Pauliska, ou la Perversité moderne/01

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PAULISKA.



Réunie à mes parens, à mes amis, entourée de respects et de soins, ne verrai-je point fuir les hommages, et une horreur involontaire succéder à la considération, quand on apprendra les épreuves terribles, les événemens affreux dont j’ai été victime ? Mais le calme des jours heureux s’embellit encore par le souvenir de l’orage, et je me livre à ce doux sentiment. Cependant, telle est la bizarrerie du sort ! une ame pure et forte, des principes sûrs, une sensibilité profonde, enfin ce qui constitue les bases de l’estime publique, tout fut l’instrument de mes malheurs. Jouet des évènemens d’une révolution dont personne n’a pu calculer les suites, la connaissance du passé, les hypothèses sur l’avenir, la science des hommes, la morale éternelle, tout s’est trouvé en défaut, la force a subjugué la Pologne. Le succès a consacré l’injustice aux yeux du Russe enorgueilli, et le silence fut sa première loi. Trop malheureuse, trop énergique pour céder jamais à cette loi des lâches, cette loi érectrice des échafauds, je peins ici mes infortunes avec cette franchise, cette chaleur consolatrice que rien n’a pu éteindre et qui reçoit de mes larmes même une nouvelle activité, un nouveau besoin de s’étendre.

Je ne retracerai point les désastres politiques, fruit de la guerre fatale qui a précédé le partage de notre patrie. Les femmes, êtres généreux et tendres, sont victimes des évènemens sans les approfondir, malheureuses sans se plaindre près des êtres qui leur sont chers, et courageuses sans orgueil dès que leur sensibilité est intéressée. Les crimes des Russes, l’humiliation du nom Polonais, voilà ce qui précipita nos phalanges guerrières ; le nombre et la tactique des ennemis, voilà les motifs de nos défaites ; le courage, la dignité de notre cause, voilà nos consolateurs dans l’adversité.

Veuve à vingt-cinq ans, j’habitais la terre d’Alexiowits, à trois lieues de Cracovie. Lorsque la dernière diète des Magnats se tint à Passaw, une grande partie de la Pologne était conquise, les Russes inondaient le pays ; envain le respect porté à notre nom en imposa un instant au général Suvarow ; bientôt nos possessions furent dévastées comme ayant appartenu à un Magnat Polonais. L’explosion devait être universelle, la vertu ou les torts, les bienfaits ou les griefs, devaient être confondus et une race entière sacrifiée.

Le 20 juillet, nous dormions paisiblement au château. Ma société était composée du Chevalier de Morsall, Capitaine de vaisseau, vieillard respectable, blanchi par l’âge et ses courses maritimes, souffrant sans cesse d’infirmités et dissimulant ses douleurs avec une grace, une gaîté, une bonté touchante, qui me portaient à le traiter comme un père. J’avais près de moi Madame de Visbourg, ma tante, Chanoinesse de Prague, femme pieuse et adorée dans son chapitre comme dans ma terre ; le jeune Ernest Pradislas, Chevalier de Malthe, âgé de vingt-un ans, doué d’une douceur, d’un caractère et d’une figure bien faite pour justifier les sentimens qu’il m’inspira dans la suite. Je passe sous silence quatre ou cinq êtres nuls, de bonne compagnie, mais dont je n’aurai point occasion de parler. Nous formions en tout neuf personnes, y compris mon fils, âgé de huit ans, être touchant par son affection précoce, par un courage, une force d’ame bien rare, cher enfant dont le souvenir m’arrachera sans cesse des larmes !… A deux heures, un bruit confus de voix se fit entendre dans le jardin ; bientôt ma femme de chambre s’écria des mansardes que la grange était en feu, et qu’une foule de Russes armés s’avançait avec des brandons allumés : Mon fils dormait : je l’éveillai, je le serrai sur mon cœur en m’écriant : infortuné ! tu ne reverras plus la maison paternelle ! Je m’habillais à peine, que la grande porte est enfoncée, le vestibule rempli de soldats Russes, ivres de fureur et de vin ; je sors de mon appartement : quel spectacle, grand Dieu ! Le Chevalier de Morsall, traîné par ses cheveux blancs, luttant contre une foule d’assassins, le jeune Ernest, surpris, sans armes, presque nud, et terrassant tout ce qui l’approche. Il allait succomber dans cette lutte inégale ; on m’entourait, on m’arrachait mon fils, j’expirais… quand une femme, un ange, un Dieu vengeur s’élance de la grande salle, et munie d’un fusil de chasse, fait feu sur la horde infernale : deux de mes gens qui la suivaient firent feu également ; la chute des meurtriers, la foudre sortant des mains de cette femme, tout contribua à précipiter les assassins hors de la maison. Madame de Visbourg ne borna pas là sa poursuite : suivie de mes gens fidéles, du jeune Ernest mis en liberté, elle chassa les assaillans jusques dans l’avenue, où interdits, effrayés, ils se dissipèrent comme les ténèbres devant les premiers rayons du jour. Qu’on juge de notre surprise, de notre ivresse ! sauvés par une amie, une femme !… Nos caresses, nos actions de graces ne peuvent suffire à l’effusion de nos cœurs, nous tombons à genoux, et saisissant la croix qu’elle portait sur la poitrine, nous adressions au Ciel et à notre libératrice ces prières si senties, si ferventes au moment du danger, lorsque Madame de Visbourg, d’un air inspiré, nous tint à-peu-près ce discours : « Vous ne m’accuserez point de fanatisme, mes chers enfans : ma vie privée, mes principes dans la société, vous ont assez prouvé qu’en croyant à un Dieu vengeur du crime, j’ai toujours regardé l’indulgence et la tolérance comme les premières vertus du christianisme ; mais la coupe des fléaux est versée sur notre malheureuse patrie, point de repos pour nous qu’en un sol étranger : fuyons Israël ! bientôt le courroux du Ciel appaisé, permettra, j’espère, d’y ramener la victoire, la paix et nos familles ». Je passe sous silence le reste d’un discours prononcé avec sérénité, sans passion ; mais avec une sorte d’enthousiasme prophétique, qui joint à la circonstance terrible d’où nous sortions, laissa en nous des impressions profondes. Notre départ fut résolu à l’instant, il devait être de six mois, grand Dieu ! quelle erreur !… Il fut décidé que nous passerions en Hongrie, frontière la plus rapprochée. Les bruits répandus d’une nouvelle attaque sur mon habitation, les incendies propagés au loin, les progrès des Russes dévastateurs, tout accrut notre fermeté. Je passai la nuit du 21, à mettre ordre à mes affaires, autant que l’effroi général, le tumulte récent le permirent. Je me retirai avec ma société à la ferme de Vilna ; là, je fus dédommagée un instant par les services touchans, les véritables regrets d’une famille attachée depuis trois siècles à la maison paternelle.

Pétrowna sur-tout, la pauvre Pétrowna ne voulait point me quitter, et ce ne fut que sur la promesse de la prendre à mon service en Italie, où je comptais me retirer, que je la décidai à attendre de mes nouvelles. Il s’agissait d’abord de nous travestir. Les postes placés sur la frontière dans un pays difficile, l’agitation répandue dans les villages, tout nous faisait une loi d’être méconnus et d’accélérer notre fuite. Je pris des vêtemens rustiques ; j’en donnai de pareils à mon fils. On plaça un panier rempli de mes hardes les plus nécessaires sur l’âne de la ferme, on mit mon fils dans l’autre. Pour moi, chaussée de gros souliers, une baguette à la main, j’allais m’acheminer derrière ce fardeau si cher, le cœur navré, et tournant déjà des yeux pleins de larmes sur un sol adoré où je laissais la fortune, l’espérance et l’amour, lorsque je descendis dans mon cœur. C’est ici l’instant d’avouer que le jeune Pradislas y avait déjà fait une impression profonde. Je n’avais pu voir tant de graces, de mérite, sans en être touchée. Libre, riche, aimante, j’étais décidée à m’unir à lui aussi-tôt que la volonté ou la mort d’un oncle obstiné, lui aurait permis de quitter l’ordre de Malthe. Que de projets renversés ! que d’horreurs ont succédé aux plus douces illusions ! le Chevalier de Morsall devait nous rejoindre à Bude, en Hongrie : il y avait fait parvenir des fonds. Mentor du jeune Ernest, il attendait que celui-ci eût reçu les derniers ordres de son père pour passer avec lui sur mes traces. Mais l’amour calcule-t-il ? Peut-il attendre ? Peut-il voir ce qu’il aime courir un danger qu’il ne partage pas, qu’il voudrait attirer sur lui seul ? Ernest me demanda un instant, un seul instant d’entretien ; pouvais-je le refuser, prête à m’en séparer !… Je passai dans la grange, le cœur ému, plein de mes seuls regrets. J’en atteste le Ciel, l’univers entier ! tout danger disparaissait devant un intérêt si cher… et quand je vis Ernest à mes pieds, ne pouvant proférer un mot, baisant la trace de mes pas qu’il allait perdre ! L’explosion mutuelle de notre sensibilité ne put se contenir, je le relevai, je pressai pour la première fois sa main sur mon cœur désolé qu’il possédait tout entier, et des sanglots furent notre seule explication. Ah ! j’en appelle aux cœurs tendres : est-il possible de parler, quand il faut dans le même instant, s’aimer, se l’apprendre et se quitter ? Il me demandait avec instance la permission de m’accompagner jusqu’à Passowitz ; il risquait par-là deux fois les inconvéniens du passage. Je le lui défendis. Sa présence d’ailleurs, tout en me rassurant, ne pouvait que me compromettre. Je le conjurai donc d’attendre les nouvelles de son père pour exécuter son projet, et m’arrachant à sa douleur, je rentrai dans la cour où je trouvai mon triste équipage préparé. J’embrassai la famille éplorée ; je me dis intérieurement en étouffant : de la force, je les reverrai ! et vêtue comme Petrowna qui gémissait à mes pieds, je m’élançai sur le chemin de Passowitz… Non ! il n’est qu’une mère, qu’une amante qui puisse sentir une partie de ce que j’éprouvai alors ! tremblante pour mon fils, séparée d’un ami, incertaine sur l’avenir, me trouvant après la plus brillante fortune, à pied, dans la fange, seule, vêtue de bure, sur cette même route que je brûlais la veille sous un char rapide et élégant : qu’on juge de ce que j’aurais souffert si ma pensée dominante ne se fut portée sur Ernest… Ah ! je l’éprouvai toujours, l’orgueil n’est plus une passion près de l’amour vrai. Ce dernier sentiment est tellement absorbant, céleste pour moi, que sans la présence de mon fils, j’eusse oublié, dans ma rêverie, et ma fuite et ses tristes causes. Arrivée à Passowitz… j’avais l’adresse de Petrus Danauski, Journalier et Braconnier, connaissant les sentiers de la montagne, et tous les moyens d’éviter les Postes des Russes. Je fus la première à laquelle il rendit ce service : la générosité qu’il y mit, son énergie et sa probité, ne me permettent pas de douter qu’il n’ait sauvé la vie à mille infortunés ; nous nous mîmes en route à la chûte du jour, après un repas pris dans sa cabane, et frugal, comme on le présume, Petrus, armé d’un bâton, d’un cordeau pour passer le torrent d’Alvina, et moi armée de mon seul courage. Nous gravîmes pendant trois heures les montagnes sapineuses de Passowitz… mon fils dormait : âge innocent ! âge aimable ! où tout est bien auprès de ce qu’on aime, où nulle prévoyance, nul souci n’empoisonne un repos mérité ! Nous avancions, et chaque fois que la fatigue nous accablait, Petrus recourait à sa dame-jeanne, et moi je regardais mon fils ; la force renaissait et nous marchions de nouveau. A deux heures du matin, un clair de lune éclatant que j’aurais admiré ailleurs, me laissa voir les eaux bouillonneuses du torrent d’Alvina, que le fracas de leurs cascades annonce d’une demi-lieue. Il fallait le franchir, les eaux avaient cru considérablement par la fonte des neiges des hautes montagnes du Krapack. Il y avait du danger à passer. Petrus même, malgré son courage, hésitait ; mais j’étais déterminée. Il attacha donc son cordeau à un saule, sur le bord ou nous étions, et s’élançant de rocher en rocher sur les blocs qui coupent et font soulever les eaux du torrent, il passa jusqu’à l’autre rive, où il attacha pareillement l’extrémité de sa corde. Il revint ensuite me chercher : « Allons, Madame, du courage, me dit-il, » et nous entrâmes dans le torrent, lui, conduisant l’animal par la bride ; moi, serrant mon fils sur mon sein, et tenant avec force la corde de l’autre main ; tout alla bien jusqu’à dix pas de la rive opposée, lorsqu’un bloc, roulant sous les pas du docile animal, le fit broncher et tout fut submergé. Le délire, l’eau que j’avalai, le désespoir subit de perdre mon fils, tout m’ôte la possibilité de décrire ce qui se passa en ce moment. Je sais seulement qu’en reprenant connaissance, je me vis sur l’herbe, fortement serrée contre mon enfant que mes bras roidis étouffaient, et ma tête appuyée sur les genoux du pauvre Pradislas… Ce jeune ami nous avait suivi à travers les bois, et au péril presque certain de sa vie, s’était élancé dans le torrent pour m’en arracher. Il me suppliait pour sa seule récompense, de me laisser suivre de loin jusqu’à Alvina. Pouvais-je refuser à l’être qui m’avait sauvée, un plaisir que je partageais, quelque périlleux qu’il fut ? Je repris mon chemin le long du torrent, et précédée du bon Pétrus. Quant à Ernest gravissant les crêtes des montagnes, il me suivait des yeux, en agitant un mouchoir blanc que je distinguais sur la verdure. Je vis cet aimable enfant franchir les ravins, les ruisseaux pour appercevoir un instant de plus sa bien aimée. Prête à entrer à Alvina, je lui répondis par le même signe. Ces deux pavillons de l’amour cessèrent alors de flotter sur nos têtes, et se placèrent sur nos yeux qui se cherchaient en vain. Nous nous criâmes cet adieu, ce mot si cruel pour les êtres qui s’aiment et semblent n’avoir qu’une vie pour deux ; et j’entrai dans Alvina, village frontière, renommé par la police cruelle qu’y exerçaient les Russes. Le jour paraissait à peine, mon costume était modeste, propre à l’illusion, et ma monture conforme à mon équipage. Nous passions devant le corps-de-garde qui fait la limite de Hongrie, le cœur me battait avec violence, nous allions déboucher sur le pont, lorsqu’une voix terrible sort d’une guérite délabrée et me crie : alte-là ! Un soldat Russe, saute à la bride de l’âne, mon enfant pousse un cri de frayeur, Petrus pâlit, et j’allais rester interdite : néanmoins rappellant mon courage et prenant le patois du pays, j’explique à la sentinelle la cause supposée de mon voyage. Autant valait parler à la borne de la limite : le féroce Livonien ne répondait à mes discours que par ces mots terribles : au corps-de-garde ! pâle, défaite, consternée, j’entre dans une caverne enfumée, pendant qu’on va chercher le Commandant. Qu’on juge de ma situation pendant une heure mortelle ! sur-tout quand j’entendis le sujet de la conversation. On parlait de notre défense au château d’Alexiowitz… « Les coquins ont tué trois cents soldats Russes, disait gravement un gros Livonien. — Trois cents ! dites donc, trois mille, s’écriait un petit Sergent, à la face ombragée par une immense cocarde noire, et qui me regardait avec attention ; mais enfin demain nous allons raser la maison… » Je frissonnai et pensai à mes amis… Le Commandant arriva enfin. Je reculai d’effroi à l’aspect de deux moustaches énormes. Il entra, s’approcha d’un air terrible, et je reconnus qui ! le Chevalier Morlinski, Patriote Polonais, transporté à Alvina pour servir ses amis et qui jouait son rôle de sujet Russe à merveille… « Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? Où allez-vous ? » me cria-t-il d’une voix terrible et me poussant le pied avec adresse. Il vit que je me troublais : nouvelle question d’une voix tonnante, et m’évitant ainsi à chaque fois l’embarras d’une réponse ; il me conduisait jusqu’au pont de la limite de Gallicie, et me renvoyait brusquement, lorsque le petit Sergent, fixant mon fils avec attention, s’écria : « le diable m’emporte ; c’est un enfant de Magnat ! où est ta mère ?… » C’est cette paysanne, répond ingénu ornent et en bon Polonais, mon pauvre Edvinski. « Cette paysanne » ! Aussi-tôt cris universels, la garde est sous les armes, le village se rassemble, on bat la générale… C’est un Prince ! s’écriait la soldatesque égarée. Scène vraiment comique pour un spectateur désintéressé ! mais qui devenait sérieuse pour nous. On fait rentrer l’enfant au corps-de-garde, et l’on juge si sa mère l’y suivit !… Questions nouvelles, fureur parfaitement jouée de la part du Commandant, qui me donne pour prison une salle de la cazerne, et me fait un signe de l’œil, tout en ordonnant à la garde de faire feu, si j’osais forcer la consigne : quoique rassurée par ces dispositions bénévoles de Morlinski, je n’en tremblais pas moins pour l’avenir. Comment m’arracher de ma prison ? Comment sortir du territoire sans repasser ce pont funeste ? Telles étaient les réflexions qui m’assiégeaient dans un réduit obscur, préparé à la cazerne d’Alvina, lorsque je reçus, le soir, d’une main inconnue, trois matelats et les accessoires d’un bon coucher pour mon cher Edvinski. Une lampe funèbre et des inscriptions horribles et ménaçantes, tels étaient les objets qui frappaient mes regards interdits en fixant les murs de ma prison. La fatigue du jour l’emporta enfin, et malgré les inquiétudes dont j’étais dévorée, je succombai au sommeil. L’image d’Ernest ne me quittait point. Il n’est pas de péril que l’amour ne dissipe en songe, de situation qu’il n’embellisse : et c’est avec étonnement que je me rappelle la délicieuse rêverie où j’étais plongée, elle s’accroissait au point que je croyais respirer sur les lèvres d’Ernest, et cueillir le premier souffle de l’amour, lorsqu’un baiser plus qu’idéal me réveille en sursaut : je m’agite, m’élance et distingue, ô surprise ! horreur ! le petit Sergent du corps-de-garde, assis sur mon lit et me fixant avec impudence. « Je t’ai reconnue, me dit-il, avec une assurance dont on ne se faisait pas encore une idée alors : tu es la Comtesse Pauliska, je t’ai vue à Varsovie… et moi je suis Français de naissance, vainqueur avec les Russes et ton gardien ; c’est-à-dire maître de ton sort. Prononce toi-même, ta destinée est dans tes mains : dors encore, et tu es libre à ton réveil : le moindre bruit, tu es perdue ». Il achevait à peine ces mots le monstre, également difforme d’esprit et de corps, que sa licence n’eut plus de terme. Plus forte que lui, je le rejettai loin de moi ; il revenait les yeux étincélants de fureur et d’ivresse, lorsque ma fenêtre s’ouvrit. Je vois s’élancer un ange libérateur, à peine ai-je le tems de reconnaître Ernest, accouru sur le bruit de mon arrestation, que mon jeune ami arrache la couverture, en enveloppe le petit Sergent, le comprime, l’entasse dans le sac de mes hardes, et le jette par la fenêtre sur des couches. Nous descendons par l’échelle que Pradislas avait apportée ; et munis de la lanterne de ronde du Sergent et de sa personne qu’Ernest, furieux, charge sur son dos malgré mes instances, nous nous acheminons au pont par des rues détournées. La sentinelle crie alors : Qui vive ? Ernest répond, en agitant le sac, Ronde. Je l’avoue, cette saillie en un pareil moment, faillit nous trahir par un éclat de rire, « Réponds à la sentinelle, dit Ernest au bossu, ou je te jette dans le torrent ». Un petit cri rauque parti du fond du sac confirma la présence du Sergent, et nous passâmes. Arrivés à l’autre extrémité du pont, près de la guérite de la sentinelle Impériale, Ernest déposa son fardeau au bureau des Douanes de Gallicie, donna le tout pour de la contrebande, et nous nous éloignâmes rapidement. J’ignore ce qu’est devenu ce Sergent ; mais il est certain, par son impudence et sa hardiesse extraordinaires, que s’il n’a pas été jetté dans le torrent d’Alvina par les commis du Roi de Hongrie, il doit avoir joué un grand rôle dans l’histoire de la scélératesse Russe.

