Pauliska, ou la Perversité moderne/03

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Suite de l’histoire d’Ernest-Pradislas



PAULISKA.



Suite de l’Histoire d’Ernest
Pradislas
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« Enrolés dans le Corps Franc de Giulai, on nous conduisit au dépôt stationné à Herdorf. L’air déterminé de Julie qui semblait n’exister que par moi ne contribua pas peu avec sa taille élancée et avantageuse, à donner le change. Je lui représentai en vain pour la dernière fois les dangers auxquels elle s’exposait ; tout fut inutile. Il est des imaginations contre lesquelles il ne faut pas lutter : je me bornai pour l’instant à tâcher d’améliorer le sort de mon amie, et à l’espoir de l’y arracher par la suite. Nous fûmes rendus au Quartier à la pointe du jour, présentés au Capitaine Chef du dépôt, et de là renvoyés à Trench, Caporal, chargé de notre installation.

» Trench était un Hongrois à la face verte, au nez écrasé, à l’œil d’encre ombragé de sourcils épais. Cette belle figure était surmontée d’un front de la largeur d’un doigt, quarré et terminé par des crins huileux qui allaient tous se réunir en un énorme faisceau noir, qui prenait le nom de queue. Trench grinça des dents, en croyant sourire pour nous faire accueil. « Petite Polone, bien choli, tous deux, » dit-il en mordant son poing et agitant sa canne avec joye. Il me parut que Trench avait un goût décidé pour caresser les épaules polonaises, et je vis que ce rustre nous préparait de la tablature. « Venir au maccazzin habillir, » dit-il en nous poussant par le dos, et il nous introduit alors dans une vaste salle humide, remplie de tablettes couvertes d’habits, vestes, pantalons, bottines de toutes couleurs et qui nous parurent avoir déjà été portés.

» Nous témoignions de la répugnance à endosser un pareil uniforme. Petit Polone télicat, dit le Caporal en nous faisant asseoir sur des caisses ; allons habillir, reprit-il d’une voix terrible. Il nous délivra alors à chacun un habit-veste verd, taché et presque en morceaux, un pantalon rouge rapé, du double plus long et plus large qu’il ne fallait, des bottines moisies, à demi-usées et un petit casque de cuir pestiféré. Nous nous regardons Julie et moi en témoignant de l’aversion ; mais il fallait se résigner… Nous nous hâtons de nous vêtir, pendant que Trench fumait gravement sa pipe, et nous achevions cette pénible toilette, lorsqu’en enfilant la manche de mon habit, je fais sortir un lambeau de chemise de mon prédécesseur et passe mes doigts par des trous de balles. De son côté, Julie pousse un cri d’horreur en entrant sa bottine et la rejettant au loin en fait sortir un pied qui y était resté. Ah ! ah ! petit Polone télicat, s’écrie aussi-tôt Trench en riant aux éclats et montrant deux rangées de dents qui semblaient faire le tour de sa tête ; li être trôle ! le boulet emporte le chambe et laisse le piede… et il continue d’étouffer de rire. Ce trait suffit pour peindre la férocité de cette soldatesque, et c’est avec de tels êtres que nous étions condamnés à vivre !

» Julie faillit s’évanouir de l’impression pénible que lui causa cet incident ; mais jettant un regard sur moi elle parut reprendre courage. Trench en s’extasiant toujours et riant du boulet qui laisse le piede, daigne enfin choisir à Julie une autre paire de chaussures : nous achevons notre toilette grotesque, et nous voilà volontaires de Giulai par l’uniforme.

» Il fallut procéder ensuite à la coëffure après avoir été conduits à la chambrée ; la mienne fut bientôt prête, mes cheveux presque rasés depuis ma blessure, me rendaient toute préparation fort indifférente. Mais Julie !… Julie, douée des plus beaux cheveux blonds de l’Allemagne, se vit entre les mains d’un Perruquier recrue Hongrois, qui dans un instant malgré ses pleurs, taille, rogne, rassemble tous ses cheveux en une seule masse, goudronne le dessus avec un mastic noir épouvantable, relie en plomb deux tresses dorées sur ses oreilles et enfonce sur le tout, d’un coup de main brusque, un petit casque qui ne s’arrête qu’au joli nez aquilin du jeune soldat.


» Le soir, nouvelle épreuve plus pénible pour le coucher. Je vis l’instant où mon pauvre compagnon devenait le camarade de lit d’un vieux Cosaque, près duquel le Caporal Trench eût été un Adonis. Julie ne put résister à cette crainte ; son cœur se soulevait à la seule idée de respirer le même air que ce rustre. Je ne sais quelle heureuse étoile permit que ce vieux Cosaque se trouva porter sous des dehors hideux une ame généreuse et loyale, il s’amusa un instant de notre frayeur, puis fit observer à Trench la possibilité de nous donner un lit vuide qui se trouvait dans la chambrée. Le terrible Caporal fronça ses sourcils ombrageux ; mais il fut forcé de condescendre à la proposition. Nous devions un remercîment russe à ce bon vieux camarade et lui versâmes abondamment le chenick dans un repas que nous lui donnâmes ; il jura, sur sa moustache qu’il devenait notre protecteur, s’ennivra pour nous le prouver, puis s’animant par dégrés il chanta cette complainte Russe qui termina le festin.


Plainte d’une Femme Russe.



Chanson Cosaque.


Mien cœur grandement lâche
Quand toi fuir Oniskoi :
Jamais ton dur moustache
Approchir bouche à moi ;
Mais de quoi plus me fâche,
Tendre caresse me fait-on ?

Jamais un coup (bis.)… de bâton
Pon ! pon ! pon ! (imitation des coups qu’on lui donne.)
Plaisir beaucoup extrême,
Sentir enfin qu’il m’aime !


Toi traîneau, toi fourrure,
Tenir tout d’Oniskoi ;
La chenick la plus pure
Versir toujours à toi :
Pour mon merci, parjure !
Tendre caresse me fait-on ?
Jamais un coup (bis.)… de bâton
Pon ! pon ! pon ! (idem.)
Plaisir beaucoup extrême
Sentir enfin qu’il m’aime !


Mais déjà bras se lasse
A frapper Oniskoi ;
De ta main que j’embrasse
Noircir peau blanche à moi.
Bien mériter la grace
Suis sage et douce, un vrai mouton !

Encore un coup (bis.)… de bâton
Pon ! pon ! pon ! (plus fort.)
Plaisir beaucoup extrême
Sentir enfin qu’il m’aime !


» Nous rîmes du goût bizarre des femmes Russes et après avoir ennivré notre vieux protecteur, nous regagnâmes la chambrée.

