Paula Monti/I/I

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Paula Monti ou l’Hôtel Lambert
Paulin (Tome 1p. 1-11).
Première partie


PREMIÈRE PARTIE


CHAPITRE PREMIER

LE BAL DE L’OPÉRA.


En 1837, le bal de l’Opéra n’était pas encore tout à fait envahi par cette cohue de danseurs frénétiques et échevelés, chicards et chicandards (cela se dit ainsi), qui, de nos jours, ont presque entièrement banni de ces réunions les anciennes traditions de l’intrigue et ce ton de bonne compagnie qui n’ôtait rien au piquant des aventures.

Alors, comme aujourd’hui, les gens du monde se rassemblaient autour d’un grand coffre placé dans le corridor des premières loges, entre les deux portes du foyer de l’Opéra.

Les privilégiés se faisaient un siège de ce coffre et le partageaient souvent avec quelques dominos égrillards qui n’étaient pas toujours du monde, mais qui le connaissaient assez par ouï-dire pour faire assaut de médisance avec les plus médisants.

Au dernier bal du mois de janvier 1837, vers deux heures du matin, un assez grand nombre d’hommes se pressaient autour d’un domino féminin assis sur le coffre dont nous avons parlé.

De bruyants éclats de rire accueillaient les paroles de cette femme. Elle ne manquait pas d’esprit ; mais certaines expressions vulgaires et le mode de tutoiement qu’elle employait prouvaient qu’elle n’appartenait pas à la très bonne compagnie, quoiqu’elle parût parfaitement instruite de ce qui se passait dans la société la plus choisie, la plus exclusive.

On riait encore d’une des dernières saillies de ce domino, lorsque, avisant un jeune homme qui traversait le corridor d’un air affairé pour entrer dans le foyer, cette femme lui dit :

— Bonsoir, Fierval… où vas-tu donc ? Tu parais bien occupé ; est-ce que tu cherches la belle princesse de Hansfeld, à qui tu fais une cour si assidue ? Tu perdras ton temps, je t’en préviens ; elle n’est pas femme à aller au bal de l’Opéra…. C’est une rude vertu ; vous vous brûlerez tous à la chandelle, beaux papillons !

M. de Fierval s’arrêta et répondit en sonnant :

— Beau masque, j’admire en effet beaucoup madame la princesse de Hansfeld ; mais j’ai trop peu de mérite pour prétendre le moins du monde à être distingué par elle.

— Ah ! mon Dieu ! quel ton formaliste et respectueux ! on dirait que tu espères être entendu par la princesse !

— Je n’ai jamais parlé de madame de Hansfeld qu’avec le respect qu’elle inspire à tout le monde — dit M. de Fierval.

— Tu crois peut-être que la princesse… c’est moi ?

— Il faudrait pour cela, beau masque, que vous eussiez au moins sa taille, et il s’en faut de beaucoup.

— Madame de Hansfeld au bal de l’Opéra ? — dit un des hommes du groupe qui entourait le domino — le fait est que ce serait curieux.

— Pourquoi donc ? — demanda le domino.

— Elle demeure trop loin… hôtel Lambert… en face de l’île Louviers. Autant venir de Londres.

— Cette plaisanterie sur les quartiers perdus est bien usée… — reprit le domino. — Ce qui est vrai, c’est que madame de Hansfeld est trop prude pour commettre une telle légèreté, elle que l’on voit chaque jour à l’église…

— Mais le bal de l’Opéra n’a été inventé que pour favoriser, au moins une fois par an, les légèretés des prudes — dit un nouvel arrivant, qui s’était mêlé au cercle sans qu’on le remarquât.

Ce personnage fut accueilli par de grandes exclamations de surprise.

— Eh ! c’est Brévannes ; d’où sors-tu donc ?

— Il arrive sans doute de Lorraine.

— Te voilà, mauvais sujet ?

— Sa première visite est pour le bal de l’Opéra, c’est de règle.

— Il vient revoir ses anciennes mauvaises connaissances.

— Ou en faire de nouvelles.

— Il est allé se mettre au vert dans ses terres.

— Comme ça lui a profité !

— On ne le reconnaîtra plus au foyer de la danse.

— Je parie qu’il a laissé sa femme à la campagne, afin de mener plus à son aise la vie de garçon.

— Voilà toujours comme finissent les mariages d’inclination.

— Nous avons arrangé un souper pour ce soir… Brévannes.

— Tu y viendras, ça te remettra au fait de Paris.

M. de Brévannes était un homme de trente-cinq ans environ, d’un teint fort brun, presque olivâtre ; sa figure, assez régulière, avait une rare expression d’énergie. Ses cheveux, ses sourcils et sa barbe très noirs lui donnaient l’air dur ; ses manières étaient distinguées, sa mise simple de bon goût.