Nous nous vîmes donc à quatre heures du matin sur la route de Passowitz, à Ust, avec mon Edvinski, et l’on juge si j’étais disposée à renvoyer mon libérateur ! Deux fois sauvée par lui, par un être charmant, aussi étonnant par ses qualités que par sa présence d’esprit et son courage, était-il possible de dissimuler l’impression profonde qu’il m’avait faite ? J’en convins avec transport, et lui donnai par cet aveu naïf le premier prix de son courage et de sa loyauté.

Je dois l’avouer pourtant, au milieu de ces sensations douces, je ne passai point le seuil de mon pays natal, sans un serrement de cœur, une douleur très-vive : et quelque cruauté que j’y aye éprouvé, un sentiment indéfinissable m’entraîne toujours vers ce sol adoré. Nous ne pûmes arriver à Ust que le soir ; Edvinski était fatigué, le pauvre animal, jadis notre compagnon de voyage, étant resté en otage. Nous allâmes descendre chez le Baron d’Olnitz qui nous attendoit depuis long-tems, et qui ne resta pas peu surpris de me voir en pareil équipage. Ce fut dans une heure la nouvelle de Ust. Madame de Varnaw et plusieurs autres, m’envoyèrent offrir leurs services, en attendant que mes effets fussent arrivés. J’étais si fatiguée, que je préférai rester dans mes vêtemens de paysanne, et c’étoit un spectacle assez piquant, de voir la simple Petrowna au milieu d’un cercle devenu très-brillant, recueillir tous les hommages, toutes les attentions de la noblesse persécutée par sa caste. L’assemblée était superbe : l’Archevêque de Varsovie, le Marquis de Betrask, Madame de Lamberti s’y faisaient remarquer. C’était une espèce de Cour qui se tenait chez mon hôte, et à laquelle je devais présider. Je remis à un autre jour mes observations sur ceux qui la composoient, et m’éclipsant au milieu d’un murmure de regrets qui me parut flatteur, je regagnai mon appartement. Ernest, dans le désordre où il se trouvait, n’avait osé se présenter chez le Baron d’Olnitz. Je ne sais si cette absence hâta ma retraite ; mais je préférai la solitude au tourbillon d’où je sortais.

On me donna un appartement complet, au second étage de l’hôtel d’Olnitz. Les maisons sont en général aussi modestes en architecture qu’en ameublement à Ust ; mais qui peut s’occuper de luxe après tant de soucis ! et le plus simple réduit n’est-il pas l’Elisée, quand on y trouve la paix et l’amour ? Je plaçai mon Edvinski au pied de mon lit, sur un sopha commode, et je me livrai à mes réflexions. L’avenir m’occupait faiblement. J’étais si persuadée que mon retour serait prochain, et me rendrait toute ma fortune, que je m’étais bornée à faire passer dix mille ducats chez un Banquier de cette ville. Cette somme me paraissait plus que suffisante pour attendre l’évènement et même pour figurer selon mon rang. Je regrettai cependant de n’avoir pu me procurer plus de fonds, quand je songeai à Pradislas. Il devait avoir de grands biens à la mort de son onde ; mais parti brusquement, sans précaution, il devait se trouver bientôt dans un dénuement absolu. Néanmoins, ces idées, ces calculs se dissipèrent, et toute remplie de ce calme si doux après l’orage, de la pensée que rien ne troublerait mon sommeil, si ce n’est les douces agitations de l’amour, je me jettai dans le sein de Morphée.

Je dormis profondément jusqu’à dix heures, et transplantée ainsi dans le séjour de la paix, de la bonne compagnie, je ne m’occupai plus à mon réveil que d’idées riantes, que des plaisirs et des fêtes auxquelles on se livrait au sein des espérances les plus flatteuses sur l’avenir. Mes malles n’étant point encore arrivées, je mis une simple vestale blanche ; et c’est dans un désordre assez élégant que je reçus le Baron d’Olnitz, qui vint à une heure s’informer de ma nuit et prévenir mes désirs. M. d’Olnitz était un grand homme de cinquante-cinq ans à-peu-près, maigre, marqué extrêmement de la petite vérole, ayant déjà les cheveux blancs, l’œil vif, pénétrant, et lançant un regard étincellant d’un feu qui me donna par la suite des chagrins bien cruels. Du reste, homme de cour, froid en apparence, silencieux, et d’un ton qui inspirait une confiance entière en ses procédés. Il ne pénétra chez moi qu’après des protestations, des excuses réitérées, avançant pas à pas, de pièce en pièce, affectant de baisser les yeux, s’informant d’une voix douce et altérée de ma santé, et ce ne fut qu’après mille propos détournés, qu’il me questionna adroitement sur mes projets ultérieurs. Je crus remarquer de sa part un désir extrême de me voir rester à Ust, et lorsque j’en témoignai le désir, il trésaillit visiblement. La conversation devenait plus générale, quand Pradislas entra, avec cette grace, cette légèreté, qui éclipse, déconcerte, anéantit toutes les concurrences, les passions graves. M. d’Olnitz le reçut poliment ; mais je le vis pâlir. L’instant d’après, il sortit et j’en fus ravie. Nous avions tant besoin de nous trouver ensemble, mon jeune ami et moi ! C’est ainsi qu’après l’orage, les oiseaux des champs se réunissent sous le feuillage, ils agitent leurs petites aîles, secouent à-la-fois les goûtes de pluye et leurs craintes, et gazouillent de nouveaux projets pour leurs amours. Nous nous voyions sur une terre étrangère, loin de parens bien chers, enthousiastes de préjugés peut-être ; mais éprouvant déjà ce mal-aise qui naît de l’incertitude, du besoin de recourir à autrui, du besoin de réfléchir enfin, tourment si cruel, pour de jeunes têtes Polonaises ! nous réfléchîmes donc, ou le crûmes.

Pradislas avait été mandé chez le Major Dejanieck ; c’était l’usage dès qu’il paraissait un Polonais en Gallicie. On l’engagea à ne pas différer de prendre parti dans un Corps. La politique Impériale tolérait alors à Ust la formation de deux Légions qui paraissaient ne menacer que les Russes. Ernest choisit celle des réfugiés Polonais, de Cracovie. Son air martial, sa taille brillante, quoique fort jeune, l’avait fait accueillir avec transport. On lui avait annoncé qu’il fallait se monter, s’équiper entièrement, et Pradislas n’avait apporté que deux cents ducats, déjà fort attaqués par ses dépenses habituelles. Je le savais, et lui donnai à l’instant une créance de pareille somme sur mon Banquier. La certitude où il croyait être de me la rendre avant peu le porte à l’accepter. Il m’en fit aussi-tôt son billet, et l’on juge s’il est au nombre de ceux que j’ai gardés de lui ! J’avais demandé à M. d’Olnitz la permission de lui présenter mon cousin. Ernest vint donc le soir à l’assemblée, et s’acquérait par là peu-à-peu l’entrée de la maison. J’observai qu’il fit sensation au Cours. Je fus flatée de ce petit triomphe, et j’éprouvai que l’isolement où nous étions, rendait mon ami plus nécessaire encore à mon existence.

Le soir, le Corps des réfugiés Polonais s’assembla au Warnitz. Pradislas fut présenté à M. Dejanieck, Chef de la Légion, et qui connaissait sa famille. Il fut accueilli avec distinction. M. d’Olnitz parla quelque tems, bas, au Colonel ; je fis peu d’attention d’abord à cette circonstance ; mais j’y revins bientôt, quand j’entendis Ernest recevoir l’ordre d’aller coucher à Falsback, quartier du Corps, à deux lieues d’Ust. Cette nouvelle imprévue me saisit, et je ne doutai point que M. d’Olnitz n’eût accéléré cet ordre. Ernest parut affligé ; mais le vertige de gloire l’avait saisi ; il ne respirait plus que coursiers et armure, et j’observai que ce coup fut bien moins violent pour lui. Insensées que nous sommes ! Nous n’avons qu’une passion, les ingrats en ont mille, et prétendent aimer !

Je rentrai à Ust, triste, rêveuse, et me retirais dans mon appartement lorsque Ernest me demanda la permission de m’y suivre… Nous allions nous séparer le lendemain peut-être. Je ne répondais point. M. d’Olnitz me donnait le bras… Ernest monta sans attendre ma réponse. J’observai que mon hôte trouva fort scandaleuse la méthode de recevoir à toute heure ; mais mon cœur affligé n’était pas porté à lui céder. Je saluai froidement M. d’Olnitz, m’appuyai sur Ernest, et nous entrâmes. Nous allons donc nous séparer encore ? dis-je à mon ami, en tombant en pleurs dans un fauteuil. — La gloire… me répondit-il. — Et l’amour ? — Ils ne se quitteront point. — Vous viendrez souvent ? — Chaque jour. — Et si vos Chefs vous le défendent ? — Je les fléchirai. — Si l’on part ? — Je mourrai digne de vous. A chaque mot, une réponse tendre. Il était à mes pieds, beau, suppliant, sensible ; nous devions nous unir ; mais nous séparer d’abord. Je voulus en vain puiser dans cette douloureuse idée une résistance qui me devenait difficile : un soufle délicieux fit évanouir toute réflexion, et je revins à moi dans les pleurs. Mon ami fut tendre, empressé, délicat !… Combien il parut changé depuis !… Nous nous séparâmes à onze heures… J’entendis la porte se fermer avec fracas sur lui, le vieux portier murmurant entre ses dents des imprécations contre les Polonais. Je prêtai l’oreille avec plus d’attention, et j’entendis M. d’Olnitz, consignant à demi-voix à son Suisse le jeune Pradislas. Ce fut-là la première humiliation que j’éprouvai. Ce ton de supériorité de mon hôte, ces mesures cachées, cet acte de propriété, tout me fit sentir que je n’étais plus chez moi, et je versai la première larme du regret.

Je restai huit jours entiers sans voir Ernest. Je m’en étonnais moins, connaissant la consigne que M. d’Olnitz avait donnée ; mais l’amour est fécond en inventions, en craintes, en ressources ; et toutes ces idées devaient avoir assiégé mon ami. Je m’informai si personne ne m’avait demandée ; je n’obtins que des réponses insignifiantes ; en un mot, je me trouvai complettement prisonnière. Le lendemain, je ne résistai pas à mon chagrin, à mon inquiétude : je demandai la voiture du Baron pour une promenade. Mon dessein était d’aller aux environs de Falsback, de rencontrer peut-être Ernest, et de respirer le même air. Je comptais sur le sort protecteur, sur ces hasards que les amans se promettent et trouvent en idée long-tems avant qu’ils se réalisent. M. d’Olnitz soupçonnait sans doute mon dessein ; la voiture était brisée, le cocher absent et les chevaux malades. Mille excuses provinciales furent données. Je m’impatientais, et, sortant à pied, je louai une voiture, et me fis conduire sur le chemin du lac de Falsback. Comme mon cœur battit avec violence, quand je découvris sur les bords du Lac, le village et le quartier des réfugiés Polonais ! Le soleil se couchait alors et dorait toute la rive opposée d’une teinte rouge et brillante, tandis que le bord sauvage où je me trouvais, conservait cette teinte lugubre des forêts et des rochers dans L’ombre. — En un mot, c’était devant moi l’éclat trompeur de la gloire ; ici, la sombre obscurité de l’amour inquiet.

Je laissai la voiture sur le chemin de Ust, et je m’avançai, seule, par un sentier jusqu’au bord des eaux, et sous le feuillage des trembles, dont la dépouille couvrait déjà les bords du Lac. — Là, je m’assis sous un arbre. Que je me trouvai bien alors ! je voyais le toît, l’asile de l’objet aimé ce mouvement, cette agitation militaire devant le quartier… ces chevaux, venant avec ordre s’abreuver dans le Lac, conduits par une foule de Gentilshommes infortunés, si éloignés de prévoir leur sort, tout devenait intéressant pour moi. Ernest embellissait tout, mais ne paraissait point. Je tombai dans une profonde rêverie ; je crus à l’inconstance, à l’oubli ; j’écrivis sur le sable un mot que j’avais prononcé cent fois, et je chantai en gémissant cette romance :


Romance.

Sable ! où j’ai tracé : je vous aime,
Les flots jaloux, t’applaniront un jour ;
Le tems efface-t-il de même
Ce qu’en nos cœurs avait écrit l’amour ?
Ernest ! d’une amante craintive
Viens ranimer l’espoir trompé :
Écris ce mot sur l’autre rive,
Et le présage est dissipé.

L’aquilon fait tomber la feuille
Dont le soleil a flétri la couleur,

Le cristal des eaux la recueille ;
Elle me peint ma chûte et ma pâleur.
Ah ! vous pouvez ternir cette onde,
Triste dépouille des forêts !
Hélas qu’y puis-je voir au monde
Perdant Ernest et mes attraits ?

De Phébé l’image tremblante
Déjà vacille en ces flots argentés ;
Miroir de l’effroi d’une amante,
Ce lac te peint mes esprits agités ;
Mais Phébé s’enfuit dès l’aurore,
Sa flamme brille en d’autres lieux.
Moi, nuit et jour je brûle encore ;
Ernest est le monde à mes yeux.


La nuit avançait et me surprenait dans ma rêverie. Je ne distinguais déjà plus la retraite de mon ami, et les derniers rayons du soleil frappaient d’une teinte rouge les pieds des rochers qui dominent le Bourg. Je songeai à partir ; je rejoignis ma voiture et repris le chemin de Ust. A peine avais-je fait un quart de lieue, que j’entendis le bruit du galop de plusieurs chevaux. Je m’effrayai et fut bientôt rassurée par la voix d’Ernest… Il avait apperçu ma voiture, arrêtée sur la route : l’idée que ce pouvait-être son amie l’avait engagé à parcourir avec une lunette d’approche le rivage opposé, et il m’avait reconnue. Il donna son cheval à un valet, et nous fîmes une demie lieue dans ma voiture, avec cette ivresse que produit toujours une absence antérieure… Je lui demandai ensuite quels étaient ces chevaux dont j’avais entendu qu’il était suivi. Il balbutia et finit par m’avouer que plusieurs de ses camarades avaient fait la partie de l’accompagner ; qu’il avait en vain, tâché de les en détourner ; mais qu’ils étaient discrets et s’étaient éloignés. Cette première légèreté me saisit, m’affecta ; je jurai de ne plus revenir à Falsback. Je sentis mon imprudence, et lui permis tout au plus, quand il m’eut exprimé ses regrets, de se présenter dans ma nouvelle demeure : car je comptais quitter l’hôtel d’Olnitz, où Ernest était consigné. Un baiser scella enfin son pardon, et il partit comme l’éclair. Ma voiture resta immobile un instant pour attendre mon valet. Qu’on juge de mon chagrin, de mon indignation, quand j’apperçus que la troupe d’étourdis m’avait suivie ! quand j’entendis Ernest rentrer dans les rangs de la horde indiscrette, recevoir des félicitations, des invitations de présenter chez moi ses camarades ! Je fus au désespoir, et je vis bien que l’indiscrétion militaire n’avait que changé de sol. Je me promis fermement de punir cette légèreté. Je rentrai à Ust profondément affligée, et me retirai en défendant ma porte à qui que ce fut.

Le lendemain, de fort bonne heure, j’eus une visite de M. d’Olnitz. Je lus dans ses traits un air observateur, toujours mêmes attentions, même prévenance et fausseté ; mais j’étais loin de m’en défier assez. M. d’Olnitz s’offrit pour gérer lui-même mes affaires. Il fut d’avis d’abord de faire deux placemens pour plus de sûreté. Je laissai donc cinq mille ducats chez mon premier Banquier et mis les autres chez un M. Armand, qu’il connaissait, disait-il, parfaitement. Je le remerciai de ses soins en les acceptant ; mais je lui témoignai d’ailleurs que je comptais prendre une maison. Ce projet le troubla visiblement. — « Vous quittez mon hôtel, s’écria-t-il ! aurais-je été assez malheureux pour ne pas vous prévenir, vous rendre tous les soins que vous méritez ? Disposez, Madame, de tout ici, ordonnez… » En disant ces mots, il ne s’appercevait pas qu’il serrait de sa main étique la mienne, à me faire crier : il insista inutilement ; ses yeux rouges voulurent en vain être tendres, il ne purent que m’effrayer et me confirmer dans mon projet. Malheureuse ! je ne fis que hâter mes revers ! Il me demanda au moins quinze jours pour me trouver un local convenable. Tout était occupé dans la ville ; il fallait disposer un appartement, le meubler… Je promis huit jours, en le comblant de remerciemens ; mais tenant à mon dessein d’une manière irrévocable. Mon placement fut fait chez le nouveau Banquier, et M. d’Olnitz s’employa en apparence à me chercher une maison.

J’étais fort tranquille sur tous ces arrangemens, lorsque je reçus le soir, à l’assemblée, un billet d’Ernest qui m’allarma. Le stile en peignait le plus profond désespoir. — Confiant, disait-il, et sans expérience, il avait joué, fait un billet d’honneur, trois cents ducats suffisaient à peine… Il n’avait que la ressource de fuir ou de mourir. Je tréssaillis, je volai chez M. Simons, je retirai cette somme en essuyant un fort escompte pour l’avoir sur le champ, et je fis prier Pradislas de se trouver le lendemain au Wernitz ne pouvant le recevoir chez moi. Je m’y rendis à la nuit tombante… Il m’aborda et nous nous assîmes. « Vous avez de l’esprit, de la sensibilité, mon ami, lui dis-je avec douceur ; vous avez mille ressources pour réussir dans la carrière militaire, et je vois avec douleur que vous vous livrez à toutes les passions de l’oisiveté et qui conduisent au vice. Vous jouez avec fureur ; l’indiscrétion même semble remplacer en vous la prudence, la délicatesse ; j’en crois mes pressentimens, vous me préparez de grands chagrins ». Il versa des larmes pour toute réponse, et me dissuada avec cette éloquence si facile à l’être adoré. Nous nous égarâmes sous les arbres, et l’amour seul dissipa toutes les inquiétudes, tous les soucis de la prévoyance. Je priai Pradislas de me reconduire chez Madame de Furstemberg, où l’on se rassemblait. Il me quitta là, après m’avoir promis avec les sermens les plus tendres d’être prudent à l’avenir.

Le Cercle était brillant chez Madame de Furstemberg ; on y forma le projet d’une course aux eaux de Tornisk. Je promis de m’y laisser entraîner. M. d’Olnitz ne me quittait point ; et je me serais bien ennuyée sans une Sonate de sistre qu’un officier d’un Régiment Esclavon joua avec un art incroyable, et à laquelle je ne pus refuser mon attention. Il chanta aussi plusieurs romances qu’il paraissait m’adresser en estropiant de son mieux le Polonais. Il ne fit alors que me prouver qu’avec de beaux traits et des talens on peut être fort ridicule. Ses yeux mourans, ses balancemens de tête, cet air évanoui d’amour, enchanteurs peut-être pour une Vénitienne ne purent que m’amuser, et je sortis fort gaie de ce cercle bisarre.

Nous revenions à pied ; suivant l’usage de cette petite ville, lorsqu’en passant devant le café militaire, je crus, au clair de la lune, reconnaître les chevaux et le valet de Pradislas. Je jettai un regard à travers les vitraux du café, et je vis mon ami aux prises avec une foule de joueurs de tout uniforme. Je l’avoue ; mon cœur fut serré ; mes yeux se remplirent de pleurs et je lui écrivais le soir même, après être rentrée, lorsqu’un grand bruit se fit entendre sur la place. J’ouvre ma croisée, j’entends le cliquetis des épées, des voix confuses font retentir à mes oreilles le nom d’Ernest, je tombe sans connaissance, et j’ignore encore par quel secours je me trouvai dans mon lit. Le lendemain je reçus ce billet :


Des Prisons du Château.