» C’est ici l’instant, ma chère amie, de proclamer hautement l’innocence entière de Julie ; elle était si complette que ne voyant dans tout cela que le plaisir d’être auprès de son ami, aucune allarme, aucune crainte ne troublèrent les témoignages d’une confiance entière et d’un abandon sans réserve. Je ne disconviendrai point de l’impression que dût produire sur moi, à vingt-deux ans, la proximité si grande d’un être charmant. Vingt fois, j’en rougis, mon amie, dans l’égarement d’un songe ou d’un réveil agité par l’effervescence des sens, je fus prêt à m’égarer ; mais toujours l’innocente réserve de Julie, toujours votre souvenir, et sur-tout la certitude que je doublais son malheur en l’éclairant, m’arrêtèrent. J’employai les instans d’insomnie à persuader à cette infortunée de retourner à Molsheim et d’abandonner un malheureux transfuge qui n’avait d’autre espoir que celui de périr au champ de bataille ; je lui rappellai que seul rejetton de sa famille, riche, et sous une aurore aussi brillante, elle ne pouvait que se perdre sans me sauver ; mais je n’obtenais pour réponse que des larmes et l’évidence que cet être touchant et romanesque identifiait sa vie avec la mienne.

» Un mois se passa dans une vie uniforme et presque supportable, aux instans d’exercice près, où Julie accablée du poids d’une carabine succombait sous les bourrades de l’infernal Trench. Un jour ne pouvant résister à l’indignation que je ressentais de voir maltraiter un être aussi délicat, je m’emportai contre le terrible Caporal ; cent coups de bâton furent ma récompense et il semblait que le maudit Hongrois prit plaisir en connaissant l’aversion Polonaise pour tous châtimens corporels, à redoubler la vigueur de son bras. Julie heureusement ne se trouva point présente à cette scène, car elle se fût trahie inévitablement.

» Ces épreuves journalières cessèrent enfin pour faire place à des craintes plus graves. Le siége de Mayence résolu, le Corps Franc de Giulai fut destiné à former avec les Corps de troupes cantonnés près de Francfort, les lignes de circonvallation ; pendant que l’armée Prussienne s’employait principalement aux travaux du siége. Les volontaires de Giulai eurent ordre de partir sous vingt-quatre heures pour les environs de Marienborn ou nous devions camper.

» Le Roi de Prusse qui présidait au siége établit son Quartier-Général à Marienborn. Le Corps Franc de Giulai était placé entre ce village et les lignes, comme troupe d’observation et vedette pour la sûreté du Prince-Royal. Postés sur une hauteur, nous avions tout le spectacle du siége terrible qui venait de commencer. Le village de Kostheim situé près de nous, poste important et que les Français conservaient avec opiniâtreté, fut pris et repris cinq fois sous nos yeux. La dernière attaque pour l’emporter fut si vive, ainsi que la défense, que tous les Corps à portée eurent ordre de s’avancer rapidement pour soutenir les troupes Prussiennes. Habitué au feu, tenant peu à la vie, je marchais avec calme et intrépidité ; mais c’était le premier pas de Julie vers la mort, le premier pas de Julie heureuse et aimante, et je dus en avoir pitié.

» Je jettai les yeux sur ma jeune amie ; nulle terreur n’était peinte sur son visage : un air ferme et décidé contrastait avec les idées que je m’étais formées. Ses regards sans cesse fixés sur moi me prouvaient qu’elle ne craignait pas pour elle. Cependant nous avancions en colonne serrée, le canon grondait et faisait dans nos rangs un ravage épouvantable. A chaque coup les yeux de Julie volaient sur moi, me parcourraient d’un trait, et semblaient, en la rassurant, la rendre absolument indifférente sur son sort.

» Nous arrivâmes bientôt aux premières redoutes et l’action s’engagea par un feu de mousqueterie très-vif. L’espèce de désordre des Corps Francs, placés en tirailleurs, ne me permit pas de voir d’abord que Julie n’était point à son rang ; bientôt les cris du terrible Trench, m’en firent appercevoir. L’infortunée s’était jettée devant moi, quoique ce ne fut pas sa place, et là, au milieu d’une grêle de balles, toute à son inquiétude, elle faisait le geste de charger sa carabine, sans s’appercevoir que sa seule attention, ses seuls mouvemens tendaient à me servir de bouclier. Trench, le terrible Trench, aussi calme au milieu de cette boucherie qu’à table, vint bientôt la tirer de son illusion par cent coups de canne. Je fus indigné de cette cruauté ; vingt fois je faillis diriger ma carabine sur ce tigre, plutôt que sur les Chasseurs qui nous étaient opposés. Le tumulte me favorisait ; mais le mal tenait à l’espèce plutôt qu’à l’individu. Je ne prévis que malheurs en me vengeant, et j’ajournai ma fureur.

» Après une demi-heure du combat le plus vif, combat dans lequel nous perdîmes plus de trois cents hommes, Kostheim fut emporté ; la retraite de l’ennemi se fit en assez bon ordre sur Mayence, nous entrâmes dans les ruines du village et nous y passâmes la nuit sous les armes sans avoir rien pris depuis 15 heures.

» A la pointe du jour nous reçûmes des vivres et l’eau-de-vie, breuvage fort inutile pour la pauvre Julie et l’ordre d’attaquer la redoute du Mein. C’est à ce point difficile que nous marchâmes avec vivacité à cinq heures du matin. L’attaque fut impétueuse, la défense vive et constante ; à la fin, notre supériorité, (car la redoute ne renfermait pas plus de deux cents hommes,) décida la victoire. Mais tandis que nous franchissions les fossés et pénétrions de toutes parts dans l’ouvrage, un fracas épouvantable surprend tout-à-coup, bouleverse, enlève dans les airs une partie des assaillans. Un atmosphère de soufre nous suffoque, la terre ébranlée, entrouverte, vomit ses entrailles de feu jusques aux Cieux et soudain rappelle et engloutit en son sein mille infortunés qu’elle y avait lancés. Une mine effroyable emporta la moitié du Corps de Giulai. Je ne sais par quel miracle je me trouvai, moi sixième, sur la plage, vivant au milieu des monceaux de terre et des corps enfouis.

» Revenu à moi, je cherchai Julie, donnant des larmes à son amitié, à son trépas dont j’étais la cause innocente. Je m’égarais en vain, je désespérais de son sort, lorsqu’une main hors de terre, tenant quelque chose de noir frappe mes regards ; les doigts s’agitaient et par un mouvement convulsif, annonçaient que la victime existait encore. Quel fut mon saisissement en reconnaissant un nœud de mes cheveux que Julie m’avait demandé lors de notre entrée au Corps ! Je ne doutai point alors de son malheur. Je m’élance à terre ; ma baïonnette, mon sabre, mes mains sont trop lents pour mon ardeur ; heureusement la terre si fraîchement remuée ne résiste point, je l’entrouvre et parviens jusqu’à l’infortunée que je reconnais alors presque défigurée, et dans l’état le plus déchirant.

