre, Thiers, qui voyait s’enténébrer les crêtes des Vosges et les mamelons de la Forêt-Noire, opprimait du poids de son ironie ceux qui se plaignaient que la France eût 400 000 hommes sous les armes : « On appelle cela la paix armée, s’écriait-il, qu’on dise plutôt : la paix désarmée. » Jules Favre, alors, de répliquer qu’il n’y avait point à être inquiet : « Les préoccupations militaires, affirmait-il, décèlent des projets ourdis dans l’intérêt de la dynastie[2]. » Ce fut là le dernier mot de l’opposition républicaine au sujet des questions militaires, et comme le suprême résumé de cette politique d’utopistes dont Garnier-Pagès, Jules Simon, Jules Favre, M. Magnin avaient été les naïfs avocats, et que Taxile Delord, dans son Histoire du Second Empire, devait, peu de temps après, reléguer dans une indulgente pénombre. « Si toute l’Europe était civilisée, libre et républicaine, de l’Oural à l’Atlantique, il n’y aurait plus de guerre : » l’axiome avait été formulé par M. Buisson dans la revue les États-Unis d’Europe. Et l’opposition républicaine s’était mise à travailler pour la « civilisation, » pour la « liberté, » pour la « République universelle. » Il était trop tard ou trop tôt pour cette emphatique besogne : la guerre survint.

Il fut entendu qu’elle avait été amenée par les « provocations insensées » de l’Empire : cet aphorisme fut inscrit parmi les articles historiques du catéchisme républicain. Un quart de siècle après, le prince de Bismarck, en une audacieuse confidence, se complut à s’accuser ; mais les légendes qui servent les passions sont immortelles comme les passions mêmes ; et le verdict porté par les historiographes officiels du Quatre-Septembre sur le ministère du 2 janvier demeure soustrait à toute révision, encore que la révélation du faux commis à Ems mérite à tous égards d’être réputée « fait nouveau. »

En toute hâte, à l’annonce du dernier « crime napoléonien, » la Ligue de la Paix et de la Liberté convoqua une réunion extraordinaire à Bâle, pour le 15 juillet. L’invitation était signée de Barni, un Français, de Gœgg, un Allemand, de Rollanday, un Suisse. Il y eut peu d’affluence à ce Congrès : les uns s’abstinrent par empêchement, les autres par découragement. On ne pouvait se dissimuler que la démocratie allemande se mettait à la remorque du roi de Prusse : la déception était lourde, mais d’autant moins avouable qu’elle était plus cruelle. De toute évidence, la Ligue de la Paix et de la Liberté n’avait servi de rien : la guerre qui commençait à se dérouler en était une preuve sanglante. Fribourg et Nostag, membres du Congrès, demandèrent qu’on nommât deux délégués, qui rendraient visite, d’urgence, aux généralissimes des armées ennemies et qui les sommeraient, au nom de l’inviolabilité de la vie humaine, de déposer les armes : un meeting de députés, nommés par le suffrage universel des deux nations belligérantes, trancherait le différend. La Ligue de la Paix et de la Liberté sentit que Fribourg et Nostag s’aveuglaient sur le prestige dont elle pouvait jouir ; elle ne s’exposa point au ridicule d’être éconduite, et repoussa leur projet. On était réduit, dès lors, à des protestations stériles et à des vœux platoniques. Barni, tout étonné qu’Allemands et Français commençassent de se battre sans en demander licence à Genève, déclara que la faute en était aux souverains. Mme Maria Goegg rejeta la responsabilité sur les vices de l’instruction primaire, qui ne dressait point les enfans à « craindre les uniformes, emblème du sang répandu ; » qui, tout au contraire, excitait en leur jeune âme « l’amour du militaire ; » qui ne prédestinait point chaque soldat à « comprendre qu’il est avant tout un homme, que sa vie est une chose sacrée, et qu’il s’appartient ; » et qui retardait, ainsi, l’heure longuement augurée où l’on verrait les soldats « mettre bas les armes en s’embrassant, et se demander entre eux pourquoi verser leur sang, comme si la vie n’était pas douce pour ceux qui aiment ! » Plusieurs protestations françaises contre la guerre furent déposées sur le bureau du Congrès. L’une venait de Châtellerault, et l’orateur qui l’apportait gémissait sur « ces soldats de réserve envoyés peut-être à la boucherie comme les bestiaux que notre pauvre agriculture ne peut plus nourrir. » L’autre était signée d’un certain nombre de Lyonnais ; elle maintenait que la guerre était l’œuvre de deux monarchies, non de deux peuples, et se flattait de déchirer les oreilles des hommes de massacre en livrant à tous les échos cette parole magique : Vivent les États-Unis d’Europe ! Une troisième protestation avait vu le jour à Troyes, et M. Mocqueris, gendre d’Eugène Pelletan, s’était chargé d’en être l’intermédiaire. Pour plus de solennité, Eugène Pelletan écrivit une lettre à Barni, dont le Congrès entendit lecture :


La voilà donc déclarée, cette guerre, qui n’est après tout qu’une apostille sanglante au plébiscite : c’est la guerre qu’il faut combattre, et notre champ de bataille à nous sera le progrès de la paix et de la liberté. Une partie de la presse démocratique et de l’opposition parlementaire donne dans le piège du chauvinisme… Notre patrie à nous, de l’un comme de l’autre côté du Rhin, c’est la liberté, c’est la fraternité des peuples ; et, si les peuples régnaient, ils ne s’égorgeraient pas en ce moment pour le compte et dans l’intérêt des dynasties…


Louis Mie, plus tard député républicain de la Gironde, semblait verser des pleurs dans les flots du Rhin, qui, « limpide aujourd’hui et troublé demain, porterait vers la mer du Nord l’horrible tribut des colères monarchiques, » et rêvait, au grand banquet des Etats-Unis d’Europe, la fraternisation des peuples réconciliés. M. Chassin, en voyant à Bâle les deux numéros de son journal la Démocratie qui contenaient l’ensemble des protestations françaises, ajoutait : « Nous, républicains Français, nous sommes de tout cœur avec vous, républicains d’Allemagne, d’Espagne, d’Italie, de Suisse, d’Europe, du monde entier ; » et il manifestait l’espérance que « la lutte, même en se prolongeant, ne risquerait pas de devenir nationale ni d’un côté ni de l’autre. » Deux Polonais, présens au Congrès, engagèrent entre eux une joute singulière : l’un, qui s’appelait le comte de Hauké, et qui, depuis l’insurrection polonaise de 1863, s’était dénommé Bossak, c’est-à-dire va-nu-pieds, refusa de protester contre l’explosion de la guerre ; car il en attendait, comme conséquence, un soulèvement de l’opinion publique européenne, l’abolition des monarchies et la liberté des peuples. Mais son compatriote Bronislas Wolowski, ancien insurgé lui aussi, avait apparemment l’âme plus tendre ; car il s’opposait à ce que la défunte Pologne pût recouvrer au prix d’un crime l’existence et le bonheur ; or, la guerre était un crime ; et c’est pourquoi Bronislas donna la signature de protestation, que Bossak refusa. Ce bref congrès, fort gêné, fort essoufflé, se termina sans éclat, par le vote d’un appel aux peuples de l’Europe :


Une horrible guerre, une guerre barbare, vient d’éclater entre deux peuples civilisés.

Nous ne pouvons l’empêcher ; elle suivra son cours. Cependant, nous avons regardé comme notre devoir le plus sacré de proclamer de nouveau, à la frontière immédiate des deux nations belligérantes, que de viles guerres, qui n’ont pas pour but l’affranchissement des peuples, mais la satisfaction d’ambitions dynastiques, ne pourront être évitées que quand les peuples posséderont le libre gouvernement d’eux-mêmes et décideront de leur propre sort… Que les peuples jurent avec nous de travailler à conquérir les formes de gouvernement qui rendront à jamais impossible le renouvellement de ces luttes féroces et amèneront, conformément aux principes de notre ligue, l’avènement des Etats-Unis d’Europe !


Depuis 1867, on le voit, la Ligue de la Paix et de la Liberté n’avait rien appris ; et cette nouveauté des « Etats-Unis d’Europe, » dont elle célébrait sans cesse l’avènement, avait l’aspect pitoyable d’un archaïsme qui n’a jamais vécu.

La maçonnerie française, elle aussi, pratiquait à merveille l’art de se comporter à contretemps : nous en avons pour indice les travaux auxquels se livrèrent certaines loges, à Marmande, à Bordeaux, à Nancy, durant ce mois de juillet où les hostilités s’engageaient. Les Enfans de Gergovie, de Clermont-Ferrand, suppliaient la maçonnerie française « d’étendre ses bras au-dessus des champs de bataille et d’inviter toutes les loges d’Allemagne à resserrer plus que jamais la chaîne d’union en leur envoyant un baiser fraternel. » Et les jours se succédaient, lamentablement décisifs : et les champs de bataille au-dessus desquels la maçonnerie française était priée d’étendre ses bras se rapprochaient de Paris. A vue d’œil, sur les cartes, on les sentait se déplacer, et l’on pouvait à l’avance marquer l’étape qui le lendemain serait arrosée de sang… L’une de ces étapes s’appela Sedan : la France y fut meurtrie, l’Empire y fut tué.


