Pauliska, ou la Perversité moderne/06

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Lemierre (Paris) (p. 134-222).
Fin de l’histoire de Pauliska

Edvinski finit alors son récit, en me serrant dans ses bras et me baignant de nouveau de ses larmes de joye. Le Juge était attendri et furieux à-la-fois, de tant d’atrocités. Il proposa d’abord les plus violentes mesures contre le Peintre ; mais bientôt la réflexion lui montrant l’inutilité des poursuites dans un Etat où l’on autorisait ces exécrables mutilations, il ne put que gémir sur la perversité humaine, et m’engagea même, pour mon propre intérêt, et celui de mon fils, à renfermer toute mon indignation.

Nous rentrâmes dans la Salle d’audience. J’avais pris mon parti. Je possédais Edvinski, le reste de l’univers n’était rien pour moi, et la vengeance s’éteignait dans l’ivresse de mon cœur. On fit revenir Paolo Guardia. Sa contenance assurée prouva que bien qu’il fut instruit du succès de la confrontation, il bravait des poursuites ultérieures. Pendant que le Juge prononça son rapport, dans lequel il supprima tout ce dont nous étions convenus, le Peintre ne cessa de sourire de cette politique : il s’occupa nonchalament à croquer sous forme de caricature l’aréopage Bolonais et à en faire la risée de l’auditoire. Il s’entendit avec un sourire sardonique condamner à huit jours de prison, pour avoir recélé sans avis un enfant inconnu, puis il sortit insolemment et en achevant son croquis. S’il emporta les ris de l’auditoire, nous éprouvâmes en revanche l’intérêt le plus vif. On soupçonna les motifs politiques de ce silence ; car les Italiens, en général, ont une finesse de dissimulation inconnue ailleurs. Edvinski fut admiré sous tous les rapports ; et nous sortîmes comblés des propos flatteurs et des souhaits de bonheur que la vertu malheureuse, arrache en tous lieux et à toutes les classes.

Je sentais, après avoir échappé au premier péril, le danger de l’avis donné au Baron d’Olnitz. J’apportai donc tous mes soins à hâter mon départ, et le jour même je fis mes dispositions pour gagner la capitale du monde chrétien.

J’arrivai à Rome à la fin de juillet. Quelle émotion j’éprouvai, à la vue des vestiges de cette antique Reine de l’Univers ! quelle décadence ! quel tableau du néant de la gloire et des passions des hommes ! Je songeai aussi aux désastres de ma patrie, et c’est dans ces tristes réflexions que je descendis à un hôtel modeste, sur la place du Cirque. Je me fis présenter le sur-lendemain chez le Cardinal de Bernis protecteur-né des réfugiés de tout pays. A mon nom seul, il accourut, et son accueil, toujours si affable, prit une teinte de considération, qui augmenta celle de l’assemblée.

Je ne m’étendrai pas sur la description des glaciales conversazioni d’Italie. Quoique la maison du Cardinal soit tenue à la française, la société si ressent de cette abstraction, de cet isolement volontaire, suite de l’usage des sigisbés. Je n’ai jamais bien pu concevoir cette mode bizarre. Si cette association des femmes avec d’autres hommes que leurs maris est purement fraternelle, elle fait l’éloge de la pureté des Italiennes ; si elle est plus qu’amicale, c’est un aveu de la patience des époux, et le ridicule de jalousie dont on cherche à les couvrir, me paraît bien injuste. Mais en y réfléchissant j’ai cru remarquer que cette modification, cet usage étaient une espèce de traité avec la jalousie ; que puisque le mot : variété, était écrit dans le cœur féminin, il fallait réduire cette expression au moindre terme possible, à un seul amant par exemple, en un mot, être trompé de son choix et être jaloux par procureur ; ce dont les sigisbés s’acquittent très-bien.