Après avoir écouté les nombreuses interpellations qu’on lui adressait, M. de Brévannes dit en riant :

— Maintenant j’essaierai de répondre, puisqu’on m’en laisse le loisir ; mes réponses ne seront pas longues. Je suis arrivé hier de Lorraine. Je suis meilleur mari que vous ne le pensez, car j’ai ramené ma femme à Paris.

— Madame de Brévannes t’aurait peut-être trouvé encore meilleur mari si tu l’avais laissée en Lorraine — dit le domino ; — mais tu es trop jaloux pour cela.

— Vraiment ? reprit M. de Brévannes en regardant le masque avec curiosité — je suis jaloux ?

— Aussi jaloux qu’opiniâtre… c’est tout dire.

— Le fait est — reprit M. de Fierval — que, lorsque ce diable de Brévannes a mis quelque chose dans sa tête…

— Cela y reste — dit en riant M. de Brévannes ; — je méritais d’être Breton. Aussi, beau masque, puisque tu me connais si bien, tu dois savoir ma devise : — vouloir c’est pouvoir.

— Et comme tu crains qu’à son tour ta femme ne te prouve aussi que… vouloir c’est pouvoir, tu es jaloux comme un tigre.

— Jaloux ?… moi ? Allons donc… tu me vantes… Je ne mérite pas cet éloge….

— Ce n’est pas un éloge, car tu es aussi infidèle que jaloux, ou, si tu le préfères, aussi orgueilleux que volage. C’était bien la peine de faire un mariage d’amour et d’épouser une fille du peuple… Pauvre Berthe Raimond ! je suis sûre qu’elle paye cher ce que les sots appellent son élévation — dit le domino avec ironie.

M. de Brévannes fronça imperceptiblement le sourcil ; ce nuage passé, il reprit gaiement :

— Beau masque, tu te trompes ; ma femme est la plus heureuse des femmes, je suis le plus heureux des hommes ; ainsi notre ménage n’offre aucune prise à la médisance… ne parlons donc plus de moi. Je suis une mode de l’an passé.

— Tu es trop modeste… tu es toujours, sous le rapport de la médisance, très à la mode. Préfères-tu que nous causions de ton voyage d’Italie ?

M. de Brévannes dissimula un nouveau mouvement d’impatience ; le domino semblait connaître à merveille les endroits vulnérables de l’homme qu’il intriguait.

— Sois donc généreux, méchant masque — répondit M. de Brévannes — immole maintenant d’autres victimes… Tu me sembles très bien instruit ; mets-moi un peu au fait des histoires du jour… Quelles sont les femmes à la mode ? Leurs adorateurs de l’autre hiver durent-ils encore cette saison ? Ont-ils impunément traversé l’épreuve de l’absence, de l’été, des voyages ?

— Allons, j’ai pitié de toi… ou plutôt je te réserve pour une meilleure occasion — reprit le domino. — Tu parles de nouvelles beautés ? Justement nous nous entretenions tout à l’heure… de la femme la plus à la mode de cet hiver… une belle étrangère… la princesse de Hansfeld…

— Rien qu’à ce nom — dit M. de Brévannes — on voit qu’il s’agit d’une Allemande… blonde et vaporeuse comme une mélodie de Schubert, j’en suis sûr.

— Tu te trompes — dit le domino — elle est brune et sauvage comme la jalouse passion d’Othello… pour suivre ta comparaison musicale et ampoulée.

— Est-ce qu’il y a aussi un prince de Hansfeld ? — demanda M. de Brévannes.

— Certainement….

— Et ce cher prince, à quelle école appartient-il ? À l’école allemande, italienne ?… ou à l’école… des maris ?

— Tu en demandes plus qu’on n’en sait.

— Comment ! cette belle princesse serait mariée à un prince in partibus ?

— Pas du tout — reprit M. de Fierval — le prince est ici, mais personne ne l’a encore vu ; il ne va jamais dans le monde. On en parle comme d’un être bizarre, excentrique… on fait sur lui les récits les plus extravagants.

— On assure qu’il est complètement idiot — dit l’un.

— J’ai entendu soutenir que c’était un homme de génie — reprit un autre.

— Pour vous mettre d’accord, messieurs, il faut avouer que cela se ressemble quelquefois beaucoup — dit Brévannes — surtout quand l’homme de génie est au repos. Et le prince est-il jeune ou vieux ?

— On ne le connaît pas — dit Fierval ; — ceux-ci prétendent qu’on le tient en charte privée, de crainte que ses étrangetés ne donnent à rire…

— Ceux-là, au contraire, affirment qu’il a un si souverain mépris pour le monde, ou tant d’amour pour la science, qu’il ne sort jamais de chez lui.

— Diable ! dit M. de Brévannes — c’est un personnage très mystérieux que cet Allemand ; comme mari, il doit être fort commode. Sait-on qui s’occupe de la princesse ?

— Personne — dit Fierval.

— Tout le monde ! — s’écria le domino.

— C’est la même chose — reprit M. de Brévannes. — Mais cette madame de Hansfeld est donc bien séduisante ?