IV

Les petits groupes amis avec lesquels communiquaient, à travers l’Europe, les adeptes français de l’humanitarisme et de l’internationalisme, dissimulèrent malaisément leur joie. Rappelons-nous l’étrange saillie de Bossak-Hauké au Congrès de Bâle : puisque la guerre ménageait quelques chances pour le brusque avènement de la liberté, Bossak — une fois n’est pas coutume — n’avait point le courage d’être ennemi de la guerre. La doctrine était nette et passait pour sûre : les tyrans engendrent la guerre ; la guerre perpétue les tyrans à moins qu’elle ne les supprime, et la guerre, en les supprimant, se supprime elle-même ; donc la journée de Sedan, pour ces logiciens illuminés, ressemblait à une aurore de paix. Le 5 septembre, en Suisse, le Comité central de la Ligue de la Paix et de la Liberté, condamnant à l’avance tous les prétextes au nom desquels on essaierait peut-être de continuer la guerre, salua cette aurore, blafarde encore de sang. Et le même jour, en Italie, la franc-maçonnerie transalpine, sous des signatures illustres parmi lesquelles on remarquait celles de Cairoli et de Frappoli, écrivait aux frères de France : « L’Empire, qui avait provoqué cette guerre d’extermination, est tombé. La République répudie cette guerre impie… Que l’Allemagne se montre grande et magnanime… Nous vous saluons aujourd’hui de Florence. L’Italie vous tendra bientôt la main de Rome. » Le salut adressé par la maçonnerie italienne à la France vaincue, et la souriante annonce par laquelle il se terminait, ne faisaient, en définitive, que souligner notre défaite ; car n’était-ce point la diplomatie française qui avait, en 1864, obtenu la signature de Victor-Emmanuel en faveur de l’intangibilité de la Rome papale ? Mais la République du Quatre-Septembre inaugurait une France nouvelle ; et le garibaldien Frappoli ne croyait point faire acte d’impertinence ou de désinvolture en annonçant à ses frères de France, quinze jours à l’avance, que le royaume subalpin négligerait les signatures échangées avec l’Empire français.

Il y a des susceptibilités patriotiques dont la plus tendre fraternité maçonnique ne suffit pas à donner l’intuition : avec moins de délicatesse encore que Frappoli, la loge des Amis philanthropes, de Bruxelles, réussit, sans le vouloir, à froisser ces susceptibilités. Le 15 septembre, elle lançait un appel aux Frères de France et d’Allemagne. L’appel débutait par un cri de joie : « Le principal obstacle à la paix de l’Europe est tombé, disaient les maçons bruxellois… L’Empire a cru se sauver par la guerre, la guerre l’a perdu. Le sang qui a coulé sera fécond si la politique guerrière y reste noyée pour toujours. » Cette apologie voilée de la journée de Sedan et des conséquences universelles qu’on en attendait n’était que la préface d’une double invitation adressée aux deux maçonneries des nations belligérantes.

On conviait l’Allemagne à faire en sorte « que l’hydre vaincue ne trouvât pas dans cette rosée horrible la force de repousser une nouvelle tête, » à relire les pages de Kant en l’honneur de la paix, à prêter l’oreille aux plaintes du démocrate Jacoby, qui criait : A bas les armes ! et à ne point justifier l’anxieuse clameur de Venedey : « Malheur aux victorieux ! » Quant à la France, les maçons bruxellois lui disaient : « Tu es plus délivrée que vaincue… C’est ton droit, peuple de 1789, de 1830 et de 1848, de dégager ta responsabilité future de tout lien avec un gouvernement qui, malgré toi, contre toi, a restauré le militarisme. Car tu ne peux rompre trop solennellement avec cet esprit de gloire, mortel à la liberté… » Cette délivrance valait la peine d’être payée ; l’éternelle proscription du militarisme ne pouvait être achetée trop cher. Sans ambages, les maçons de Bruxelles le signifiaient à la France : « La paix ! La paix ! s’écriaient-ils ; et si elle tient à une question de forteresses, prends toi-même la pioche : ce sera démanteler l’œuvre de tes oppresseurs. Ta véritable forteresse doit être un peuple instruit et libre… La paix ! et, si l’on te demande davantage, puisse la liberté t’avoir rendu la vigueur des nobles résolutions ! » La phrase était troublante ; jusqu’où la France, pour être digne de la liberté retrouvée à Sedan, devrait-elle pousser la noblesse de la résignation ? Or, les Bruxellois de répondre, avec une œillade, sans doute, pour la maçonnerie d’Italie : « Tu rejettes la politique de César, ô France ; rejette aussi ses présens. Renonce à ce que cette parodie de suffrage, dont tu as été dix-huit ans victime, t’a donné de territoires : désarme la conquête en rendant à Garibaldi sa patrie ; et fais-toi grande en revenant à des frontières qui ont suffi à la France de Juillet et de Février. »

C’est ainsi que les complimens qu’adressait à la France émancipée l’humanitarisme international se terminaient tous par un appel au renoncement : on eût dit qu’elle devait payer rançon aux autres peuples pour une défaite qui l’avait rendue libre. La Ligue de la Paix et de la Liberté aurait volontiers permis qu’on exigeât de la France une grandiose rançon, tant lui semblait grandiose l’évolution commencée à Sedan ! Elle datait de Genève, et du 21 octobre, un manifeste au peuple français. Dans peu d’années la plupart des peuples, stimulés et enflammés par l’exemple de la France, se constitueraient en républiques alliées. Dès lors, continuait le comité de la Ligue, « en face d’un si grand service que vous rendrez à l’Europe ou plutôt au monde entier, dont vous retirerez vous-mêmes les principaux avantages et qui fera votre propre bonheur, que sont le paiement d’un ou deux milliards pour frais de guerre, le démantèlement de quelques forteresses, et même, en cas d’extrême nécessité, quelques autres sacrifices compatibles avec votre honneur ? Ce serait un modique prix pour la liberté que vous auriez conquise par cette guerre, et pour la certitude de devenir, grâce à la République, un grand peuple instruit, moral, et matériellement heureux. » Et les signataires du manifeste, — sur cinq, un seul était Français, — traçaient à notre patrie sa politique future : le fédéralisme communal, et l’instruction laïque, et la séparation des Eglises et de l’État, et le régime de la coopération aux lieu et place du salariat, et des milices aux lieu et place des armées. Avant tout, ils nous invitaient à « rejeter le chauvinisme » et à prouver que « le bonheur de l’homme, la gloire et la grandeur d’une nation ne consistent pas dans la possession d’un territoire étendu et d’une grande puissance militaire, mais bien plutôt dans l’indépendance et la liberté personnelle, dans l’instruction et le bien-être de chaque citoyen. » La récompense finale, enfin, qu’ils nous daignaient promettre, c’était « l’entrée de la France, comme un des membres les plus dignes, dans la confédération libre des Etats-Unis d’Europe. »


V

Etait-ce la France, ou l’Empire, qui avait la responsabilité de la guerre ? Sedan était-il une défaite de la France, ou une défaite de l’Empire ? Volontiers on en discutait ; en certaines sphères, on s’adonnait au jeu périlleux qui consistait à distinguer entre la France d’hier et l’Empire français ; on osait comprendre cette strophe malfaisante, écrite par Hugo le 31 août 1870 :


Je vois en même temps le meilleur et le pire ;
Noir tableau !
Car la France mérite Austerlitz, et l’Empire
Waterloo.


Lorsque l’ennemi piétine notre sol, lorsqu’il le baigne de notre sang, il est une infortune plus grande que toutes celles dont il nous humilie : c’est le doute où volontairement nous nous précipitons en nous demandant où est la patrie. On savait, avant 1789, qu’en servant le panache blanc du Bourbon, l’on servait la patrie. Mais la lutte du jacobinisme et de l’émigration fut pour l’idée de pairie, sur la terre de France, ce qu’avait été le grand schisme pour l’Église ; les émigrés, qui étaient avec le roi, croyaient être avec la France ; et les Jacobins furent la France. Ce schisme dura peu ; et, lorsqu’on observe les vicissitudes de la légitimité monarchique au XIXe siècle, on constate, chez les plus fidèles, une lente dissociation entre l’idée du roi légitime et celle de la patrie : le roi cesse de leur apparaître comme l’incarnation de la France. Peut-être, lui absent, cette France est-elle décapitée, mais du moins n’est-elle pas tout entière avec lui : elle ne le suit pas en exil, comme il paraissait aux émigrés du XVIIIe siècle que la patrie avait suivi le roi. Si trente ans suffisaient pour rasséréner l’histoire, on pourrait soutenir que Bazaine, subordonnant l’intérêt du pays à celui de la dynastie impériale, reprenait en fait, au bénéfice de l’Empire, l’antique raisonnement des émigrés au bénéfice de la royauté : la France, pour lui, c’était apparemment le prisonnier de Wilhelmshöhe. Mais la riposte lumineuse de M. le Duc d’Aumale : « Il restait la France, » mit, deux ans plus tard, un sceau définitif sur cette histoire du passé monarchique, qui volontiers identifiait le pays avec le souverain. La France, en effet, était restée ; et Bazaine, volontairement enfermé dans Metz dont il se faisait une Byzance, seul à seul avec lui-même et défiant de tout autre que lui, cherchait nonchalamment où était la France, lorsque déjà, depuis longtemps, la France avait répondu. Les hommes du Quatre-Septembre, à demi complices et à demi instrumens d’une insurrection plus forte que l’Empire et plus forte qu’eux-mêmes, prirent une contenance et rendirent une contenance à la patrie en disant : la France, c’est nous. C’était trop complexe encore : mais le même phénomène de génération spontanée donne naissance aux Républiques et puis aux dictateurs ; il suffit à Gambetta de quelques gestes décisifs pour que partout on s’empressât de dire : la France, c’est lui. Et de fait, plusieurs mois durant, Gambetta fut la France.

Au lendemain de Sedan, les sections françaises de l’Internationale envoyaient un message au peuple allemand : « Tu ne fais la guerre qu’à l’Empereur, et point à la nation française, a dit et répété ton gouvernement. La France républicaine t’invite, au nom de la justice, à retirer tes armées ; sinon, il nous faudra combattre jusqu’au dernier homme et verser à flots ton sang et le nôtre. » Beslay, le futur doyen de la Commune, Tolain, le futur sénateur, MM. Camélinat et Vaillant, plus tard députés, M. Longuet, plus tard conseiller municipal, signèrent ce manifeste. Jules Favre, de son côté, dans la première circulaire qu’il adressait à nos agens diplomatiques, après avoir rappelé, sans remords et sans gêne, qu’il avait demandé à l’Empire de laisser l’Allemagne maîtresse de ses destinées, ajoutait : « Le roi de Prusse a déclaré qu’il faisait la guerre, non à la France, mais à la dynastie impériale. La dynastie est à terre ; la France libre se lève. » Vous retrouvez, entre les lignes de ces proclamations, la vieille distinction entre la guerre offensive et la guerre défensive. L’Empire, au dire du parti républicain, avait, en juillet 1870, déclaré une guerre offensive : la démocratie allemande s’était défendue. Les désastres d’août et de septembre avaient permis à l’Allemagne de devenir une conquérante : la démocratie allemande devait s’abstenir. Et la démocratie française, de son côté, passive ou paresseuse pour une guerre offensive, s’armerait jusqu’à épuisement pour la guerre défensive, si l’Allemagne l’y contraignait. C’est ainsi que le Quatre-Septembre avait modifié la situation réciproque des belligérans.

