Paul Déroulède (Claretie)

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A. Quantin, imprimeur-éditeur (Célébrités contemporaines).

CÉLÉBRITÉS CONTEMPORAINES


P A U L
D É R O U L È D E


PAR


JULES CLARETIE



PARIS
A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
7, RUE SAINT-BENOIT, 7
1883



PAUL DÉROULÈDE




Voici un homme qui n’a pas quarante ans et qui a déjà vécu, par le devoir et le sacrifice à une idée — mieux qu’à une idée, à la patrie — une existence si remplie qu’elle donnerait de l’honneur à deux hommes. Paul Déroulède est, dans notre littérature, ou plutôt dans notre France contemporaine, une physionomie particulière, très sympathique et très attirante. Il marche droit à son but, le plus noble que se puisse assigner un Français : le relèvement de la nation ; et, donnant à cette œuvre unique son temps, sa jeunesse, sa peine, son argent, il accomplit, avec un entêtement superbe, sans découragement et sans ambition, son apostolat national.

Paul Déroulède est Parisien. Il est né le 2 septembre 1846, place Saint-Germain l’Auxerrois, en face de la vieille église dont il écoutait, tout enfant, sonner les cloches en admirant le porche doré, tout enluminé de saints, et les sombres chapelles mystérieuses, aux vitraux éclatants. Son père était M. Joseph Déroulède, avoué à la cour d’appel de Paris, sa mère Amélie Augier. Il a beaucoup vécu, étant enfant, dans les grands bois de Fontainebleau, de Bellevue et sur les bords de l’Océan breton où les siens allaient tous les ans. Sa mère lui apprenait à lire, à écrire. Le soir, en famille, tout haut, on lisait l’Histoire de France et Walter Scott. Ce sont les premières impressions ineffaçables. À huit ans, Paul Déroulède était mis au collège à Vanves, dans l’ancien château des princes de Condé aux vastes salles de classes hautes de cinq mètres, où l’on jouait, en récréation, dans un parc ombragé d’arbres centenaires. Il se rappelle encore la sensation de respect que lui causait le vieux château. Il s’y plaisait presque, malgré la séparation d’avec le foyer. Et puis il était presque fier déjà de porter l’uniforme ! De Vanves, on le mit à Louis-le-Grand, où il se trouva trop enfermé, puis au lycée Bonaparte, où il se sentit trop libre, puis à Versailles, chez un brave professeur, mort aujourd’hui, qui s’appelait M. Chappe et qui, rimant lui-même, compatissait à la passion naissante que Déroulède éprouvait pour les vers. Ce bon M. Chappe, vieux chauvin, faisait des poèmes sur Vercingétorix, et, vieux libéral, aiguisait, bon an mal an, une petite satire contre les abus du pouvoir. Puis, prêchant d’exemple, laissait son élève noircir du papier blanc et composer des pièces sur la Grèce et son indépendance :

Mourons, mes sœurs, mourons, l’étranger nous opprime !
Mourons ; pour un cœur grec l’esclavage est un crime !

Pendant que Paul Déroulède était à Vanves, son père vint le chercher, un jour, pour le faire assister à la rentrée triomphale de l’armée d’Italie, et, un autre jour, pour le conduire aux obsèques d’un de ses oncles, le lieutenant-colonel Déroulède, tué en Cochinchine. L’enfant, devenu homme, n’a jamais oublié ces deux spectacles : l’apothéose de nos soldats vainqueurs et les honneurs funèbres rendus à cet officier mort au champ d’honneur. Il se disait, tout petit qu’il était, qu’il aurait voulu revenir comme les uns ou mourir comme l’autre. Il se le dit encore.

Le jour de sa première communion, Déroulède reçut de sa mère, avec le livre des communiants, un Corneille. Il l’a gardé. C’est dans ce livre qu’il a appris par cœur les vers du vieux maître. Il y aurait à noter encore, pour donner la psychologie de Déroulède, les promenades d’enfant au musée de Versailles, avec son jeune frère André, les longues stations devant les tableaux de toutes ces victoires qui ont fait la France, devant ces portraits et ces statues de vainqueurs qui ont édifié la patrie avec leur gloire et avec leur sang.

« J’ai beaucoup lu dès que j’ai su lire, me disait, une fois, Paul Déroulède, et j’ai beaucoup écouté dès que j’ai entendu. »

Son père, sa mère, son oncle l’ont élevé, son frère André et lui, dans l’horreur de l’étranger et le culte de la France.