» Je l’avoue, je fus pénétré de douleur. Cette innocente créature, attachée à mes pas par un amour dont elle-même ignorait le but, et entraînée par une passion involontaire succombait à dix-huit ans, avec toutes les graces, tous les attraits de la beauté parfaite et de la candeur. J’essayai de la ranimer ; vains efforts ! je ne perdis pourtant pas toute espérance. Je la portai jusqu’à un charriot de blessés où je la plaçai et sur lequel je montai moi-même, ayant une légère contusion à la cuisse dont je ne m’étais pas apperçu. Qu’on juge ce que je dûs souffrir pendant une route de trois lieues, ayant sous les yeux le corps de la malheureuse Julie ! épiant dans ses traits défigurés, sur sa bouche décolorée un soupir qui annonçât son retour à la vie ! ayant à lutter contre la barbarie du Caporal Trench qui escortant le charriot, s’écriait sans cesse en secouant cette infortunée : li être mort ! gétir dan le fossé !


» Ces mots terribles me faisaient frémir ; je m’opposai de toutes mes forces à cette cruauté inouie ; enfin le barbare las de mon opposition et voulant monter sur le charriot, s’écria : place ! li être mort ! gétir dan le fossé ! et soudain il se mit en devoir d’exécuter cette menace, lorsque tout-à-coup la main de Julie qu’il tirait à lui se crispant et le saisissant par les cheveux, le terrible Trench si fatal aux vivans resta stupéfait et terrifié par ce geste inattendu. Ce mouvement me donna de l’espérance, j’essayai quelques restaurans qui réussirent, et Julie revenant par dégrés de son étouffement, me fut rendue au moment où nous entrions à Marienborn dans la cour de l’hôpital.

» Ma jeune amie était bien accablée quoique sans blessures, sans contusion ; mais la seule idée qu’il fallait partager le lit de quelque blessé, lui rendit toute son énergie. Julie resta donc dans la salle de la visite sans vouloir se coucher ; elle passa là une journée entière avec de très-légers alimens et de la paille. Elle réclama sa sortie dès le second jour, quoique très-faible encore, et me fut rendue le lendemain.

» Je la conduisis au Quartier, elle avait peine à se soutenir, ayant dissimulé une partie de ses souffrances mais la joye était dans son ame de né me point quitter ; et c’est dans ces transports de sa part, que nous cheminâmes à pas lents jusqu’à mi-route de Bleinheim. Là, nous nous arrêtâmes à une ferme, car Julie mourait de lassitude. Elle y prenait quelques rafraîchissemens, lorsqu’en s’approchant par hazard d’un morceau de glace suspendu à la cheminée, je l’entendis tout-à-coup pousser un cri effrayant et la vis tomber presque sans connaissance, en disant, entre ses lèvres : je suis défigurée ; il ne m’aimera jamais ! En effet, cette malheureuse fille avait eu le visage tellement maltraité par la poudre des mines, que sa peau en était sensiblement noircie, ses traits bouffis et son aspect effrayant. Je parvins à la ranimer, en écartant ces villageois qui ne pouvaient concevoir cet excès de sensibilité dans un soldat pour sa figure et je redoublai de témoignages d’amitié pour rassurer cette intéressante fille, en lui persuadant que cet accident ne serait que passager. Elle fut long-tems inconsolable. « Vous ne voyez pas mon cœur, me disait l’infortunée, et mes traits font horreur. » Le croirait-on ? Ce que la beauté parfaite n’avait pu produire, la pitié, l’intérêt, la reconnaissance au dernier dégré, l’opérèrent ! Je fus touché de tant des preuves d’attachement, et ressentis un intérêt moins vif que l’amour peut-être, mais plus tendre que l’amitié.

» Nous poursuivîmes notre route ; nous nous rendions au Corps lentement et connaissant peu les chemins du pays. Arrivés sur une hauteur nous jettâmes les yeux sur la campagne pour reconnaître notre direction ; je crus devoir me porter sur la droite pour gagner Blenheim, et nous nous acheminâmes de ce côté. Nous n’eûmes pas fait une demi-lieue, qu’une patrouille de Hussards parut derrière nous, à une grande distance ; mais ayant l’air de nous poursuivre. Nous fûmes consternés par cette vue, sur-tout quand nous reconnûmes que nous passions la limite du pays de Hesse et que nous en vîmes le poteau. La frayeur nous saisit. Julie avait son billet d’hôpital ; elle était en règle ; mais moi, entraîné par la seule générosité, quelles pièces avais-je à produire ? Julie, pansée au bras, à la tête, avait tout l’air d’un convalescent : elle exigea aussi-tôt que je prisse son billet et se cacha dans un bois voisin. Je voulus m’opposer en vain à cet arrangement ; elle m’objecta avec tant d’adresse que l’évidence de sa blessure la garantissait, tandis que rien ne pourrait me sauver si j’étais saisi, qu’à demi-persuadé, pressé par la vue des Hussards qui était près de nous, l’éloignement de Julie qui s’était déjà cachée dans des touffes de châtaigniers, je laissai arriver sur moi la patrouille.

» Je vis bientôt à l’air du brigadier qu’on avait cru courir sur des déserteurs. Je montrai mon billet qui parut le satisfaire et on détacha deux Hussards pour me conduire au Quartier. Je n’eus pas fait deux cents pas que j’apperçus avec douleur que les autres battaient le bois pour trouver la pauvre Julie. Je voulus alors me récrier contre cette erreur et les détromper ; mais j’avais affaire à des Hongrois ; c’est-à-dire à des hommes extrêmement durs. Il fallut avancer rapidement et plongé dans la plus horrible incertitude jusqu’à Blenheim. Là, je fus consigné pour m’être trompé de route. En vain je questionnai pendant trois jours pour avoir des nouvelles de mon malheureux compagnon, nulle réponse, nul indice… Enfin je fus mis en liberté le quatrième jour, et dûs paraître sous les drapeaux à midi sur la grande place avec la troupe.

» Ce n’était pas jour de revue du Commissaire Impérial ; je présumai que le Prince-Royal passant, on se mettait en parade, je me rendis donc à mon poste. Nous y restâmes deux heures sous les armes. Un air sombre et farouche répandu sur les visages m’inquiettait ; mais je n’en pouvais deviner la cause. Je n’osais proférer un mot. J’observai seulement que Trench semblait rayonner de joye et guetter l’instant de me trouver en faute : je ne lui donnai point cette satisfaction. Cependant ne pouvant résister à mon incertitude, j’allais jetter un regard sur le peloton où devait être Julie ; lorsqu’un roulement général annonce un silence, un Adjudant lit un papier dont personne n’entend le contenu ; bientôt on distribue des baguettes, et je suis saisi comme d’un coup de foudre de cette exécution inattendue.

