Paula Monti/II/IV

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Paulin (Tome 2p. 24-34).
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Deuxième partie


CHAPITRE IV.

INTIMITÉ.


Un bon feu pétillait dans l’âtre, au dehors la neige tombait et la bise faisait rage ; Pierre Raimond était assis d’un côté de la cheminée, Arnold de l’autre ; depuis que le prince était amoureux, ses traits reprenaient une apparence de force et de santé, quoique son visage fût toujours un peu pâle.

Une grande discussion s’était élevée entre Pierre Raimond et Arnold, car pour compléter le charme de leur intimité ils différaient de manière de voir sur quelques questions artistiques, entre autres sur la façon de juger Michel-Ange.

Arnold, tout en rendant un juste hommage à l’immense génie du vieux tailleur de marbre, ne ressentait pour ses productions aucune sympathie, quoiqu’il comprît l’admiration qu’elles inspiraient ; le goût délicat et pur d’Arnold, surtout épris de la beauté dans l’art, s’effrayait des sombres et terribles écarts du fougueux Buonarotti, et leur préférait de beaucoup la grâce divine de Raphaël.

Pierre Raimond défendait son vieux sculpteur avec énergie, et il se passionnait autant pour la fière indépendance du caractère de Michel-Ange que pour la gigantesque puissance de son talent.

— Votre tendre Raphaël avait l’âme amollie d’un courtisan — disait le vieillard à Arnold — tandis que le rude créateur du Moïse et de la chapelle Sixtine avait l’âme républicaine ; et il devait menacer, comme il l’en a menacé, le pape Jules de le jeter en bas de son échafaudage s’il lui manquait de respect.

M. de Hansfeld ne put s’empêcher de sourire de l’exaltation de Pierre Raimond, et répondit :

— Je ne nie pas l’énergie un peu farouche de Michel-Ange ; il était, malheureusement, d’un caractère morose, fier, taciturne, ombrageux, altier et difficile.

— Malheureusement !… Qu’entendez-vous par ce mot… malheureusement ?

— J’entends qu’il était malheureux, pour les sincères admirateurs de ce grand homme, de ne pouvoir nouer avec lui des relations agréables et douces.

— Je l’espère bien… Est-ce que vous le prenez pour un Raphaël, pour un homme banal comme votre héros ? Car — ajouta le graveur avec un accent de dédain — il n’y avait personne au monde d’un caractère plus facile, plus insinuant, plus aimable que votre Raphaël.

— Vous reconnaissez au moins ses qualités…

— Ses qualités !!! c’est justement à cause de ces qualités insupportables que je le déteste comme homme… quoique je le vénère comme artiste.

— Et moi, mon cher monsieur Raimond, c’est justement à cause des défauts du caractère diabolique de Michel-Ange qu’il m’est antipathique, comme homme, quoique je m’incline devant son génie.

— Votre admiration n’est pas naturelle ; elle est forcée… elle est exagérée — s’écria le graveur.

— Comment ! — dit Arnold stupéfait — vous détestez Raphaël à cause de ses qualités… Moi, je n’aime pas Michel-Ange à cause de ses défauts… et vous m’accusez d’exagération ?

— Certainement… on n’est grand homme, on n’est Michel-Ange qu’à certaines conditions. J’admire dans le lion jusqu’à ses instincts sauvages et féroces ; il n’est lion qu’à condition d’être sauvage et féroce, il ne peut avoir les vertus d’un mouton comme votre Raphaël.

— Mais au moins permettez-moi d’aimer dans Raphaël ces vertus de mouton, qui sont, si vous le voulez, les conséquences de sa nature, de son talent…

— À votre aise : admirez, si vous trouvez qu’un tel caractère mérite l’admiration… Quant à moi, physiquement parlant, je ne mets pas seulement en balance la fade figure du beau, du céleste Raphaël, tout couvert de velours et de broderies, avec le mâle visage de mon vieux Buonarotti, sombre, farouche, hâlé par le soleil, et vêtu d’une souquenille à moitié cachée par son tablier de cuir de tailleur de pierre ! Allons donc ! est-ce que ces deux natures peuvent se comparer seulement ? Ah ! ah ! ah !… quel plaisant contraste !… Je vois d’ici… le divin Raphaël…

— Le divin Raphaël aurait fléchi le genou et respectueusement baisé la puissante main du vieux Michel-Ange, son maître et son aïeul dans l’art — dit doucement Arnold en tendant la main à Pierre Raimond.