En 1863, ses études finies, il fait son droit. Il rime. Il écrit. On lui défendait d’écrire. En 1867, il signe, dans la Revue nationale, des vers du pseudonyme de Jean Rebel. Il est déjà « protestataire. » Une de ces poésies, l’Expérience, celle-là signée Paul Déroulède et qui se termine par ce vers :

C’est tuer la vertu que de porter son deuil,


est imprimée — ô ironie ! ô destinée ! — dans la Revue de Charpentier, au recto d’une page qui porte, à son verso, un article intitulé la Ligne du Rhin.

En 1869, Paul Déroulède voyageait, assistait à l’inauguration du canal de Suez, visitait l’Egypte, revenait par l’Italie qu’il étudiait longuement, ayant pour guide le peintre belge Jean Portaëls qui devait, plus tard, recueillir et soigner André Déroulède blessé à Sedan. Il visitait l’Espagne, l’Autriche, la Hollande, la Bavière, la Saxe, la Prusse, lisait, étudiait et écrivait, tout en terminant son droit avec la grande crainte d’être obligé de se servir, un jour, de son titre d’avocat. Et, débutant enfin, le 9 juin 1869, il faisait représenter à la Comédie-Française une pièce, ou plutôt le débris d’une pièce en cinq actes, en vers, réduite en un acte absolument disproportionné, mais qui nous parut forte de promesses, très violente et très mâle.

« En deux mots, disions-nous alors dans l’Opinion nationale, le Juan Strenner de M. Déroulède est l’élève du peintre Rubens. Rubens est l’élève de Mme Strenner ; Juan s’aperçoit que ce maître qu’il vénère trahit son père, son père à lui, Strenner. Il provoque Rubens, puis, terrible, il veut le tuer, et comme sa mère se précipite devant lui, il sort tenant encore le poignard dont il allait frapper le coupable. Eh bien ! dit alors le maître d’Anvers à Mme Strenner:

Nous vivrons tous les deux dans un obscur remord ;
Viens, ton fils est parti !

Et un moine répond, à Rubens en entrant sombre et pâle :

Partez, son fils est mort !

Juan Strenner s’est frappé lui-même.

Tout cela écrit d’un style ferme, dans une langue mâle, avec la furia de la jeunesse[1]. » La pièce, admirablement jouée, fut assez vivement applaudie et sifflée pourtant à un passage, celui-ci :

Que l’art ait son métier auquel on se façonne,
On n’y devient quelqu’un qu’en n’imitant personne !

Cette déclaration de principes avait, paraît-il, choqué un imitateur farouche, qui prétendait que Déroulède reniait les maîtres en s’exprimant ainsi.

Arrive, après le voyage en Égypte, l’année 1870. Il y eut là pour Paul Déroulède comme un chemin de Damas, et l’éclair qui lui dessilla les yeux fut l’épée sanglante de la Prusse.

Il a pu dire, avec une âpre éloquence, dans la pièce intitulée le Réveil :

J’ai vécu, j’ai chanté, j’aimais.

Fou de joie, ivre d’espérance,
Sans chercher ce qu’était la France,
Sans savoir si j’étais Français,

J’ai vécu, j’ai chanté, j’aimais.
J’ai vécu, j’ai souffert, je hais.

Enrôlé pour sa délivrance,
Je sais que la France est ma France,
Je suis sûr que je suis Français…

J’ai vécu, j’ai souffert, je hais !

La guerre éclate, Wissembourg arrive, puis Frœschwiller et Forbach. Le poète de la Revue nationale laisse la plume, l’auteur dramatique de Juan Strenner jette au loin ses manuscrits, et M. Paul Deroulède devient zouave. Il était l’aîné d’un jeune frère, encore au collège, mais ardent et bouillant comme lui. Un jour, on vit arriver au camp de Châlons, où se reformait l’armée, une femme tenant un jeune homme imberbe par la main. C’était la mère qui dit à son fils aîné :

« Ton frère veut combattre avec toi. Je te l’amène ! »

Les vieux zouaves, frappés de cette sorte d’apparition, n’appelèrent plus désormais les deux jeunes gens que les enfants à la mère.