» On nous forme bientôt sur deux haies ; l’extrémité s’entrouvre et nous montre un volontaire de Giulai qu’on dégrade ; son casque est sur ses yeux, sa contenance ferme, quoiqu’il soit de petite stature. Je frémis ! on le déshabille jusqu’à la ceinture et j’ai à peine le tems, pressé par un pressentiment cruel, de m’écrier : Dieux ! Julie ! barbares ! arrêtez ! c’est moi qui suis coupable… qu’un cri général annonce que son sexe est reconnu. L’étonnement, l’intérêt sont universels ; le Général Latour est averti sur le champ et se rend sur la place avec le Prince Louis de Prusse. Julie, quoique timide, explique avec énergie et candeur par quel incident elle se trouve compromise et le désir qu’elle avait de sauver à son ami un châtiment peu mérité. L’attendrissement, la surprise pénétrent tous les cœurs, le Prince-Royal demande sa liberté qui était déjà assurée et le Général Latour apprenant mon nom, y joint la mienne, avec promesse d’une Lieutenance dans la première Légion.

» Nous fumes conduits alors à l’hôtel du Général Latour auquel je montrai mes papiers : le récit de mes avantures le frappa, l’intéressa, et j’en reçus à l’instant des témoignages. Si je n’eusse été pénétré de joye en voyant la malheureuse Julie délivrée, je pourrais m’arrêter à décrire la figure de Trench, voyant échapper ses victimes, mais tout entiers à la surprise, à l’ivresse, nous ne perdîmes pas un instant, et comblés des regrets de la plupart des assistans nous prîmes aussi-tôt notre route par le Tyrol, avec cinquante ducats que le Prince-Royal nous fit compter.

» Munis d’excellents passe-ports du Prince, nous marchâmes en sûreté ; mais changeâmes bientôt de projets, d’après l’effroi de Julie sur la réception qu’elle attendait de son père. Nous jugeâmes plus convenable de retourner à Francfort où nous pouvions rester sans crainte alors, et de solliciter près de la tante de Julie un pardon qu’elle seule pouvait obtenir par son ascendant sur son frère. Mais comment me présenter chez cette tante ? En vain je proposais de me tenir au faubourg d’Hanau, Julie, la tendre Julie serait morte de la seule idée de s’éloigner de moi,

» J’avais vingt-deux ans, point de barbe, un teint rosé, une taille svelte ; c’en fut assez pour nous faire concevoir le projet le plus romanesque. Notre plan fut dressé de suite : je devais jouer le rôle d’une amie égarée, comme Julie, par le systême bizarre des Misantrophiles, revenue de son erreur et ramenée à la raison par ses conseils. Dès-lors plus de difficulté d’avoir accès chez cette tante jusqu’à ce qu’on eût écrit à ma famille irritée, et je restais sans scrupule avec mon amie jusqu’à son raccommodement avec son père.

» Ce plan dressé, je me pourvus d’habits analogues à mon dessein et Julie reprit ceux de son sexe. C’est ainsi que nous nous présentâmes le troisième jour à Francfort, chez Mlle. Brunher. Elle était de retour de Molsheim depuis un mois. On nous introduisit après mille précautions dans un appartement gothique, et près d’une femme de cinquante ans à-peu-près, ayant du rouge jusqu’à la pointe des cheveux, à demi-aveugle et faisant à ce qu’elle croyait de la tapisserie. A côté d’elle, un Abbé du même âge environ, à la face blême, à l’œil faux, faisait une lecture pieuse. Ce travail important fut interrompu par notre introduction. On juge du pathétique de la scène. L’Abbé s’éloigna par discrétion et tout deux aux genoux de cette bonne tante, nous protestâmes de notre innocence, et de notre retour sincère à la vertu. Julie raconta ses avantures guerrières, montra sa lettre du Prince ; c’en fut assez pour pénétrer de joye la dévote Mlle. Brunher, à laquelle on exposa ensuite mes malheurs avec un pathétique à arracher les larmes.

La bonne tante s’opposa long-tems à l’idée de m’admettre ; enfin il fut décidé que je resterais dans la maison, jusqu’à ce que mes parens courroucés fussent appaisés. Elle nous annonça d’ailleurs qu’étant dans une maison régulière et à-peu-près conventuelle, nous eussions à nous préparer d’après notre vie passée, à une confession générale auprès de l’Abbé Parent. « C’est un saint homme, nous dit Mlle. Brunher qui a fui le pays des idolâtres, pour habiter la terre promise ; un pieux Abbé Français qui a toute ma confiance et mérite la votre. » Nous protestâmes d’une soumission entière au saint Directeur, et nous eûmes ce jour même l’honneur de dîner avec lui.

» Je crus remarquer que la pieuse tournure de l’Abbé Parent, n’était point hypocrisie, et y reconnaître les traits de la véritable dévotion, d’un cinisme pur et sacré. Je ne m’arrêtai point d’abord à ces idées ; mais elles ne tardèrent pas à s’éclaircir. Chaque jour le dévot personnage faisait une lecture édifiante à ma tante ; (car c’est ainsi que je dûs la nommer d’après nos conventions.) Julie commençait à reprendre son teint et une partie des agrémens de sa figure. Cet heureux changement ne pouvait que détruire nos précautions, d’après l’ascendant qu’avait l’Abbé Parent auprès de ma tante. Cependant nous prîmes tant de soins pour la maintenir dans son erreur, que nous y crûmes entièrement nous même d’après les témoignages journaliers que l’Abbé paraissait lui en donner.

» Tous les soirs nous avions lecture, prière et conférences, dans lesquelles le nouveau Clergé de France était traité fraternellement par le bon fugitif ; mais ses sarcasmes étaient si dévotement enveloppés des mots de charité, retour de brebis égarées et conversion du pêcheur, que ce fiel sucré paraissait être plutôt l’enthousiasme de l’homme de Dieu, qu’une animosité d’état.

» A la suite de plusieurs conférences, il fut arrêté que d’après notre recueillement suivi, nous étions en état d’approcher du Sacrement de pénitence. Je dûs commencer, et je l’avoue, j’étais peu dévot, peu disposé à me jetter aux genoux du Père Parent. Néanmoins ma position m’y forçait, et c’est le lendemain même que je fus prévenu de me présenter au Saint Tribunal.

» Je me rendis donc dans la chambre du Père. Je le trouvai assis dans un grand fauteuil de cuir, revêtu de son surplis, d’un air de componction à pénétrer, et les mains sur son visage… « Approchez, mon enfant, me dit-il en levant les yeux au Ciel, et commencez… » J’ignorais absolument les prières d’usage ; les Réfugiés Polonais n’étaient pas forts sur les formules d’église. J’essayai cependant de marmotter les premiers mots usités et j’enchantai le Père qui paraissait aussi empressé que moi d’en venir à l’énumération des pécadilles.