Dès lors, puisque la guerre était devenue défensive, la levée en masse s’imposait. A l’abri des souvenirs de 1792, on pouvait, tout ensemble, se sentir patriote et révolutionnaire. On y puisait une certitude électrique de la victoire ; et Trochu, qui seul y demeurait rebelle, encourut la mauvaise humeur des membres parisiens de la Défense. Aux yeux de Trochu, c’était la « véritable armée française » qui avait succombé en août, et le régime nouveau n’avait à opposer à l’Allemagne « que des soldats de convention dont le bon vouloir patriotique ne suffisait pas à égaliser les chances absolument disproportionnées de la lutte. » Les hommes de la Défense, au contraire, tels que Trochu les dépeint, saluaient en ces soldats l’avant-garde, probablement invincible, de la Légendaire « levée en masse, » nécessairement invaincue.


Ils apportaient au pouvoir les fausses traditions, les préjugés, les vues systématiques de leur parti. Plusieurs croyaient à la puissance de la proclamation de la patrie en danger, à l’enthousiasme populaire qui crée d’incomparables soldats, enfin à la légende des quatorze armées de la première République, sans tenir compte de l’incommensurable différence des temps, des situations, des voies et moyens de la guerre, des faits réels… Les raisonnables étaient débordés, entraînés par les exaltés, qui rêvaient des volontaires de 1792 refoulant l’invasion prussienne, tenaient leur exaltation pour une force supérieure à celle des armées disciplinées, et affirmaient le triomphe de la Défense nationale, à moins de connivence avec l’ennemi ou d’incapacité absolue du fait de ses directeurs.


Emmanuel Arago, le 6 septembre, rêvait d’une revue monstre dont les échos tiendraient en respect l’envahisseur ; Trochu, le 14, finit par consentir : la revue eut lieu. « Patriotiquement et politiquement, écrit-il, c’était peut-être beau. Militairement, c’était déplorable. » Les imaginations entreprenantes rivalisaient entre elles pour trouver et lancer ce qu’il appelait des « scies patriotiques. » Tel, par exemple, le projet d’une sortie torrentielle qui percerait les lignes prussiennes ; et ce n’était point seulement « le dada des Parisiens militans, mais aussi l’idée de la plupart des membres du gouvernement, même en l’absence, désormais acquise, de toute armée de secours. » Tirard, le futur ministre, ne crut pas dire une sottise, mais parler en confesseur de la foi républicaine, lorsqu’il criait, le 4 mars 1871, du haut de la tribune de l’Assemblée nationale de Bordeaux : « Vous demandez les moyens, on peut vous les indiquer : la levée en masse. Que les 750 représentans se mettent à la tête de la France, et vous sauverez la France ! Que la France tout entière se soulève ! » Et les amis de Tirard d’applaudir : ils avaient étudié l’art de la guerre dans les romans antimilitaristes d’Erckmann-Chatrian.

Dans les départemens, aussi, l’arrière-ban du parti républicain entretenait à l’endroit du « militarisme » un incorrigible esprit de suspicion. A Marseille, on décidait que, dans toutes les compagnies, un comité de surveillance de trois membres, — sachant ou non manier les armes, peu importait ! — épierait ou dicterait la conduite des chefs. A Toulouse, Duportal, le futur député, s’improvisait dictateur ; « considérant la triste expérience que le pays a faite de la foi civique et militaire des généraux formés à l’école monarchique de l’Empire, » il faisait un coup d’État dans l’armée : à un général et à un colonel, il substituait deux civils, dont l’un était le fils même de Duportal. On déclarait, à Lyon, que rien n’est plus contraire au droit démocratique ni plus dangereux pour la souveraineté du peuple, que l’organisation autoritaire et hiérarchique de l’armée ; on déclamait dans les rues contre le militarisme ; on s’échauffait, autour des autels élevés à la patrie, en voyant affluer, au son du canon, les engagés volontaires, dont quelques-uns étaient éclopés ou amputés ; et c’était faire preuve de mauvais esprit, de constater qu’un certain nombre renouvelaient plusieurs fois leurs engagemens dans la même journée, afin de toucher triple ou quadruple prime. On répétait que « le temps des armées permanentes est passé, que l’heure des armées populaires allait sonner à l’horloge de la victoire ; » et par une dernière réminiscence de 1792, on faisait bon accueil à une lettre publique, datée de Hambourg et de novembre 1870, et dans laquelle un officier captif, plus tard sénateur, appelait de ses regrets et de ses vœux l’époque où des commissaires civils, armés des lois de la Convention, menaçaient la tête des généraux et ne leur laissaient d’autre alternative que de vaincre ou de mourir.

La tradition révolutionnaire, encore, et les récentes leçons de l’humanitarisme, conviaient le parti républicain à être aussi hospitalier pour les étrangers qu’ombrageux à l’endroit de l’armée nationale. Crémieux proposait qu’on formât un corps de cavaliers polonais. En vain Jules Favre, Trochu, Fourichon, voulaient-ils éconduire tout officier ou soldat étranger, et nommément Garibaldi : Crémieux, encore, passait outre. Il semblait que ce personnage, auquel une bizarre destinée, de vingt en vingt ans, réservait l’héritage provisoire des émeutes, demeurât fasciné, dans son cabinet de Tours, par l’emphatique souvenir de la réception qu’en 1848, membre du gouvernement provisoire, il avait faite aux délégués de la franc-maçonnerie. « La République, leur avait-il dit, fera ce que fait la maçonnerie ; elle deviendra le gage éclatant de l’union des peuples sur tous les points du globe, sur tous les côtés de notre triangle ; et le grand architecte de l’Univers, du haut du ciel, sourira à cette noble pensée de la République, qui, se répandant de toutes parts, réunira dans un même sentiment tous les citoyens de la terre. » Les aventuriers exotiques qui venaient offrir à la Défense leur parole ou leurs bras n’étaient-ils pas les avant-coureurs de la République universelle ? Un étranger, membre de l’Internationale, mourut à Toulouse, sous la dictature de Duportal ; alors les délégués des clubs arborèrent la bannière rouge ; Duportal, sur la tombe, rendit solennellement « à la terre, mère incréée de l’éternelle humanité, le corps inanimé de cet intrépide champion de la pensée libre et du drapeau républicain ; » et une péroraison, à longue échéance, sur « le terrestre paradis de la République universelle, » atténua la lugubre désespérance de ces paroles d’adieu.

Avant-coureur de la République universelle, aussi, ce singulier citoyen Train, que l’on vit émerger à Marseille, en octobre 1870, exubérant d’optimisme et d’emphase. Américain d’origine, il enflamma la Canebière. « A Berlin ! à Paris ! » criait-il à la cantonade. Il fallait de la poudre, des balles, des fusils ; il se chargeait d’en fournir, d’en faire venir des Etats-Unis ; car nos ambassadeurs, impérialistes et par conséquent mauvais Français, devaient arrêter les munitions… Et l’Alhambra, au nom de la démocratie, remerciait cet obligeant comparse.

Ce fut l’honneur de Gambetta, lorsque son césarisme, à Tours, commença d’asseoir la République, de se dérober, virilement, aux préjugés et aux chimères de ses amis politiques, et de faire prévaloir contre les exigences de leur esprit de système une politique réaliste, instrument du salut national. L’Assemblée de Versailles lui put reprocher de n’avoir jamais perdu de vue l’intérêt républicain ; le fait était exact, mais était-il légitime d’en tirer un grief ? Gambetta avait peut-être le droit d’identifier avec la France cette forme innomée de République, qui, en face de l’étranger, représentait la France. En revanche, malgré les proclamations de Gambetta sur la levée en masse, la vieille doctrine républicaine, également soucieuse d’abaisser l’altitude des frontières et le prestige des généraux, fut peu à peu congédiée.

Le 9 octobre, il arrivait à Tours, et déjà certaines mouches du coche, messagères de la République universelle, bourdonnaient autour de son impatiente activité : il y avait là Garibaldi, et quelques députés républicains d’Espagne. Un futur député de Tours, Armand Rivière, escorté d’une délégation, présentait à ces hérauts de la liberté les hommages de la démocratie tourangelle : il saluait en Garibaldi « le grand citoyen de la République universelle, qui a le plus contribué à l’affranchissement de la pensée humaine, en préparant la chute du pouvoir temporel des prêtres ; » il flétrissait « cette chose infâme, qui s’interposait entre la démocratie française et la démocratie italienne, et qui fut l’Empire, » et puis il concluait : « Lorsque, républicains français, italiens, espagnols, nous aurons vaincu l’ennemi commun, nous aurons jeté les fondemens de cette grande fédération à laquelle viendront s’associer nos frères les démocrates allemands, et qui formera bientôt les Etats-Unis d’Europe. » Gambetta laissa Rivière et Garibaldi larmoyer sur la République universelle ; il s’enferma, lui, et travailla pour la patrie.