« Oubliez-moi : je suis le dernier des hommes, j’ai trahi mes sermens, dans l’espoir de m’acquitter envers vous, j’ai voulu risquer un dernier effort ; j’ai perdu le double de la première somme. Je ne puis sortir que pour perdre la vie ou l’arracher aux favoris du sort qui me persécute. Laissez-moi gémir dans les cachots d’une faute irréparable, et bornez-vous à plaindre le malheureux Ernest Pradislas ».

Ce mot de cachot me perça le cœur. J’aurais donné ma vie pour Ernest ; pouvais-je balancer pour un peu d’or ? J’envoyai encore la somme, et m’applaudis de lui rendre la liberté à ce prix. Il ne la recouvra que trois jours après ; sa fureur pour le jeu, sa violence extrême l’avaient déjà rendu trop célèbre à Ust, où la politique Impériale tolérait avec peine les réfugiés Polonais, et il fut consigné aux portes de la ville jusqu’à nouvel ordre. Cette nouvelle m’affligea et je songeai aux moyens de me réunir à lui, sans l’exposer à enfreindre l’ordre de son chef. Je louai une petite maison de campagne sur la route de Falsback, et à l’insçu de M. d’Olnitz, j’y fis porter quelques meubles, car c’était une véritable chaumière, où je me proposais de recevoir mon ami le surlendemain. Il est impossible d’être plus tendre, plus reconnaissant qu’il ne le parut. Il brûlait de s’acquitter envers moi. Son père lui annonçait un envoi de fonds. Toute sa félicité était de me rendre l’aisance que je commençais à perdre. Ces idées m’occupaient peu ; mais le projet annonçait de la délicatesse ; l’amour recueillit tout, les torts furent oubliés, les sermens les plus tendres de fidélité et de prudence renouvellés, et cette soirée fut une des plus délicieuses de notre vie.

Je devais, le lendemain, faire la course des Eaux de Tornisk, avec toute la société d’Ust. J’engageai Ernest à s’y trouver comme par hasard ; mais sur-tout à y venir avec le Major Dejanieck, quelqu’ami raisonnable, et non avec la troupe des jeunes Magnats étourdis. Il me le promit et m’accompagna jusqu’aux portes de la ville, où je retrouvai mon laquais.

A peine cinq heures du matin sonnaient, que la place fut couverte de traineaux, de chevaux et de chars. Les hommes en habits de chasse, les femmes en amazones, la multitude de valets, tout donnait aux préparatifs de notre petit voyage cet air de Cour dont nous étions privés depuis si long-tems. L’Archevêque de Varsovie, Mesdames de Virrick, d’Arnoldi, de Fustemberg se réunirent. Je fus placée dans la calèche de M. d’Olnitz ; mais toutes les voitures étant découvertes, je sauvai un tête-à-tête fâcheux. Trente à quarante cavaliers entourant dix voitures, formèrent le cortège bruyant et joyeux qui partit comme l’éclair. Les chevaux sont fort bons en Hongrie ; nous fûmes à Hann en deux heures, et rendus à une heure après midi aux Eaux.

Le fracas de notre entrée étonna un peu les bons habitans. Je remarquai pourtant que cette folie bruyante de la part de réfugiés, leur parut indiscrette. Quelques vieillards même haussèrent les épaules ; mais jouir à tout prix, telle était notre devise. Nous nous répandîmes bientôt dans la ville et les salles de bain. Des douches, des béquilles, des infirmes de toute espèce nous parurent un spectacle fort triste et nous rentrâmes au Lion-d’Or, où le dîner le plus splendide fut servi et dévoré au son de la musique du Régiment Hongrois de Michalowitz, dont l’État-Major était à Tornick, Ernest et M. Dejanieck, Major de son Corps, arrivèrent pendant le dîner, qui devint alors pour moi une véritable fête. Je remarquai que la présence de son mentor donnait à mon ami cette décence, cette douceur silencieuse dont à la vérité ses yeux se dédommageaient en me fixant ; et qui préviennent toujours pour un jeune homme. En un mot, il fut très-aimable et je me vis heureuse. Les Officiers de Michalowitz étant fort bons-musiciens, nous eûmes un concert, où le sistre figura selon l’usage. Il en fallut entendre plusieurs sonates de M. d’Alvinski, véritable virtuose. Je chantai un duo avec Pradislas et il me sembla ainsi qu’à l’assemblée que ma voix pouvait flatter encore des oreilles italiennes.

Après le concert, plusieurs Officiers nous proposèrent de voir le Club de Tornisk. Nous trésaillîmes d’étonnement à ce mot. — Comment, s’écria-t-on : le Roi de Hongrie se décide-t-il à tolérer de tels rassemblemens ? — « Ils sont secrets, reprit le Major, en souriant : daignez nous suivre, Mesdames, et vous pourrez avoir les honneurs de la séance, sans vous compromettre, ni les effrayer ». La curiosité l’emporta et nous demandâmes à voir cette assemblée. Nous traversâmes ensemble un verger qui conduisait à une grange retirée, au fond d’un amas de maisons, tous marchant en silence et avec les plus grandes précautions pour n’être pas entendus. Arrivés à la grande porte, nous regardâmes à travers les ouvertures des planches et distinguâmes à peine autour d’une espèce de table placée sur des tonneaux et à la lueur d’une lampe éclairant faiblement cet antre lugubre, un rassemblement d’individus en robes noires. Nous regrettâmes que, nous tournant le dos, il ne pussent montrer leur figure. Mais nous remarquâmes cependant à leur contenance qu’ils étaient fort agités, quoique sans proférer une syllabe.

Le Président, d’une taille beaucoup plus élevée, avait sur les yeux un chapeau rabattu énorme. Couvert d’une immense robe noire, il était appuyé sur un in-folio que nous supposâmes être un projet de constitution, sur lequel il paraissait profondément rêver. Nous faisions mille raisonnemens sur cette silencieuse assemblée et ces nouveaux philosophes, quand tout-à-coup la porte s’ouvre, et nous distinguons à travers une claire-voie le respectable aréopage. Un énorme baudet, en robe noire, et la sonnette au col, siégeait au fauteuil ; les autres membres étaient les chiens du village, les plus notables par leur taille et leur voracité. Ils étaient retenus par une corde attachée à un collier. Sur chacun des liens étaient écrits ces mots : frein des lois. Au milieu de la table, un énorme baquet, rempli des débris du dîner, portait ces mots : Système agraire, bonheur commun. A un signal donné, tous les cordons furent rompus. Aussi-tôt les Membres se précipitent sur le bonheur commun, avec leur avidité ordinaire ; la guerre s’allume pour les partages, le sang coule, les coups de dents se distribuent ; rien n’est respecté, pas même les molets du Président, qui se met à ruer, à gambader en agitant vainement la sonnette. Bientôt c’est une confusion, un vacarme vraiment comique, et qui se termine par l’arrivée du valet d’écurie qui, distribuant à chacun des Membres de vigoureux coups de fouet, les renvoye chacun à leur place. Les Officiers impériaux rirent beaucoup du dénouement, et en acceptèrent l’augure ; je ne conclus pas ainsi : Véritable amie de la liberté Polonaise, je leur dis que l’abus n’était pas la chose. Pradislas, né violent, crut voir une épigramme, et allait s’emporter ; je prévins cette explosion en l’entraînant.

Nous nous répandîmes bientôt dans les vergers qui avoisinent Tornisk. La société était vive, animée, rayonnante de joye et de plaisir. Je donnais le bras à M. d’Olnitz, satisfaite, ennivrée de la présence de mon ami ; bientôt le postillon du Baron arrive essoufflé, et lui remet des lettres qu’il dit fort pressées. Le Baron les parcourt rapidement, et j’entrevois, à travers le sombre dont il cherche à envelopper ses traits, que le contenu le transporte, il me tire à l’écart pour me le communiquer, avec un chagrin apparent. Qu’on juge de l’effet que durent produire sur moi les premières lignes !… J’y vois d’un trait la faillite d’Armand, et l’ordre de départ de la Légion où servait Pradislas. L’Empereur ordonnait le renvoi des rassemblemens Polonais sous trois jours. Deux foudres tombant sur ma tête m’auraient moins frappée que ces deux nouvelles. Il était impossible d’avoir désormais aucun fonds de Pologne, et je perdais Ernest le lendemain même. Le Major avait reçu par la même voie un billet du Colonel, avec injonction de se rendre de suite au Corps, qui devait partir le quatre, à la pointe du jour, pour pénétrer en Pologne. Je me vis sans ressource : je vis nos infortunés compatriotes sacrifiés dans une entreprise téméraire : je fus attérée et m’évanouis… Le croirait-on !… c’est pendant ce tems même qu’Ernest s’éloigna de moi… Quelques soins, quelques recommandations vagues à ceux qui me soutenaient furent ses adieux. Un baiser de glace déposé sur ma main, voilà, m’a-ton dit, les seuls témoignages de ses regrets. Êtres froids ! ils appellent courage, force d’ame, ce qui n’est de leur part qu’indifférence et le masque de l’insensibilité.

Je fus au désespoir en reprenant mes sens. Je me voyais seule au monde, sans amis, sans fortune, et placée chez un homme qui commençait à m’être odieux par ses prétentions. Le retour jusqu’à Ust ne fut qu’une suite de douleurs et d’évanouissemens. Je m’apperçus à peine que j’étais dans la voiture du Baron, tant les pleurs offusquaient ma vue et oppressaient mon cœur ! Je m’endormis enfin d’accablement, et ne revins à moi que par une douleur aiguë au bras. Je trésaillis et me réveillai brusquement. Mon bras était meurtri. « Vous avez eu une attaque de nerfs effrayante, me dit froidement M. d’Olnitz, et vous vous êtes mordue horriblement, malgré mes efforts ». Je le crus, quoique son œil étincellant m’eut frappé et m’eut donné une juste défiance. Je remarquai que cet homme devenait alternativement pâle et rouge, qu’il se serrait contre moi presqu’involontairement, en un mot, que tous ses nerfs étaient dans une agitation évidente, quelqu’effort qu’il fit pour se contenir. Je ne réfléchis point alors ; je me plaignis de quelqu’incommodité, et trop absorbée dans mes souvenirs, et la pensée que je ne reverrais plus Ernest, nous allâmes descendre à l’hôtel d’Olnitz.

Il fallut me porter sous le bras dans mon appartement, tant je me trouvai faible. Le Baron ne se présenta que le soir. Il était calme, ne me parla que d’amitié ; il en eut le langage délicat ; il en eut même les procédés, quoique cette circonstance ne se soit jamais éclaircie. Je reçus le lendemain matin un billet, signé Armand, et auquel étaient joints cinquante ducats, comme une restitution, la seule qu’il put me procurer sur sa faillite. Cet homme était parti chargé du mépris et de l’aversion, suites d’une banqueroute frauduleuse. Comment espérer qu’il put avoir une telle délicatesse ? Je suis persuadée que cette somme et celles que je reçus par la suite sous le même prétexte, me venaient du Baron. Je n’y songeai point alors, car j’aurais préféré la misère la plus profonde aux plus légères obligations.

Je me trouvais alors au physique et au moral dans cet état mixte, sans besoins, sans plaisirs. Huit jours se passèrent à végéter tristement livrée à ma rêverie, recevant chaque soir une visite du Baron, toujours crispé, et s’enfuyant brusquement sans que j’en pus deviner la cause : lorsqu’un soir que Madame Gerboski me pansait le bras dont je souffrais toujours beaucoup, je la vois me fixer avec attendrissement, tenir la bandelette suspendue, et dire tout bas avec émotion, en fixant ma blessure : quel dommage ! Ce mot me frappe : je la presse de s’expliquer ; elle regarde autour d’elle avec inquiétude, sans répondre : cet air de mystère me fait trésaillir ; mon effroi augmente en la voyant considérer avec horreur une tête de Méduse peinte au-dessus de la glace de la cheminée, et me dire, bas, en tremblant : paix ! on entend… à minuit ! je reviendrai. Je lis dans ses yeux attendris qu’elle tiendra parole ; elle me tend sa main sur laquelle je découvre mille cicatrices, je frissonne ; elle me quitte, et je tombe saisie d’horreur dans mon fauteuil.

Cette Madame Gerboski était une espèce de gouvernante, regardée comme ancienne maîtresse du Baron, et que je reconnus bientôt pour une de ses victimes. Je passai trois heures dans l’anéantissement, ne pouvant concevoir ce mystère, et me livrant à toutes les suppositions déchirantes ; tantôt croyant voir dans le Baron un avanturier, aposté pour dépouiller ses victimes, idée bientôt détruite par son long séjour à Ust, et la considération dont il y jouissait ; tantôt imaginant que sa passion pour moi le faisait délirer ; mais minuit sonnant, je vois s’élever la glace de ma cheminée, et dans une niche obscure, une femme voilée, une lanterne sourde à la main, s’avançer sur le bord de la cheminée, descendre sur une chaise et delà à terre. Quoiqu’éperdue d’effroi, je reconnais la bonne Madame Gerboski ; cette vue me rassure ; la glace s’abaisse, cette femme s’assied pour reprendre haleine, car elle paraissait aussi allarmée que moi, toujours mettant sa main sur ma bouche, et me faisant signe de ne pas proférer une parole. Enfin elle tire un papier, me le donne avec précaution, et j’y lis ces mots :

Silence profond. Cette chambre est celle de la défunte Baronne : on y est vu de toutes parts. Des tuyaux portent tous les sons à l’oreille du Baron. Silence ! Je tressaillis et respirai à peine…

Sachez que le Baron est un maniaque effroyable, athée, chimiste profond, naturaliste en délire qui fait des expériences sur les infortunées ; assez insensées pour le croire. Craignez son éloquence, le pouvoir du magnétisme qu’il employe et sur-tout ses compositions chimiques. Il a des secrets inouis… tremblez !… Frémissant, hors de moi, je me jettai aux pieds de la bonne Madame Gerboski pour en apprendre davantage ; elle me repousse avec terreur, me met un mouchoir sur la bouche, relève la glace par un secret connu d’elle, et s’éloigne avec sa clarté lugubre, comme un phantôme qui vient d’apporter une prédiction funeste. Il est impossible de décrire l’impression épouvantable que laissèrent en moi cet écrit, ce mystère, ces présages horribles. Je n’en sortis que pour tomber dans un accès de désespoir, pendant lequel je me suspendis avec fureur au cordon de la sonnette… Quel fut mon étonnement lorsque loin d’entendre un timbre, et de voir arriver les gens, j’entends un grondement sourd, comme celui du tonnerre derrière les lambris, je vois s’élever par des ressorts cachés des grilles dans les croisées, la glace s’abaisser, le Baron paraître, vêtu de noir… En un mot, je m’apperçois que je suis moi-même l’artisan de ma captivité, — « Il n’est plus tems de feindre, me dit cet homme étrange », en descendant de la niche et s’asseyant à mon côté ; « si la raison ou la persuasion eussent pu vous amener à mes vues, à pénétrer avec moi dans le sanctuaire de la nature, vous seriez libre ; mais livrée à un goût ridicule pour un écolier, vous êtes imbue encore de préjugés ridicules, tombeau des connaissances sublimes, comme des jouissances célestes auxquelles je vous destine. Souffrez-donc que je m’assure de vous, jusqu’à à ce que vous n’ayez plus d’autres liens que des désirs ardens de vous initier dans nos mystères sacrés ».

Cet homme bizarre gardait le même sang-froid à l’aspect de l’état où il me réduisait : c’était une période de la crise : rien ne l’étonnait. Cependant, lorsque l’excès de ma douleur me donnant de nouvelles forces, je poussai des cris plaintifs, il feignit de me croire en danger : « vous pourriez vous évanouir, me dit-il, froidement : respirez vîte de ces sels ». Frappée du récit de Madame Gerboski, je repoussai avec horreur le flacon ; mais le premier effet du mal-aise m’avait fait oublier cette précaution. J’avais respiré la vapeur ; l’effet était produit, je sentis mon gosier brûlant, et j’eus dans l’instant une extinction de voix complette, qui fit sourire le Baron de son succès. « Quel modèle ! quel beau sujet pour mes expériences ! S’écriait-il, en me regardant… Quel sang ! quelle peau transparente ! quel plaisir d’y inoculer l’amour et les passions » ? Ce blasphème me fit trésaillir. « Au reste, ne vous allarmez point, les soins les plus tendres vous seront prodigués, rien ne vous manquera que la liberté ; mais bientôt vous ne la desirerez point. Le magnétisme vous réduira à un tel état de faiblesse, que vous n’existerez que dans les espaces, et par votre seule imagination ; le reste n’est que matière. Je vous enverrai, ce soir, des manuscrits qui prépareront votre esprit aux sciences profondes sur lesquelles nous avons à méditer ensemble ».

Je suppliai cet homme inflexible de choisir une autre victime ; je lui parlai de mon fils… « Votre fils, vous le verrez, me dit-il, chaque jour, par cette glace ; mais vous ne lui parlerez jamais. Il suffira à votre tendresse de le voir croître et prospérer sous vos yeux. Souffrez que je prenne mes précautions, et recevez le serment que je fais de lui donner tous mes soins pour le rendre digne un jour de notre secte ». Je versai un torrent de larmes !… mais l’espoir de voir chaque jour mon pauvre Edvinski, me rendit quelque consolation. J’étais abattue de surprise ; le Baron saisit ma main avant de partir, mordit faiblement l’avant-bras, me coupa quelques cheveux et s’éloigna, avec ce prétendu trésor, et des témoignages de respect et d’admiration, inconcevables après sa conduite.

Deux heures se passèrent dans un état de stupidité absolue de ma part ; enfin, je revins à moi par un bruit léger : je m’apperçus que les deux bras de la cheminée tournaient sur pivot et faisaient place à deux tablettes noires, sur lesquelles étaient d’un côté un léger repas, délicat en apparence, et de l’autre deux manuscrits. Je m’élançai sur ces recueils effrayans. Ils étaient écrits en rouge… Je frissonnai. Mais la curiosité l’emporta ; entr’autres sentences et systêmes abominables, je tombai sur ce paragraphe :


L’amour est une rage, il peut s’innoculer comme cette dernière maladie, par la morsure. En marge était écrit : (régime.) Os de tourterelles calcinés, camphre et peau de serpens. (opérations). Morsures réitérées.



Challiou
L’amour est une rage ; il peut ſ’inoculer par la morsure.


Ainsi tout est physique, m’écriai-je, indignée ! les vertus, les talens, tout ce qui touche l’ame n’est qu’illusion… Je feuilletai quelques pages avec indignation, et je tombai sur cette étrange recette :


L’amour étant l’union physique de deux êtres pour que les masses se confondent, donnez l’impulsion aux atômes. Opérez une irritation sur les fibres avec des cendres de cheveux et des cils de l’opérateur. Forte inspiration par les pores ; friction multipliée sur la peau. Pour breuvage, l’opérateur donnera son haleine convertie en fluide.


Je regardai dès-lors avec horreur les alimens qu’on me présentait. Je ne vis plus que breuvages préparés, que poisons destructeurs : je ne voulus rien prendre. Malheureuse ! je ne faisais que servir les projets du Baron, en tombant d’inanition. Je me fortifiais donc dans l’idée de me laisser mourir, lorsque j’entendis la voix de mon fils ; il appellait sa mère. Je m’élançai vers la petite glace indiquée ; elle était grillée hélas ! et je n’en pouvais approcher plus près que de trois pieds. Toutefois j’apperçus mon Edvinski, levant les mains au Ciel, et prononçant douloureusement mon nom. Mes yeux s’inondèrent de pleurs, je ne voyois plus rien, j’allais parler, ma langue resta muette. O mères ! j’en appelle à vous pour exprimer ce que je devais souffrir, ne pouvant avoir un regard, un mot, un baiser d’un enfant adoré, qui m’avait perdue.