» Après quelques aveux généraux et la nomenclature des erreurs de l’âge, le Père entra en matière. « Expliquez-moi, ma chère enfant, me dit-il, ce que c’est que cette secte abominable des Misantrophiles dont vous sortez et qui vous avait enlevée au bercail du Seigneur ? » Je lui détaillai alors les préventions, les sophismes de la secte et sur-tout le vœu formel de rompre toute communication physique avec le genre masculin. « Avec des Français, à la bonne heure, s’écria-t-il ! ils ont renoncé au nom d’homme ; mais avec l’espèce, les conciles s’y opposent,… » et à la suite de son assertion il entasse pour autorités, St-Augustin, tous les Pères de l’Eglise… En déclamant ainsi, il m’enveloppait la tête de son surplis et sa joue placé contre la mienne, il se déchaînait avec violence contre nos erreurs, en reprenant de tems en tems, « pardon, ma chère sœur, le Ciel m’a frappé de surdité pour mes fautes, mes très-grandes fautes, et je suis obligé de m’approcher de mes ouailles. »

Suffoqué par l’haleine monacale, j’essayais en vain de m’éloigner : le maudit surplis m’enveloppait de plus en plus ; enfin, ne résistant plus à l’odeur, à l’étouffement, je me lève, me débats dans ce surplis et dans les bras du saint homme qui se décide enfin à lâcher prise, en me donnant la bénédiction avec un air d’embarras qui dut m’éclairer. Il dissimula néanmoins, reprit son air sévère, et je n’eus la promesse d’une absolution que pour la seconde confession et après des pénitences, des macérations, auxquelles j’eus ordre de me disposer.

» Le soir, Mlle. Brunher nous prépara au jeune d’usage et nous eûmes une collation délicate. Julie dût passer au confessional le lendemain ; je tremblais qu’elle ne se trahit par sa naïveté. Je lui fis donc sa leçon, et l’engageai à ne pas passer d’un mot la nomenclature des pêchés qu’elle devait avouer. J’eus soin d’écouter à travers la porte une partie de ses aveux et j’eus la satisfaction de voir l’erreur du Père complette par la nature de ses questions. On s’informa du Couvent où elle avait été élevée, du caractère et de l’ordre des professes : on questionna beaucoup sur l’espèce de châtimens corporels usités dans cette maison, et je remarquai qu’on s’appesantissait beaucoup sur un de ces châtimens, dont le Père soutenait la nécessité pour l’humiliation et la macération.

» Après huit jours d’épreuves et de mortifications, nous fumes jugées dignes d’être admises aux pénitences de notre tante, et ce fut avec une gravité extrême que le Père Parent nous l’annonça.

» Nous fumes introduits le soir dans le cabinet de Mlle. Brunher ; nous la trouvâmes sur un prie-dieu, absorbée dans ses méditations. Le Père Parent était à genoux, par terre, devant une image de la Vierge, d’une beauté parfaite. Aux côtés du prie-dieu étaient suspendus des fouets à manche d’ébène, ornés de petits camés représentans les Pères du désert dans leurs mortifications. Auprès d’eux un cilice de crin était attaché à la muraille. Nous nous mîmes à genoux ; alors le Père préluda par une prière fervente et énergique, en appellant les douleurs en expiation de ses fautes ; puis, tout-à-coup, comme frappé d’un vertige, semblable aux Brames inspirés, il se lève en entonnant le Miserere, jette habit, perruque, veste et se dépouille jusqu’à la ceinture, en poussant des soupirs plaintifs, et élevant ses regards au Ciel : « frappez, mes sœurs, frappez un pêcheur, s’écria-t-il en rédoublant de chaleur et nous donnant à chacune un des fouets mystérieux.

» La bonne Mlle Brunher frappait bénignement et à chaque coup marmottait une oraison. Le Père trépignait d’impatience en répétant, à haute-voix, les versets du pseaume. « Plus fort ! plus fort ! s’écriait il avec rage, en s’adressant à nous : frappez, anges d’Héliodore, frappez de verges un impie comme lui. » Son visage, pâle en tout tems, se couvrait alors d’une rougeur brûlante ; il se précipitait au-devant de nos coups ; ses yeux ennivrés semblaient aspirer au Ciel. Julie et moi nous frappions à souhait et nos bras commençaient à se fatiguer, lorsque, par un bienfait de la pénitence sans doute, l’Abbé tomba sur le parquet, tremblant de tous ses membres, dans un état d’ivresse évident, et s’écriant : « le Ciel me pardonne, mes sœurs, une main de feu m’inscrit au livre de vie. Je ressens l’avant-goût des jouissances célestes ! »

» Je m’arrachai des bras de ce démoniaque, pendant que la pauvre tante s’extasiait sur les effets de la pénitence et préparait au saint homme le consommé qu’elle était dans l’usage de lui faire prendre après ses mortifications. L’instant de fureur passé, le Père Parent se rhabilla pièce-à-pièce, les yeux baissés, avec un air d’humiliation profonde, disant une prière à chaque vêtement qu’il plaçait ; puis, nous donnant sa bénédiction, il passa dans la salle à manger pour se réconforter.

» Ces scènes se renouvelèrent plusieurs fois avant que j’eusse acquis assez de crédit dans la maison, pour instruire notre tante de mes soupçons à l’égard de l’Abbé. Ils devenaient chaque jour plus violens ; néanmoins son air de dévouement était si parfait, sa simplicité si grande, sa charité si fervente, que je doutais souvent moi-même de la vérité de mes conjectures ; mais elles ne tardèrent pas à se réaliser sur tous les points. Le saint homme avait la confiance entière de notre tante. Il en obtenait souvent des secours pour les Martyrs Français, c’est ainsi qu’il les appellait. La vaisselle de la maison qui était magnifique, avait disparu presque en entier par les mains du Saint Directeur. Les diamans de Mlle. Brunher avaient eu la même destination. Je fus curieux de savoir si l’emploi était tel qu’on le supposait, et dès-lors nous épiâmes avec Julie toutes les occasions de faire une découverte si importante.

» Nous cherchâmes long-tems en vain à démêler ses relations, ses lieux de dépôt ; tout s’en allait tellement piano et à petites parties, que les preuves devenaient fort difficiles à acquérir. Enfin, un soir, je crus entrevoir l’instant d’éclaircir l’affaire. Un Juif se présenta à la chûte du jour pour entretenir le Père Parent. Il était sorti. L’embarras de l’hébreu me donna des soupçons : je me procurai à l’instant du papier et contrefaisant l’écriture du Père, talent dans lequel j’excellais, je mandai au Juif : « qu’étant très-malade, il eût à me tracer d’un mot ce qu’il avait terminé pour la vente des effets que je lui avais confiés, que cela pressait, et que j’attendais sa réponse le lendemain matin, à neuf heures ; qu’il eût à la glisser sous la porte de ma chambre, où personne n’entrait. « On remit le billet au Juif, qui promit de rendre réponse le lendemain à l’heure dite. Nous guettâmes l’homme, à huit heures et demie nous eûmes soin d’appeller le Père Parent au déjeuner. A neuf, le billet fut jetté sous la porte et retiré par moi. J’y lus ces mots de l’Israélite.