Les préfets qu’il avait nommés en province, ou les ardens républicains qui s’étaient eux-mêmes installés, brûlaient de venger sur les généraux de l’Empire la capitulation de Bazaine : Gambetta sut comprendre qu’en présence de l’ennemi, rien ne pouvait être plus déplacé que des taquineries d’opposition politique. « Je vous en conjure, écrivait-il à Esquiros à Marseille : réfléchissez que la politique du gouvernement, c’est la défense nationale, et uniquement la défense. » Le frère d’Eugène Spuller eût voulu, comme préfet de la Haute-Marne, faire peser une certaine hégémonie sur l’autorité militaire ; Gambetta chargea Spuller de calmer ce zèle préfectoral. « Quelques têtes chaudes, télégraphiait-il au gouvernement de Paris, voudraient Garibaldi à la tête de toutes nos forces dans l’Est ; mais je lui maintiens avec énergie son caractère de chef de volontaires. » Nul acte, surtout, ne fut plus décisif que sa proclamation du 1er novembre, qui témoignait à l’armée, hier encore servante de l’Empire, qu’elle avait été trahie, mais non déshonorée, par Bazaine : sa préoccupation, ce jour-là, fut de séparer la cause de l’armée française et celle du maréchal, et de prévenir ainsi les confusions que les adversaires acharnés du militarisme auraient voulu perpétuer.

D’ailleurs, l’expérience aidant, les plus chaudes têtes du jeune parti commençaient à branler, sceptiques, en présence des arméniens improvisés et des hiérarchies improvisées. C’est Duportal lui-même qui, le 19 janvier 1871, devait télégraphier à Gambetta : « Ce qui manque le plus dans l’organisation du camp de Toulouse, c’est l’usage des traditions militaires. » Ni le zèle de Duportal et de ses créatures, ni l’active vigilance de Georges Périn et de M. Lissagaray, que Gambetta avait adjoints comme commissaires à cette armée du Sud-Ouest, ne suffisaient à remplacer la vertu de ces traditions militaires que sous l’Empire l’opposition persiflait : Duportal lui-même se laissait aller à l’expression d’un aveu ! « C’est la tradition de la République d’armer les jeunes chefs ; nous en ferons. » Ainsi s’exprimait Gambetta, le 9 octobre, dans sa proclamation aux citoyens des départemens. Homme d’action trop accompli, cependant, pour immoler l’intérêt national à l’observance de certaines doctrines, et les traditions militaires à la « tradition de la République, » il ne tarda pas à répudier l’enfantillage, dont il avait lui-même, en juillet 1870, donné la formule au Corps législatif : « Faire une guerre républicaine. » Une guerre républicaine, qu’était-ce à dire ? Si ce terme avait un sens, il eût signifié je ne sais quelle unanime défiance contre les chefs militaires du second Empire, et la conviction naïve que des citoyens brusquement armés et à demi exercés emporteraient infailliblement la victoire, et l’indifférence ou le mépris à l’endroit de « l’instruction des troupes, de leur cohésion, de leur esprit militaire. » Or, Gambetta, dans le discours qu’en 1872 il prononça pour glorifier Hoche, vanta précisément, avec une sorte d’affectation, l’estime que faisait Hoche de ces conditions indispensables de la victoire ; il osa prononcer le mot d’ « esprit militaire ; » et, pour partager cette estime, il n’avait pas, lui Gambetta, attendu 1872.


VI

Avec Gambetta, la République naissante confondant son propre salut avec celui de la patrie, songeait médiocrement à devenir universelle. Tout en amenant au pouvoir les hôtes des congrès de Genève, de Berne, de Lausanne, ou les créatures de la maçonnerie internationale, elle se présentait comme un régime d’action patriotique et ne donnait point lieu de craindre que la défense nationale et la défense républicaine fussent un jour dissociées. Cette autre forme de République qui, sous le nom de Commune, s’essaya brusquement à Paris, ne fut pas moins complexe en ses origines : le patriotisme y crut avoir sa part ; l’humanitarisme international eut la sienne, bientôt prépondérante. La proclamation du 30 mars 1871, par laquelle le Comité central de la fédération de la garde nationale remit ses pouvoirs à la Commune nouvellement élue, dessine en traits assez nets le double idéal dont la Commune leurra les imaginations parisiennes : d’une part, elle bravait les espions de Versailles en leur offrant « le spectacle grandiose d’un peuple reprenant sa souveraineté et, sublime ambitieux, le faisant en criant ces mots : Mourir pour la patrie ! » Et, d’autre part, elle concluait : « Prêchez d’exemple en prouvant la valeur de la liberté, et vous arriverez au but prochain : la République universelle. »

La nouvelle de la capitulation de Metz, dont Félix Pyat avait surpris la primeur pour son journal Le Combat, et la colère causée par l’évacuation du Bourget, avaient, le 31 octobre 1870, entraîné certains bataillons de la garde nationale à donner comme une répétition du drame futur ; l’exaspération patriotique, ce jour-là, avait singulièrement secondé la tentative de Flourens. Et lorsque, en mars, les forcenés qui tuaient le général Clément Thomas lui criaient à tue-tête : « Tu nous as trahis à Montretout ! » ils affichaient un rôle de vengeurs de la patrie, qui, chez plusieurs d’entre eux, était sans doute sincère.

Mais, dans le Journal Officiel de la Commune, l’idée de République universelle surgit. Delescluze, dès la première séance, le 28 mars, fait proclamer que le Comité central de la fédération de la garde nationale a bien mérité de la République universelle ; et, prenant, en mai, la direction des opérations militaires, il écrit à la garde nationale : « Votre triomphe sera le salut pour tous les peuples. Vive la République universelle ! » C’est à titre de soldats dévoués de la République universelle que Frankel, tout Hongrois qu’il fût, est validé dans son office de membre de la Commune ; que Garibaldi est réclamé, vainement d’ailleurs, comme général en chef ; que son fils Menotti est l’objet d’une élection dont il décline l’honneur ; que Dombrowski, un Polonais, est investi du commandement de la place de Paris, et qu’autour de lui se pressent d’autres auxiliaires exotiques, qui s’appellent Rozwadowski, Kamienski, Rogowski, Györöck, Lukkow, Wroblewski : ayant fait blanc de leur épée, entre 1848 et 1870, dans les diverses émeutes européennes, ils étaient tous comme les officiers prédestinés d’une armée nouvelle, dont la Commune ménageait les premiers cadres, armée cosmopolite mise au service de la « liberté. » Rousselle, chargé de relever et de soigner les blessés de la Commune, s’intitulait « directeur général des ambulances de la République universelle » ; et la « section républicaine belge des Etats-Unis d’Europe » acclamait dans la Commune un mouvement cosmopolite pour l’émancipation des peuples. Telle était l’ampleur de l’idée de République, que, lentement, elle englobait et écrasait celle de patrie : l’heure était proche où ce dernier terme serait suspect. Le 13 mai, on voulut féliciter, pour un fait d’armes, le 128e bataillon : l’on déclara, de prime abord, qu’il avait bien mérité de la patrie et de la Commune, puis, corrigeant le compliment, on substitua, pour l’affichage, le mot de République au mot de patrie.

C’est dans une lettre de Garibaldi que l’on saisit le point d’aboutissement des rêves hétérogènes dont la Commune marquait l’avènement : croyant que l’Europe se laisserait faire comme s’était laissé faire la passive Italie méridionale, Garibaldi machinait la politique européenne à la façon d’un drame romantique, avec une recherche spéciale de la singularité et je ne sais quel orgueilleux vouloir de réaliser l’absurde. Il écrivait, le 18 mai 1871, à un ami de Nice, que, s’il avait fait partie d’un Parlement qui ne fût pas composé par les prêtres, « gangrène humaine, » il aurait proposé l’union complète des nations libres, avec un pacte social dont le premier article serait l’impossibilité de la guerre, et Nice capitale de cette union européenne : et l’Officiel de la Commune s’empressait de publier cette lettre.

Deux personnages qui moururent pour l’insurrection, Flourens et Rossel, nous semblent assez bien symboliser les deux courans d’idées fort distincts, voire même presque inverses, que l’on constate à l’origine : Rossel est un type de patriotisme ; Flourens, un parangon d’humanitarisme.

Rossel, officier de l’armée de Metz, avait souffert de l’inertie commandée par Bazaine, et dans les colonnes de l’Indépendance belge il s’en était plaint amèrement. Préférant la fuite à la captivité, il accourut à Tours et offrit son épée ; des malentendus accidentels l’éloignèrent des mêlées qu’il rêvait. Il avait passé le temps de la guerre à désirer de se battre et à ne se battre point ; son âme débordait de rage lorsque éclata la Commune. « Le 18 mars, écrit-il lui-même, je n’avais plus de patrie : la France s’était effondrée ; plus de courage, plus de patriotisme, plus d’honneur. Le 19 mars, j’apprends qu’une ville a pris les armes, et je me raccroche désespérément à ce lambeau de patrie. » C’est ainsi que le patriote, chez Rossel, engendra le « communard. »

Les déceptions furent rapides : il se trouvait en présence d’un gouvernement improvisé, qui n’eut jamais le courage, quoi qu’en voulût Rossel, d’affronter la publicité ni de chercher à conquérir l’opinion par la presse, et qui, conservant toujours l’aspect d’une émeute, « n’avait ni hommes d’Etat ni militaires, et ne cherchait point à en avoir. » Mais le sort en était jeté ; et puis, où se battre ailleurs ? L’austère et têtu calviniste qu’était Rossel répétait volontiers cette maxime de Descartes : « Être aussi résolu dans ses actions, une fois son parti pris, dans les occasions urgentes, que si l’opinion en vertu de laquelle on agit était certaine… » Rossel demeura résolu ; même lorsqu’il eut perdu toute foi dans l’avenir de la Commune, il ne retira rien de sa fidélité. Il lui fallut peu de jours pour sentir l’inefficacité de la résistance parisienne : poursuivre un système de répression contre les citoyens qui refusaient ou marchandaient leur concours à cette résistance lui parut, dès le 7 mai, un acte de stérile barbarie ; il y renonça. Il n’aimait point, d’ailleurs, le « triste drapeau rouge » ni les « gueux d’officiers de la Commune, » et le 9 mai il refusa d’exercer plus longtemps « un commandement où tout le monde délibérait et où personne n’obéissait. » « La maladie des démocraties, écrivait-il, c’est de partager les responsabilités. On ne fait ainsi que de petites choses. Cette tendance est excessivement favorable aux petits despotismes et aux grosses dilapidations. Un individu qui n’a qu’un dixième, ou un centième, ou un millième d’influence dans la solution d’un débat déterminera son opinion par des raisons dix fois, cent fois, mille fois moins déterminantes que s’il avait toute la responsabilité. » L’homme d’action qui signait ces lignes eût pu jouer dans la Commune, au nom du patriotisme, le rôle dictatorial que joua Gambetta dans la République ; il fut, après la victoire de l’armée de Versailles, condamné à mort et exécuté, bien qu’on ne pût prétendre, ni qu’il se fût servi de la Commune ni que la Commune eût su profiter de ses services.