Trois minutes s’étaient à peine écoulées, pendant lesquelles j’éprouvai tous les supplices de Tantale, qu’un voile rose couvrit la glace ; j’y lus écrit en caractères azurés : tu le verras demain. Vaine espérance ! cruelle privation, si Edvinski ne devait pas voir aussi sa mère. Néanmoins cette apparition me rendit quelque courage et je n’invoquai plus la mort. J’avançai donc la main vers un beau vase d’yvoire, mais tout-à-coup retombant dans mes premières craintes, je la retirai précipitamment, sans oser l’y reporter. A la fin, le besoin l’emporte, j’ouvre, je vois du riz, j’en prends quelques cuillerées ; le goût m’en paraît bon, j’y reviens. Cependant une substance acide restée au fond du vase, me frappait l’odorat. Je m’occupais de cette sensation, lorsqu’un billet, passant par la même voie, me fit lire ces mots : œufs de fourmis de l’isle de Java, poison terrible de la sagesse. Refusez ! Le billet disparut, je reconnus la bonne Madame Gerboski, et cherchai aussi-tôt à rejetter ce mets odieux ; mais tout-à-coup le Baron entra et je fus frappée de la foudre. Il regarda le vase qui était vuide, sourit d’un air satisfait, et s’asseyant près de moi, « vous avez lu, me dit-il, mon systême ; je me flatte que lorsque vous l’aurez approfondi, vous le trouverez conforme à la nature, et dégagé de toutes les absurdités, de toutes les illusions qui vous bercent depuis l’enfance. Oui, Madame, tout est physique. L’être le plus hideux peut triompher de Lucrèce même, en un tems donné, et par mon art. Il suffit de suppléer la nature, et de produire les impressions qu’elle donne. Apprenez cependant que la beauté est conditionnelle : chaque pays à la sienne, la Négresse comme la fille d’Othaiti, s’enflamment à la vue d’êtres bien différens. Au reste, mon systême tend sur-tout à faire naître le désir : créez ce désir, vous créez l’amour. C’est ce que j’ai fait, et Vénus toute entière à passé dans vos veines ».

Je ne pus retenir un mouvement d’horreur. Il m’arrêta aussi-tôt, m’appliqua sur la poitrine sa main impregnée d’une poussière blanche, et, à ce qu’il me parut, il me magnétisa. Soudain, je tombai dans un état d’immobilité complette. Alors il prit mes deux bras et répêta son discours. Cependant j’avais repris mes sens, mais le poison opérait, je sentais mon cœur se troubler, une chaleur indicible circuler en tout mon corps… O ignominie ! je crois que j’ai laissé tomber un regard de tendresse sur ce monstre ; pour lui, il sourit, peu étonné de son succès et continua. « L’effervescence se manifeste, votre front est brûlant. Les vapeurs du résidu agitent votre imagination, votre rêverie est tout amour, j’en suis sûr, c’est moi qui veux être calme en ce moment ».

Cet excès d’impudence me rendit entièrement à moi-même ; je jettais des cris de fureur ; je me débattais. Sans s’émouvoir, le Baron posa sa main sur ma poitrine ; nouvelle commotion indicible qui me jetta dans un état de langueur que je ne puis définir. O honte ! ô opprobre du cœur humain ! Dois-je convenir que cet état était presque délicieux, que le passé avait disparu, que mes songes étaient enchanteurs, et qu’un être âgé et hideux, me semblait paré des graces de la jeunesse et de la beauté ? Le Baron parut jouir un instant en voyant mes regards si différens de ceux de la veille ; il parcourut mon sein d’un air de volupté, quoique distrait, puis il ajouta : « Je ne veux pas tout devoir au délire ; demain nous nous reverrons. Il faut que je me calme. Maintenant, je vais pomper le froid de vos extrémités inférieures ». Soudain il m’arrache brusquement un bas, applique ses lèvres sur diverses parties de ma jambe, et tout-à-coup m’y mord avec avidité, mais de manière à n’emporter que l’épiderme. Il le place aussi-tôt avec un ravissement inexprimable dans une petite coupe d’or fort mince, l’expose au feu d’une lampe d’esprit-de-vin, te calcine et l’avale. Cette opération me frappa de terreur. « Préjugé ! me dit-il froidement ; Artémise but les cendres d’un époux ; vous l’admirez vous-même. Je m’identifie ainsi avec vous, et prépare votre penchant. Ces craintes sont des sophismes ridicules faits pour le peuple et jouet du philosophe ». Mon délire avait peu-à-peu cessé et bientôt je n’éprouvai plus d’autre sensation qu’une douleur affreuse. Le Baron saisit ce moment, pansa ma blessure, et prévint en s’éloignant les témoignages d’horreur dont je sentais également le retour.

Receuillie enfin en moi-même, j’eus honte de ma pensée. Non, ce n’était point un songe, mes souvenirs étaient distincts, je ne pouvais me dissimuler une sorte de faiblesse, quelle qu’en fut la cause. Je versai des larmes inutiles, et cherchai les moyens de me soustraire aux épreuves dont je prévoyais que celle-ci n’était que le prélude. Je parcourus avec soin ma chambre, je voulus ébranler les grilles ; aussi-tôt une ouverture portant comme un tuyau de chaleur, parut au lambris, et me fit entendre ces paroles : vains efforts ! gardée à vue ! Je retombai affaissée de tant de revers.

Douze heures s’étaient passées depuis que je n’avais vu mon fils, la faim m’accablait et je n’osais toucher à aucun mets. L’espoir de le revoir, me faisait cependant désirer de prolonger ma triste existence ; la tablette tourna et m’offrit d’autres alimens que je hasardai de prendre, ne voyant aucun avis de ma bonne Gerboski. Je dormis profondément jusqu’au lendemain, où je fus réveillée par les douleurs aiguës que je ressentais à ma blessure de la veille.

Mon bras se guérissait : mais je ne pouvais marcher, je me traînai pourtant à la petite glace. Là, j’attendis que huit heures sonnassent. A la minute précise, le rideau se leva, et je vis Edvinski, l’air triste, mais assis à une table, occupé avec un maître d’écriture : Ils ne veulent donc pas le perdre, me dis-je ! Cette idée me rendit un peu de calme. Je remarquai que le pauvre enfant n’écrivait que ces mots : ma mère, et qu’il les répétait sans cesse, « Votre mère fait un long voyage, un voyage indispensable, lui répondit son maître ». Je voulus crier à l’imposture, mon extinction de voix m’en empêcha. Soudain le rideau s’abattit, et la voix du tuyau souffla, si tu parles, plus de demain. Je résolus donc de me taire et d’attendre mon sort.

A midi, le Baron entra avec les mêmes précautions, les mêmes marques de respect et de déférence. Il vint s’asseoir près de moi et me dit : « Vous avez vu par la scène d’hier que l’impulsion des sens est le seul mobile en amour »… Ces expressions me retracèrent plus vivement que jamais mon malheur et son atrocité. Je voulus m’éloigner ; il m’arrêta et tirant sa boîte de poudre magnétique, il se borna à m’en frotter le front. Je me sentis tout-à-coup maîtrisée, assoupie. Est-ce effet de l’imagination ? Je ne puis le définir ; mais le résultat est incontestable. « J’aurais pu abuser, continua-t-il, de la situation favorable où vous étiez hier ; mais une jouissance si brusque ne convenait pas à ma délicatesse. Je veux vous amener, non à ces convulsions brusques du désir, mais à me voir avec plaisir, à désirer ma présence, et tout ceci tient absolument au régime. Il faut que je fasse passer en vous tout l’amour qui me transporte, et de vous en moi une partie de votre amabilité et de votre froideur. Il faut qu’entre nous deux l’équilibre s’établisse. Je n’employerai point la transfusion du sang, elle effrayerait un esprit encore faible, et j’ai d’ailleurs puisé dans mon invention des moyens bien plus ingénieux et moins révoltans pour cette inoculation des désirs, et même des qualités que vous appellez morales, et qui comme les désirs, ne sont autre chose que le jeu des ressorts physiques qu’on peut modifier à volonté. Procédons à l’inoculation ».

A peine eut-il achevé, qu’il tira d’un secrétaire une soucoupe d’or et une lancette dont il se souleva l’épiderme jusqu’au vif ; il se coupa ensuite une meche de cheveux il plaça le tout avec la peau qu’il s’était enlevée sur un réchaud d’esprit-de-vin enflammé ; il versa sur ce mêlange quelques gouttes de son haleine convertie en un fluide, par un procédé extraordinaire, dont il était, disait-il, l’inventeur, et qu’il conservait dans un flacon. Lorsque ce mêlange fut réduit en poudre, il l’étendit sur une compresse, et s’avança pour ôter ma chaussure. J’étais de sang froid en ce moment, je résistai de toutes mes forces. « Soyez tranquille, me dit-il, cette jambe si parfaite, ce genoux merveilleux ne m’inspirent rien ; je suis absorbé dans mon art, et quand l’instant sera venu de leur rendre justice, quand l’effet sera produit, je n’aurai plus à combattre que la décence et non votre indifférence ».

Je dissimulai l’horreur que je ressentais, sûre que si j’en laissais échapper le moindre signe, le Baron recourrait à quelque moyen violent. Je laissai donc ôter mon appareil et plaçai mes mains sur mes yeux pour ne pas voir ce spectacle révoltant. Il appliqua cette composition sur la morsure qu’il m’avait faite : il eut soin d’en recueillir la limphe, dont il imbiba une bandelette, qui lui servit à envelopper la blessure qu’il venait aussi de s’ouvrir à lui-même. Tel est l’inoculation et l’échange barbare que l’imagination de cet homme inventa pour parvenir à ses fins. L’effet qui en résulta pour l’instant, ne fut qu’une indignation plus forte encore. « Vous pouvez, me dit-il, prendre sans crainte à présent tous les alimens qu’on vous présentera. Cette inoculation suffit ; mais gardez-vous d’ôter l’appareil. Le moindre geste m’obligerait à user de remèdes plus actifs ».

Barbare ! m’écriai-je, épuisée par tant d’épreuves : il est mille êtres déshonorés sur lesquels tes expériences eussent pu se faire avec moins de crime ; mais une malheureuse mère errante, abandonnée, seul appui d’une innocente créature, qui perd par moi, sa fortune, les droits de sa naissance, la vie peut-être, peut-elle ainsi provoquer tes fureurs ? Je dis plus, peut-elle convenir à tes vues odieuses, dont son ame est si éloignée ?… « Elle s’emporte ! le régime a été trop modéré », dit froidement le Baron ; puis m’adressant la parole : « cette sagesse que vous m’opposez, cette aversion même, Madame, voilà au contraire ce qui exalte mon art et me comble de joye. C’est le triomphe de mon systême de surmonter tant d’oppositions morales, par les seuls moyens physiques ; et sur-tout par l’influence de l’haleine convertie en fluide, dont je vous abreuve chaque jour ». A cet aveu mon cœur se souleva… « Lisez ce fragment de mon systême ; il vous préparera à l’intelligence des effets de ce fluide ». Je rejettai son manuscrit, il se tut et s’éloigna.

Après une heure passée dans les larmes, le dirai-je ? Je fus curieuse de savoir sur quelles bases cet homme avait pu asseoir son systême atroce[1], Je fus étonnée d’y trouver quelques idées délicates ; mais quelle application, grand Dieu ! J’y lus ces mots : « Si la chaîne des fluides est non-interrompue dans la nature, depuis l’air méphitique jusqu’à l’air vital, depuis le feu-lumière jusqu’à l’électricité invisible, pourquoi donner à cette série ascendante des fluides, le terme si borné de nos sens ?… Peut-on nier qu’il n’y en ait de plus parfaits encore, parce que nous ne les découvrons pas ? Cette série au surplus doit-être croissante en propriétés bienfaisantes, depuis l’air vital jusqu’au dernier terme inconnu, comme elle l’est depuis le poison méphitique (exclusivement pourtant) jusqu’à l’air vital déjà si délicieux ! c’est une vérité mathématique et incontestable. Cette série a donc une immense étendue et son dernier terme est ce que je nomme l’air céleste, premier charme de la vie et base des jouissances. L’existence de cet air est prouvée par la jouissance même, comme l’est celle de l’air vital par ses effets sur la vie animale. Mais manque-t-il cet air céleste quand notre être s’évanouit ? Non, il n’a fait que quitter sa place pour aller se réunir à sa masse éternelle. Delà, par sa loi expansive, il pénètre en de nouveaux corps qu’il anime, fait jouir et anéantit ensuite par sa disparution, pour se reproduire encore. Il circule, se dégage, et suit dans sa carrière plus subtile, les mêmes lois que l’air vital. De plus, comment expliquer sans lui les impressions du souffle d’un être adoré, les phénomènes de l’amour et de toutes les sensations de plaisir ?… N’aimai-je encore que dans ma pensée ? l’objet aimé ne peut le deviner, l’impression est donc nulle. Mais lui adressé-je une parole de tendresse ? la jouissance naît aussi-tôt chez lui, parce que l’air céleste s’exhalant avec les sons, en proportion de la douceur de l’idée que j’exprime, surabonde en l’auditeur, et l’ennivre de son essence divine. Donné-je un baiser ? le cœur se dilate par le désir ; l’air céleste en sort pur, il erre délicieusement sur la bouche adorée pour se répandre ensuite sur tout l’être des deux amans. De-là, l’anéantissement qui succède jusqu’au retour des lois de l’équilibre. Mais si cet air céleste, le plus subtil de tous, échappe à tous les procédés chymiques et ne peut être recueilli, le gaz personnel, qui n’est autre chose que la combinaison de ce même air céleste avec le souffle de chaque individu, peut être recueilli, condensé, échangé, porter des effets identiques, et par conséquent créer le désir chez l’objet aimé…

Je m’arrêtai-là. Je vis son projet dans toute son étendue : je songeai au flacon terrible de l’haleine du Baron, convertie en fluide, je crus sentir le souffle de cet homme corrompu et me livrai à tout mon désespoir. Les tablettes étaient alors couvertes des apprêts de mon repas ; mais je n’écoutais plus que ma fureur. Sans doute il voulut me calmer, puisque le tuyau souffla : ces mets vont changer. Je voulus, sans trop m’en rendre raison, en faire l’expérience, et je mangeai avec avidité. D’ailleurs les tourmens physiques et moraux des jours précédens, après m’avoir d’abord réduite aux abois, me faisaient éprouver une faim dévorante. Je me trouvai mieux après le dîner. Mes idées étaient moins sombres. Je songeais à Ernest ; mais sous un rapport qui me fait rougir aujourd’hui. Ce n’était point son absence, ses torts à mon départ, son insensibilité qui me frappaient ; je ne voyais que ses traits, ses formes enchanteresses… Mes yeux erraient avec délices, sur les plaines de la Pologne ; mes bras y cherchaient avec impatience un jeune héros, l’idole des mortelles. C’était le fils d’Ulisse ; c’était Adonis lui-même offert à mes yeux enchantés ! mais l’image était trop éloignée, je languissais d’ivresse, et ma poitrine agitée semblait s’élancer vers cet objet de tous mes vœux.


Je passai deux jours dans cet état ; jours assurément les plus longs de ma vie ! Le délire croissait si imperceptiblement que non-seulement je n’avais plus de défiance sur les mets qui m’étaient présentés, mais que j’oubliais même mon cher Edvinski. Le troisième jour, le Baron parut. J’eus peine à le reconnaître. Je crus voir un charmant jeune homme : une perruque d’un blond cendré, à cheveux bouclés artistement, cachait absolument ses rides, et sa mise était des plus élégantes. Son entrée fut légère, vive ; il vint tomber à mes pieds avec grace, saisit ma main avec tendresse et la porta sur son cœur. Il détacha ensuite la bandelette de ma jambe, et voyant la blessure rosée, il poussa des cris de joye et ne fit qu’une chaîne de baisers jusqu’à mon genou… Je me trouvais alors dans un état d’ivresse dont le souvenir me couvre encore de rougeur. Mes yeux erraient sur Ernest, mon sang bouillonnait ; l’effet était produit, je balbutiai l’accent du désir et ne m’entendis plus… Mais, ce n’était point le Baron… Non, ce n’était point lui qui triomphait ; malgré tous ses poisons, le monstre m’était toujours odieux !… C’est toi, toi seul Ernest qui étais l’enchanteur, et qui connaissais tout l’art dont le scélérat se vantait.

Je fus long-tems sans pouvoir me reconnaître ; je ne pouvais agiter mes membres, j’entendais cependant parler le Baron. Enfin mes yeux entrouverts me le laissèrent voir qui écrivait sur une table. Il traçait ces notes à haute voix :


« Première expérience. Les transitions ont réussi ; deux baisers pour faire contraste avec la morsure ».

« Deuxième expérience : fièvre d’inoculation amoureuse ; le quatrième jour, succès de l’haleine convertie en fluide. Délire complet. Triomphe suspendu par ma volonté seule.


Ce mot me fit tressaillir de joye. Je ne suis donc pas entièrement humiliée, m’écriai-je ! puis rappellant mes sombres idées, je me jettai sur le parquet, me traînai dans la poussière, et accablai de reproches mon persécuteur. Il reprit la plume et écrivit rapidement :


« Troisième expérience. Regrets trop prolongés à détruire. Affaiblir l’imagination. Éteindre les souvenirs, pour que le désir domine.


Ainsi tu veux m’anéantir à petit feu, scélérat, m’écriai-je, avec désespoir ! Mère furieuse, amante désespérée, je m’élançai sur lui, il me repoussa froidement dans un fauteuil dont les bras se croisèrent devant moi par des ressorts et disparut encore plus rapidement qu’à l’ordinaire. Je crus aussi lire quelque mécontentement dans ses regards, soit qu’il s’attendit à plus de rapidité dans les effets de ses opérations infernales, soit qu’il fut occupé en ce moment d’autres projets que je ne connus pas.

Je passai dans une espèce de rage, six heures mortelles, et ne fus distraite de mes pensées déchirantes, que par un mouvement extraordinaire dans la maison. Je me perdais en conjectures, toutes plus effroyables les unes que les autres, tantôt, croyant voir mon fils au tombeau, tantôt, imaginant qu’un Ange libérateur venait à mon secours, lorsqu’à minuit, la glace de la cheminée s’élèvant doucement, je vois dans l’obscurité la lanterne sourde et la femme noire, la bonne Madame Gerboski. Elle descend sans proférer une syllabe, pousse le ressort du fauteuil, en ouvre les bras et me fait signe de la suivre et de nous sauver. J’hésite, étonnée et tremblante ; je hasarde enfin et monte à sa suite sur la cheminée. Comme je passais dans le cadre de la glace, tout-à-coup le tuyau fait entendre ces sons terribles : je vous vois, perfide ! Je faillis tomber à la renverse. « Ne craignez rien, il rêve, me dit vivement Madame Gerboski, en saisissant mon bras… Cet homme qui ne dort jamais, victime d’un topique qu’il a pris hier pour la scène terrible dont vous deviez être victime, est assoupi, peut-être pour toujours. Le Médecin est arrivé, l’instant est propice, fuyons »…


Je la suis ; nous descendons par un couloir obscur ; elle ouvre une petite porte, saisit un enfant endormi, me le donne : c’est Edvinski. L’enfant veut faire un cri en sentant sa mère, je le comprime, l’étouffe ce cri si cher, avec mille baisers maternels et nous doublons le pas. Arrivées à la grande porte, le suisse crie : qui va-là ! La bonne Gerboski nomme le Médecin ; la porte s’entrouvre, je m’élance, je suis dans la rue.

Me jetter à genoux en actions de graces, courir loin de cette maison funeste, tels furent les deux mouvemens entre lesquels je restai d’abord partagée. Mes genoux faiblissaient de souffrance et d’inquiétude ; j’essayai cependant de vaincre la douleur et soutenue par mon ange libérateur nous avançâmes rapidement jusqu’au faubourg de Montalk. « Je connais-là, me dit la bonne Gerboski, un conducteur de traîneaux, honnête homme, parfaitement sûr, et nous partirons à l’instant ». Nous frappâmes long-tems avant de réveiller les gens de la maison. On sent quel frisson devait me saisir à chaque lanterne qui passait ; à chaque être vivant, je croyais voir sur mes pas le terrible Baron, et ni son état, ni ma liberté, ni le parti pris de proclamer hautement ses crimes, ne pouvaient vaincre l’effroi qu’il m’inspirait. Pendant que je me livrais à ces craintes, la bonne Gerboski avait conclu le marché jusqu’à Bude, la voiture fut prête, et nous partîmes. J’avais par le plus grand bonheur conservé les deux cens ducats de restitution : combien ils me devenaient précieux, en me séparant d’un monstre ! Je recommandai au conducteur la plus grande diligence et nous fûmes coucher le même soir à Milna. La traite était de quatorze lieues ; mais je me trouvais encore trop près du scélérat. D’ailleurs je rentrais sur les frontières de Pologne, ce qui redoublait mes inquiétudes.