« Mon Bére ! vodre affair est faide, au daux ci-dessous :


Cent marcs argendri, à 50. 5000 l.
Dix gros diamans, esdimés 9000 »
Bijoux, mondres, boide, etc.
 treize onces d’or à 100.
1300 ».

» Come les traide sur Basle perdent beaucoup, jé choins izi une ordre sur Genef de ladite some de 15,300 liv. pien blacés ché un pone Panquier à vodre disbosition, jé cardé le pedit diamant pour ma commission ; cez un bagatel, et bis i faut pien payer le secrai. »

» Munis de cette excellente pièce, nous attendîmes l’instant favorable pour désiller les yeux à ma tante. Que d’horreurs s’offrirent tout-à-coup à mon esprit ! la lubricité de l’Abbé était avérée, comme son escroquerie, et nous rougîmes d’avoir pu être ses dupes un instant.

Nous saisîmes le lendemain, jour où le Père absent et ma tante plus calme, moins illuminée et plus confiante pour sa nièce parut disposée à nous entendre favorablement. Que pensez-vous du Père Parent, ma tante, lui dis-je ?… « Le Père, reprit avec feu Mlle. Brunher, est un de ces justes jettés sur la terre à de longs intervalles pour l’édification des fidèles et le maintien de la foi. » — Supposons qu’il soit en effet pieux ; croyez-vous à sa chasteté, à son désintéressement ? — « Sa chasteté, s’écria Mlle. Brunher ! puis s’arrêtant tout-à-coup, avec un soupir assez semblable à un souvenir… « Oh oui ! je l’ai vu dans des circonstances… » Elle s’arrêta encore, rougit malgré son rouge et nous soupçonâmes qu’à cinquante ans cette bonne fille ne connaissait pas encore bien les termes sur certaines matières ; mais cependant que le Père avait déjà commencé pour elle un cours de définitions. « Quant à son désintéressement, reprit-elle, tout à la charité chrétienne, il ne garde pas même une partie des aumônes pieuses dont je fais les fonds. Vit-on jamais sur lui des vestiges de mes largesses ? Le saint homme !… » — Non ; mais en voici de sa friponnerie, m’écriai-je en lui montrant la lettre du Juif, voyez à qui vous donniez votre confiance pour votre ame et votre fortune.

» A peine achevais-je ces mots, que la porte s’ouvre avec fracas et nous montre le Père Parent furieux. « Lettre contrefaite ! perfide ! s’écrie-t-il en s’adressant à moi, la fraude est découverte, le Ciel m’en instruit ! et vous, femme faible et injuste, » s’écrie-t-il, en s’adressant à Mlle. Brunher, qui reste pétrifiée, « vous méritez votre sort, vous avez reçu Satan en personne, un ravisseur, un homme sous les vêtemens d’une fille. Le Ciel m’en avertit par un trait de lumière, qu’on éclaircisse le fait, si vous en doutez encore. »

» A ces mots il sonne, deux grands laquais Allemands à sa dévotion me saisissent et m’entraînent dans un cabinet, me jettent sur un canapé malgré mes efforts, et l’inspection se commence. La vielle Brunher, ses lunettes au nez, est entraînée de force par le Moine à la scène de vérification, et malgré ses tentatives pour s’éloigner, elle est forcée de reconnaître que le Père est illuminé, et sa victime un fils de Satan.


» Cet éclat me montra d’un seul coup toute l’attrocité du Jésuite, qui n’avait pas ignoré mon sexe dans ses transports et ne le découvrait que pour me persécuter. Je voulus éclater en reproches ; mais la vieille Brunher était ensorcelée par ce dernier trait d’inspiration ; elle crut voir un prophete dans son directeur, toute explication fut inutile et les grands coquins de Saxons nous jettèrent à la porte Julie et moi sans autre cérémonie. Tel fut le fruit que nous receuillîmes de notre bonne-foi et de la vérité !


» Assis tous deux sur un banc de pierre, dans la rue, la nuit, nous gémissions ensemble sur la chaîne d’événemens bizarres auxquels nous paraissions destinés, sans crimes, sans reproches réels à nous faire, lorsqu’une suite de réflexions vint me rassurer et me persuader même qu’il résulterait un avantage pour nous de cet accident. Je ne pouvais douter que l’Abbé n’eût été instruit de mon sexe par quelque récit. L’éclaircissement ne pouvait beaucoup tarder dans tous les cas. Ses dispositions à piller Mlle. Brunher, ne permettaient guère de penser qu’il s’occupa de faire rentrer Julie en grace ; car alors elle eût hérité de sa tante reconciliée, nous devions donc nous attendre à des calomnies, à des noirceurs imprévues et nous eussions perdu par-là tout espoir de pardon d’un père près duquel on aurait avili Julie, tandis que le projet que nous formions d’aller nous jetter à ses pieds, nous donnait un moyen fondé de les prévenir.

» Nous nous arrêtâmes à cette idée. Je changeai mes habits, et le jour même nous prîmes la route du Tyrol, que nous eussions bien fait de ne pas quitter précédemment.

» Nous marchâmes péniblement pendant huit jours dans les montagnes Noires, au milieu des rochers et des sites sombres qui semblaient ajouter encore à notre tristesse et notre inquiétude. Le neuvième, nous approchâmes de Molsheim. Comme nous allions sortir du bois, (je n’oublierai jamais cette époque,) nous apperçûmes le village assemblé, le Dimanche, suivant l’usage, et la jeunesse s’exerçant à l’arquebuse. Au milieu du cercle était le vieux Baron de Molsheim. Il se faisait remarquer par sa haute stature, par des cheveux blancs tombant sur ses épaules et sur-tout par un air de tristesse profondément empreint dans ses traits respectables. Il encourageait la jeunesse dans ces exercices d’adresse, où les Tyroliens ont toujours excellé ; et serviteur fidèle de l’Empereur, trop cassé pour marcher encore dans cette guerre cruelle, il faisait de tous ses vassaux autant de remparts pour son pays, et de phénomenes de dextérité dans l’arme qu’ils ont adoptée.