Tout autre était Flourens : il fut dès sa prime jeunesse un irrégulier qui promenait à travers l’Europe, avec des allures de croisé, je ne sais quel don quichottisme de la liberté. Tout de même que Bonaparte avait rêvé de prendre la Russie à revers avec l’appui des Indes conquises, tout de même Flourens, se lançant en 1869 dans la mêlée des insurgés crétois et rêvant ensuite de faire s’insurger Athènes, « espérait, après avoir renversé le gouvernement bâtard et débile de la Grèce, trouver là assez de forces pour revenir soulever Marseille, et marcher sur Paris si la chute de l’Empire tardait trop. » A Londres, dans les meetings où le conduisait Bradlaugh ; à Paris, dans les tumultueuses réunions de la Villette, il faisait acclamer la République universelle et la délivrance de l’humanité ; et les assemblées qui l’entendaient étaient secouées « d’un tout-puissant élan vers l’avenir européen. » Il ne se contentait point, lui, de la guerre à coups d’épingle que l’opposition républicaine dirigeait contre l’armée ; il avait, dans son journal La Marseillaise, créé une rubrique spéciale, qu’il qualifiait de tribune militaire ; et il se flattait d’avoir rencontré beaucoup de sympathies parmi les soldats et parmi les sous-officiers. Parlant de lui à la troisième personne, en son style heurté et volontiers incorrect, il poursuivait :


Quant aux menaces des colonels et des états-majors, de tous ces traîneurs de sabres, ignorans de la guerre, abêtis par la triste oisiveté des casernes, bons tout au plus à massacrer des ouvriers désarmés dans les rues d’Aubin, ou des Arabes armés de fusils à pierre dans la Kabylie, et à fuir ignoblement devant les Prussiens ; quant aux colères de cette Une fleur du jésuitisme militaire et du bonapartisme, Flourens avait profondément méprisé menaces et colères. Ainsi avait commencé à se moraliser l’aimée : comprenant l’abjection de leurs chefs, l’infamie du despotisme qu’ils étaient chargés de défendre contre la nation, les meilleurs soldats ne voulaient plus du service, désertaient en foule.


Sedan survint : Flourens constata que cette journée tuait l’Empereur, proclama qu’elle sauverait la France, et prophétisa qu’elle allait fonder la République universelle, les Etats-Unis d’Europe. Immédiatement il se voulait mettre à l’œuvre, et le plan qu’il proposait à M. Rochefort était, en propres termes, conçu comme il suit :


A l’étranger, l’appel immédiat à la révolution, des barricades à Berlin et à Vienne, l’Espagne arrachée à la trahison de Prim et lancée hardiment dans les voies républicaines, Garibaldi, aidé de 20 000 hommes, de fusils et d’argent, proclamant à Rome la République italienne, des agens envoyés à Londres pour y dire au peuple esclave des travailleurs les principes nouveaux, la solidarité des peuples, l’égalité entre tous les hommes, et jeter bas l’édifice vermoulu de la féodalité normande.

A l’intérieur, la destitution immédiate et la mise en arrestation de tous les états-majors bonapartistes, la rentrée dans le rang de tous les officiers, les Hoche et les Marceau sortant du rang par l’élection… Saint-Cyr n’est qu’une école jésuitique de cadets de l’ancien régime.


Le gouvernement de la Défense nationale n’adhéra pas au programme de Flourens : alors, jugeant son héroïsme incompris, il attacha son nom à la journée du 31 octobre 1870 et aux débuts de la Commune. Dans toute la France d’alors, un seul homme à ses yeux faisait son devoir : c’était Garibaldi. Que ne le laissait-on, lui Flourens, ou que ne laissait-on son cher Garibaldi ramasser en tous lieux, sans appareil militaire, des bataillons de francs-tireurs, et mener brillamment à terme une guerre de partisans ? Les soldats du César allemand, refoulés jusqu’au Rhin, laisseraient libres, à jamais, le temps et l’espace, pour une « ère nouvelle de régénération, d’égalité sociale, de justice et de paix universelle. » S’il avait été loisible à la Ligue de la Paix et de la Liberté, entre 1867 et 1870, d’organiser une force armée pour la défense ou le triomphe des démocraties européennes, Flourens était tout désigné pour en prendre le commandement. Il dut se contenter de cinq cents tirailleurs, à la tête desquels il périt, à l’aube d’avril, dans l’une des sorties qu’essayèrent les troupes de la Commune ; et son trépas, peut-être, fut assez prématuré pour qu’il pût, en expirant, garder quelques illusions sur l’avenir de cette chaotique émeute et imaginer encore qu’elle se dénouerait en une berquinade, dont tous les peuples, devenus frères, se partageraient les rôles.

Flourens, rêvant on ne sait quelles romanesques levées en masse, était l’héritier légitime du vieux parti républicain. Lorsqu’on regarde de près l’histoire de la Commune, on y retrouve, s’essayant à l’application, les thèses aventureuses qu’énonçait l’opposition sous l’Empire et qu’elle commençait d’atténuer depuis qu’elle était devenue gouvernement : telle la théorie de la levée en masse. Un soubresaut de toutes les bonnes volontés ne suffirait-il pas à sauver Paris ? C’est ce que croyait et ce que souhaitait Benoît Malon. Mais Cluseret, plus expert, souriait d’une telle candeur ; il observait que, pour un service quelconque, il fallait commander jusqu’à six, sept, huit et neuf hommes pour arriver à en obtenir un. Les constatations qu’adressaient chaque jour à l’Hôtel de Ville les agens de police occulte qu’on appelait les « reporters Moreau » justifiaient les remarques de Cluseret[3]. Même en maintenant les anathèmes d’antan contre le militarisme, une certaine discipline militaire était donc indispensable : de là les essais de cours martiales, inaugurés à plusieurs reprises durant la Commune, et toujours demeurés infructueux. Car la « cour martiale » était suspecte aux libres citoyens ; cette dernière pousse du système militariste n’était-elle pas le germe d’une trahison ?

Cluseret, durant les semaines où il eut la direction militaire de la Commune, s’abstint scrupuleusement de porter les insignes de son grade et d’afficher des allures de généralissime ; il adressa une proclamation à la garde nationale contre la manie ridicule du galon, des broderies, des aiguillettes ; il laissa la commission exécutive supprimer le grade de général comme incompatible avec l’organisation démocratique de la garde nationale, et poussa même la réserve jusqu’à dépouiller l’uniforme. Jamais l’axiome de la « liberté » républicaine : cedant arma togæ, ne fut plus rigoureusement observé. Mais les suspicions instinctives ne désarmèrent point ; le seul titre de général, rapporté par Cluseret de la libre Amérique, suffisait à les éveiller ; et son arrestation à la fin d’avril, motivée par l’échec d’Issy, fit l’effet à certains membres de la Commune, comme Delescluze et Félix Pyat, d’une de ces mesures de précaution républicaine qu’on ne multiplie jamais assez. Après le général Cluseret, le colonel Rossel fut à son tour suspect, d’autant qu’il avait antérieurement servi dans l’armée régulière. « C’est l’élément militaire qui domine toujours, disait alors Delescluze ; et c’est l’élément civil qui devrait toujours dominer. » De défiances en défiances, la Commune en vint à donner à Delescluze, un journaliste, la direction des forces militaires, et à installer des commissaires civils, MM. Léo Meillet, Johannard, Dereure, aux côtés des généraux. « La Commune, proclama le nouveau délégué à la guerre, a pensé que son représentant dans l’administration militaire devait appartenir à l’élément civil. » On était alors au 10 mai : les progrès constans de l’armée de Versailles rendaient chaque jour plus précaire l’avenir de la Commune. Delescluze ne craignait point, clandestinement, d’incliner la toge devant les armes en allant consulter Rossel retraité. Le 21 mai, tout parut perdu : alors Delescluze et le Comité de salut public, condensant en un manifeste suprême la fermentation de leurs préjugés et le bouillonnement de leurs chimères, crièrent à la populace de Paris, de toute la force de leur angoisse : « Assez de militarisme, plus d’états-majors galonnés et dorés sur toutes les coutures ! Place au peuple, aux combattans, aux bras nus ! L’heure de la guerre révolutionnaire a sonné. » En ces jours d’agonie qu’expia cruellement la mort des otages, la Commune imputait ses désastres à ce qu’elle avait conservé d’appareil militaire ; et les antiques chimères du parti républicain ! sur l’invincible vertu de la levée en masse tentaient un appel, à demi désespéré, à l’insurrection des bras nus. En un dernier soubresaut, la Commune se retrancha dans l’arsenal des souvenirs révolutionnaires : une proclamation du peuple de Paris apprit à l’armée de Versailles, le 24 mai 1871, que « l’heure du grand combat des peuples contre leurs oppresseurs était arrivée : » l’armée de Versailles passa outre, et mit un terme précoce au grand combat.