Nous passâmes-là une nuit peu tranquille ; comme nous songions à repartir le lendemain, j’entendis battre la caisse, à l’entrée du Bourg. Effrayée, j’en demandai la cause : « C’est un détachement Russe qui entre, Madame », me dit le conducteur du traîneau, en fumant tranquillement sa pipe. — « Un détachement Russe » ! m’écriai-je, consternée… « J’ai voulu vous le cacher, dit alors la bonne Gerboski, femme infortunée ! Vous avez assez de vos craintes et de vos malheurs ! Sachez que les Russes ont pénétré jusqu’ici depuis quinze jours, que vous leur avez échappé par miracle, et qu’une partie de leurs forces à déjà pris poste sur les Monts-Krapack. Nous sommes cernés de tous côtés. Cependant ne perdez pas courage, le Mont Stolberg n’est pas tenable pour leurs postes, vu la rigueur de la saison, et peut-être pourrons nous passer ; ne perdons pas de tems ». Tremblante pour mon fils, car pour moi je tenais peu à la vie, je m’élance sur le traîneau, et nous partons. Nous fîmes quinze lieues dans cette journée, et arrivâmes à Morwik, au pied du Mont Stolberg. C’est-là que je me séparai de la bonne Gerboski, après avoir partagé ma bourse et toutes mes affections avec cette femme estimable. Je l’assurai qu’aussi-tôt rendue à Bude, je l’y appellerais ; elle de son côté sentit qu’elle ne pouvait que m’exposer davantage en me suivant. Je lui dis donc-là l’adieu le plus tendre, celui d’une fille a sa mère, et après l’avoir serrée sur mon cœur, je m’éloignai.

Nous apprîmes bientôt que les Russes avaient déjà un poste aux Etangs glacés, sur les sommets, et que quoique plusieurs eussent été gelés les nuits précédentes, ce poste était conservé. En conséquence, on nous indiqua un autre passage. J’étais si effrayée que je me décidai à prendre un nouveau traîneau et à tenter le hazard. Je sentais qu’une fois arrivée sur l’autre revers des Montagnes, je n’avais rien à craindre jusqu’au printems prochain d’une incursion Russe. Nous nous mîmes donc en route à la hâte, je me couvris d’une mante du pays, et tenant mon pauvre Edvinski contre mon sein, nous gravîmes pendant six heures par les routes les moins pratiquées, tremblant à chaque instant de rencontrer des troupes.

Nous appercevions déjà les sommités et je respirais, lorsque le guide s’écria : Ah mon Dieu ! une patrouille de Cosaques ! Nous nous cachâmes derrière les monceaux de neige, et je recommandai mon pauvre Edvinski à l’Être suprême. Le conducteur, moins exposé, ôtant son chapeau, et regardant à fleur de neige, observait la patrouille. « Je les vois, disait-il, autour d’un feu, la sentinelle promène ses regards sur la côte. Vous sentez que le moindre objet se distingue sur ce blanc ; tenez-vous bien cachée ». Je respirais à peine, mais je prenais quelqu’espérance de les voir s’acheminer d’un autre côté, quand le guide s’écria : « juste Ciel ! droit à nous, nous sommes perdus !… Madame, du courage ! je vais suivre mon chemin, je ne crains rien moi, je suis du pays ; d’ailleurs, vous n’êtes pas la première que j’aurai eu le bonheur de sauver. Cachez-vous dans quelque crevasse, prenez ce bâton et mon chapeau que vous poserez au bout, pour que je reconnaisse l’endroit. Je reviendrai vous chercher. Du courage !… » Il se met alors à chanter et continue sa route… Il fallait prendre sur le champ mon parti ; une crevasse profonde, formée par la glace, était près de moi ; l’aspect en était effrayant, c’était un abîme de plus de cinquante pieds, dans une obscurité complette ; mais je pouvais sauver mon fils, je n’hésitai pas. Je m’avançai sur mes mains jusqu’au bord, et me hazardai à descendre. Quelques parties saillantes comme des marches, favorisaient mon projet. Je plaçai Edvinski sur mon dos, ses petites mains passées autour de mon col, et demandant au Ciel la force et son secours, je descends la première marche, une seconde, puis une troisième : prête à mettre le pied sur la quatrième, j’entends au fond de l’abîme des voix ; on parlait bas, je ne pouvais rien distinguer ; mais je frissonnai et ma main fut prête à lâcher le bloc où je me retenais. J’essayai néanmoins de reprendre courage et de rappeller ma respiration ; je crus ne voir qu’un jeu de mon imagination, et je tâchais de me raffermir sur mes pieds chancellans, lorsque tout-à-coup une grande clarté paraît au loin sous moi, plusieurs fantômes noirs s’écrient : Recevons-là ! Je crois voir l’enfer entrouvert ; mes genoux faiblissent, mes mains s’ouvrent, lâchent le bloc, et je tombe avec Edvinski au fond du gouffre…

J’ignore ce qui se passa ; mais qu’on juge de ma surprise, lorsque je me crus à mon réveil dans un palais de cristal, aux clartés de mille flambeaux, déposée mollement sur une estrade, environnée d’un Peuple soumis !… Malheureuse ! ce palais n’était qu’une grotte de glace, humide, éclairée d’une lampe funèbre, mon trône était un lit de neige qui m’avait sauré dans ma chûte ; et ce Peuple de sujets, une société de malheureux transfuges comme moi, sans espoir, sans pain, sans secours. La crevasse communiquait à une vaste caverne où l’on m’avait conduite et où je reconnus bientôt mon erreur… « Vous voyez ici, me dit un vieillard vénérable, plusieurs familles infortunées de votre province »… Ce son de voix me frappe, et je reconnais le Chevalier de Morsall, cet infortuné Capitaine de vaisseau si maltraité dans l’incendie de ma maison. Je m’élançai dans les bras de cet homme respectable. Il me nomma alors sept ou huit femmes présentes, issues des premières familles de Varsovie, et particulièrement Madame de Visbourg, cette courageuse Chanoinesse qui nous avait sauvé à Alexiowitz. « Voilà, dit-il, voilà notre asyle depuis quinze jours ; poursuivis comme Polonais, nous hasardâmes de descendre dans cette crevasse. Une grotte spacieuse se présenta à nos regards dans ces rochers ; nous résolûmes d’y passer la nuit ; quelques provisions nous permirent de soutenir nos forces et notre espérance jusqu’au lendemain, qu’un de nos compagnons d’infortune essaya de monter et de reconnaître s’il serait possible de passer le Mont Stolberg. Hélas ! il nous rapporta la triste nouvelle que nous étions investis par les Russes, et la certitude d’être saisis si nous quittions cet asyle. Nous avons donc résolu de nous y cacher jusqu’à ce qu’il plaise au Ciel de hâter notre délivrance. Chaque jour une de ces femmes généreuses prend des vêtemens de paysanne et va à Mirback chercher des alimens pour la Colonie. On m’en a nommé le chef ; triste emploi pour mon cœur déchiré, et que je n’eusse jamais accepté, si mes infirmités ne me mettaient hors d’état de rendre tout autre service. Quelques-uns des Colons ont des fonds à Venise ; mais la plupart se trouvent en ce moment dans un dénuement absolu, et vous voyez que nous cherchons par le travail à soutenir les jours de ceux qui n’ont plus que des amis ».

Je me retournai et apperçus plusieurs de mes compagnons d’infortunes travaillant à des ouvrages d’horlogerie pour la Hongrie. Des femmes délicates, des vieillards dont les yeux presque éteints avaient besoin de repos, s’appliquaient dans ce gouffre humide et mal-sain à cet ouvrage difficile. On s’était procuré un peu de paille à chaque voyage, pour la provision. C’était le seul préservatif contre une aussi grande humidité ; mais la quantité en était si peu considérable, que c’était coucher absolument sur le roc et la glace. Deux vieux ecclésiastiques avaient choisi la place la plus humide, l’espace nous manquait et l’un d’eux souffrait cruellement sans se plaindre. En l’observant avec respect, je reconnus l’Evêque de Varsovie ; il était en prières et se disposait à nous dire la messe, car c’était le Dimanche.

Je me rappellerai toujours avec quel recueillement nous assistâmes aux prières. Il faut être sous le couteau, entre les vivans et les morts comme nous l’étions, et plongé déjà dans le tombeau, pour se sentir embrâsé de cette piété qui élève l’ame au-dessus des afflictions humaines. Qu’on se figure une assemblée de quinze ou vingt personnes, à cinquante pieds sous la neige, à genoux devant un bloc de glace, servant d’autel et éclairé par une lampe funèbre, un vieillard de soixante-dix ans, électrisé par la piété et le malheur, essayant encore de nous encourager à la patience et à la foi ; mais livré à des pressentimens funestes, terribles, et qui ne devaient que trop se réaliser. Je n’oublierai jamais ces paroles si fort accomplies ! « Nos malheurs seront grands, s’écriait-il d’un ton prophétique ; que celui d’entre vous qui a cru n’éprouver qu’une tribulation passagère, qui a pensé que la raison pût triompher d’une soldatesque effrénée, se détrompe. La vertu sera comprimée et vaincue, tous les Peuples égarés vont s’entre-détruire, des vapeurs de sang s’élèveront jusqu’aux Cieux, le soleil en sera obscurci, la terre frémira des forfaits des mortels, et dans son tremblement ouvrira leur tombe, sur laquelle la voûte des Cieux viendra s’abattre, et sceller leur réprobation éternelle. Malheur ! malheur aux Peuples ! il n’est plus un seul juste, digne du regard du Très-Haut » !…

A ces mots terribles, la lampe tomba avec le glaçon auquel elle était suspendue. Les ténèbres, les sanglots de tant d’infortunés errant dans l’obscurité, se cherchant, se heurtant, ne formant qu’un faisseau de leurs bras tremblans, ce désordre horrible, fruit de cette prophétie et de nos craintes me laissèrent un souvenir ineffaçable.

« Rassurez-vous, êtres innocens, ajouta-t-il, en s’adressant aux femmes ; nous pourrons avoir la gloire du martire, vous aurez celle de vivre pour les êtres faibles qui ont besoin de vos secours, pour l’humanité qui vous réclame ; vous vivrez pour attirer encore sur la terre quelques rosées célestes. Vous seules conserverez les semences de la sensibilité, vous seules aurez le courage de l’ame et non celui de l’orgueil ». Il finit par nous donner la bénédiction, en désignant la personne qui devait aller à Mirback, pour vendre les objets fabriqués et rapporter des vivres. Je fus désignée pour le surlendemain.

Deux jours se passèrent dans cette intimité qu’établissent bientôt le malheur, la conformité d’opinion et d’espérances. Nous avions à peine la quantité d’alimens nécessaire pour subsister. Le repas ordinaire était du riz : le pain aurait formé trop de volume. Il fallait acheter ce riz à Mirback, l’y faire bouillir, car nous n’avions pas de bois dans notre caverne : en charger une hotte et rapporter cette pâte à nos pauvres prisonniers. Telle était tous les trois jours la charge d’une femme et notre nourriture. Je me vouai dès le même soir à quelques occupations ; et c’est-là que nous reconnûmes cette grande vérité, que dans la société chacun doit son tribut de travail et de soins à ses frères. Je m’appliquai à faire des corbeilles avec des grenats. Ce genre d’ouvrage avait du débit ; plusieurs familles y avaient réussi, et dans deux jours je commençai, avec l’intelligence du dessin que je possédais, à devenir un ouvrier assez précieux dans ma partie. Edvinski choisissait les grenats, les séparait suivant les couleurs, et je souffrais moins de voir mon pauvre enfant ne pas devenir une bouche inutile ; car les regards du besoin que je voyais tomber par foi sur lui, me déchiraient, et je prenais, sur ma faible portion pour qu’on n’enviât pas la sienne. Mères ! vous le savez, il n’est de privations pour nous, que celles qu’éprouvent nos enfans…

Le lendemain nous fut annoncé par la montre à répétition du Chevalier de Morsall, car ne voyant jamais le jour, c’était-là notre seul guide. « Belle Pauliska ! me dit ce vieillard aimable, avec sa loyauté chevaleresque ; vous savez si dans tous les tems les hommes durent faire leur bonheur de sauver à votre sexe aimant et faible, la fatigue, les soucis, et de le défendre jusqu’au dernier soupir… le défendre ! ah ! je ne renonce pas à ce beau droit ! Mais, serai-je assez heureux pour trouver le péril sous mes pas chancellans !… Paralisé, anéanti avant de cesser d’être, croyez-vous que je serais en ce séjour, croyez-vous que mon sang n’aurait pas coulé… (Nous vîmes tomber ses larmes.) si je pouvais seulement aller servir de bouclier à tant de braves Polonais, vengeurs de leur pays ?… Nous sommes réduits, ces deux éclésiastiques ; et moi à vivre de vos dangers. Trop religieux, trop braves pour songer au suicide, ces femmes généreuses nous ont conservé la vie. Elles n’ont pas voulu souffrir que nous hazardassions des efforts rendus vains par nos infirmités. C’est à vous aujourd’hui qu’est réservé cet acte d’humanité et de courage. Permettez que je vous adresse d’avance au nom de la société et des hommes en particulier les graces dues à tant de force d’ame, et sur-tout revenez bientôt rassurer un père, j’ose le dire, des amis, une famille éplorée ; car c’est une même famille. Nous sommes tous enfans du malheur » !… Oui, enfans du malheur ! nous écriâmes-nous tous en fondant en larmes et nous serrant mutuellement les mains. On me donna des instructions ; je recommandai mon Edvinski à Madame de Visbourg, je cachai ma douleur ; et après m’être travestie, avoir endossé la hotte, je partis en montant à l’aide d’une corde à nœuds.

Je suivis exactement les notions que j’avais reçues pour ma route. Je marchai pendant deux heures, en côtoyant les étangs glacés pour aller joindre le chemin du traîneau qui conduit à Mirback, pensant sans cesse à mes amis et hâtant le pas pour rejoindre, le soir, mon cher Edvinski. J’avançais rapidement, lorsque je me vis tout-à-coup près d’une petite hutte de paille, contre laquelle était un fusil. Je n’avais pas eu le tems d’asseoir mes idées, qu’un soldat vêtu à la Polacre s’élance sur son arme, fait un cri, me met en joue ; je m’arrête et tombe assise sur la neige pétrifiée. Je me résignais, me croyant au pouvoir des Russes, lorsqu’une patrouille entière accourt, me relève ; je reconnus les troupes Polonaises ; je vis que j’avais été abusée par la légère ressemblance du costume avec celui des Cosaques, et me livrai à l’espérance. On me questionne, je balbutie le patois Polonais. Aussitôt un bruit confus m’annonce un orage ; le nom de traître retentit à mes oreilles ; le Sergent furieux, me fait saisir, et je reconnais avec peine au traitement que j’éprouve, que les Soldats Polonais, d’après les renseignemens qu’ils avaient reçus sur les rapports que faisaient les femmes des Pâtres aux Russes, me prennent pour un espion. Les pleurs que je verse en pensant à mon enfant semblent les confirmer dans cette idée. En vain j’essaye en Allemand d’expliquer qui je suis, et de leur peindre mes malheurs. Nul n’entendait la langue, et l’on me conduit au quartier-général de Kockziusko, Chef de l’armée Polonaise.

La traite était longue. Je fis cinq lieues, escortée de quatre hommes et un Caporal, et nous arrivâmes à la nuit seulement à Vilna. Qu’on juge de ma douleur, en pensant à mes amis, privés de leur nourriture, aux cris de mon fils abandonné, au désespoir de la Colonie. J’étouffais de douleur et de fatigue, lorsqu’on m’envoya auprès du Major Alvinski, Aide-de-camp de Kockziusko. Je lui expliquai sans peine, et lui fis partager mes allarmes sur la situation de vingt infortunés.

Il me reçut avec affabilité et me proposa de m’introduire auprès de Kockziusko. Je m’y refusais constamment, attendu l’heure et mes vêtemens si peu convenables à mon rang, lorsque le Général traversa la pièce où nous étions. « Souffrez, Général, (s’écria M. d’Alvinski,) que je vous présente une des illustres victimes Polonaises ; vous voyez que la beauté, les graces, les vertus sont des signes de proscription près des Russes. C’est la Comtesse Pauliska, d’une des premières familles de Varsovie ». Le trouble où j’étais ne me permit pas d’abord d’articuler un seul mot ; mais bientôt pensant à mon fils, je repris toute mon énergie, et peignis au Général avec tant de chaleur mes craintes maternelles, l’horreur de la situation de mes compatriotes et le sort qui les attendait, qu’oubliant les défaites multipliées qui l’avaient suivi jusqu’à Vilna, et n’écoutant que son indignation contre les Russes, il s’écria avec feu : il faut attaquer dès demain ! Mais sur les observations de plusieurs Officiers que les renforts n’étaient pas arrivés, et qu’il était bien inférieur en force sur ce point ; on remit l’attaque à trois jours. Trois jours, m’écriai-je ! mon fils peut-être… Je demandai avec instance qu’on voulut me donner un seul compagnon de voyage intrépide pour aller enlever Edvinski, et rendre l’espérance aux Colons. En vain on m’objecta que je courrais de nouveaux dangers. L’éloquence du cœur vainquit tous les obstacles, l’espoir brilla dans mes yeux, on versa des pleurs et personne n’osa s’opposer à ma résolution.

Kockziusko fit appeller six grenadiers du Régiment de Beichalovitz. « Qui de vous, leur dit-il, mes amis, veut accompagner cette aimable et tendre mère ? arracher son fils d’un souterrain affreux où il est exposé à tomber dans des mains cruelles » ? Tous ! s’écrient-ils. — Comptez sur mes bienfaits, reprit le Général, sur le prix d’une bonne action. — Nous voilà ! dirent-ils, mettant la main sur leurs cœurs. Eh bien, mes amis, continua-t-il, vous partirez tous ; trois s’arrêteront à Gesnick, à trois lieues d’ici ; deux iront jusqu’à Mirback, et le troisième accompagnera Madame jusqu’à la grotte. Ceux restés en arrière soutiendront les autres, et vous vous replierez ainsi en ordre pour ne point former un corps trop apparent aux yeux des Cosaques. Quant à vous, Madame, veuillez en mon nom assurer vos malheureux compatriotes que sous deux jours ils seront libres ». Je partis à l’instant : le trouble où j’étais, mes discours interrompus, mes larmes furent des remercimens plus vifs, plus sentis que des paroles. Quelques mots flatteurs frappèrent mes oreilles ; mais rien n’allait jusqu’à mon cœur, il était trop plein d’Edvinski.

Me voilà donc seule en route avec six grenadiers de Beichalovitz ; moi, être faible et timide, mais enflammé par la sollicitude et le tableau déchirant des Colons expirans ; image qui ne me quittait point. Arrivée à Gesnick, mon embarras fut de décider trois de mes compagnons à rester, tous voulaient aller plus loin. Il m’est impossible de peindre la générosité de ces braves gens ; tous juraient qu’ils ne céderaient pas. Enfin, je leur exposai l’ordre de Kockziusko, le danger même auquel ils m’exposeraient ; ils ne cédèrent qu’à ces motifs. Je choisis alors, et remarquai que ce choix affligeait sensiblement ceux qui devaient rester en arrière. Arrivée à Mirbak, nouvel embarras pour en décider deux à s’arrêter et donner la préférence à celui qui devait se travestir en paysan. Le danger était grand pour lui ; pris, il passait pour espion. L’un d’eux observa sur-tout qu’il fallait se couper la moustache, qui sans cette précaution trahirait infailliblement mon guide. Cette remarque réfroidit un peu le zèle de deux des concurrens. Le troisième, jeune homme de vingt-quatre ans à-peu-près, à l’air martial, brun, d’une figure superbe et remplie d’expression, se coupa sur-le-champ cette parure guerrière ; il versa une larme de regret sur ce sacrifice, passa sa main sur sa lèvre supérieure, endossa la veste grise, cacha sa baïonnette dans son sein, et nous partîmes.