On marcha sur Sedan. Le régiment de zouaves — le 3e zouaves, celui de Palestro — essaya de percer les lignes allemandes. Paul Deroulède vit tomber son frère : il le prit dans ses bras, le porta près de là au pied d’un arbre, à l’abri, et, le laissant étendu, il retourna au combat. On le fit prisonnier. À Breslau, où on l’interna, il croyait son frère mort. Il réussit à s’évader, gagna la Bohême, rentra en France, demanda une arme encore à la patrie et fit les campagnes de la Loire et de l’Est. Le lendemain du jour de l’attaque du château de Montbéliard, son nom fut mis à l’ordre du jour de l’armée. Et, tandis qu’il combattait ainsi sur la frontière de Suisse, son frère, guéri, sauvé, était de ceux qui allaient arracher aux Arabes révoltés notre colonie africaine. Combats inconnus, ignorés, étouffés sous le fracas de la grande guerre, où des mobiles et des mobilisés reprirent, tambour battant, la Kabylie. Un jour, à l’Institut, lorsque lon couronna les Chants du soldat, on put voir assis, côte à côte, les deux frères, l’aîne en uniforme de sous-lieutenant de chasseurs à pied, la croix sur la poitrine ; le plus jeune, en uniforme de polytechnicien et décoré de la médaille militaire. Cette médaille, le frère de Paul Déroulède l’avait portée un an, cousue sur sa tunique de lycéen, car il était rentré au collège en revenant de Kabylie. Et on avouera que M. Patin n’eut pas grand’peine à louer doublement l’auteur des Chants du soldat et de ses vers et de ses actes. Hardi, convaincu, bien vivant et résolu, patriote jusqu’aux ongles, M. Paul Déroulède avait, du moins, le droit de célébrer le dévouement et de pleurer les malheurs de cette armée dans les rangs de laquelle il avait vaillamment combattu. C’est l’épée à la main qu’il pouvait et peut réciter les vers qu’il compose et s’écrier comme Tyrtée : — Que chacun marche au combat d’un pied ferme, en mordant ses lèvres de ses dents !

Avec ses souvenirs intimes de guerre et de captivité, Déroulède écrirait le plus alerte et le plus poignant des volumes. Français sur le champ de bataille, il demeura Français dans la forteresse où on l’avait emprisonné. Il adressait à sa sœur, alors en Belgique, des lettres qui devaient passer sous les yeux du commandant prussien, le général Von den Linden, et il ne renonçait pas à mettre dans ses moindres billets ses patriotiques espérances. Le général le faisait appeler, lui disait : « J’ai biffé telle phrase… » et discutait les lettres du prisonnier. Tel terme était exagéré, impropre, par exemple : résistance à outrance.

Un jour, Déroulède avait parlé dans sa lettre des « troupes que le gouvernement de la Défense nationale pouvait mettre encore en ligne. »

« Il y a là un mot inexact, dit insolemment le général. Quand on est battu, on n’est pas une troupe, on est un troupeau.

— Monsieur, dit Paul Déroulède, vous êtes ici pour me condamner à subir votre prison, mais non pas vos leçons de français. »

Il fut mis au cachot, en effet. Il bravait, avec sa verve juvénile, le chef qui le retenait prisonnier. Quand il s’évada — au péril de sa vie, pour aller rejoindre l’armée de la Loire — il eut une idée bien française, narquoise et vaillante à la fois. Il prit une de ses cartes et, sous enveloppe, l’adressa au général Von den Linden, avec ces trois lettres railleuses tracées au crayon : P. P. C. Quelle dut être la fureur de l’Allemand !

Déroulède s’était bien battu à Sedan. Il se battit bien à l’armée de l’Est. On a conté comment près de Tours, harassé de fatigue, endormi au fond d’un fossé, il fut conduit à Gambetta, qui lui mit en mains une épée. Gambetta voulait le faire capitaine : « Je ne suis qu’un soldat de trois semaines, dit Déroulède. Donnez-moi le galon de sous-lieutenant, c’est bien assez ! » Il avait connu jadis Gambetta à l’orchestre du Théâtre-Français, où ils applaudissaient les mêmes passages de Corneille, de Racine, de Molière, de Beaumarchais, d’Augier, et où ils échangeaient de vive voix leurs sympathies littéraires.