Avant de succomber, la Commune avait inscrit dans notre histoire une page dont le patriotisme français garde un âpre souvenir : ce fut la destruction de la colonne Vendôme. On a parfois considéré ce sacrilège comme un coup de folie ; et l’on a rendu la Commune responsable de l’état d’esprit qui provoquait de pareils égaremens et de l’état d’esprit qui les tolérait. « Monument de barbarie, symbole de la force brute et de la fausse gloire, affirmation du militarisme, négation du droit international, insulte permanente des vainqueurs aux vaincus. » C’est en ces termes que la colonne était flétrie, dans ce décret du 12 avril qui fut son arrêt de mort. Mais ces termes encore ne sont point d’une langue nouvelle ; ils sont, exactement, la langue que parlaient, à la fin de l’Empire, les Garnier-Pagès, les Crémieux, les Jules Simon, pour exprimer leurs incompréhensibles haines, leurs pudeurs imprévues, leurs irrémédiables soupçons.

Relisez, d’autre part, les longs et filandreux considérans du pacte conclu entre la Commune et l’ingénieur qui se chargeait du renversement de la colonne Vendôme : vous croiriez parcourir une leçon de philosophie humanitaire, tant bien que mal étayée sur le positivisme. Patrie, gloires nationales, qu’importe en vérité ? C’est de l’humanité qu’il s’agit, et c’est de son acheminement vers « un régime social où la théologie sera remplacée par la science et l’activité militaire par le travail et la paix. » A bas l’Empire, donc, qui, par le compromis concordataire et par les victoires napoléoniennes, parvint à « restaurer momentanément le régime théologique et militaire ! » Napoléon Ier voulut « provoquer une déviation brutale de l’histoire, et cette déviation menaça de dissoudre le noyau civilisateur spontanément formé en Occident. » Ainsi la colonne Vendôme, « insulte permanente à la République occidentale, » glorifiait « l’un des plus cruels ennemis du genre humain, » et c’est pourquoi la Commune la renversait. Mais, sans tant épiloguer, elle eût pu trouver à l’avance les considérans de ce décret destructeur dans la littérature républicaine de la fin de l’Empire. N’est-ce pas Edouard de Pompery qui, en novembre 1867, écrivait à Jean Macé :

Un homme qui mérite comme vous le nom de Chrysostome, c’est Lanfrey. Son Histoire de Napoléon, dont le second volume vient de paraître, ouvrira un jour les yeux aux Français sur les dangers de la fausse gloire. Espérons que bientôt ils ne chanteront plus, les imbéciles :


Ah ! qu’on est fier d’être Français
Quand on regarde la colonne !


Et, dans le complément à l’Encyclopédie moderne, à l’article Guerre, Jules Bastide, sans ambages, lançait cet anathème :


Il y a sur la place Vendôme une colonne avec une statue, qui s’élève à plus de 40 mètres. Eh bien ! si les cadavres de tous ceux qui sont, morts pour qu’on put élever ce trophée glorieux étaient couchés côte à côte sur tout le sol de la place, comme ils le sont dans la fosse commune, ils formeraient une pyramide qui monterait bien plus haut que la colonne, et la statue aurait 120 mètres de cadavres par-dessus la tête.


Pyat et Courbet, en 1871, trouvèrent le bras séculier qui exécuta les anciens anathèmes de Bastide. La France en fut frémissante, et l’humanitarisme international en fut taré. Tout proche des campemens de l’ennemi, on humiliait la gloire de Napoléon Ier pour punir Napoléon III de s’être laissé battre : calcul étrange, mais dont l’étrangeté même dénote le caractère complexe de la Commune.

« Ce fut un mouvement international, » disent les uns : et l’on cite Jules Favre, qui faisait retomber sur l’Internationale la responsabilité de l’émeute ; mais Rossel, Martial Delpit, le général Appert, ont justement corrigé cette exagération. Et les autres de dire : « Ce fut comme une ruade lancée par le patriotisme parisien à l’égoïsme des ruraux ; » on se demande, alors, quel en fut le bénéfice et quelle en fut la portée. De fait, il y eut à Paris, deux mois durant, une sorte d’exubérance d’énergies inoccupées ; de véritables hallucinations, fruit de cette pléthore, qui poussèrent une populace à ramener l’histoire tout entière de la guerre à une série de trahisons ; un besoin confus de revanches et de châtimens ; des aspirations troubles où se mélangeaient, suivant les âmes et suivant les heures, le goût de l’héroïsme et le goût du crime, le courage que rien n’arrête et la sauvagerie que rien n’apaise ; un mariage mal assorti entre le patriotisme féroce et l’humanitarisme béat ; et je ne sais quel prurit morbide, enfin, de verser son propre sang par désespoir et d’y mêler le sang d’autrui par vengeance. Ce fut une grande déception pour les dévots des chapelles humanitaires, de voir, ainsi, les fumées de l’humanitarisme se condenser en vapeurs de sang, et de constater que la Commune, pour avoir vainement tenté d’asseoir ses institutions militaires sur la haine du militarisme, avait entraîné d’innombrables vies humaines dans une boucherie plus stérile et plus inféconde que ne le fut jamais aucune des guerres d’antan.


VII

Une désillusion suprême s’entrevoyait : l’éclat même des principes maçonniques, naguère réputés tout-puissans pour unifier ici-bas, en une sorte de cité humaine, la multitude des pairies, subissait une éclipse. Il semblait que, dans l’Allemagne victorieuse, ces principes eussent dû être comme le sel qui féconde la terre, puisque, sur le trône même, la maçonnerie allemande s’enorgueillissait d’avoir des fidèles. Mais on assistait à des apostasies douloureuses ; et la superbe germanique traitait d’insolens ou de fous les maçons étrangers qui prenaient à son endroit la liberté d’une remontrance ou d’un signe de détresse. De surprise, la maçonnerie internationale dut reculer, et rarement ambitions confiantes en elles-mêmes subirent une plus lourde chute.

Le 26 avril 1867, la loge des Trinosophes de Bercy, dont Foussier était alors vénérable, avait adressé une planche aux loges d’Allemagne en faveur de la paix, menacée par l’affaire du Luxembourg. La Grande loge de Francfort-sur-le-Main et les Enfans de la Concorde fortifiée, de Luxembourg, avaient fait à ce message l’honneur d’une chaleureuse adhésion : M. Alfred Desrues, historiographe des Trinosophes, ne publie ni ne mentionne aucune autre réponse. Malgré l’indéniable indifférence qu’avait rencontrée leur appel dans les loges d’outre-Rhin, un certain nombre des Trinosophes continuèrent leurs coquetteries. Ils avaient pour vénérable, en 1870, un observateur apparemment impartial, à qui les « chefs prussiens » semblèrent être cause de la guerre, et ce vénérable — on l’appelait le frère Pugeault — s’opposa, pour ce motif, dans la tenue du 13 juillet, à ce qu’on adressât un nouveau manifeste aux puissances maçonniques. Mais Foussier, futur conseiller municipal de Paris, obtint que la loge passât outre et fut chargé de rédiger le manifeste. Confiant en l’avenir, et considérant que, « tout en étant sensible aux malheurs publics, les Trinosophes sont d’un groupe qui a sa vie propre, » Foussier fit décider qu’on maintiendrait, pour le 23 juillet, les « travaux de récréation » depuis longtemps annoncés : un banquet, un bal, — comme disent les profanes, — devaient avoir lieu ce jour-là. Une bannière en deuil planerait sur ces travaux, pour « faire voir aux sœurs que ce qui se passe au dehors ne laisse pas les Trinosophes indifférens. » Il y eut quelque gêne le 23 juillet ; et lorsque, le 26 août, la loge entendit lecture de la « planche » singulièrement conciliatrice des Enfans de Gergovie, cette gêne s’accentua. On commença par être surpris ; mais l’ « orateur. » de la loge soutint les bonnes intentions des « Frères » d’Allemagne ; un Trinosophe, qui se trouvait être Prussien, appuya l’ « orateur, » et la démission du vénérable mit un terme à la tenue, qui, de toute évidence, avait été troublée. Foussier désormais avait le champ libre parmi les Trinosophes ; et ceux-ci, le 7 septembre, crurent illustrer l’histoire de la Maçonnerie et, subsidiairement, l’histoire des deux patries française et prussienne, en décidant de « rappeler au roi de Prusse, protecteur de la franc-maçonnerie universelle, ses devoirs de franc-maçon. »

Derechef, Foussier prit la plume : il proposa aux vénérables de toutes les loges parisiennes qu’une députation maçonnique fût expédiée au roi Guillaume pour « faire appel à son cœur de franc-maçon. » Quelques vénérables entendirent cet appel ; ils tinrent, à plusieurs reprises, de graves colloques. Les procès-verbaux de leurs discussions nous sont demeurés inaccessibles ; elles ne manquèrent, probablement, ni de vivacité ni de subtilité. Car le résultat fut hybride. D’une part, dix loges parisiennes adressèrent à tous les maçons du globe, par ballon, un long cri de douleur : « Le roi Guillaume et son fils sont nos frères. Ces ambitieux ont trahi leurs sermens, ils sont indignes et parjures ; ils ont forfait à l’honneur… Nous les excluons à tout jamais et répudions toute solidarité avec ces monstres à figure d’homme qui ont trompé jusqu’à nos frères d’Allemagne. Ils ont détourné les francs-maçons allemands du but final de la maçonnerie : la fraternité universelle. » D’autre part, les Trinosophes, persévérans en leur optimisme, ajoutèrent en post-scriptum un appel personnel aux Frères allemands, qu’ils conjuraient de songer au minotaure prussien et à la liberté, à l’avenir et au progrès, aux chemins de fer et à l’électricité, aux « barrières de convention qui séparent les États » et aux « murailles d’ossemens humains qu’élèvent les massacres ; » et les bons Trinosophes concluaient : « Le jour heureux où la civilisation triomphera encore une fois de la barbarie, venez à nous, en frères généreux, nous vous accueillerons avec joie et répandrons sur vos blessures le baume consolateur de la fraternité ! » Foussier jouait au théocrate ; il distribuait anathèmes et bénédictions ; il prétendait incarner, en son pontificat maçonnique, l’équité internationale ; il alternait, avec son robuste maillet, les gestes menaçans et les gestes bénisseurs, tout comme faisaient avec leurs crosses ces prélats du ténébreux moyen âge, auquel Foussier ne pouvait songer sans frémir.