Je ne fus pas long-tems établie dans mon nouveau domicile, sans connaître les usages amoureux de cette étrange ville. J’eus bientôt mes patiti, mes souffrans. Bien éloignée de passer à ma fenêtre les deux tiers de la journée, comme le font presque toutes les romaines, occupées, sans cesse à la petite guerre des œillades, des souris assassins, et des agaceries ; je ne laissai pas de voir bientôt courir dans la rue, au petit trot, sur la pointe du pied, mille merveilleux, copiant les modes françaises, et les variant de la manière la plus bizarre. Tous ces êtres plaisans se succédaient, sous plusieurs portes, véritables guérites des sentinelles d’amour. Là, placés sous les armes, tantôt la main au cœur, tantôt au front comme saisis d’un vertige ou d’une migraine anacréontique ; tantôt fléchissant le genou comme devant leur divinité, ou prêts à s’évanouir contre la borne ; il fallait avoir un cœur de bronze pour n’être pas attendrie.

Il est à remarquer que toutes ces impressions sont périodiques, et se renouvellent exactement à la même heure, chaque jour, de porte en porte et de belle en belle, par une même personne. De sorte qu’un patito, s’évanouit fort bien dix à douze fois dans une matinée, sans que cela ait des suites fâcheuses. La simple curiosité me porta à observer ces menées bizarres, les premiers jours. Je causai à ce qu’il me parut, deux maux de cœur, trois migraines et un évanouissement, à en juger par les gestes. J’étais choquée de n’avoir pas vu encore une pointe de stilet ; car on assure que c’est-là le coup de force ; et je riais intérieurement de ces singeries, lorsqu’en passant près du Panthéon, je reconnus un de mes patiti en fonction sous une porte. Il en était au cœur blessé et à la tête prise, quand tout-à-coup, il m’apperçoit : soudain, coup de théâtre ; il pense qu’il faut me consoler par un rizforuando, et le voilà qui perd connaissance. Sa belle, furieuse de la perfidie, ferme sa fenêtre avec fracas ; l’amant se débat dans le ruisseau, et je m’éloigne en riant aux éclats de la folie des hommes, et de celle des femmes qui peuvent les croire.

Ces singularités continuelles, ces cercles taciturnes et par duo, sans m’intéresser, m’avaient fait passer quelques jours, dans les distractions qui sont le plaisir des infortunés. Je sortais un soir de l’Opéra d’Alessandro, donnant le bras au bon vieux Chevalier de Morsall, échappé miraculeusement, avec ses compagnons de la grotte du Mont-Stolberg, et que j’avais retrouvé chez le Cardinal. Nous nous entretenions de nos revers passés, et par contraste avec ma situation présente, je me livrais à une espèce de sérénité et de joye, quand tout-à coup j’apperçois sous la lampe qui éclairait l’escalier principal, un grand homme sec, un spectre ne m’eût pas glacée davantage. Cet être aux yeux étincelans, à la face blême, me fixe, pose son index au front, comme pour m’indiquer un souvenir menaçant ; puis tout-à-coup, appuye sur son avant-bras, trois dents longues et effroyables… véritable tableau d’un tigre dévorant !… Je reconnais aussi-tôt le Baron d’Olnitz ; je crois sentir de nouveau sa morsure jusqu’à la moëlle de mes os, et je reste anéantie par le regard de ce basilic. Dès cet instant j’eus un pressentiment de mon sort, et je me disposai à prendre toutes les précautions possibles pour éviter cet homme épouvantable. Je vis qu’instruit par son agent ; il m’avait suivie depuis Bologne et croyait enfin ressaisir sa victime.

Je ne doutai point que dès-lors il ne se mit en campagne pour découvrir ma demeure, m’arracher peut-être à mon asyle et recommencer de nouveau ses expériences terribles. Je songeai néanmoins que hors de chez lui, il ne pouvait avoir la faculté de me tenir prisonnière ; mais je n’en étais pas plus rassurée sur les moyens qu’il pourrait prendre.

« Quelle fatalité me suit, disais-je au bon Morsall ? Mon fils, moi, tout ce qui m’entourre paraît voué à la bizarrerie des hommes, ou à leur perversité. Partie par précaution, je me suis jettée dans l’abîme ; j’ai fui l’assassinat, et j’ai rencontré plus que la mort ; un préjugé accéléra mes pas loin de mon pays, et je n’ai pas fait une seule démarche depuis, qui n’ait servi à arracher mon bandeau, et à me détacher des idoles absurdes que je m’étais créées. »

Morsall avait du caractère ; mais il sentait par fois mes puissantes raisons. Les nouvelles brillantes des succès de l’armée Russe le consternaient, lui montraient l’impossibilité du retour, il paraissait partager mes regrets, il devenait rêveur ; mais bientôt l’esprit de parti renaissait ; les larmes et le dépit se peignaient tour-à-tour dans ses traits respectables.