M. Edmundo de Amicis, un cœur italien très français et un littérateur du talent le plus rare, a écrit, en soldat et en poète, des pages très émues sur cette partie de la vie de Déroulède, son ami. Déroulède, en campagne, devait chanter les turcos, ces braves gens à face noire. Il avait un turco qui s’était pris pour lui d’une affection de chien dévoué. Un soir de bataille, le jeune officier, harassé, avait choisi, pour dormir sur la terre brune, une planche trouvée dans quelque ferme. Le lendemain, en se relevant dans le froid de l’aube, il dit : « J’ai bien dormi. Elle était bonne, cette planche ! » Son turco était là, écoutant. Le soir, après une écrasante journée de marche, au moment où les soldats cherchaient le sommeil au coin d’un bois, Déroulède vit le turco apportant, avec un bon sourire éclairant sa chair noire de l’éclat de ses dents blanches, la planche que, la veille, le poète avait prise pour lit.

« La voici, ta planche, mon lieutenant ! Tu as dit comme ça qu’elle est bonne ! »

Et, chaque soir, à travers les hasards de la route ou de la bataille, le turco (comment fit-il ?) apportait à Paul Déroulède, en le tutoyant avec la familiarité des gens de la même tribu, la bonne planche sur laquelle le lieutenant s’était endormi.

D’autres épisodes de l’Année terrible sont restés gravés dans la mémoire du poète-soldat. Il revoit encore, avec des frissons, la bataille dans les rues de Paris, les journées de Mai de la Commune. En ces heures troubles, il s’agit moins, a-t-on dit, de faire son devoir que de savoir où est le devoir même. Déroulède, la paix signée avec l’étranger, sut où était le devoir pour lui : sous les plis du drapeau pour lequel il venait de combattre. Il demeura au régiment, le régiment marchant contre la Commune. Il y demeura « simplement, dit-il, pour que la Prusse ne fit pas la police chez nous », aimant mieux, d’ailleurs, ceux qui vont aux barricades que ceux qui les y envoient. Une balle, tirée à bout portant par un petit ouvrier qu’il voit encore sur la barricade de Belleville, lui fracassa le bras. Il y avait deux heures qu’on tiraillait sur la barricade.

« Elle n’est pourtant pas difficile à prendre, dit Paul Déroulède.

— Ah ! vraiment ! fit son capitaine, gouailleur, prenant toujours un peu cet officier de la veille pour un pékin. Eh bien, prenez-la, vous ! Allez-y !

— Tout de suite, mon capitaine ! »

Et Déroulède, encore vêtu de la tunique bleu de ciel des turcos, dit aux chasseurs à pied qu’il commandait maintenant :

« En avant, chasseurs ! »

Il enfile les rues sous les balles. Le voilà sur la barricade, saisissant, de sa main gauche, le drapeau rouge planté sur les pavés. Alors, face à face, à bout portant, un jeune homme « en bras de chemise » lui décharge un coup de fusil. Le bras de Déroulède tombe cassé, le long de son corps ; sa main lâche le drapeau rouge. Il s’abat sur les pavés, mais la barricade est emportée.

De sa blessure au bras Paul Déroulède fut longuement malade. La guérison fut même un miracle opéré par le docteur Dolbeau, auquel est dédiée la pièce X des premiers Chants du soldat. La convalescence devait être plus longue que la maladie, car il fallait laisser se ressouder les os de ce bras absolument broyé, dont la balle avait emporté plus de trois centimètres et qui rejetait encore plus de dix esquilles. Dès que le blessé fut transportable, il alla, avec tous les siens, vivre dans une propriété de son père, au fond de l’Angoumois. Cette propriété, qui se compose de deux métairies et d’une vieille maison toute enlierrée, est située sur les bords de la Nivonne et s’appelle l’Angély. C’est là qu’en revoyant toutes ses notes prises au jour le jour, pendant la guerre, en y retrouvant quelques strophes jetées, çà et là, au hasard de l’inspiration, l’idée lui vint d’écrire un petit volume de chants militaires. Il avait bien retrouvé aussi dans ses cartons des plans de pièces, des actes même déjà tout faits, mais tous ces anciens projets ne répondaient plus à son idée présente : essayer de consoler un peu la France vaincue en honorant les efforts de sa défense, tâcher d’empêcher la France conquise de consentir à une déchéance qui ne deviendrait irrémédiable que le jour où elle serait acceptée. C’est à quoi Déroulède se consacra, et, chose étrange, ce petit volume des Chants du soldat qui fut la rentrée du poète dans les lettres, fut cause aussi de sa rentrée dans l’armée. Déroulède, en effet, ne s’était engagé que pour la durée de la guerre, et il comptait déposer l’épaulette que la commission des grades lui avait conservée ; c’est la publication des Chants du soldat qui mit le commandant Lanes en droit de tenir ce langage : « Vous venez de signer une bonne œuvre qui nous fera du bien à tous. Voulez-vous faire mieux encore ? Restez avec nous dans cette armée que vous aimez et qui vous aime déjà. Vous vous êtes engagé pour la durée de la guerre. Eh bien, — vous le dites vous-même, — cette paix honteuse n’est qu’une trêve, la guerre n’est pas finie et votre engagement n’est pas rompu. Nous avons besoin que ceux qui ont été d’un bon exemple en temps de guerre soient de bon exemple en temps de paix. Je sais que je vous demande un gros sacrifice, mais vous le ferez. »