J’appris bientôt que le désir de voir Jeanna, sa prétendue, dans un hameau sur la côte, avait contribué à sa généreuse démarche. Je m’en félicitai ; car en fait de courage, l’amour seul peut lutter avec la nature. Il me parlait de son désir ; je l’entretenais de mes craintes, et encouragés l’un par l’autre, nous fîmes trois lieues avec cette légèreté que donne l’espérance. Ce brave homme connaissait parfaitement la montagne ; nous évitâmes les postes Russes, et parvînmes bientôt aux Etangs glacés ; je devins alors le guide moi-même. Mes yeux pouvaient s’égarer sur cette plage immense d’une teinte uniforme et resplendissante ; mais le cœur d’une mère est une boussole sûre ; il me conduisit droit à la grotte. Je connaissais les moyens d’y descendre, et je voulus passer devant mon guide, dont la vue était éblouie par la neige ; il ne le voulut point souffrir, et j’attendis que ses yeux se fussent accoutumés à la teinte sombre où nous allions nous trouver. Nous nous enfonçâmes seulement jusqu’à la hauteur de l’épaule pour ne point être distingués et bientôt nous descendîmes aidés par la baïonnette de mon guide, dont il se formait un point d’appui en la plaçant entre les glaçons.

Arrivés dans la grotte, quelle est ma surprise ! Aucune lumière, plus de voix humaine, nul indice du séjour des Colons… Grand Dieu ! ils ont tous péri, m’écriai-je ! désespérée, j’avance, je heurte un corps, je vais tomber loin de-là sur des vêtemens : mon imagination me peint mes compagnons morts, dévorés, anéantis ; je ne vois plus que des ossemens. Mon guide, errant comme moi, me saisit le bras, je pousse un cri ; je me crois seule au monde, exposée à la brutalité d’un soldat ; mon esprit en désordre enfante tous les genres de supplices, et prête à défaillir, mon dernier cri est Edvinski ! Tout-à-coup il répond à ma plainte. Je tressaille ! Plusieurs voix se font entendre, la lumière paraît, et j’apperçois tous les Colons paisiblement endormis. Par une longue suite d’erreurs dans leur calcul le jour des mortels était devenu leur nuit : ils reposaient et tous firent un cri de joye croyant m’appercevoir en songe.

Il est impossible de peindre l’ivresse qui s’empara d’eux en me revoyant. Madame de Visbourg sur-tout, me l’exprima d’une manière si tendre, que ce souvenir joint à tant de marques d’amitié que j’en avais reçues, ne s’effacera jamais de mon cœur. On juge si Edvinski fut comblé de joye, ce pauvre enfant en paraissait en délire. « Voilà, me dit-il, en me montrant Madame de Visbourg, celle à qui nous devons tous la vie, maman. Lorsque douze heures se furent écoulées depuis ton départ, une inquiétude mortelle régna dans la Colonie ; on se lamenta, non sur ses besoins ; mais sur ton sort. Madame de Visbourg, ma seconde mère, se travestit à l’instant pour aller à Mirback ; elle rapporta des secours pour notre existence ; mais rien pour notre cœur ; aucune nouvelle, quel désespoir ! depuis deux jours je ne dormais plus, je succombais à la fatigue, lorsque j’ai cru en songe te revoir, te presser sur mon cœur… Je ne rêvais point ; c’était toi, ô ma mère » !…

Cette scène attendrissait tous nos compagnons ; mais c’était trop les occuper de nous ; je me hâtai de leur apprendre mon aventure, mon entrevue avec Kockziusko, et la parole que j’en avais reçue qu’ils seraient libres le surlendemain, jour de l’attaque. Je leur montrai mon brave compagnon qui devait guider la colonne des Polonais jusqu’à nous : l’espérance s’empara de tous les cœurs, et nous fîmes un repas presque joyeux où mon guide ne fut pas oublié.

D’après nos calculs, le jour baissait, il était tems que mon guide reprît sa route ; je voulus lui confier Edvinski, et attendre près des Colons le sort qui leur serait réservé ; je leur devais ce sacrifice. La loyauté, ce sentiment de générosité qui s’accroît dans le malheur commun, m’en faisait une loi. Le Chevalier de Morsall me conjura au contraire, au nom de la Colonie, de retourner au Quartier-général pour maintenir Kockziusko dans ses bonnes dispositions. Les êtres puissans, ajouta-t-il, au sein des plaisirs oublient aisément l’infortune. Réflexion superflue pour ce brave général ; mais j’étais mère et je cédai à leurs instances.

J’embrassai donc tous mes compagnons d’infortune, je leur remis quelques cordiaux dont je m’étais munie et dont ils devaient avoir grand besoin dans cette retraite humide, et après nous être livrés au doux espoir de nous retrouver à Venise, aux projets de réunion pour une existence économique et douce, je remontai quoique difficilement avec Edvinski et mon guide.

Edvinski marcha avec courage pendant deux lieues ; mais la fatigue et le froid venant à le saisir, Solamor (c’était le nom du soldat) le chargea avec légèreté sur ses épaules, et continua sa marche avec la même vivacité, vers les hameaux situés au pied des Monts, sur la gauche. Je lui demandai alors pourquoi nous changions de route : il me répondit d’un air suppliant, en mettant la main sur son cœur, et me montrant un hameau : quelque chose aussi pour moi. « Oh oui, je ferai quelque chose pour toi, m’écriai-je ! Refuserais-je quelques pas à celui qui m’a rendu mon fils » ! Il m’expliqua que nous approchions de Jeanna, Jeanna qu’il adorait, et dont il me faisait une peinture ravissante. Je souris de l’enthousiasme des amans, je pensai à son bonheur : un souvenir s’égara sur Ernest, et plongés tous deux dans notre rêverie, nous arrivâmes au hameau de Roséa.

Sous un rocher à pic, dominé par deux sapins, seule verdure qui frappât nos yeux, était une chaumière d’un aspect misérable ; c’était la demeure du père de Jeanna. Nous entrâmes ; la figure martiale du bon Solamor se décomposa alors d’une manière visible. L’effroi, la joye, les pleurs, la honte de paraître faible s’y mêlèrent à-la-fois et se peignirent sur ses traits basannés. Jamais physionomie plus guerrière n’annonça plus d’amour. Personne ne s’offrit à nos yeux ; nous allâmes jusqu’à l’étable, qui dans ces contrés froides, est le sallon du logis ; là, nous apperçûmes un vieillard qui lisait, et Jeanna qui filait à la quenouille.

Je l’avoue, la beauté de cette femme me frappa : ses yeux baissés ne m’avaient pas encore montré leur expression ; mais lorsque se levant au bruit que nous fîmes, ils peignirent à-la-fois la surprise, l’ivresse, la pudeur et l’abandon d’une amante dans les bras de l’époux qu’elle attend, il fut impossible de ne pas se troubler d’admiration. « Solamor ! » s’écria-t-elle avec la plus vive sensibilité, et ce nom charmant qui semblait à-la-fois le cri de l’amour et de la constance, fut répêté souvent avec ivresse. « Pardonnez, Madame », reprit-elle ensuite, en s’adressant à moi dans le langage le plus pur, « des transports bien légitimes, vous voyez un époux, un époux que je suis exposée à perdre chaque jour, et que la paix seule peut me rendre ».

Je laissai ce couple heureux aux douceurs d’une réunion si courte, et conduite par le vieillard nous passâmes dans la chaumière. Après avoir pris ainsi que mon fils, quelques laitages offerts avec la grace de l’hospitalité si bien exercée dans ces contrées, — « Madame est Polonaise », me dit ce bon Hongrois, en m’observant ; « Polonaise expatriée ? — Cet enfant est le vôtre », ajouta-t-il en le caressant ; il faut lui faire apprendre un état, avec cette ressource il pourra braver le malheur et l’indigence ». Je tressaillis à cette réflexion cruelle, et lui observai qu’étant né d’une des premières familles de Varsovie, ses biens un jour… — « Ses biens ! reprit-il », pour réponse, il me fit lire deux lignes d’un livre qu’il tenait, et qui portait pour titre : Révolutions Helvétiques. « Et nous aussi, s’écria-t-il, avec un accent déchirant, nous eûmes cette espérance !… et voilà la réalité »… Il me montra sa chaumière. — « Mes ayeux, partisans de l’Autriche quittèrent les cantons ; ils croyaient y rentrer triomphans ; un mur de fer s’éleva entre nous et la patrie ; enfin il fallut s’exiler à jamais dans les déserts de la Hongrie, ou périr par le glaive. Pardonnez à un reste de franchise Helvétique ; mais le temps fut mon maître. L’intérêt seul guide le peuple ; les Russes finiront par l’éprouver. Ne parlez plus de justice ; votre chûte élève la caste inférieure, vos biens font des partisans à l’Etat ; la politique vous proscrit, la morale se tait devant elle, toutes les révolutions en sont la preuve. Rentrez, Madame, rentrez s’il en est tems encore ».


Je souris de sa prévention ; je parlai de l’armement formidable des Polonais, du succès certain de nos armes et des secours attendus. Avez-vous vu, dit-il, les champs de Zurich ? Ils sont blanchis par les ossemens des Impériaux ; avez-vous vu les retranchemens du Lac ? Ils sont formés de leurs crânes entassés ! Toutes ces têtes aussi ont cru à la victoire et tombent en poussière depuis des siècles dans les mêmes champs qu’elles ont cru reconquérir. Voilà le sort destiné aux infortunés Polonais. La gloire est l’idole des Magnats ; l’ingratitude est le défaut du peuple, vous en serez abandonnés. La liberté, comme un météore ardent, brille, circule, embrâse toutes les nations ; jouet du politique, comme l’électricité l’est du Physicien, elle enfante des phénomènes brillans : bientôt elle produit mille éclairs, gronde, forme la foudre, et ne s’annonce sur la terre que par les commotions, les orages et la destruction. Le peuple sent tôt ou tard cette vérité. O leçon terrible du tems ! fatalité des grands changemens ! amis de la liberté ou de la tyrannie ! vous périssez pour de brillans phantômes, quand les êtres nuis recueillent la réalité. Cruelle vérité ! qui ne s’est jamais démentie dans les révolutions. Rentrez, Madame, rentrez s’il en est tems encore » !


Je ne crus point à cette prévention, à ces pressentimens si funestes. Grand Dieu ! si c’est vous qui inspiriez cette prophétie, je mérite mon sort ; à peine écoutai-je le bon vieillard qui parut gémir de mon aveuglement et changea de discours.


Jeanna rentra alors avec Solamor, un souper fut servi, plusieurs voisins Hongrois y assistèrent, et je remarquai que ma jeune hôtesse était traitée avec des égards que j’attribuai d’abord à son origine ; mais que je reconnus bientôt être le fruit de son éducation soignée. Une petite bibliothèque choisie, un esprit fin et annonçant l’instruction la plus solide, un herbier, mille détails recherchés m’étonnèrent par dégrés, et j’appris bientôt que Jeanna, véritable prodige de beauté et de talens faisait l’admiration des contrées voisines ainsi que des voyageurs. J’avais ouï parler à Ust de la belle Hongroise ; mais je n’espérais pas que le sort me conduirait si près d’elle. J’en fus ravie et pris une double part à son bonheur et à celui de Solamor.


Le souper frugal fut touchant par la cordialité des bons montagnards et l’ivresse du bonheur qui se lisait dans les yeux des amans. « Solamor n’est pas riche, me dit le vieillard, mais il a les trésors de l’ame ; c’est le plus brave homme du Régiment de Beichalovitz, et cela de l’aveu de ses camarades. Il nourrit sa pauvre mère sur sa paye, il a sauvé la vie à plus d’un voyageur, il est doux et timide comme le chamois de nos montagnes et intrépide comme un lion. Ma fille a voulu se donner un ami et non un maître. Le Bailli de Mirback a prétendu en vain l’épouser : la vertu et l’amour l’ont emporté, pouvais-je m’y refuser ! Ah Madame ! depuis l’aventure du jeune chasseur de chamois, à Roséa, les Pâtres sont humains et les pères sont indulgens ». Je m’informai de cette avanture, Jeanna en avait fait une romance ; on la pria de la répéter ; elle s’y prêta avec grace.

ROMANCE.

Le jeune Chasseur de Chamois.




On promit Anna pour compagne
Au plus adroit chasseur ;
Anna promit son cœur
Au plus humain de la montagne.
« Plaignez, disait-elle, mon sort ;
Moi ! le prix de la barbarie !
Trait d’amour fait chérir la vie,
Trait du chasseur donne la mort ».

« Partez, rivaux, leur dit le père ;
Poursuivez le chamois :
A qui m’en offre trois
Je promets un hymen prospère. »
Paulus partit, pleurant son sort,
Disant : « faut-il perdre ma mie !
Trait du chasseur soutint ma vie,
Trait d’amour causera ma mort ».


Déjà deux timides victimes
Cèdent à son effort ;
Il en blesse une encor
Et suit ses pas dans les abîmes.
Il arrive, et voit sur le bord
Qu’elle est mère… « ah ! garde la vie,
Dit-il ; au nom de mon amie.
Trait d’amour t’épargne la mort ».

Las ! par un rival moins sensible
Le prix est remporté ;
L’hymen est arrêté,
D’Anna, le père est inflexible.
Chaque amant va finir son sort
Du haut du rocher et s’écrie :
« Trait d’amour unit notre vie,
Trait d’amour cause notre mort ».

Dans ce désert, les chamois même
Respectent leur tombeau ;
C’est l’autel du hameau ;
C’est-là qu’on jure que l’on s’aime,

Qu’un père cède sans effort
A la nature qui lui crie :
Trait d’amour fait chérir la vie,
Trait d’amour peut causer la mort.


Nous applaudîmes par nos larmes. Ce n’était point une fiction. La vue du rocher témoin de la catastrophe, un ciprès qui le faisait remarquer, la présence des pères qui eurent à consoler celui d’Anna, tout en nous laissant ce reste de mélancolie, fruit d’un récit touchant, nous fit sentir plus vivement le bonheur d’un couple heureux. Heureux, mais l’est-on en aimant ? Ils allaient se séparer. Je devais repartir le soir même, Solamor était attendu par ses camarades, le moindre retard pouvait le compromettre ainsi que ses braves compagnons. J’exposai aux bons villageois leur position, la mienne ; il n’y eut qu’une voix pour presser notre départ. Jeanna en eut la force la première, et suspendue au col de Solamor, dont la douleur muette et concentrée formait un contraste déchirant avec l’expression de son amante ; elle arriva jusqu’au seuil, où elle s’évanouit.

J’emmenai Solamor d’une main, Edvinski de l’autre, et placée ainsi entre la passion et l’innocence, troublée, attendrie, comme mon guide, nous fîmes un long trajet sans parler. Rendus à Mirback, nous nous rejoignîmes aux deux Soldats qui commençaient à être fort inquiets de notre retard. Nous prîmes également les trois grenadiers stationés à Gesnick et revînmes heureusement au Quartier-général. Plus libre d’esprit et d’ame je voulus présenter Edvinski à Kockziusko ; je m’adressai à M, d’Alvinski ; j’en fus reçue poliment, mais avec distraction, et l’air de recevoir une visite indifférente. J’appris bientôt qu’on avait été aux informations sur nos ressources ; que le Général, ayant trop prodigué les bienfaits de ce genre, commençait à en fuir les occasions ; que le premier prestige d’un grand nom, passé, on fermait l’oreille au malheur et on ne demandait plus que l’état de la fortune des insensés transfuges. Je vis que l’or en tout pays est le mobile des hommes, par le désir de l’acquérir, ou par la crainte de le perdre. Que d’affreuses réflexions vinrent alors m’assaillir ! Quel avenir s’ouvrit tout à-coup devant moi ! Il me restait cinquante ducats de cent mille livres de rente, et je ne pus parvenir à avoir une audience de Kockziusko ! Quelques jeunes Magnats qui l’entouraient, laissèrent échapper des saillies déchirantes sur le genre de ressource qui restait à une jolie Polonaise ; plusieurs citations vinrent même à l’appui. Je rougis d’entendre des noms connus ; je me crus livrée à la même bassesse, je dévorai mes larmes et me retirai avec Edvinski, au comble de l’affliction.

Je passai une nuit effroyable. Le tems des chimères avait fui et il s’agissait de prendre un parti prompt, soit que je me décidasse à aller à Bude attendre nos Colons, soit que je formasse quelque projet d’établissement dans les villes voisines ; car cinquante ducats ne me permettaient pas de réfléchir long-tems. Je me décidai à partir pour Bude, aussi-tôt que nos Colons auraient obtenu leur liberté. Ce projet me convenait d’autant mieux, qu’en rassurant mon cœur, il me donnait l’espoir de ne pas faire seule une route longue et périlleuse. Je m’ensevelis donc pendant trois jours, dans une auberge obscure, m’informant avec avidité des moindres dispositions qui se faisaient et desquelles dépendait la liberté de mes amis.

Je sommeillais encore le quatrième jour, lorsqu’à huit heures du matin, un mouvement confus dans la ville, un désordre affreux, des cris, des troupes rentrant en désordre, confondues avec les équipages, m’annoncèrent une retraite précipitée. Le cœur me battait avec violence : élancée à la fenêtre, j’écoutais avec avidité, je cherchais à démêler le résultat ; mais que conclure, qu’apprendre dans un pareil tumulte ? si ce n’est que l’armée de Kockziusko avait été repoussée. Je vis repasser le Régiment de Beichalovitz. Il était réduit à moitié… Mes amis sont encore ensevelis, m’écriai-je avec douleur ? Je ne les reverrai jamais ! Combien je m’applaudis alors d’avoir été chercher Edvinski, et combien mon cœur rendit grace à Solamor !… Tout-à-coup je vois sur un chariot de blessés un Grenadier étendu, pâle, ensanglanté… C’était mon guide !… Derrière ce triste convoi, un vieillard donnant le bras à sa fille éplorée, suivait à pas précipités ; pouvais-je méconnaître Jeanna ? Je m’élançai dans la rue, j’allai essayer de porter des consolations à ce couple infortuné. Je suivis la pauvre Jeanna jusqu’à l’Hospice militaire. Ce lieu de douleur me fit frémir… j’oubliai que j’étais pauvre, j’offris ma chambre pour le blessé ; mais hélas ! l’ordonnance devoit être suivie. Je ne pus y recueillir que Jeanna et son père qui se trouvèrent ainsi plus à portée de connaître la situation de leur ami.

Voici l’un des instans les plus pénibles de ma vie. Le passage de l’opulence à la pauvreté la plus complette, l’impossibilité non-seulement d’obliger mes amis, mais d’exister moi-même ; la nécessité de prendre une résolution prompte, et de laquelle pourtant devait dépendre mon sort futur, tout me jettait dans une perplexité affreuse. Solamor renaissait, Jeanna semblait vivre de son existence, tous paraissaient heureux ; c’était une consolation dans le parti douloureux qui me restait. Nous passâmes la soirée du huitième jour à former des projets d’union champêtre entre ces bonnes gens et moi. Je dissimulai mon dessein. La nuit je payai l’hôte pour eux et pour moi, et le lendemain, à la pointe du jour, sûre que mes amis allaient être réunis, n’ayant d’ailleurs aucun espoir de voir Kockziusko, je me mis en route à pied avec Edvinski pour aller cacher à Bude, dans un état obscur, mes dernières ressources et mes plus grands malheurs.