Il est des essors d’ambition qui sont incoercibles : la maçonnerie parisienne connut une de ces exaltations. Elle rêva d’un nouveau Canossa. Le numéro 35 de la rue Jean-Jacques-Rousseau devait abriter cette scène d’histoire : il y avait là un local maçonnique ; et « les frères Guillaume Ier, roi de Prusse, et Frédéric-Guillaume-Nicolas-Charles de Prusse, prince royal héréditaire, furent cités à comparaître en personne ou par représentant ayant qualité maçonnique, le samedi 29 octobre. »

On vit, ce soir-là, quinze à dix-huit cents maçons parisiens se presser dans l’enceinte ; les deux accusés étaient contumaces. Foussier régnait sur l’assemblée ; il fit décider, à l’unanimité, qu’on procéderait immédiatement au jugement. La présidence, pour plus de solennité, fut attribuée à Colfavru, le futur député radical de Seine-et-Oise : il avait, avec Hugo, longtemps représenté, dans les îles anglo-normandes, la liberté proscrite ; il appartenait à ces « victimes du Deux-Décembre, » honorées au lendemain du Quatre-Septembre et pensionnées dans la suite. Thirifocq, qui devait, peu de mois après, mêler la maçonnerie à la Commune, fut un acte d’accusation contre les deux frères couronnés ; l’assemblée frémissante allait passer au vote, lorsque Colfavru, qui était sérieux, eut un scrupule de légalité. Il expliqua que certainement le roi de Prusse avait, par les journaux, connu la citation, mais que régulièrement il fallait la lui transmettre par les voies diplomatiques, « que le citoyen Jules Ferry avait promis le concours du gouvernement, et qu’aussitôt la citation parvenue à son adresse, il serait procédé ainsi que les usages judiciaires le comportent. » Le meeting approuva : sur l’acte d’accusation de Thirifocq, quatre-vingt-dix maçons, représentant leurs ateliers, échelonnèrent leurs signatures ; et une commission de sept membres fut nommée pour obtenir du gouvernement un sauf-conduit qui permettrait de porter la citation. L’histoire n’eut pas de suite : le 31 octobre survint. Jules Ferry, qui fut superbe, ce jour-là, de sang-froid et de courage, avait mieux à faire qu’à servir de factotum dans cette comédie judiciaire ; aucun lien, du reste, ne l’unissait encore à l’église maçonnique ; et les quinze ou dix-huit cents théologiens qui voulaient donner aux Plaideurs une seconde édition retombèrent en sommeil.

Mais la loge Henri IV, probablement jalouse des Trinosophes, essaya de reprendre les poursuites ; elle interpella, le 30 novembre 1870, toutes les puissances maçonniques étrangères, et demanda que les deux têtes couronnées de Guillaume et de Frédéric fussent soumises au verdict d’un aréopage élu par la maçonnerie de l’univers et convoqué à Lausanne ou à Berne pour le 15 mars 1871. « Faute de se rendre à cette citation, stipulaient les Frères de la loge Henri IV, Guillaume de Hohenzollern et son fils seront déclarés traîtres à leurs sermens, félons, et hors la loi maçonnique. Ils seront maudits à tout jamais, et leur mémoire sera livrée à l’exécration de la postérité. » La maçonnerie universelle garda le silence, et l’arsenal de foudres qu’avait en réserve la loge Henri IV demeura sans emploi.

Quelques mois s’écoulèrent encore, durant lesquels certains des Trinosophes s’agitèrent d’une singulière façon. Nous laissons ici la parole à leur historien ; il ne parle que du bout des lèvres, et d’une façon volontairement insaisissable :


Quelques Frères s’étaient mépris sur les intentions du Frère Foussier, et dans le courant de janvier 1871 ils osèrent lui faire la proposition de faire prononcer une condamnation contre Guillaume, devenu empereur d’Allemagne, et contre son fils, disant qu’ils avaient les moyens de faire exécuter la sentence. Le Frère Foussier repoussa cette proposition avec indignation, en disant que la maçonnerie, ne vivant que dans le monde moral, ne pouvait vouloir produire que des effets moraux : qu’elle pouvait bien déclarer un Frère parjure, mais non prononcer des sentences qui rappelleraient les sociétés d’une autre époque. Il ajouta que les ennemis de l’institution pouvaient seuls faire de semblables propositions ; cependant on insista et on offrit au Frère Foussier cinquante mille francs pour faire rendre le jugement : il est inutile de dire qu’il persista dans son refus.


Nous ne nous chargerons point d’expliquer ces lignes un peu étranges, où quelques Frères audacieux apparaissent obsédés du souvenir de la Sainte-Vehme, comme l’était Foussier du souvenir de Grégoire VII : ce qu’il y a de sûr, c’est que, dans les dossiers de la justice maçonnique, l’affaire Hohenzollern demeura définitivement classée.

On put, au reste, deviner bientôt à Paris quel accueil aurait fait la maçonnerie allemande à cette ridicule citation : un démêlé qu’elle eut avec les Frères suisses prouvait à ce moment même, d’une façon fort édifiante, ses susceptibilités d’humeur. La grande loge Alpina, composée des députés de tous les ateliers maçonniques de la Suisse, s’étant réunie à Lausanne le 3 septembre 1870, pour élaborer un long manifeste contre la guerre. Findel, dont le journal maçonnique la Bauhütte était fort apprécié dans les loges d’outre-Rhin, demanda des explications à l’Alpina.


Nous avons été, déclara-t-il, amèrement déçus par ce manifeste, qui blesse le sentiment national allemand. Nous croyons que c’est un devoir maçonnique incontestable de se garder d’une immixtion contraire aux lois maçonniques dans les disputes des partis politiques… Il est injuste de reprocher à la nation allemande d’avoir livré à la boucherie l’élite de sa population sans avoir préalablement essayé une entente ou demandé une médiation… Il est faux qu’on ait fomenté une inimitié trompeuse entre deux grandes races… Il est faux que nos gouvernemens prétendent disposer du sort de leurs sujets et des destinées de l’Europe, car, dans les circonstances actuelles, le peuple allemand est uniformément d’accord avec ses gouvernemens… Nous regrettons que la grande loge Alpina voie les événemens au travers de lunettes aussi troubles et mette les deux nations dans le même sac.


On ne pouvait plus crûment signifier à la maçonnerie universelle, dont le Grand-Orient de France se flattait d’être une docile ramification, que l’on était Allemand avant d’être maçon ; que l’humanitarisme maçonnique, en se mêlant de la guerre franco-allemande, se mêlait de ce qui ne le regardait point ; que le patriotisme germanique avait des droits supérieurs ; et que l’on recommencerait de tonner, en loge, contre les lauriers souillés de sang, lorsqu’on se serait, soi-même, aux dépens de la France, couronné de ces lauriers.


VIII

Elles étaient bien lointaines, encore que toutes proches, les heures d’ivresse humanitaire que l’on coulait doucement, à la loge Concordia, sous les naïfs auspices du Grand-Orient de France, entre maçons français et maçons allemands ! On mit quelque temps, dans les loges françaises, à se remettre d’un pareil coup. Caubet, qui approuvait, lui, le manifeste de l’Alpina, prit l’Allemagne à partie, avec la vivacité de l’amitié trompée ; il lui fit savoir qu’elle entrait dans l’âge de fer de la civilisation, et versa des larmes, non sur la France vaincue, « dont l’action pouvait, plus que jamais, être féconde pour le bonheur de l’humanité, » mais sur l’Allemagne asservie au césarisme. Mais qu’importait à Findel l’avis de Caubet ? Les trois grandes loges de Berlin et la grande loge de Saxe affirmèrent avec fracas leur chatouilleux patriotisme en protestant contre tous les actes de la maçonnerie parisienne, italienne, bruxelloise et suisse, relatifs à la guerre : l’orientation de la maçonnerie allemande était décisive.

Et les soufflets tombaient, étrangement drus, sur les certitudes d’autrefois. On apprenait, au Grand-Orient de France, que le 21 mars 1871, dans une séance de la loge de Potsdam, le Frère orateur avait salué, dans une langue auguste, « le Frère sur le trône, ce premier-né du jeune printemps. » — « Le travail qu’il a accompli, continuait l’orateur, n’a réussi à aucun autre maçon aussi bien qu’à lui… Le mensonge devait être terrassé par la lumière de la vérité : Dieu était avec lui, avec nous, et nous laissa vaincre. » Et les Caubet, les Massol, les Colfavru, cherchaient en vain, dans cette harangue imprévue, ce qu’ils appelaient « la vraie maçonnerie. » Puis d’autres échos leur venaient de Kissingen, à la fin de juillet : là, dans la loge l’Innocence couronnée, on célébrait les « événemens grandioses » qui avaient consommé l’« union si longtemps rêvée, » et l’on signalait la France comme un « foyer d’absurdité, de vanité, d’orgueil, » dont les loges étrangères devaient craindre le contact. La loge de Halberstadt et la loge de Darmstadt expulsaient brutalement des officiers français prisonniers de guerre, qu’elles avaient un instant accueillis ; et l’assemblée générale des Grands-Maîtres, réunie à Francfort le jour de la Pentecôte, étudiait le projet d’une confédération des grandes loges d’Allemagne, avec commission permanente à Berlin. La maçonnerie allemande voulait faire comme la nation allemande, elle voulait s’unifier.

Poliment, fraternellement, la presse maçonnique française multipliait regrets et réserves : mais la Bauhütte ripostait brutalement à Caubet : « Que nos Frères de France veuillent bien garder leur sagesse pour eux, et songer à balayer devant leur propre porte. » Et Caubet, tournant les pages, pouvait lire encore, dans cette même Bauhütte, ce cruel article :


Vainement lu France faisait-elle retentir au loin le cri de détresse : A moi les Enfans de la Veuve ! Personne n’est venu à son secours. Car là il n’y avait pas de secours à donner, à moins que ce ne fût avec l’outil pesant, avec la forte hache du charpentier, avec le lourd levier de fer, afin de démolir, afin de raser jusqu’au niveau du sol, et, après l’avoir bien déblayé de ses décombres, le faire servir à l’élévation d’un édifice nouveau.