J’avais recueilli chez moi, ce bon vieillard. Mes ressources, quoiques médiocres, me permettaient encore cette marque de vénération à son égard. Je donnais par-là à ma retraite une sûreté décente, et je trouvais un appui dans mes craintes. Morsall m’accompagnait par-tout, et depuis la rencontre du terrible Baron, il ne me quittait point dans mes sorties devenues fort rares. Je ne pus cependant me dispenser de me rendre à un cercle chez le Cardinal ; cercle donné à l’occasion de l’arrivée de l’envoyé d’Espagne. J’y fus invitée expressément, et crus pouvoir sans danger après une aussi longue retraite, reparaître une fois dans un endroit public. Le Baron d’ailleurs ne s’offrait plus à mes yeux, et j’avais lieu d’espérer que me voyant sans cesse entourée, il renoncerait, si loin de l’exécrable prison où il enfermait ses victimes, à des persécutions inutiles.

La conversazione fut extrêmement brillante ; on se retira tard. Beaucoup de jeunes Français, aussi évaporés que dans leurs jours de prospérité, se plurent à franciser sur la fin ce cercle grave, et à désespérer les maris et leurs seconds, Messieurs les Sigisbés. Ce ton de suffisance qui déplut d’abord, finit cependant par jetter de la gaieté sur cette assemblée monotone ; et l’on se retirait d’une manière assez bruyante. Arrivés sous le grand vestibule, nous entrons dans nos chaises à porteurs ; ame vingtaine de femmes se trouvaient ainsi réunies. Nos porteurs ne partaient point, nous nous impatientions, lorsque des éclats de rire nous expliquèrent bientôt pourquoi nous restions en place. Nos écervelés s’étaient amusés à faire emporter toutes les barres des chaises pendant que les porteurs sommeillaient, et le cercle se trouvait ainsi transporté dans le vestibule, chacun dans son échoppe, réduit à y passer la nuit. Après avoir ri et tempêté, il fallut bien prendre le parti, du moins pour mon compte, d’aller à pied. J’étais peu éloignée, et je me décidai à cette course, bien loin de penser à mon imprudence.

Je tournais l’angle du Colisée, donnant le bras à Morsall qui marchait assez Lentement. Les réverbères jettaient une faible lueur ; l’aube du jour semblait déjà lutter avec cette clarté factice et vacillante. Un vent frais donnait sur cette place immense et balançant ces lumières pâles et prêtes à défaillir, semblait promener à mes yeux des torches funèbres. Une tristesse involontaire s’emparait de moi, je me livrais à mes pressentimens… Grand Dieu ! ils ne m’ont jamais trompée ! au tournant de la rue d’Alba, quatre hommes en manteau s’élancent, l’un d’eux jette le sien, comme un vaste éteignoir sur notre fallot, et y engloutit le porteur avec la lumière. Les trois autres s’attaquent à Morsall et à moi, nous ferment la bouche, les yeux, et nous transportent par des chemins invisibles pour nous. A peine pûs-je démêler qu’un inconnu prenait notre défense. Il épuisa ses efforts et ses armes contre les ravisseurs, rien ne put nous en délivrer. « Reconnaissez Durand, me criait l’inconnu, en les chargeant avec vigueur, puisse-t-il vous sauver une seconde fois ! » Le trouble où j’étais ne me permit pas d’abord de réfléchir à ce nom ; mais lorsque plongée dans une nouvelle solitude, loin de tous les yeux, je pus me livrer un instant à des réflexions plus calmes ; je me rappellai l’infortuné Français, victime de Talbot, et que je croyais avoir fait périr de mes propres mains. Cette idée adoucit ma peine. Cet être généreux avait échappé miraculeusement à la mort ; c’était sans doute de ma part un crime involontaire ; mais cette image sanglante ne me quittait jamais. Ces souvenirs m’ôtèrent pendant quelques instans les craintes affreuses sur le sort qui m’attendait personnellement. Bientôt elles revinrent dans toute leur violence ; je ne doutais point que je ne fusse entre les mains du Baron, et je me préparais aux plus terribles épreuves, lorsque après s’être fait annoncer dans l’appartement où l’on me déposa, il parut.