Et Déroulède le fit ! Et les six ans qu’il passa alors sous les drapeaux peuvent bien compter parmi les meilleurs et les mieux employés de sa vie. Il n’en parle qu’avec émotion. Il apprit là à estimer, à apprécier et à chérir cette noble armée française. Il comprit de quel esprit de sacrifice et d’abnégation, d’honneur et de dévouement, est faite, heure par heure, cette vie militaire qu’osent railler ceux qui l’ignorent et que savent seuls respecter et honorer ceux qui l’ont menée. C’est lui que je cite en traçant ces lignes. Ce fut pour le poète une longue leçon de philosophie pratique et de patriotisme en action que son passage par les camps et par la caserne. Alfred de Vigny ne nous conseillait-il point de faire, sac au dos, notre apprentissage de littérateur ?

Paul Déroulède venait de passer lieutenant avec le numéro un sur les huit cents candidats de l’année, quand un accident de cheval emporté lui brisa la jambe gauche et le rejeta tout à coup dans les lettres. Le pied était déboîté. Pendant la convalescence, plus longue que la première, il écrivit les Nouveaux Chants du soldat et l’Hetman.

Les Chants du soldat méritaient le succès éclatant, populaire, qui les avait accueillis. Comme on l’a fort bien dit en tête d’un choix de ces poésies, Chants patriotiques destinés aux écoles : « Les incidents de la vie militaire, les sentiments qui étreignent le cœur d’un jeune soldat pendant une longue et douloureuse guerre pour la défense du pays, les courts enthousiasmes, les grands désespoirs, la haine vouée à l’étranger pour aussi longtemps qu’il détiendra notre sol, les fautes et les repentirs, et, par-dessus tout une immense espérance en l’avenir, voilà ce qu’on trouve dans ces vers, » Les premiers vers en disent l’accent :

Que la France n’ait plus, chez les peuples du monde,
Ni voix dans leurs arrêts ni place à leurs grandeurs !…
C’est une calomnie infâme et si profonde
Qu’un vaincu qui la dit étonne ses vainqueurs.

Et Déroulède témoigne hautement des dévouements à la patrie :

J’ai vu des régiments, aux jours de défaillance,
Se porter en avant et se dévouer seuls,
Pour qu’on pût dire au moins, en parlant de la France,
Que ses drapeaux étaient encor de fiers linceuls !

Compagnon des combattants, il a des accents déchirants, humains, irrésistibles, vengeurs, lorsqu’il défend nos malheureux soldats accusés de lâcheté, arrivant pâles dans un village qui leur crie :

Ils ont eu peur, ces soldats !

Et le poète :

Ils ont eu faim, c’est moins drôle !
Pas vous, n’est-ce pas ? Tant mieux !

Et, simple et admirable, le trait soufflette avec colère les lâchetés insolentes. L’accent vrai est là, et ce qui fait, avant tout, le poète : — le cœur.

La critique magistrale avait admirablement caractérisé la valeur des deux volumes de Chants du Soldat. Paul de Saint-Victor en parlait avec une autorité éloquente lorsqu’il disait : « Le talent est grand, mais l’inspiration est plus haute encore. Le poète se soucie moins de ciseler ses vers que de les tremper. Leur éclat est celui des armes, leur cadence semble réglée sur celle d’une marche guerrière. Il n’entre que du fer dans les cordes de cette lyre martiale, C’est de l’héroïsme chanté. »

Et, plus loin, en une belle et poignante image, le critique parlait encore de « ces petits poèmes qui versent à la France, dans son casque brisé, la boisson des forts. »

Banville lui-même, le poète de la forme achevée, se souvenant de ses propres colères, de ses Idylles prussiennes, écrivait à propos du premier volume des Chants du Soldat : « Il sent la bataille et la poudre, et dès qu’on l’a ouvert, il nous enivre par un parfum de bravoure, d’insouciance, de jeunesse et de mâle vertu »

Les Marches et Sonneries ont continué le succès populaire des Chants du soldat. Déroulède les publie toujours dans ce commode petit format in-32 si bien fait pour la poche, le sac ou la giberne. Petits livres, non de chevet, mais de campagne, compagnons d’étape et de bataille, chansons de deuil préparant les victoires.