» Placés derrière des arbres, nous découvrions, sans être vus, tout le lieu de la scène. Nous observâmes que le Baron tournait le dos aux filles du village, rassemblées à sa gauche. Un air d’aversion pour tout un sexe qu’il rejettait, semblait crier d’une voix terrible à sa fille : tu m’as appris à le mépriser !… Ce trait cruel n’échappa pas à la pauvre Julie, dont je vis les yeux inondés de larmes. Mais quelle fut sa douleur, en entendant son père adresser ses paroles à un vieillard, près duquel vint s’asseoir le vainqueur couronné : « Heureux les pères qui, comme toi, ont un fils brave et sage ! Heureux les pères qui n’ont point de filles, vils instrumens du déshonneur et de l’opprobre de notre vieillesse ! » — « Calmez-vous, mon bon Seigneur, reprenait le vieillard, Julie était trop humaine, trop charitable pour avoir oublié la vertu ; nous en répondrions tous, oui, tous ! » — Vaine consolation ! s’écria le Baron, s’élevant sur son tertre comme un sapin lugubre dans ses forêts. Un vent violent hérissait ses cheveux blancs sur son front sourcilleux. Jamais le sermon d’un célibataire en soutane, valût-il cet élan paternel, au milieu d’un orage ! Nous étions tremblans, consternés… » Le malheur me suit, s’écriait-il ! je ne puis arracher de mon cœur déchiré l’image de ma fille où traîne-t-elle ses pas errans ?… Mais qu’elle fuye loin de la foudre paternelle, disait-il en saisissant l’arquebuse d’un Tyrolien ! si jamais elle s’offrait à mes yeux… » A ces mots Julie se précipite hors de la forêt… « Mon père, je mourrais innocente ! s’écrie-t-elle en courant à lui et se prosternant sur la terre, malheureuse ! Elle a à peine prononcé ces mots que la foudre est partie… Julie est baignée dans son sang, le Baron prêt à défaillir de douleur, le village consterné : on environne Julie, on la relève, on lui porte des secours. La lutte la plus terrible de la tendresse paternelle et de l’antique honneur se fait lire dans les traits du Baron désespéré. Il s’avance, il hésite, il recule enfin et quelques vieillards l’entraînent, tandis que l’on conduit sa fille à une ferme voisine.

Le tumulte de cette scène passée au milieu d’une assemblée nombreuse d’habitans, avait empêché qu’on m’eût remarqué lorsque je m’étais élancé dans la foule. Je suivis ce funèbre cortège jusqu’à la maison où l’on reçut cette fille malheureuse. Le chirurgien de l’endroit, présent à la fête, donna de promts secours. On sonda la blessure. Le bras était fracassé ; mais le reste du corps intact : on reprit l’espérance, cependant l’inquiétude la plus vive était fondée sur le délire de Julie. Cet être singulier, élevé au milieu des montagnes Noires, sans culture, à-peu-près sauvage, renfermait le germe de toutes les vertus et de toutes les passions qui les détruisent. Elle avait adoré son père, elle m’avait vu, dès-lors j’étais devenu pour elle la vertu, l’univers entier. Elle était naïve comme l’innocence même, et sa conduite avait eu tous les écarts de l’erreur. Bonne, sensible, elle avait cependant montré dans la carrière militaire, le sang-froid du courage qui ferme les yeux sur la nature souffrante. Tous ces contrastes étranges étaient le fruit d’une éducation trop champêtre, où le cœur en effervescence suit avec candeur ses impressions. Revenue aux premiers sentimens de la nature, la douleur de Julie était inexprimable, et sa pensée, parcourant comme un trait sa vie passée, lui peignait sans cesse la malédiction paternelle planant sur sa tête.

» Je pris les vêtemens d’un jeune Tyrolien pour pouvoir approcher, sans danger, de cette infortunée. Je dois vous répéter sans cesse, mon amie, qu’alors un tendre intérêt seul me dirigeait ; que l’habitude de ne voir en elle qu’un frère, qu’un ami malheureux, écartait toute impression d’amour ; mais j’en appelle à vous, le malheur commun, la pitié extrême n’enfantent-ils pas l’amitié et ses prodiges ?… Et était-ce l’instant de l’abandonner ?

» Plusieurs jeunes Tyroliens des cantons voisins, ayant paru aux exercices passés, on trouva moins étonnant le séjour d’un inconnu à Molsheim ; mais Julie souffrante ne pouvait oublier celui qui en était la cause. Tout en gémissant sur la dureté de son père, sur la perte de son estime, elle m’appellait sans cesse. Confiante et naïve, elle avoua sa position au vieux Smith, fermier de l’habitation où elle était recueillie. Ce bon vieillard trembla à cet aveu. Néanmoins touché par la douleur de Julie, par l’espoir d’une réparation possible, il promit le secret. Il fit plus, il promit de donner tous les jours de mes nouvelles, et me plaça chez un fermier voisin.


» Établi dans cette solitude, au milieu des forêts, je venais à l’entrée de la nuit à la ferme de Smith, là, glissé parmi les valets de ferme, j’entendais parler de l’infortunée et de la douleur de son père. J’appris que le Bailli de l’endroit avait déguisé cet événement sous la forme d’un accident survenu par la détente d’une arquebuse. En vain le Baron, dans son délire, s’accusait hautement, l’affaire était assoupie. Par-tout on le plaignait, et l’on ne s’occupait que de la guérison de sa fille.

» Je m’accoutumai bientôt aux travaux champêtres. Ces forêts sombres, ces torrens, ces sites sauvages, où l’industrie de l’homme jette adroitement quelques semences, ces récoltes rares, sur des coteaux à pic, et qui dans leurs ondulations orageuses, au-dessus des rochers semblaient peindre la chevelure hérissée de la nature irritée contre moi, tout contribuait à me jetter dans une mélancolie profonde ; tout me retraçait aussi le souvenir de mes parens infortunés. Là, la fougue de la jeunesse s’amortit ; là, le phantôme de la gloire s’abaissa devant le grand tableau de la nature et je retrouvai mon cœur, des souvenirs et des larmes. Une amie mourante, une amante perdue, un père désolé, en était-ce assez pour me rendre à la sensibilité ?

» Chaque jour, à l’issue des travaux, je me rendais chez Smith en profitant du voile de la nuit. Quel fut mon étonnement en entrant dans la cour, le quatrième jour, d’entrevoir une ombre semblable au Baron ! Je crus m’abuser, je me glissai derrière les chariots et prêtai l’oreille avec attention. Le Baron errait dans la cour ; bientôt Smith vint à lui et poussa un cri d’effroi, en reconnaissant alors la personne qui l’avait demandé. « Du silence, par pitié ! » lui dit le Baron d’une voix altérée, laisse-moi voir ma fille un seul instant par cette fenêtre… » et il s’avançait en disant ces mots, vers un chassis, par lequel on appercevait la lumière dans la chambre où reposait Julie. « Arrêtez, lui dit avec force Smith, ne violez pas mon asyle, Julie n’est plus à vous… son sang l’a rayé de la liste de vos enfans… voulez-vous qu’il coule encore ?… — Non ; mais mes larmes éternelles, dit avec étouffement le Baron, en s’appuyant sur le vieillard. — « Vos larmes, Monseigneur ! Eh ! ne coulaient-elles pas quand votre bras… » Ce mot foudroya le Baron ; il se tut, soupira profondément et s’avança vers la petite fenêtre.