J’employai huit jours à faire cette route. Mon cœur se ressère de douleur en pensant aux humiliations cruelles, au mépris que j’eus à souffrir, moins par l’indigence encore, que par l’opinion des habitans. Mon seul nom de Polonaise, et l’idée de mon premier état suffisaient pour attirer sur moi la froideur et l’aversion de ce peuple peu sensible. Le croira-t on ? Courbée sous le faix de mes hardes, donnant le bras à mon enfant, succombant à la fatigue et à la douleur, une femme de vingt-deux ans, qu’on disait belle, ne put obtenir d’un voiturier en lui offrant un prix exorbitant de monter dans sa voiture vuide, d’y placer son fils défaillant, pas même ses hardes. Ce trait de dureté me perça le cœur. « La voilà donc, m’écriai-je, cette terre hospitalière ! Insensés, qui basez vos lois sur la justice et la sensibilité du cœur humain, commencez donc par anéantir l’orgueil et l’intérêt ! Partout je n’ai vu que ces mobiles, et mille crimes pour une vertu ». J’avais tort peut-être, mais que d’exemples paraissaient confirmer ce transport ! J’arrivai malade à Bude, et fus m’ensevelir au fauxbourg du Danube.

J’allais me trouver dans le dénuement le plus absolu, lorsque le lendemain, une affiche tombant sous mes yeux, j’y lis qu’un fameux distillateur de cette ville, demande une femme pour rester dans son magasin, répondre dans les langues Française et Allemande, et tenir les livres, le saisis cette nouvelle avec ardeur, et vole à l’adresse indiquée. Après avoir traversé une allée sombre, je suis introduite dans une maison de médiocre apparence, près de l’ancien Couvent réformé des Cordeliers. On me fait passer ensuite par plusieurs pièces obscures du rez-de-chaussée, et enfin, entrer dans une boutique de Distillateur en apparence. Là, un homme en perruque noire, en habit brun, d’une figure honnête, me fait asseoir, me donne du papier, me prie de montrer mon écriture. J’essaye de tracer quelques lignes : — Belle ! très-belle ! s’écrie cet homme en me fixant, et me laissant voir, par son air, que cette exclamation s’adresse plutôt à mes traits qu’à ma plume ; « vous resterez avec nous. « A ces mots, il donne un coup de talon assez fort sur le plancher ; je sens ma chaise descendre très-vîte par une trappe qui se renferme aussitôt sur ma tête, et je me trouve au milieu de huit ou dix hommes, au regard avide, étonné, effrayant, entourée de plusieurs presses d’imprimerie, dans une salle voûtée, éclairée par plusieurs soupiraux vitrés et placés au niveau des eaux du Danube, dont les flots se brisaient, contre les murs.

J’étais stupéfaite d’étonnement et d’effroi dans cette demeure aquatique, lorsqu’un grand homme sec et blême, à la face barbare, ombragée par des cheveux rouges, vêtu richement, mais armé d’un poignard et d’une ceinture de pistolets, parla ainsi, avec l’accent Anglais, aux hommes qui étaient présens.

« Les jouissances que je vous procure, une chère délicate, de l’or par monceaux, un avenir brillant, ne vous ont point suffi ; je remplis vos désirs (il me montra alors). Il s’agit de savoir à présent, pour éviter toute contestation, si vous alternerez par jour ou par semaine ». Ils se regardèrent tour-à-tour en souriant : je frissonnai jusqu’à la plante des pieds… « Nous ne sortirons point d’ici que nous n’ayons réalisé par notre fabrication d’assignats, la somme de six millions, écus ; un pour moi, cinq cent mille livres pour chacun de vous. D’après mon calcul, il nous faut encore cinq mois de travail ; voyons à nous décider, pour tout ce tems, sur l’objet en question. Il me semble qu’en votant pour le par jour, il en résulte une union plus intime, plus fraternelle entre vous ; un grand secret, de grands plaisirs communs et souvent répétés, assurent davantage l’établissement. Par semaine ou par mois au contraire un seul de vous jouit, l’envie peut naître et troubler nos travaux. Je conviens que par jour il faudra peut-être la remplacer bientôt ; mais on trouve assez de ces machines-là ». A ces mots, il passa avec un souris épouvantable sa main sous mon menton.

Mon malheur était certain, je fus frappée de la foudre, et restai comme une statue, étouffée par mes sanglots et mon effroi. « God-damn ! s’écria-t-il, les femmes de Paris m’ont ruiné dans mes voyages, les hommes sont nos ennemis ; il faut ruiner les hommes, et humilier les femmes. Je remplis ma commission avec plaisir. Je veux couvrir les femmes de honte, et la France de faux assignats, point de quartier, God-damn ! ». L’air terrible dont il prononça ces paroles, acheva de me rendre au néant. Un long évanouissement succéda à cette scène. J’ignore ce qu’ils décidèrent entre eux sur mon sort ; toujours est-il certain qu’en recouvrant la connaissance, je me vis dans un appartement sombre à la vérité, mais d’une richesse et d’une élégance dont il est impossible de se faire une idée. Il fallait que cet homme eut déjà amassé des sommes immenses, pour se procurer, sous les eaux, des objets d’un luxe aussi fini. Meubles, bijoux, l’or semé sur la cheminée, sur le parquet tout donnait à mon réveil l’air d’une Féerie.

Je fus bientôt détrompée, et vis entrer un jeune homme, d’une figure douce et tendre, que je reconnus pour Français à la première vue. — « Rassurez-vous, Madame, me dit-il, en s’approchant timidement de mon lit, je vous ai démêlée d’un regard ; ce n’est pas ici votre place, ni la mienne, ajouta-t-il, en soupirant : j’ai décidé mes camarades, résolus à un partage infame, à se laisser entre eux quinze jours d’hymen… » Je jettai un cri de douleur… « Rassurez-vous, reprit-il, quinze jours peuvent amener bien des changemens dans votre sort ; c’est moi que le destin a favorisé, mais il n’a rien fait encore sans votre aveu ; croyez à ma délicatesse. Né d’une des bonnes familles de Maconnais, j’ai été attaché à la légation française de Venise : bientôt j’ai été remplacé pour des raisons d’état que j’ignore, après avoir épuisé toutes les ressources qu’une espérance vaine a bientôt dissipées. Je me suis établi à Bude, maître de dessin, art dans lequel j’avais un talent assez distingué ; j’y réussissais et vivais honnêtement de mon travail, lorsqu’un jour et absolument par la même voie que vous, sur la demande qu’on faisait d’un maître de dessin habile dont ces scélérats ont besoin pour leur fabrication, je me suis présenté à l’adresse indiquée et suis tombé dans le gouffre où nous gémissons tous deux. Je partage vos peines, Madame, je ferai tout pour les adoucir ; mais au nom de vous-même, modérez votre douleur, dissimulez. Talbot, cet Anglais atroce est un homme terrible, les femmes lui sont en horreur ; il se ferait un jeu de vous livrer à toutes les terreurs, de fouler aux pieds tous vos principes. Ayez l’air de subir votre sort avec résignation, renfermez sur-tout le désir de vous échapper. C’est ici le foyer des agences du machiavélisme Anglais ; c’est d’ici que partent les ordres d’assassinats, les sommes destinées à les payer et à décréditer le trésor de France. Tous ces objets s’expédient par Livourne, où se trouve un autre agent principal pour le transport en France des ballots et les lettres. Infortunée ! Vous serez obligée d’en écrire vous-même. — Quelle horreur, m’écriai-je ! jamais, jamais… Il me conjura de garder le silence, et reprit. « Sachez, Madame, que cet horrible travail est réparti ici entre tous ; c’est le pistolet sur la gorge qu’on force d’écrire ceux qui témoignent la moindre répugnance à tracer ces arrêts de mort, lancés ordinairement contre des inconnus, contre des malheureux égarés par le fanatisme populaire ou royal. Car vous devez savoir que ces deux extrêmes sont également odieux au ministère Anglais ; c’est la destruction totale et non le triomphe d’un parti, que ce Gouvernement désire. C’est donc de ce repaire que partent des lettres supposées, et en toutes les langues pour établir de prétendues relations, et rendre suspects les hommes les plus estimables. Un Italien, un Allemand et un Espagnol ont été enlevés à cet effet ; ceux-ci semblent prendre leur parti avec calme, l’Italien seul montre de la joye. Méfiez-vous de ce dernier, c’est le grand artisan des trahisons supposées, des lettres fausses, et des poisons qui partent de ce séjour. Aussi est-il particuliérement chéri de Talbot, qui a fait l’impossible pour que le sort lui fut favorable à votre égard. Combien je rends grace au sort qui m’a conduit le premier, près de vous pour vous épargner des tourmens, vous prévenir des mesures à prendre et rassurer votre délicatesse allarmée ! »

On sent si je dus être sensible à ce procédé. Combien nous versâmes des larmes ensemble ! Je témoignais ma reconnaissance par tout ce que l’effusion du cœur permet et fait sentir à une ame délicate, lorsque Talbot entra. « Eh bien ! dit-il avec un sourire épouvantable, eh bien ! Monsi le marié, comment va ? Elle est vraiment cholie ! son visage annonce que vous êtes un bon mari. Allons, à l’ouvrache tous deux ! vous, Durand à la presse, et Madame aux écritures ». Je me levai sans oser souffler, et fus me placer à un secrétaire noir, marqué de taches rouges en bois incrusté, et qui jouaient le sang à faire horreur. J’ouvre ce secrétaire, quel spectacle, grand Dieu ! l’encre dans un crâne d’ivoire, les chandeliers… des faisceaux d’ossemens, portant une petite bougie lugubre, et les tablettes couvertes d’une série de poisons en phioles et étiquetés ! Je me trouvai mal : Talbot sourit, et me repoussa vers le secrétaire en approchant le tabouret. Falso, l’Italien, parut alors ; sa face jaune, bilieuse, ses yeux hagards me saisirent, et confirmèrent bientôt l’idée que je m’en étais formé. Il me commanda d’une voix cassée de prendre la plume, je la pris en tremblant, il me dicta.


Je ne puis me rappeller le contenu de la lettre écrite au Commandeur de M***. par le Lieutenant-Colonel de la Légion de M***., mais tout ce que la méchanceté, la perfidie peuvent imaginer de plus atroce, s’y trouvait adroitement combiné.

« A présent, me dit-il, traduisez ces mots en langage énigmatique français : point de noms propres, mais l’équivalent. Quelques chiffres faciles à deviner. Puis mettez sur l’adresse, au commandeur de Mar… à Gré… Le commandeur de Mar… m’écriai-je ! mon parent ! jamais ! ah malheureuse »! — Il parut surpris un moment, puis enchanté de ce rafinement de cruauté. — « Monstre, continué-je ! vous voulez que je provoque l’arrêt de mort d’un parent ! d’un parent dont les talens et les vertus ont fait la gloire de sa patrie » ! Falso sourit de pitié. Exécrable agent d’une politique infernale, qui joue si indignement et voue à la mort cent mille familles ; va, cherche ailleurs tes victimes, on m’assassinera sur la place avant que je commette une telle infamie »… Il prit tranquillement son stilet, m’en fit sentir la pointe sur les côtés en me disant : « écrivez mia bella. » Je poussai un cri affreux, il s’arrêta. Je repris la plume et résolus de dissimuler, espérant qu’il me serait possible de soustraire la lettre. « Écrivez encore, mia bella » répéta-t-il de sa voix cassée et sépulcrale, en réitérant sa piqûre. J’écrivis donc, ce qu’il me dictait pour un autre agent italien supposé.

Le sens exact de cette lettre m’est également échappé après tant de malheurs, mais je sais qu’il tendait à compromettre les habitans de la ville de Lyon et à indisposer le Gouvernement contre elle.

J’avais voyagé en France, et plusieurs de mes parens habitaient cette cité proscrite. J’interrompis Falso pour lui observer que les Lyonnais étaient soumis aux lois, qu’on viendrait difficilement à-bout de jetter du doute sur leurs intentions, et qu’à quelques réfugiés près, qui cherchaient à exaspérer les esprits, les gens de bonne-foi ne pourraient trouver aucun reproche à faire aux habitans industrieux de cette grande ville. « Je le sais, repartit-il, mais il faut détruire le commerce, il commercio ! » Je compris que c’était la volonté du ministère Anglais, et qu’il s’agissait de procéder à l’exécution. Il me fallût donc traduire cette lettre fatale, mais je conservai la même espérance de la soustraire. Je dus encore me soumettre à écrire plusieurs dépêches pareilles, pour diverses parties de la France. Falso me fit signe de me hâter et sortit. J’eus l’air de lui obéir et tombai dans une rêverie profonde pour chercher les moyens de prévenir tant de maux et m’arracher désormais à tant d’horreurs. Je souffrais ; mais au milieu de ces atrocités, il me restait l’idée consolante que les crimes de tous les partis avaient une source étrangère, et que les cœurs français étaient absous, aux dépens, il est vrai, de leur jugement et de leur pénétration.


Le même soir on m’employa à numéroter des assignats. Il devait en partir trois ballots pour la France, nous travaillâmes tous jusqu’à quatre heures du matin.


Le travail fini, on se retira, et le jeune Durand me reconduisit dans mon cabinet si richement décoré. J’eus en passant à essuyer les sarcasmes et les espérances futures de ces artisans terribles, mais j’étais trop absorbée dans mes chagrins et mes projets pour m’arrêter à leurs odieux propos. Je rentrai dans ce temple du luxe et de l’infamie, et, sans me déshabiller, je cherchai à goûter un repos qui m’avait fui dès long-tems et auquel je pouvais me livrer, sachant que les lettres pour la France ne partaient que le surlendemain.

Le jeune Durand, assis sur un fauteuil, me traitait avec la même décence, les mêmes égards. Ses yeux attendris se fixaient de tems en tems sur moi ; non, les cœurs tendres et délicats ne désirent pas dans l’infortune ; leur seule passion est d’obliger, de rendre heureux, et cette jouissance est céleste. Je succombais au besoin du repos, et toutes les fois qu’un sommeil aussi agité me permettait d’ouvrir sur ce jeune infortuné une paupière humide, je le voyais dans la même attitude, m’observant, le dirai-je ? m’admirant même, et paraissant n’exister que du calme momentané que j’éprouvais. Je dois l’avouer, dans toute autre situation, cet intéressant jeune homme m’aurait inspiré de l’amour ; il était impossible de montrer plus de grace et de délicatesse, et le second jour je crus pouvoir lui confier mon projet. Nous attendîmes que l’heure de nous renfermer ensemble fût de nouveau sonnée ; alors je lui tins ce langage :

« Vous devinez aisément, Monsieur, que mon parti est pris de souffrir mille morts, plutôt que de me résoudre au partage affreux qui m’est réservé. Tout offre ici l’image de la débauche et de la scélératesse réunies. Ma vie est bornée au terme de quinze jours qui vous sont échus ; voyez si vous désirez en prolonger le terme… » Sa figure prit une expression à-la-fois énergique et tendre qui me tint lieu de réponse. « Eh bien, mon jeune ami ! (car nous sommes assez malheureux, n’est-ce pas ? pour que ce sentiment ne soit pas suspect.) je compte sur vous. Notre destinée sera commune ; quand on est décidé à tout, il est rare de ne pas réussir : nous sortirons d’ici. — Eh comment, s’écria-t-il ? — Plusieurs moyens se présentent : ne pourrions-nous pas glisser dans quelqu’un des ballots, qui partent, un avis et une adresse pour qu’on vienne nous arracher de cet affreux séjour ? — Impossible, Madame, tout est examiné feuille-à-feuille dans l’attelier ; le même soin s’observe par le correspondant de France ; il faut renoncer à cette ressource. — Eh bien ! parmi les lettres qui s’envoyent d’ici, ne pourrait-on pas tracer à l’encre blanche un avis qui reparaîtrait coloré en France, et prouverait la dénonciation ? Quel coup d’éclat ! quelle confusion pour ces scélérats ! quel triomphe pour l’innocence ! — Réprimez ce transport, Madame, la même impossibilité existe. Toutes les lettres qui partent d’ici sont passées au feu au départ et à l’arrivée. Croyez qu’en fait de ruse, ou plutôt de perfidie, on ne peut rien apprendre à l’infame Talbot et à son protégé Falso. »

— Grand Dieu ! que devenir ? m’écriai-je, désespérée. Je tombai dans un abattement inexprimable, puis me relevant tout-à-coup, je m’élançai au soupirail vitré de l’appartement. — « Observons ceci, mon ami, lui dis-je avec inspiration, observons. D’abord je vois que ce jour est au-dessous du niveau des eaux ;… — mais de combien à-peu-près ? — De deux pieds, reprit-il. « Ce cabinet est l’ancien caveau du Trésor des Cordeliers ; les murs ont six pieds d’épaisseur en tout sens ; à nos pieds ils sont cimentés en pouzzolane pour prévenir l’infiltration des eaux sous lesquelles nous sommes placés ; un plancher prévient encore l’humidité ; en un mot, ce caveau est absolument enveloppé des eaux du Danube, excepté près du soupirail ou fenêtre qui est à deux pieds seulement de la surface. — Deux pieds ! — pas davantage ? Bon ! je vois que ces eaux sont retenues par six carreaux circulaires, de six pouces de diamètre, en verre fort épais. — D’un pouce, à-peu-près. — Deux barreaux de fer soutiennent le chassis ; n’importe ! Ne pourrait-on pas placer un billet dans cette petite boîte, lier la boîte à une ficelle, lâcher par une ouverture cette boîte qui, portée à la surface des eaux, ne manquera pas d’être saisie par les nombreux pêcheurs du Danube, lesquels l’ouvriront, liront l’avis et seront guidés ici par la corde. »

Nous nous arrêtâmes à ce projet ; le point difficile était de détacher la carreau de verre sans inonder la chambre, et par-là être découverts et perdus. — » J’ai une bonne idée, me dit avec transport Durand ; laissez-moi faire. » Il prend une écuelle d’argent dans laquelle on me servait le soir un potage ; ce vase se trouvait heureusement avoir la forme ronde et la grandeur du carreau, il y place la petite boîte liée à la ficelle, l’applique contre la vître qu’il bouche exactement, fait sauter le verre, lâche la ficelle et la boîte monte à la surface. L’eau filtrait très-peu et je la receuillais dans un sceau de faïance, mais comment reboucher l’orifice en retirant l’écuelle ? Grand Dieu ! le carreau était tombé en dehors ! impossible de le rajuster, aucun verre pour le remplacer, nulle ressource présente ! nous perdions la tête, nous mourrions d’effroi, quand tout-à-coup la porte s’ouvre et nous montre Talbot, Falso, suivis des autres ouvriers qui venaient nous réveiller.


Anéantis par cette vue, le vase tombe des mains de Durand, la chambre s’inonde, on accourt, on nous saisit, pendant que les uns retirent la corde et que d’autres bouchent l’orifice avec des carreaux dont ils avaient provision dans cette demeure. « Voilà donc de vos tours, me dit ironiquement Talbot ; ces femmes ! ces femmes… Voyons un peu de son style… » Il ouvre alors la petite boîte qu’on avait retirée, et lit avec tranquillité et ironie le contenu du billet. « Écoutez, Messieurs, voici votre éloge, » dit-il, en s’adressant à Falso et à ses compagnons. » Au nom de l’humanité, venez arracher deux infortunés d’un séjour infernal, où des monstres (une inclination à ses camarades) menacent à-la-fois leur honneur, leur vie et la fortune publique. Leur attelier de fausse monnoye et d’assassinats est dans la rue du Danube, n°. 402, au fond des caveaux. Accourez, qui que vous soyez, ayez pitié de nous, ne perdez pas un instant ».