— Vous avez raison — reprit celui-ci en répondant avec effusion au témoignage de cordialité de M. de Hansfeld. — Je suis un vieux fou… aussi emporté qu’à vingt ans….

À ce moment Berthe entra.

Il eût été difficile de peindre la ravissante expression de sa physionomie en voyant son père et Arnold se serrer ainsi la main. Ses yeux se remplirent de larmes de bonheur.

— Viens à mon secours, enfant — dit Pierre Raimond. — Je suis battu… ma folle barbe grise est obligée de s’incliner devant cette vénérable moustache blonde… Il reste calme comme la raison, et je m’emporte… comme si j’avais tort…

— Et le sujet de cette grave discussion ? — dit Berthe en souriant et en regardant alternativement Arnold et son père.

— Michel-Ange… — dit Pierre Raimond.

— Raphaël… — dit Arnold.

— Comment, monsieur Arnold, vous ne pouvez pas céder à mon père ?

— Je voudrais bien voir qu’il me cédât sans discussion !… Je ne veux pas qu’il cède… mais qu’il soit convaincu…

— Quant à cela, monsieur Raimond… j’en doute… les convictions ne s’imposent pas, et Raphaël…

— Mais Michel-Ange…

— Allons — dit Berthe — pour vous mettre d’accord, je vais jouer l’air de Fidelio, que M. Arnold aime tant… qu’il vous l’a aussi fait aimer, mon père.

— Avouez, don Raphaël — dit en riant le vieillard à Arnold — qu’elle a plus de bon sens que nous.

— Je le crois, seigneur Michel-Ange ; madame Berthe sait bien que quand on l’écoute on ne songe guère à parler.

— Oh ! monsieur Arnold, je ne suis pas dupe de vos flatteries.

— Pour le lui prouver, mon enfant, commence l’ouverture de Fidelio : tu sais que c’est mon morceau de prédilection depuis que notre ami m’en a fait comprendre les beautés.

Berthe commença de jouer cette œuvre avec amour ; la présence d’Arnold semblait donner une nouvelle puissance au talent de la jeune femme.

Au bout de quelques minutes, M. de Hansfeld parut complètement absorbé dans une profonde et douloureuse méditation ; quoiqu’il eût plusieurs fois entendu Berthe jouer ce morceau, jamais les tristes souvenirs qu’il éveillait en lui n’avaient été plus péniblement excités.

Berthe, qui de temps en temps cherchait le regard d’Arnold, fut effrayée de sa pâleur croissante, et s’écria :

— Monsieur Arnold… qu’avez-vous ? mon Dieu !… comme vous êtes pâle !

— Votre main est glacée, mon ami — dit Pierre Raimond, qui était assis à côté de M. de Hansfeld.

— Je n’ai rien… rien — répondit celui-ci ; — je suis d’une faiblesse ridicule… Certains airs sont pour moi… de véritables dates… et plusieurs motifs de Fidelio… se rattachent à un passé bien triste…

— J’avais pourtant déjà joué ce morceau — dit Berthe en quittant le piano et en venant s’asseoir à côté de son père.

— Sans doute… J’étais alors tout au plaisir d’entendre votre exécution. Mais à cette heure, je ne sais pourquoi… Oh ! pardon… pardon de ne pouvoir vaincre mon émotion…

Et M. de Hansfeld cacha son visage entre ses mains.

Berthe et le vieillard se regardèrent tristement, partageant le chagrin de leur ami sans le comprendre.

Après quelques moments de silence, Arnold releva la tête. Il est impossible de rendre l’expression de tristesse navrante dont son pâle et doux visage était empreint. Une larme vint aux yeux de Berthe ; par un mouvement d’ingénuité charmante, elle prit la main de son père pour l’essuyer.

— Vous souffrez — dit le vieillard à Arnold. — Que notre amitié n’est-elle plus ancienne ! vous pourriez peut-être apaiser vos chagrins en les épanchant…

— Oh ! bien souvent j’y ai pensé… mais la honte m’a retenu — dit Arnold avec une sorte d’accablement.

— La honte ! s’écria Raimond avec surprise.

— Ne vous méprenez pas sur ce mot… mon ami — dit Arnold ; — Dieu merci ! je n’ai rien fait dont j’aie à rougir… Seulement, j’ai honte de ma faiblesse… j’ai honte d’être encore si sensible à des souvenirs qui devraient être aussi méprisés qu’oubliés.