Il entra comme à son ordinaire avec une timidité apparente, avec des marques de respect et de considération plus grandes encore, s’il est possible, que celles que j’en recevais à Ust. « Pardonnez, Madame, me dit-il en baissant les yeux, une constance que vous nommerez persécution ; mais qui n’est autre chose que le résultat d’un attachement profond et d’un enthousiasme pour les arts. Votre perte eût été irréparable, et mes vues sont pures. Vous êtes libre de tout engagement, et mes essais n’aspirent qu’à nous donner à vous les sentimens, et à moi l’amabilité nécessaire pour cette union. Pourquoi le dédain, le mépris se peignent-ils dans vos traits à cette proposition ? Qu’ai-je fait d’assez exagéré pour les mériter ? Daignez raisonner un instant avec moi. J’ai cherché par des moyens chimiques à créer en vous un sentiment ; si je réussis, où est la violence ? Vous suivez alors votre penchant, quelle qu’en soit la cause. Si mes essais sont vains, si mes procédés chimiques ne peuvent vous enflammer, m’avez-vous vu abuser de votre état de faiblesse, et suivie une seule lueur d’exaltation des sens ? Daignez vous rappeller qu’à Ust, je ne profitai pas d’une situation bien propice. J’étais convaincu cependant d’un penchant momentané de votre part ; mais je n’avais pas achevé les opérations nécessaires pour prévenir le retour, les regrets, et me rendre plus agréable à vos yeux, en me rajeunissant visiblement. C’est ce qui me reste à exécuter en ce séjour. Daignez calmer votre imagination toujours inquiete, et penser qu’aucune des expériences que nous avons à faire, ne sera révoltante ni dangéreuse. »


Des pleurs furent ma seule réponse à cet homme bizarre. Il était superflu de me récrier contre la perte de ma liberté. Il ne répondait à cette objection que par la prétendue certitude de mon bonheur. « Au moins rendez-moi mon fils, m’écriai-je désolée. Me laisserez-vous dans l’affreuse incertitude où j’ai gémi si long-tems pour lui, par suite de vos infâmes procédés ? — Votre fils, Madame est déjà près de vous. Rien ne m’a échappé, soit de vos actions depuis que vous avez quitté Bologne, soit des notions relatives aux êtres qui vous entourent. Ce bon vieillard auquel vous paraissez accorder de l’estime, ayant été témoin de votre enlèvement, ne peut être mis en liberté, et pourra nous servir aussi pour quelques expériences. Edvinski est dans la pièce voisine. Vous ne pourrez le voir que par le même moyen et avec les mêmes précautions qu’à Ust. Je compte assez sur votre prudence, pour vous prier de ne me pas mettre dans la nécessité de vous rendre l’extinction de voix passagère que je vous avais donnée. Je compte enfin sur votre discrétion, comme vous devez compter sur la franchise de mes procédés, et la certitude que nos expériences n’ont aucun danger pour vous, ni pour les êtres qui vous sont chers. »

A ces mots, il me fit observer le cabinet où j’étais. Je crus être environnée de glaces ; mais je m’apperçus bientôt que j’étais sous un vaste récipient pneumatique. Je m’effrayai d’abord : « Soyez tranquille, reprit-il, votre air est renouvellé périodiquement et en suffisante quantité. Vous avez été placée-là pendant votre évanouissement. Remarquez que vous ne vous êtes apperçu d’aucun mal-aise, et que vous ignoreriez encore votre position, si je ne vous en eusse prévenue. C’est ainsi que je recueille votre haleine par le chapiteau de l’alambic ; je la condense ensuite en faisant circuler de l’eau froide sur ce tube, et je recueille alors, sous forme de fluide, votre soufle délicieux, votre gaz personnel, enfin le véhicule de l’air céleste et de vos affections particulières. C’est avec délices que je m’en abreuve, reprit-il ; il est le nectar pour mon cœur passionné ; et chaque goutte de ce breuvage divin semble porter sur mes lèvres le feu de mille baisers, et dans mon esprit mille idées voluptueuses. »