— Je suis femme… et je suis obligée d’avouer que l’on ne peut rien voir de plus remarquablement beau — dit le domino.

— Elle a surtout des yeux… des yeux… oh !… on n’a jamais vu des yeux pareils — dit M. de Fierval.

— Quant à sa taille — ajouta le domino — c’est une perfection… de contrastes… imposante comme une reine, svelte et souple comme une bayadère.

— Ces louanges-là sont bien près de devenir des méchancetés, beau masque — dit Brévannes.

— Vraiment — reprit Fierval — il n’y a personne à comparer à la princesse pour la taille, pour la dignité, pour la grâce, pour la distinction des traits. Et puis son regard a quelque chose de sombre, d’ardent et de fier, qui contraste avec le calme habituel de sa physionomie.

— Moi, je l’avoue, il me semble que madame de Hansfeld a quelque chose de sinistre dans la figure… si beaux que soient ses yeux, on dirait des yeux… diaboliques.

— Peste ! cela devient intéressant — s’écria M. de Brévannes ; — la princesse est une véritable héroïne de roman moderne. Après tout ce que je viens d’entendre dire sur sa figure, je n’ose vous parler de son esprit. Ordinairement on n’exalte certaines miraculeuses perfections qu’aux dépens des imperfections les plus prononcées.

— Tu te trompes — dit le domino. — Ceux qui ont entendu parler madame de Hansfeld, et ceux-là sont rares, la disent aussi spirituelle que belle.

— C’est vrai — reprit Fierval ; — on peut seulement lui reprocher sa sauvagerie, qui s’effarouche des plaisanteries les plus innocentes.

— Il faut que la princesse y prenne garde — dit le domino. — Si ses affections de pruderie durent encore quelque temps, elle se verra aussi abandonnée des hommes que recherchée des femmes, qui à cette heure la redoutent encore, ne sachant pas si son rigorisme est réel ou affecté.

— Mais — dit M. de Brévannes — qui peut faire supposer la princesse capable d’hypocrisie ?

— Rien. Elle est très pieuse — reprit M. de Fierval.

— Dis donc dévote — reprit le domino — ça n’est pas la même chose.

— Quand on aime si passionnément l’église — dit un autre — on aime moins les salons et on donne moins de soin à sa toilette.

— Voilà qui est injuste — dit M. de Fierval en souriant. — La princesse s’habille toujours de la même manière et avec la plus grande simplicité : le soir une robe de velours noir ou grenat foncé avec ses cheveux en bandeaux.

— Oui ; mais ces robes, admirablement coupées, laissent admirer des épaules ravissantes, des bras d’une perfection rare, une taille de créole, un pied de Cendrillon, et quel luxe de pierreries !

— Autre injustice ! — s’écria M. de Fierval, — elle ne porte qu’un simple ruban de velours noir ou grenat autour du cou, assorti à la couleur de sa robe…

— Oui — reprit le domino — et ce pauvre petit ruban est attaché par un modeste fermoir composé d’une seule pierre… Il est vrai que c’est un diamant, un rubis ou un saphir de vingt ou trente mille francs… La princesse possède, entre autres merveilles, une émeraude grosse comme une noix.

— Ça n’est toujours que l’accessoire du ruban de velours — dit gaiement M. de Fierval.

— Mais le prince, le prince m’inquiète… moi — reprit M. de Brévannes. — Sérieusement, est-il aussi mystérieux qu’on le dit ?

— Sérieusement, reprit M. de Fierval. — Après avoir demeuré quelque temps rue Saint-Guillaume, il est allé se loger sur le quai d’Anjou, au Diable-Vert, dans cet ancien et immense hôtel Lambert. Une femme de ma connaissance, madame de Lormoy, est allée rendre visite à la princesse ; elle n’a pas vu le prince, on l’a dit souffrant. Il paraît que rien n’est plus triste que ce palais énorme, où l’on est comme perdu, où l’on n’entend pas plus de bruit qu’au milieu d’une plaine, tant ces rues et ces quais sont déserts.

Puisque vous connaissez des personnes qui ont pénétré dans cette habitation mystérieuse, mon cher Fierval — dit un autre — est-il vrai que la princesse a toujours à côté d’elle une espèce de nain ou de naine, nègre ou négresse, mais difforme ?

— Quelle exagération ! dit M. de Fierval en riant.

Et voilà justement comme on écrit l’histoire !

— Le nain ou la naine n’existe pas.

— Je suis désolé, messieurs, de détruire vos illusions. Madame de Lormoy, qui, je vous le répète, va souvent à l’hôtel Lambert, a seulement remarqué la fille de compagnie de madame de Hansfeld ; c’est une très jeune personne qui n’est pas négresse, mais dont le teint est cuivré, et dont les traits ont le caractère arabe.

Voilà nécessairement la source d’où est sortie la naine noire et difforme.

— C’est dommage, je regrette le nain nègre et hideux ; c’était furieusement moyen-âge ! dit M. de Brévannes.