— Ne craignez rien ; nous vous comprendrons… nous vous plaindrons. Ma pauvre enfant a souvent aussi bien pleuré ici à propos de souvenirs qui, comme les vôtres, devraient être aussi méprisés qu’oubliés.

— Mon père !

— Tenez… Arnold — dit le graveur — si je désire votre confiance, c’est que nous aussi nous aurions peut-être de tristes aveux à vous faire…

— Vous aussi, vous avez été malheureux ? — dit Arnold.

— Bien malheureux — répondit le vieillard ; — mais, Dieu merci ! ces mauvais jours sont, je crois, passés. Il me semble que vous nous avez porté bonheur. Non seulement vous m’avez sauvé la vie, mais, cette vie, vous me l’avez rendue charmante. Oui, depuis bien longtemps je n’avais rencontré personne dont l’esprit eût autant de rapports avec le mien. Je ne sais quelle est l’influence de votre heureuse étoile ; mais, depuis que nous vous connaissons, ma pauvre Berthe elle-même est moins triste… ses chagrins domestiques semblent adoucis… Vous avez enfin été pour nous l’heureux augure d’une vie douce et calme.

— Oh ! ce que vous dit mon père est bien vrai, monsieur Arnold — dit Berthe. — Si vous saviez combien il vous aime ! et lorsque je suis seule avec lui en quels termes il parle de vous !

— C’est vrai — dit le vieillard. — Si vous nous entendiez, vous verriez que vous n’avez pas d’amis plus sincères… Berthe vous est si reconnaissante de ce que vous m’avez sauvé la vie, qu’après moi vous êtes ce qu’elle aime le plus au monde.

— Oh ! oui… pauvre père — dit Berthe en embrassant le vieillard.

M. de Hansfeld écoutait Pierre Raimond avec une vénération profonde. Ce langage franc et loyal était aussi nouveau que flatteur pour lui. Ne fallait-il pas qu’il inspirât une bien noble confiance à Pierre Raimond pour que celui-ci ne craignît pas de lui parler ainsi devant sa fille !

Berthe elle-même, loin de se montrer confuse, embarrassée, semblait confirmer ce que disait son père ; son front rayonnait de candeur et de sérénité.

En présence de cette noble franchise, M. de Hansfeld rougit de sa dissimulation ; il fut sur le point d’apprendre à Pierre Raimond son véritable nom ; mais il redouta l’indignation que cet aveu tardif exciterait peut-être chez le vieux graveur, dont il connaissait d’ailleurs les préventions anti-aristocratiques ; il trouva donc une sorte de mezzo termine dans la demi-confidence qu’il fit à Berthe et à son père.

Après quelques moments de silence, il dit à Pierre Raimond :

— Vous avez raison, mon ami… vous m’avez donné l’exemple de la confiance… je vous imiterai… Peut-être vous inspirerai-je un peu d’intérêt par quelques rapports entre ma position et celle de votre fille… car vous m’avez dit que son mariage n’était pas heureux… et c’est aussi à mon mariage que j’ai dû d’atroces chagrins.

— Vous êtes marié ?… si jeune — dit Raimond avec étonnement.

— Depuis deux ans.

— Et votre femme… — dit Berthe.

— Elle est en Allemagne — répondit M. de Hansfeld après un moment d’hésitation.

— Et quelques passages de l’ouverture de Fidelio que jouait Berthe vous ont sans doute rappelé de douloureux souvenirs ?

— Hélas ! oui. Lorsque j’ai connu la femme que j’ai épousée, j’étais dans tout le feu de ma première admiration pour cet opéra de Beethoven…. J’ai toujours eu l’habitude d’attacher mes pensées du moment à certains passages de la musique que j’aime… pensées qui, pour moi, deviennent pour ainsi dire les paroles des airs que j’affectionne le plus ; eh bien ! l’opéra de Fidelio me rappelle ainsi toutes les phases d’un amour malheureux.

— Ah ! maintenant je comprends votre émotion — dit Berthe en secouant la tête avec tristesse.

— Voyons, mon ami — dit cordialement Pierre Raimond — jamais vous ne parlerez à des cœurs plus sympathiques.

Et M. de Hansfeld raconta ainsi qu’il suit l’histoire de son mariage avec Paula Monti ; histoire vraie en tous points, sauf la substitution du nom d’Arnold Schneider à celui de Hansfeld.