Il tira alors un flacon de mon haleine condensée qu’il avait déjà recueillie, en but quelques gouttes avec ivresse et replaça avec précaution le vase dans son sein. « Vous conviendrez, me dit-il alors, que me régénérant pour ainsi dire par votre haleine, qui devient pour moi une atmosphère, une base de l’existence, mon souffle même se purifie, puisqu’il se compose du vôtre ; que vous devez donc vous livrer, avec moins de dégoût, à l’idée d’aspirer votre propre haleine, combinée ainsi avec la mienne, et d’opérer ce mêlange imperceptible, qui finira par établir entre nous un équilibre parfait. » Quelle aversion tous ces systêmes ne me donnaient-ils pas, quand je jettais les yeux sur l’être décrépit qui me tenait ce langage ! J’étais sûre, hélas ! trop sûre que les alimens qui me seraient offerts, jetteraient bientôt un nuage sur mon esprit, qui exalté alors, ne pourrait analiser les traits du Baron ; mais combien les instans de raison et de calme en devenaient plus terribles ! « Vous me regardez avec dédain, reprit le Baron ; mes traits altérés par une imagination de feu, ce front calciné par des idées volcaniques, ont devancé par leurs rides, les impressions de l’âge. Calmez-vous ; ce ne sera point à l’illusion seule que vous devrez de les trouver moins haïssables ; mes secrets vont jusqu’à rajeunir l’homme, et toujours par les mêmes moyens. » Je baissai les yeux pendant quelques instans, quelle fut ma surprise en relevant mes regards sur lui, de lui trouver la peau tendue, le visage plein ! Ses joues creuses avaient disparu, son air paraissait plus vif… « Mon rajeunissement extérieur. Madame est l’effet du souffle pur des enfans choisis, placés dans le cabinet voisin ; gaz que je fais insinuer dans mes chairs par un soufflet de mon invention, tandis que j’en abreuve l’intérieur. » Je ne compris rien à ce langage bizarre ; mais bientôt il parla à mes yeux. Il me fit observer un soufflet d’ébène, garni en argent, placé sous une niche et qui paraissait puiser son aliment dans la pièce voisine. De l’extrémité de ce souflet partaient cinq petits tuyaux en gomme élastique, terminés chacun par un tube d’argent fort aigu et recourbé. De ces cinq tubes, quatre étaient enfoncés d’une ligne à-peu-près dans chacun de ses membres, le cinquième aboutissait sur sa poitrine. Je remarquai que le jeu du souflet donnant un aliment aux tubes, remplissait imperceptiblement les chairs du Baron, et lui donnait, en apparence, un bien-être inconcevable, tandis qu’il n’en résultait réellement qu’une bouffissure[1]. « Je me rajeunis par l’air céleste exhalé de ces enfans ; je sens l’affluence de leur gaz personnel, s’écriait cet insensé ; il se dégage avec profusion de ces êtres innocens, et sans leur nuire. » Il donna alors un coup sur mon récipient ; la petite niche du souflet s’ouvrit, et je vis dans la pièce voisine, sous un récipient pareil au mien, quatre enfans d’une figure ravissante. Grand Dieu ! je reconnus Edvinski ; je voulus m’élancer, je ne le pus ; mais je devins plus calme en remarquant la gaité de ces anges. Edvinski lui-même paraissait joyeux. « J’ai soin, me dit le Baron, de leur donner des idées douces et tout ce qui peut les flatter. Les hochets, les douceurs ne leur sont point épargnés ; cette hilarité fait exhaler l’air céleste, qui comme vous l’avez vu, ne sort que par le mouvement répété des paroles douces, amenées par des pensées heureuses. Vous voyez que le souflet puise dans le chapiteau le gaz enfantin que je reçois ainsi, et qui me régénère. L’air atmospherique dilate aussi les vaisseaux ; mais ne s’identifie pas comme celui-ci, qui est la base de l’existence. Ne vous récriez pas contre cette expérience qui n’a rien d’effrayant : combien de tyrans à l’ombre de leur puissance ont cherché dans le sang de ces êtres innocens, des bains aussi atroces qu’absurdes dans leurs effets ! et qu’a de comparable mon procédé avec leur abominable doctrine ? »

Tous ces raisonnemens rassuraient peu une mère allarmée. Je craignais le dépérissement de mon fils. Cependant ses alimens sains, abondans, son air calme et tranquille aux momens près où il m’appellait, tout contribuait à jetter quelque consolation dans mon ame. Le Baron quitta ses tubes d’aspiration, comme il les appellait, et se retira après m’avoir recommandé la plus parfaite tranquillité d’esprit.