Ah ! clairon, réveille, réveille,
Ah ! clairon, réveille-nous donc !

Toutes ces pièces : 1871-1881, Au Porte-Drapeau, Pro Patria, Stances au sergent Hoff, ont le même accent de protestation courageuse, de colère entêtée, de patriotisme acharné. Déroulède n’ôte ni son crêpe ni son sabre. Surtout à la résignation des pacifiques à outrance il oppose le vieil honneur de la France armée :

Bon an mal an, dans tes campagnes,
À faire ton métier de chien,
Plus tenu qu’on ne l’est aux bagnes,
Officier, qu’est-ce que tu gagnes ?
   — Un peu d’honneur !
                                        — Ça vaut combien ?

Il est bon de faire entendre de tels mots dans un pays où de prétendus artistes affirment que la meilleure leçon de patriotisme à donner à un pays c’est de lui léguer un chef-d’œuvre (où sont les chefs-d’œuvre ?), et où des esthéticiens peuvent écrire, à propos d’un tableau représentant des Prussiens insolents : « Le peintre a bien fait de montrer la bêtise de l’épaulette, mais l’épaulette française est aussi absurde que l’épaulette allemande. » Soit. Mais, pour le moment, l’épaulette française c’est notre honneur même insulté et que, Dieu merci, certaines âmes ne se résignent pas facilement à voir outrager.

Au théâtre, l’auteur des Chants du soldat apporta les mêmes qualités et servit la même cause. « Servir, c’est sa devise. »

L’Hetman, le drame en vers que Déroulède donna à l’Odéon, était l’incarnation du devoir et de la patrie. Il parle fièrement et agit de même. Il combat, lui chef des Cosaques, contre Wladimir IV, roi de Pologne, fils de Sigismond III et d’Anne d’Autriche et vainqueur du czar Michel ; c’est la première fois peut-être qu’on verra, sur une scène française, les Polonais oppresseurs et les Cosaques opprimés ; Déroulède l’a voulu ainsi, la patrie cosaque n’étant pas chose bien déterminée, délimitée aux yeux du public, de telle sorte que ce qui apparut clairement, ce qui ressortit du drame, ce ne fut pas une patrie, mais la patrie.

Après ce drame, plein d’une ardeur vaillante, où il avait voulu retracer les devoirs de l’homme pour la défense et la libération de la patrie, l’idée était venue à Déroulède d’entreprendre une œuvre qui fût la démonstration de la nécessité d’une foi dans une patrie, en même temps qu’un essai de rapprochement entre la liberté et la religion. C’était la Moabite. D’abord reçue à l’Odéon, puis au Théâtre-Français pour y être jouée en novembre 1880, la Moabite n’eut pour toute représentation qu’une lecture chez Mme Adam. Le succès de la brochure n’enlevait qu’à demi à Déroulède, pourtant philosophe, la tristesse que lui causait une telle déconvenue. Il ne s’en remit pas moins au travail et la pièce qu’il commençait alors, un Pierre le Grand, était destinée à compléter, avec l’Hetman et la Moabite, une sorte de trilogie patriotique dont voici les trois titres : la Patrie et la Guerre ; la Patrie et la Religion ; la Patrie et l’État.

Comme il en était là, la guerre de Tunisie éclate, le capitaine André Déroulède part pour l’armée et ce fut sur les seules instances de Gambetta que l’auteur des Chants du soldat n’accompagna point son frère. Paul Déroulède allait entreprendre, d’ailleurs, une autre campagne, celle qui demanderait une notice plus longue que celle-ci et pourrait s’appeler l’Histoire de la Ligue des Patriotes.