« Ceci est à notre adresse, reprit ironiquement Talbot, ne perdons pas un instant à obéir aux ordres de Madame. » On saisit alors l’infortuné Durand, on mit un bandeau sur ses yeux, il m’avait jetté un regard pénétrant qui m’alla jusqu’au fond de l’ame. Ah ! je crois aux pressentimens ; juste Ciel ! à quelle horreur j’étais réservée ! j’aurais dû mourir du coup que je ressentis alors !… Mon malheureux compagnon n’osa pas soufler ; son regard m’avait tout dit. La horde infernale sortit, l’emmena, et l’on me laissa libre dans mon appartement, me prévenant toutes-fois que, si je faisais la moindre tentative nouvelle j’étais perdue, et que j’eusse à me préparer à me remettre au travail comme à l’ordinaire, « attendu, disait Talbot, que les affaires passent avant tout, et qu’il fallait faire gémir la presse. » Gémir la presse ! Ce mot me fit trembler, on verra si j’avais lieu de tout redouter !…


Une journée entière se passa sans que j’entendisse parler de rien ; je crus seulement m’appercevoir de quelques mouvemens dans la grande salle où l’on paraissait se réunir et tenir conseil. Je ne pouvais entendre un seul mot ; mais une ouverture, qui se trouvait heureusement à une porte, me permettait d’entrevoir à une grande distance ce qui se passait. Je remarquai la horde assemblée autour d’une longue table couverte d’un tapis rouge : un vase rouge rempli de billets, des flambeaux étincellans, tout donnait à cette assemblée une teinte de feu, un air lugubre et incendiaire. Autant que j’en pouvais juger par les gestes, plusieurs avis étaient ouverts. S’agissait-il de projets extérieurs ou de notre jugement ? C’est ce que je ne pouvais démêler. J’observai seulement que Talbot se leva le dernier et parla quelque tems. Son air terrible sembla s’accroître encore, ses sourcils, ses cheveux rouges se hérissèrent et semblèrent se poudrer de sang. Son avis fut adopté sans doute, car des applaudissemens universels parvinrent bientôt à mes oreilles. La porte de la grande salle se referma, et l’on parut se remettre à l’ouvrage.

J’attendis six heures me livrant à mille réflexions cruelles. Alors on vint me chercher avec assez de douceur. Deux des ouvriers me conduisirent à une des presses, dans la salle où s’imprimaient les assignats, et où plusieurs Allemands travaillaient avec activité. « Nous sommes accablés d’ouvrage, dit Talbot en entrant ; pardonnez, Madame, ajouta-t-il avec un respect ironique, si nous osons réclamer le secours de vos bras ; mais il nous est indispensable, envoyant demain un million en France. Veuillez, donc seulement faire mouvoir le balancier de cette presse. »

Je m’y plaçai machinalement, et j’essayai de le tirer à moi. — Plus fort ! dit vivement Talbot, en m’appuyant des coups de corde sur les épaules. Je poussai un cri de douleur, il redoubla. — Plus fort, malheureuse ! ajouta-t-il, en réitérant ses coups. Je tirai en arrière de tout le poids de mon corps et à plusieurs reprises. Alors un soupir plaintif sortit de dessous la planche. Ce mot terrible, gémir la presse me saisit comme un trait de feu, je lâche le balancier et tombe sur mes genoux ; c’est assez, dit Talbot ; donnez l’impression à Madame. Deux ouvriers lèvent aussitôt la pièce de laine, je vois… grand Dieu ! les cheveux me dressent encore d’épouvante… je vois l’infortuné Durand, étendu sous la presse, que je viens d’étrangler par une corde attachée au levier. Sur sa poitrine est un papier, où j’ai gravé moi-même ces mots : mort, damnation pour les traîtres ! jusqu’au dernier instant de ma vie, ce spectacle affreux sera présent à ma mémoire ; en ce moment-même, il me glace, et me donne une fièvre ardente. Je devins insensée ; je saisis dans mon délire le levier, j’écartai tout ce qui m’entourait ; mais succombant bientôt au nombre, à la fatigue, à l’horreur, je fus liée et remportée dans ma chambre.

On me laissa deux jours pour me remettre de cette catastrophe horrible : jours affreux pendant lesquels je refusai constamment de prendre aucune nourriture. On eut soin dès ce moment de m’ôter la clef du secrétaire aux poisons, ainsi que tous les instrumens tranchans, jusqu’au papier, sur-tout les cordes, ficelles ou rubans qui pouvaient établir une communication. Quel moyen me restait-il, grand Dieu ! la perte d’Edvinski qui m’assiégeait sans cesse, celle de ce malheureux jeune homme que j’avais à me reprocher ; tout contribuait à me porter à la résignation et à la mort ; lorsque le troisième jour l’abominable Falso entra pour passer la nuit dans ma chambre.

Sans armes, sans forces, je n’eus d’autre soutien que la ruse, et j’essayai d’en faire usage. J’eus l’air malgré le bouleversement universel de mon être, de prendre mon parti ; mais de désirer que la délicatesse et des soins amenassent par dégré une faveur, que ce monstre n’aurait eue qu’avec ma vie. « C’est mon tour, me dit-il, en s’assayant à une table élégante, qui fut bientôt chargée d’un repas exquis, voyons si la belle est cruelle e crudele. » Je souris, la mort sur les lèvres, et je tentai de faire boire le scélérat ; mais il buvait de l’eau ; je voulus lui servir de tous les plats, il était sobre. Il m’apprit qu’il n’aimait que la musique, les femmes et l’argent. La musique, grand Dieu ! pour une telle ame ! je respirais à peine ; mais l’espoir d’éloigner ses fureurs me donna plus de force. Je repris haleine, et rassemblant toutes les facultés de mon être pour le sauver, j’essayai ce superbe morceau de Grétry. Du moment qu’on aime, on devient si doux ? Le tigre parut s’attendrir et s’écria : bella musica ! il battait la mesure avec son stilet sur la fable, et ce contraste de plaisir et de mort rendait cette scène plus effrayante encore. Il faut chanter, dit-il transporté et il entonna aussi-tôt un morceau de tenore à faire frémir. Je feignais d’y prendre plaisir ; mais la nécessité où je m’étais trouvée de manger, quoique n’ayant rien pris depuis deux jours, l’oppression que j’éprouvais me soulevèrent le cœur à tel point que j’eus un vomissement affreux qui étonna le monstre : mauvaise cadence ! s’écria-t-il avec des imprécations horribles, en voyant les efforts que je faisais. L’air ne sera pas fini ! Je bénis le Ciel de cet incident et prolongeai mon malaise et ma pâleur autant qu’il me fut possible.

Falso, persuadé que mon état de faiblesse me jettait dans le profond sommeil que je faignais, s’endormit à son tour. Je respirais à peine de peur de l’éveiller. Lorsque une heure après je le crus profondément assoupi, je descendis de mon lit, pieds nuds, décidée à trouver la clef du secrétaire aux poisons ou à le poignarder, s’il se réveillait. Ma douceur, ma soumission apparente lui en avait imposé. Son stilet était dans son fourreau ; je commençai à m’en saisir et à le placer sur son cœur. Je cherchai ensuite avec précaution la clef du secrétaire, je la trouvai dans la poche de son habit et volai aux poisons. J’en pris un assoupissant que je lui fis sentir à plusieurs reprises, et j’attendis alors, bien sûre qu’il serait réveillé par ses camarades avant d’avoir rien pu entreprendre contre moi.

J’eus soin de me munir d’un petit flacon de ce poison, de papier, d’encre et sur-tout d’un des carreaux de verre, en attendant l’occasion favorable. Mais comment la trouver n’ayant plus de corde pour retenir le billet flottant ? Le jour paraissait à peine, et je jettais les yeux sur le carreau funeste, cause de la mort de l’infortuné Durand et de la chute de nos espérances, lorsqu’un objet mobile et noir me frappe contre les vitraux ; je m’approche et je distingue plusieurs hameçons de pêcheurs qui flottaient au bout d’une ligne. Je prends sur-le-champ mon parti ; j’écris trois billets, je les enveloppe dans des petites boîtes, comme le premier, je les lie les unes aux autres par des rubans flottans, et m’élance vers le soupirail… Quel coup de foudre ! la ligne remonte… Je m’arrachais les cheveux de douleur ; mais enfin la ligne redescendit. Je ne crois pas qu’il soit possible d’éprouver une pareille joye ! Je m’élance de nouveau au soupirail, je place les boîtes et les rubans épars dans l’écuelle, j’applique de même ce vase contre l’orifice et fais sauter le carreau ; mes rubans flottent, s’accrochent au hameçon et disparaissent bientôt en remontant dans les mains du pêcheur abusé.

Je fus plus heureuse cette fois ; j’appliquai promptement le carreau de rechange en retirant l’écuelle. Et il n’entra dans la chambre que le volume de deux pintes d’eau. J’y jette aussi-tôt plusieurs bouteilles de vin, du festin, je renverse la table, les plats, et donne par-là à ce mêlange l’apparence du désordre d’une orgie. Cette précaution me sauva, car bientôt je vis paraître plusieurs compagnons qui venaient nous chercher pour le travail. On eut grand peine à réveiller Falso, dont le premier mouvement fut de s’élancer sur sa clef et son stilet, qu’il retrouva à la même place.

Ce scélérat crut rêver encore en appercevant l’état de l’appartement. Ses camarades lui firent de grands reproches sur son intempérance : toutes les bouteilles vuides l’attestaient. En vain il voulut jurer, protester… des taches nombreuses de la liqueur que j’avais répandues à dessein sur sa poitrine déposaient contre lui ; il finit par douter lui-même de sa sobriété ; on le félicita sur son bonheur complet ; je me tus, il put y croire aussi, et sortit en me disant énergiquement : ce soir, nous verrons.

Cet ajournement me fit frémir ; mais l’espérance d’être secourue me rendait quelque courage. Il fallut écrire toute la journée des pièces pareilles aux précédentes. J’espérais profiter de ma liberté, du premier instant… pour retracter tant de faussetés et je consacrai toute ma mémoire à classer les objets dans ma tête. Le soir en rentrant on me fit repasser devant la presse fatale, je sentis cette menace terrible ; mais j’eus la force de rentrer dans mon asyle et de dissimuler. Bientôt Falso parut : point de festin cette fois : un simple potage, et l’apparence d’un projet de triomphe bien formel. Il fallait toute ma résolution, toute ma présence d’esprit pour résister à cet appareil effrayant. « Voilà le grand jour, Signora ! me dit Falso dans son mauvais langage Piémontais ; ou vous m’avez cédé hier, ou vous m’avez trompé : dans le premier cas ce n’est qu’une répétition, dans le second je suis las d’attendre ».

Il mit d’un côté du lit son stilet, et de l’autre un papier rempli de diamans. — « Choisissez, me dit-il, et sur-le-champ il se met en devoir de me déshabiller avec une célérité incroyable. Je résistai de toutes mes forces ; mais l’on juge si je n’eusse pas préféré mille morts, sans la précaution que j’avais prise, de placer sous mon aisselle le petit flacon de poison assoupissant que j’avais soustrait. Je vis l’instant où mes efforts devenaient inutiles, ne pouvant jouir de mes bras. Bientôt je fus réduite au dernier vêtement de la pudeur, j’étais décidée à périr, lorsque parvenant à glisser mon bras derrière mon dos et le passant sous mon aisselle gauche, j’imbibe mes doigts du poison, et feignant de repousser le monstre, je lui applique ma main sous le nez.

L’effet fut rapide. Aujourd’hui que le danger est passé, il m’est impossible de ne pas sourire de la figure comique que prit à l’instant l’Italien. Sans forces, il soupirait et éternuait à-la-fois ; les mots expiraient sur ses lèvres ; il bailla en ouvrant une bouche effroyable et s’endormit comme un bloc. Je me hâtais de me r’habiller, lorsqu’un léger bruit que j’entendis derrière la double porte de l’appartement me fit soupçonner qu’on l’ouvrait et que quelques camarades avaient cherché à démêler notre entretien. Le silence que nous gardions, piqua sans doute leur curiosité, la porte s’ouvrit doucement, Talbot passa le premier, et s’écria en appercevant Falso endormi : « Je m’en doutais ! cette Sirène nous jouera tous ! il n’y a que la force… Allons, sous mes yeux mêmes »… Aussi-tôt cette horde infernale se précipite sur moi, me saisit, j’expirais de désespoir… quand tout-à-coup, un grand bruit les arrête : les portes sont enfoncées, et les caves se remplissent de soldats et de gens de justice. On s’empare des issues, et l’on arrête ces agens terribles, pendant que je m’habille à la hâte derrière mes rideaux.

« Rendez grace au Ciel, femme intéressante et industrieuse, me dit alors le chef de la garde, votre avis nous est parvenu d’une manière miraculeuse ; on n’a pas perdu un instant pour vous secourir. Mais quelque opinion favorable que nous donne votre air décent, vos malheurs non mérités sans doute, il est indispensable que vous nous suiviez au tribunal, pour donner des éclaircissemens sur toute cette affaire ». J’étais trop ravie de recouvrer ma liberté, trop en délire de la pensée de la rendre à mon fils, pour ne pas accepter avec joye tout ce qui m’arrachait de cet enfer. On lia Talbot, Falso et leurs complices ; on les fit partir dans des voitures, et je fus conduite en particulier chez le juge. Là, je donnai mon nom, je montrai des preuves évidentes de ma qualité et de ma famille. Elle était connue, je fus mise sur-le-champ en liberté ; mais j’ai su depuis, le croirait-on ? que la plus grande partie de ces infames scélérats avait été élargie par l’influence de l’Angleterre, et que le fameux Talbot jouait un grand rôle à Venise.

On sent que le premier usage que je fis de ma liberté fut de voler à mon ancien appartement du faubourg du Danube, pour apprendre des nouvelles de mon pauvre Edvinski. Le cœur me battait avec violence, en montant l’escalier. Je m’élançai dans l’appartement : personne ne paraît ! Je me livrai au désespoir le plus violent, et après de vaines perquisitions, je sus que mon fils avait été enlevé sous prétexte d’être conduit vers moi ; cet évènement inattendu me fit pressentir quelque perfidie nouvelle du Baron d’Olnitz, et l’on verra que je ne me trompais pas.

Ce coup fut terrible ; je m’abandonnai à toute ma douleur ; on me rendit cependant quelque consolation par l’espoir qui me fut donné de rejoindre mon fils à Rome, d’après un billet trouvé sur ma cheminée. A quelles épreuves, grand Dieu ! m’as-tu donc réservée, m’écriai-je ? Délicate, sensible, mère tendre, tu me frappes par tous les sens. Le soir je fus fort étonnée de voir semés à mes pieds, les diamans que Falso m’avait offerts et jusqu’au papier qui les renfermait ; le mouchoir que j’arrosais de mes larmes en contenait encore plusieurs. Je compris alors que dans la précipitation avec laquelle j’étais partie, j’avais enveloppé le papier dans mon mouchoir et sur-le-champ je songeai à une restitution ; mais à qui rendre ces bijoux d’un grand prix ? Au Gouvernement Autrichien ? Ce n’était point lui qui en avait fait les frais. Au particulier qui les reconnaîtrait ? Mais il en avait été payé en monnoie du pays, et il était soldé ; c’était donc à la France qu’ils appartenaient effectivement comme ayant été acquis à ses dépens. Cette réflexion me décida à garder cette valeur comme un emprunt. J’étais si près de la misère, j’avais tellement vu à quelles extrémités affreuses le hazard ou la nécessité nous conduit, que ma délicatesse même excusa cette erreur : et c’est ainsi qu’en mille occasions de la vie, la conscience est soumise ou aux désirs ou aux besoins.

Je gardai donc les diamans, décidée à en restituer le prix avec les intérêts, aussi-tôt que mes biens ou l’équivalent me seraient rendus. Je versai encore des larmes sur mon cher Edvinski. Pendant plusieurs jours, je m’informai de son sort dans le voisinage ; on ne put rien m’apprendre de plus positif que le contenu du billet. Désespérée, je résolus de m’éloigner de cette ville funeste et d’aller chercher ailleurs l’oubli de mes maux et les traces de mon enfant.

Je préférai de me diriger par le Tyrol et les Montagnes Noires sur Francfort. Conviendrai-je que me rapprocher d’Ernest n’était pas un motif indifférent pour moi ? Je ne me l’avouais point ; mais je sentais un attrait invincible me porter vers l’endroit qu’il habitait. J’avais appris que nos Réfugiés Polonais repoussés par les Russes, avaient passé pour la plupart et forcément, dans les Corps Francs des Impériaux postés sur le Rhin. Fatale inconséquence ! que la misère et l’âge de Pradislas pouvaient seuls excuser ; il était dans ces contrées, il pouvait avoir entendu parler de mon fils. Je m’acheminai donc dans cet espoir vers Francfort pour y revoir tout ce qui m’était cher.

Je passai par Milan et Saint-Bernard, pour gagner le Lac de Genève. Arrivée en cette ville, je m’informai de la position de la petite armée de C… Je savais que le Corps d’Ernest en était rapproché et je me dirigeai de Genève sur le pays de Vaud et les bords du Lac Léman, pays céleste, site romantique que l’immortel Rousseau a gravé dans toutes les ames et qu’on ne parcourt point sans ressentir le pouvoir de l’amour.

Je vis Basle, et remontant sur la gauche, je m’enfonçai dans la forêt noire pour rejoindre Hildesheim, Quartier-Général, où je pouvais savoir plus positivement ce que je désirais. Je voyageais commodément à la vérité ; mais avec un compagnon bien sombre, le chagrin. D’après la valeur des pierres diverses que j’avais vendues successivement, je devais réaliser une somme de cent quarante mille livres, et quoique je dusse songer à l’avenir, je n’étais plus disposée à souffrir du présent, qui m’avait si fort maltraitée. J’avais donc acheté une bonne voiture à Genève, j’avais en outre un valet Allemand, et jusques-là, quoique toujours triste, la route ne m’avait offert que des détours faciles ; mais elle devint pénible dans ces montagnes à pic et boisées, où les chemins se disputent avec les torrens un étroit passage. A la vérité cette nature agreste et dure convenait à la situation de mon cœur. Ces abîmes me peignaient ceux où j’étais tombée, et ces ardoisières teignant en noir les eaux qui descendaient dans la plaine, semblaient porter à leurs habitans le deuil de mon ame et jetter au loin des crêpes funèbres sur la verdure. Je m’égarais dans une sombre rêverie, lorsqu’une voix qui m’était connue frappa mes oreilles. Elle chantait cette polonaise faite au quartier de Falsback en des tems plus heureux, et si connue de nos jeunes Polonais.

POLONAISE.



Banni de sa patrie,
Quels biens on a perdu !
Pauliska ! tendre amie !
Par toi tout m’est rendu.
Ta conquête est ma gloire ;
Mon trésor, ton retour ;
Ma plus belle victoire,
Ta constance en amour.

Envain le Russe avide
A ravagé nos champs ;
Sur un traîneau rapide
Tu sus fuir tes tyrans.
Semblable à Citherée,
Partant avec sa cour,
Tu laissas la contrée
Sans plaisirs, sans amour.

Ebloui d’un systême
J’ai quitté biens, grandeur ;

Mais perdre ce qu’on aime
Voilà le seul malheur :
Tu reviens, je défie
Le destin en ce jour :
Ce que je sacrifie
Vaut-il ce trait d’amour ?

L’Expérience sage
Vient sur l’aîle du tems ;
Mais l’hiver est son âge ;
Jouissons du printemps.
Les amans sur la terre
Par-tout ont de beaux jours :
Leur patrie est Cithère ;
Leur trésor les amours.


A ces derniers mots, à mon nom prononcé, pouvais-je méconnaître Ernest ? Je m’élançai hors de la voiture, et volai dans ses bras… Il est impossible de se peindre sa surprise et sa joye ; mais bientôt l’embarras succéda dans ses traits à l’ivresse. Je le pressai de m’en expliquer la cause : « avant tout, me dit-il, souffrez que nous récueillions, dans notre champêtre asyle, votre voiture et vos gens. Faites prendre au postillon ce chemin étroit, il conduit à notre demeure, dont je me suis éloigné en chassant. » Notre demeure ! Ce mot me frappa et me fit soupirer malgré moi. Il écrivit avec un crayon quelques mots qu’il donna à mon valet pour qu’il détachât un cheval et prît les devans. Ernest monta ensuite dans ma voiture, en me disant que nous avions encore trois lieues jusqu’au château et qu’il pourrait m’instruire chemin faisant des évènemens bizarres qui, avaient produit notre rencontre. Je l’en pressai ; mon cœur en était plus avide encore que ma tête. Il me parla ainsi :

  1. Cette doctrine absurde et barbare est celle d’une Secte nouvellement établie à Turin. Au surplus les Dames sont invitées à passer tout ce paragraphe.