» Je n’osais respirer… il y passa une heure entière, pendant laquelle j’entendis ses sanglots. Enfin, il s’arracha à ce spectacle, en disant : « adieu, ma fille ; tu reposes du sommeil de l’innocence ; et moi, qui me créai ton juge, je ne dors plus ! » Il s’éloigna ; un vent violent se leva ; il partit seul, et je regagnai ma demeure, plus calme après cette scène d’affection paternelle. Cependant l’orage croissait, les ténèbres fort sombres n’étaient coupées que par des éclairs rares : les vents déchaînés faisaient entendre au loin le fracas des branchages brisés, et roulant du haut des rochers. Je suivais un sentier qui m’était connu ; mais la ferme de Smith étant la plus isolée du canton, et c’est pour cela qu’on l’avait choisie ; le Baron en connaissait peu la route. Je marchai long-tems absorbé dans mes réflexions, lorsqu’à la jonction des deux sentiers je me rencontrai avec lui. Je frissonnai… « Hola ! Tyrolien ! avance, me dit-il, où sommes-nous ? — Je suis perdu comme vous, Monseigneur, lui dis-je en allemand. — « Tu n’es donc pas du pays ? — Je suis du Trentin. — « Donne-moi ton bras, je tombe de lassitude. — En disant ces mots, il s’appuya sur moi et nous gravîmes sur une éminence, d’où nous apperçûmes à la lueur des éclairs, la direction qu’il devait prendre pour rejoindre le château.

» Je marchais avec une émotion extrême, répondant à ses questions brièves et souvent allarmantes. Je lui appris que je travaillais dans un métairie voisine, et sur sa route. Il parut goûter mes réponses, il me dit de me tenir le lendemain, à la nuit, sous des sapins, au pied d’une croix qu’il me montra, et où il me trouverait pour l’accompagner ; car la route était longue, la fatigue très-forte pour son âge, et je remarquai d’ailleurs, que le Baron voulait qu’aucun de ses gens ne fut instruit de ses inquiétudes, et de ses démarches pour sa fille. Je m’applaudis de cette rencontre, de ce retour à la nature qui présageait le bonheur de Julie ; mais d’un autre côté la sévérité, la véhémence extraordinaire de cet homme me donnaient de justes allarmes pour l’avenir.

» Je me trouvai, le lendemain, sous les sapins à l’endroit indiqué, le Baron ne se fit pas attendre, il prit mon bras sans dire un mot et nous nous enfonçâmes dans la forêt. Je le trouvai oppressé, rêveur, il ne fit que soupirer jusqu’à la ferme de Smith, où nous arrivâmes fort tard. Il m’ordonna de rester à l’entrée du bois. Au bout d’une heure de station à la petite fenêtre, il vint me rejoindre. Il prit encore mon bras d’un air distrait. Mais plus calme. « Elle a prononcé mon nom, disait-il en lui-même, elle ne me hait pas… » et il précipitait ses pas. — Votre fille est mieux, me hazardai-je à lui dire ? — Tu sais donc, s’écria-t-il en frémissant !… tu as vu l’accident… — L’accident, Monseigneur, repris-je avec douceur !… — « Dieu juste ! par-tout des juges et des remords, » dit le Baron en me quittant, et s’enfonçant dans la forêt. Je courus sur ses pas, j’excusai sa douleur, j’y mêlai des consolations, et cette éloquence du sentiment qui électrise, persuade et attendrit.

» Le Baron s’assit, fondit en larmes et les versa dans mon sein. « Tu l’as vue seul, ma faiblesse ; la nature l’emporte sur l’antique honneur, Julie est pardonnée ; mais mon crime peut-il l’être ? La mort seule peut en éteindre le reproche. Ah ! que n’est-il sous mes yeux le lâche séducteur qui a flétri ma famille ! que ne vient-il dans un combat que je désire m’arracher le jour et l’horreur de mes remords ! — Je le connais Monseigneur, et il n’est pas coupable. — Tu le connais ! » s’écria-t-il en se levant, et soudain ses cheveux semblèrent hérissés ; ce vieillard affaissé parut le géant de l’orgueil et de la vengeance. » Tu le connais ? — Je l’ai servi, repris-je avec douceur, « Le monstre ! il a ravi ma fille. — Elle l’a suivi malgré lui-même, et ses conseils ; la passion l’aveuglait. — Il a abusé de sa simplicité, de sa candeur… — Elle est encore l’innocence même. — Tu oses excuser le plus vil des hommes ? — Il ne l’est point. Pouvait-il devenir, près de vous, le dénonciateur de celle qui se livrait à lui ? Et que pouvait imaginer la délicatesse de cet homme, si ce n’est des conseils sages, le soin de son innocence, et le désir de la ramener à vos pieds. Du reste, brave Polonais, il fut incapable de manquer à l’honneur, comme d’éviter votre vengeance quelque injuste qu’elle soit… — Tu le connais ! reprenait sans cesse le Baron ; peux-tu me conduire vers lui ? Oui, Monseigneur. — Dès demain ? — Oui, Monseigneur. — Je compte sur toi ; demain sous les sapins, à la pointe du jour. »

» L’on juge quelle nuit je passai dans ma chaumière, quelle attente cruelle ! les suites d’un combat m’allarmaient peu ; mais un vieillard débile et affligé, marchant à une mort presque certaine, pour se venger d’un crime imaginaire ; la crainte de frapper mon amie par l’endroit le plus sensible ; tout détermina le projet auquel je m’arrêtai, et à l’exécution duquel je donnai une partie de la nuit.

» Le jour paraissait à peine, que le Baron se montra dans les champs, suivi d’un seul domestique qui conduisait un cheval de main. Il s’avança vers moi ; je le précédai dans la forêt et m’acheminais à une plage de genets. Là, il mit pied-à-terre, arma ses pistolets et vint droit à moi. — Où est ton maître, me cria-t-il avec fierté ? — Bien près de vous, lui dis-je avec douceur. — Il vient me braver ?… — Non, il vient se défendre. — Que tarde-t-il ? Quelles sont ses armes ?… — Ses armes, Monseigneur ! ses armes !… les voilà ! votre cœur paternel et notre innocence, m’écriai-je avec feu en me jettant à ses pieds, ainsi que Julie, sortant du bois, le bras en écharpe et soutenue par le vieux Smith qui fondait en larmes. La surprise, l’estime que le Baron avait conçue pour moi, sur-tout le tableau de Julie blessée par un trait paternel, pâle, défaillante, suppliante ; tous les chocs de la nature, de l’honneur satisfait, assiègent à-la-fois l’ame du Baron, qui laisse tomber ses armes avec ses pleurs, et laisse enfin évanouir le phantôme des préjugés devant les douces impulsions de la nature.

» Vous sentez, mon amie, ce que dût exiger le Baron en pardonnant et en apprenant mon rang et ma naissance. Quelque volontaire qu’eût été la démarche de sa fille, j’en avais été l’objet et la réparation devait être publique. Vous voyez, en ce moment, le château de Molsheim, où notre hymen fut projetté et où nous fûmes conduits le même soir. Voilà, mon amie, tout ce qui s’est passé depuis notre séparation. »