Au mois de janvier 1882, Déroulède, tout entier à son drame russe, lut, un matin, ceci dans l’Officiel : « Une commission d’éducation militaire est instituée au Ministère de l’instruction publique » et, parmi les membres de cette Commission, figuraient son nom et celui d’Édouard Détaille, son ami. Le premier mouvement d’égoïsme littéraire du poète, absorbé par son drame, fut de refuser ; mais il se dit bien vite qu’il n’en avait point le droit et, toujours identique avec lui-même, il mesura moins le degré d’honneur qu’on lui faisait que la somme de devoirs qu’on lui imposait. Il accepta, travailla trois mois assidûment, ne faisant plus que rapports sur rapports et laissant dévorer son temps et sa vie par cette tâche qu’il croyait devoir aboutir à l’organisation, par l’État, d’une véritable éducation patriotique et militaire. La brochure que Déroulède écrivit en sortant de cette commission dit nettement pourquoi et comment l’auteur des Chants du Soldat donna sa démission à la suite d’une discussion avec M. Jules Ferry, discussion qui semble avoir, par réflexion, convaincu le ministre, autant qu’on en peut juger par le très beau et très bon discours prononcé, un mois après, à Reims, lors de la célébration de la huitième fête fédérale de Gymnastique.

Voilà donc Déroulède libre de son temps après cette démission et sa brochure, et il s’était déjà remis à son Pierre le Grand quand il vit arriver, un beau jour, d’anciens collègues de la Commission d’éducation militaire au Ministère de l’instruction publique : « Si vous avez, lui dirent-ils, donné votre démission parce que vous étiez simplement désireux de retourner à vos travaux habituels, nous n’avons rien à objecter ; mais si vous l’avez donnée, comme nous le croyons, parce que vos idées ne sont pas acceptées et ne seraient pas appliquées, fondez avec nous une Société d’éducation patriotique et nous acceptons et appliquons vos idées. Il vous appartient plus qu’à aucun d’être le promoteur et le propagateur de cette campagne. Marchez, et nous marcherons ! » C’était, une fois encore, le raisonnement du commandant Lanes à son soldat. Déroulède remit son drame dans ses cartons et, un mois après, avec son mot d’ordre : Qui vive ? France ! la Ligue des Patriotes était fondée, à la suite d’un entraînant discours de l’auteur de l’Hetman dans une fête au gymnase Heiser (18 mai 1882).

— On n’attaque que les faibles, s’écriait Déroulède, on ne surprend que les oublieux, on n’opprime que les lâches !

Depuis, il l’a répété à Paris, à Rouen, au pied même de la statue de Strasbourg ; et, quand du fond de la foule, qui ne croit guère qu’à des ambitions personnelles, des auditeurs se détachent qui, après avoir applaudi l’orateur, lui conseillent et lui proposent un mandat de député — comme si le poète n’était pas au-dessus du politicien ! — Déroulède répond fièrement et sincèrement, ce qui vaut mieux :

— Je n’ai pas d’ambition. Ou, si vous la voulez connaître, mon ambition, la voici : être député de Strasbourg et décoré de la croix d’officier sur le champ de bataille !

Mais je regarde les feuillets qui me restent pour achever le portrait littéraire et moral du poète militaire. À peine ai-je le temps d’indiquer que Paul Déroulède ne vit plus que pour ce but : rallier les forces vives du pays vaincu, préparer des libérateurs aux provinces conquises, faire aimer et servir la France par tous les Français, mettre la patrie au-dessus des partis, arriver à former une nation à laquelle un Othoniel gaulois (son héros) puisse dire avec sagesse et avec raison :

En avant ! Tant pis pour qui tombe,
La mort n’est rien. Vive la tombe
Quand le pays en sort vivant.
              En avant !

Toute l’activité de l’auteur de l’Hetman se dépense, sans s’user, dans cette œuvre qui a pour organe un journal : le Drapeau.

Je voudrais que ceux qui reprochent l’activité généreuse que Déroulède apporte à cette sorte d’apostolat l’entendissent. Il y a dans sa parole la foi qui entraîne. Il ne pense jamais à lui ; il use, je le répète, son temps, sa force, son argent, à cette œuvre, et nous, qui l’aimons, nous réclamerons de lui — énergiquement, mais vainement — un peu plus d’égoïsme ; nous lui dirons, comme les siens le lui disent sans doute, qu’il a son œuvre littéraire à achever, que de beaux vers servent aussi et rehaussent la patrie. Il ne nous écoutera pas. Et pourquoi son père, sa mère, lui ont-ils mis au cœur un aussi ardent amour de la France ?

Oui, cette femme au cœur français, à l’àme fière,

Qui mène vaillamment ses deux fils aux combats,
Oui, cette femme-là, cette femme est ma mère,
Et c’est mon frère et moi qu’elle a créés soldats.