Alors François Favre, directeur du Monde maçonnique, fit contre mauvaise fortune bon cœur ; avec une audacieuse désinvolture, il allégua l’exemple même de la maçonnerie allemande, — exemple que d’ailleurs il trouvait « déplorable, » — pour démontrer que « l’esprit cosmopolite de la franc-maçonnerie n’a rien de contradictoire avec l’esprit patriotique. » Il mêlait même à cette argumentation rassurante un développement contre l’internationalisme des Jésuites. Cherchant des argumens pour prouver à ses concitoyens qu’on peut être à la fois maçon et patriote, François Favre en trouvait, et à profusion, au-delà du Rhin ; et jamais on ne pratiqua plus élégamment l’art de tirer parti des insultes.

Jean Macé avait encore plus de sérénité. Il profita d’un appel de l’Alpina, qui avait mis à l’ordre du jour de sa réunion solennelle de 1871 la question suivante : Patriotisme et Maçonnerie ; sa plume humanitaire s’acharna sur cette délicate question, et les Frères lui durent un très instructif travail. Considérant le langage de Findel comme « l’expression isolée de la manière de voir d’un Frère qu’aveuglent en ce moment les ardeurs du patriotisme, » il rappela ce manifeste pacificateur de Kehl, pour lequel il avait quêté, en 1867, des signatures allemandes ; et, s’abritant derrière ce souvenir, il entreprit l’étude philosophique du problème posé.


La patrie maçonnique, dit-il, c’est l’humanité ; disons mieux, car elle est placée plus haut encore : c’est l’idéal de justice à réaliser dans la personne humaine, partout où elle se rencontre. Chaque maçon a la sienne ensuite, dont les intérêts particuliers et les convenances ne sauraient prévaloir, c’est vrai, ni dans son esprit, ni dans son cœur, contre la loi de justice, contre les droits de l’humanité.


Il y a donc une « subordination, forcée pour chacun des maçons, de la patrie personnelle à celle qui nous est commune, à notre idéal de justice. » Cette subordination peut-elle faire du maçon un mauvais citoyen ? Non, répond Macé, car


La famille, la cité natale, la patrie sont une extension progressive de la sphère du moi, s’épurant davantage et pour ainsi dire s’évaporant, à mesure qu’il se répartit sur une plus large surface d’êtres, qui sont siens, en série décroissante, comme parens, concitoyens, compatriotes. Son dernier terme appréciable d’évaporation, c’est l’humanité, dans laquelle il achève en quelque sorte de se perdit ; en s’étendant sur tous les hommes ses semblables, et qui est la région impersonnelle par excellence, celle où l’être humain s’éloigne le plus de l’égoïsme animal. Or, de même que l’aigle qui s’élance vers les hautes régions de l’atmosphère ne peut les atteindre qu’après avoir traversé les couches inférieures, de même l’essor moral, qui enlève l’homme aux extrêmes limites de la sphère du moi, le fait passer par les étapes intermédiaires… L’âme qui a pu s’ouvrir à l’enseignement maçonnique du dévouement à la lointaine humanité ne saurait méconnaître la loi du dévouement à la patrie, qui la touche de plus près.


Macé ne s’attarde point sur ces cimes, qu’on dirait effilées en pointe d’aiguille ; il descend bientôt sur le terrain pratique. « Il y a, dit-il, une manière de comprendre le patriotisme, dont la patrie peut souffrir cruellement. » Et il la définit : c’est la fascination des idées de violence et de conquête ; elles entraînent des représailles, des périls, des contre-coups néfastes. Voilà donc un point où le premier devoir du citoyen est le même que celui du maçon : il doit consacrer toute son énergie à se mettre en travers de pareilles idées. Le vrai patriotisme consiste à assurer à son pays « la palme du progrès dans l’instruction ou dans la civilisation, » et voilà un second point où le devoir du citoyen est le même que celui du maçon : d’autant, ajoute Macé, que « le progrès d’instruction et de civilisation réalisé par un peuple profite toujours aux autres. » En résumé, conclut-il, « le patriotisme et la maçonnerie, placés à une hauteur inégale sur la même échelle, ne font qu’un dans la pratique ; la vraie manière d’être patriote, c’est de l’être à la façon des maçons. » Macé ne pouvait quitter ses frères de l’Alpina sans dire une dernière fois sa surprise au sujet des récriminations allemandes : « Soyons fermes, s’écria-t-il. La maçonnerie a un rôle tout tracé dans les jours néfastes que nous traversons, c’est d’être partout à l’avant-garde du parti de la paix, de celle qu’appelaient de leurs vœux les maçons signataires du manifeste de Kehl. Ce rôle, elle pourra, ici ou là, l’oublier ; mais il lui est interdit par ses principes de le répudier ; quiconque le répudierait de parti pris ne serait plus maçon. »

Cependant, quelle que fût l’adresse de François Favre à tirer argument des insultes allemandes ou la complaisance de Jean Macé à les oublier, une question se dressait, qu’on eût pu croire impossible à éluder : quels devaient être, désormais, les rapports officiels entre la maçonnerie française et la maçonnerie allemande ? Le grand maître, Babaud-Laribière, et les membres du Conseil de l’Ordre, avaient à cet égard les dispositions les plus pacifiques. Babaud-Laribière, dans une circulaire du 1er août 1871, expliqua que nos malheurs seraient aggravés « si, l’enquête venant à démontrer que la maçonnerie allemande a été complice des crimes de la politique prussienne, le Grand-Orient de France était obligé de rompre ses relations avec nos Frères d’outre-Rhin. » Le grand convent se réunit en septembre : M. Poulle, plus tard président à la cour d’appel de Poitiers, était chargé du rapport sur la question allemande ; il le fit très succinct, et conclut à l’ajournement de toute solution jusqu’à plus ample enquête. L’un des meilleurs amis de Jean Macé, Duclaud, plus tard député de la Charente, remplissait dans ce convent les fonctions d’orateur : son devoir était de résumer les discussions. Rivalisant de laconisme avec M. Poulie, il se contenta de dire : « La gravité de la question des rapports avec les puissances allemandes ne vous a point échappé, et votre prudence l’a écartée par un sentiment sur lequel aucun de nous ne s’est fait illusion. » Sur ces entrefaites, l’assemblée se sépara ; on ne voit pas que la question ait figuré derechef à l’ordre du jour du convent de 1872.

L’ « humanitarisme, » au lendemain des sanglantes déceptions qu’il avait essuyées, n’avait plus assez de crédit pour afficher, de nouveau, ses espoirs et ses exigences d’antan : il lui suffisait, pour l’heure, de commander ou de conseiller le silence sur ces déceptions. Rien de plus significatif, à cet égard, que les confidences qu’adressait Jean Macé, en juin 1871, à un Berlinois, fondateur d’une Ligue prussienne de l’Enseignement :


« Ce que je déplore avant tout dans les événemens auxquels nous venons d’assister, c’est la haine qu’ils ont allumée au cœur de mon peuple contre le vôtre. J’y vois un danger permanent pour la liberté et le progrès dans nos deux pays, une arme toujours prête, chez nous comme chez vous, aux mains des marchands de despotisme et de gloire militaire, l’un portant l’autre. Soyez donc assuré que je songe bien plus à l’éteindre qu’à l’attiser, et ne me considérez pas comme un ennemi vaincu qui boude, mais comme un compagnon d’armes momentanément empêché de faire campagne avec vous sur un terrain qui lui est personnellement interdit… »


Bref, parce que l’amertume prolongée des souvenirs est susceptible, un jour ou l’autre, de profiter aux « marchands de gloire militaire » et d’être exploitée par les « marchands de despotisme, » Macé promettait à son correspondant d’outre-Rhin de travailler à « éteindre, » bien loin d’ « attiser. » Comme tous les Français, il projetait au-delà des Vosges un regard attristé ; mais ce qu’il « déplorait avant tout, » ce n’était point le scintillement des casques prussiens, douloureusement éblouissans pour un patriote ; c’était le grossissement de certains nuages de « haine, » dont la fatale poussée troublait son imagination d’humanitaire ; et, s’il prenait le deuil des provinces enlevées, c’était en tant que citoyen du monde. Au lendemain de la catastrophe, Macé, symbole accompli de cette maçonnerie qui lui rendait amour pour amour, demeurait semblable à lui-même, obsédé toujours par le péril du sabre et du goupillon, et fasciné par la contemplation lointaine d’une Europe définitivement unie, qui pardonnerait à la France, enfin désarmée, et protégée dès lors contre tout coup d’Etat, les glorieuses victoires du premier Empire. Il y avait, chez les hommes de cette école, je ne sais quel besoin de modestie pour la France. Témoin certain préfet du Quatre-Septembre, fort apprécié dans les loges, qui, s’excusant, en 1867, de ne pouvoir assister au Congrus de Genève, avait ainsi signé sa lettre aux congressistes : « Guépin, Européen, de votre province de France. » Le traité de Francfort détacha de cette province de France deux larges districts et installa, proche d’elle, un Empire qui se qualifia de national et qui n’affecta point cette audacieuse humilité de jouer à la province. Et, sous l’impression de cet événement, ceux d’entre les républicains qui détestaient les lisières de l’idée de patrie imposèrent du moins quelque discrétion, durant une assez longue période, à leur « humanitarisme » rougissant…


GEORGES GOYAU.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet.
  2. A ce moment même se fondait en Dauphiné, sous les auspices de MM. Bovier-Lapierre, Oscar Durand-Savoyat, Edouard Rey, futurs membres des assemblées républicaines, un journal qui arborait comme programme : « la suppression des armées permanentes et la création de milices nationales pour garantir l’indépendance du pays. »
  3. Voyez de curieuses citations des « rapports Moreau »> dans les récens Souvenirs de M. le général Bourelly (Correspondant du 10 septembre 1900).