Ainsi Déroulède, soldat, servant la nation par sa parole et par ses écrits, a, pour tous les deuils et pour toutes les fêtes de notre France un cri qui va à l’âme. Hier, c’était Jeanne Darc, la sainte de la patrie, la patronne des envahis, qu’il chantait en vers ; aujourd’hui, c’est ce noble et pauvre Henri Rivière qu’il célèbre, ou c’est l’Éducation militaire, nationale, qu’il réclame en prose. Demain, prenant la parole devant la foule, il attaquera le traité de commerce imposé par l’Allemagne, qui nous ruine, ou il combattra le cosmopolitisme ressemblant au vague humanitarisme d’un homme qui aimerait tout le monde pour ne pas aimer les siens. « Soit, s’écriera Déroulède, tous les peuples sont nos frères, mais dans la famille, celui que je préfère, c’est mon frère français ! »

Et cet homme jeune, grand, souriant, charmant, était fait pour aimer, pour sourire ! Mais on la contraint à combattre :

Ma jeunesse a souffert d’un mal que rien n’apaise,
Le partage du sol, la défaite au combat.

Alors, avec une verve bien française, il a ramassé le gant ou plutôt l’épée brisée et il a fait de sa vie une éternelle bataille. Il garde d’ailleurs, dans cette lutte, le panache, la plume qui palpitait au bonnet des grenadiers entrant autrefois dans les villes. Le maître peintre Jean Portaëls à qui Déroulède a dédié un de ses Chants du soldat, — l’Ébauche, — nous a conté que, cherchant dans l’ambulance, après Sedan, André Déroulède, qu’on lui disait mort, aperçut, parmi les blessés de l’ambulance, un soldat qui avait, sur son lit, à côté de taches de sang, une rose, une superbe rose épanouie. De loin, M. Portaëls se dit alors : « Voilà Déroulède ! »

Il n’y avait que Déroulède qui pût, au milieu de ce deuil, apporter à un mourant une rose. Eh bien ! cette rose, cette fleur, cette poésie piquée à côté de la cocarde, au shako, ou sur le cœur, c’est Déroulède tout entier, c’est bien Déroulède vraiment, — poète et soldat, — et prêt à mourir sous le linceul tricolore avec une chanson aux lèvres et une rose aux dents.

Je sais qu’on pourra reprocher à Paul Déroulède une imprudence qui n’est toujours qu’un excès de générosité, mais ce Français épris de sa France n’a jamais ressenti et a du moins combattu toujours un sentiment inconnu jadis à cette race gauloise qui, hormis la chute du ciel, ne craignait rien sur terre ; un sentiment que les prudents et les politiques, — les politiciens surtout, — ont tristement travaillé à acclimater en France et qui s’appelle : la Peur !

« Je n’ai de rien tant peur que de la peur ! » disait Montaigne. Paul Déroulède n’a peur que de cela. Il est le clairon qui, éperdu, sonne le devoir à l’oreille des couardises. Sommes-nous menacés ? Oui. Sommes-nous haïs ? Oui. Serons-nous attaqués ? Oui. Eh bien ! pour ce jour-là, il faut des chants qui fouaillent les trembleurs et stimulent les craintes. Ces chants, Déroulède — et c’est son honneur et ce sera sa gloire — les a écrits. Comme Béranger, il ne se vante pas d’avoir fait des odes. Il serait fier d’avoir écrit les chansons de marche et de combat. Haine à la guerre, à l’atroce guerre, à la guerre qui est le massacre, l’incendie, la bombe, le pétrole, le vol, le sang ; — haine à cette sauvagerie qui paraît dix fois plus sauvage, cent fois plus atroce, plus hideuse, plus dégoûtante avec les railways qui la charrient et les télégraphes qui racontent au monde ses prouesses meurtrières ; mais puisqu’il faut la faire, puisqu’on nous attaquera un jour, puisqu’on nous déteste et qu’on nous guette, faut-il nous laisser égorger sans nous défendre ? Faut-il cultiver la Peur comme le champ d’ivraie qui finirait par étouffer le bon grain ? Non ! il faut crier : Courage ! il faut répéter : Devoir ! il faut dire et redire : France !

Et si l’on succombe, ce sera pour toi, patrie ! Et mieux vaut mourir que pourrir !


  1. On voit d’ici, ajoutions-nous, Maubant en moine, Lafontaine avec la moustache en croc de Rubens et Coquelin, Téniers sortant de la taverne.