Je passai une journée assez paisible. On m’avait sortie de mon récipient par une trappe pratiquée au parquet et qui se refermait à volonté. On en avait agi de même pour les enfans. Je jugeai que ces expériences se feraient rarement et sans danger. Je mangeai avec quelque confiance, et me livrai au sommeil. Le lendemain quel fut mon étonnement, d’entendre annoncer chez le Baron, dont je n’étais séparée que par une porte, le fameux Avocat Salviati, alors à Rome ; célèbre magnétiseur et illuminé, dont j’avais si souvent ouï parler. Je ne doutai point que ces deux personnages étranges n’eussent de grandes relations ensemble, et je frémis d’être exposée à de nouveaux essais, J’écoutai avec la plus grande attention ce qui se disait dans la pièce voisine. Autant que je pus démêler l’entretien, je crus remarquer que Salviati parlait de ses relations avec divers affiliés en Europe. Il parla du succès du gaz de jouvence, dont plusieurs Princes avaient demandé des envois et notamment l’Impératrice de R..... ; il me sembla qu’il montrait des lettres où l’on exaltait ses effets, et dans lesquelles on se plaignait néanmoins de la nécessité de réitérer trop souvent l’aspiration et de la difficulté de se procurer les instrumens convenables. Il ajouta ces paroles : « Au reste, mon confrère, votre air céleste n’est autre que mon fluide magnétique, et il sera possible par un appareil bien plus simple et plus voluptueux, de trouver un procédé pour rajeunir, et faire passer les impressions dans un corps quelconque. Le simple frottement doit suffire par l’électricité naturelle. Procurez-moi seulement deux des enfans que vous distillez. Je m’en servirai pour coussinets de frottement, et vous verrez des effets incompréhensibles. » Je tressaillis à cette idée, et j’allais pousser un cri de douleur quand j’entendis nommer les deux enfans que Salviati demandait. Edvinski n’en était pas, et je fus moins malheureuse.

Après quelques instans de préparatifs, je vis amener les deux enfans désignés, nuds, âgés à-peu-près de six ans et d’une figure touchante. Ces pauvres petits êtres tremblaient de tout leurs corps à l’aspect de Salviati, dont la figure noire et ridée, encadrée dans une perruque blanche, avait quelque chose des ministres du Tartare. Une immense machine électrique, était au milieu du cabinet. « C’est bien cela que j’avais demandé, Baron, dit-il ! M. d’Olnitz ; vous avez parfaitement saisi la forme de l’appareil, et il est bien exécuté. Vous allez en voir les effets. » A ces mots, il prend ces petits enfans, il les lie avec quatre courroyes de cuir aux poteaux qui supportaient la grande roue de verre, et en place des coussinets de frottement. Il les dispose dos contre dos, de manière que le bas des reins se touche parfaitement et forme un frottoir naturel, séparé par la seule épaisseur de la roue de verre. Il tourne ensuite la grande roue avec vivacité ; bientôt le mouvement rapide du verre échauffe ces chairs délicates, les étincelles jaillissent ; on reconnaît à l’agitation de ces enfans la cuisson que ce contact brûlant leur cause. « Voyez, voyez, s’écriait Salviati, ces étincelles ! comme le conducteur électrique se charge du fluide enfantin ! que sont vos gaz, sans la matière du feu qui les dilatte ? Je tiens donc le principe, quand vous rampez encore sur les composés. Et que serait-ce, si au lieu de deux enfans débiles, je plaçais pour frottoir deux femmes aux formes saillantes ? Quelle abondance de magnétisme affluerait alors, et porterait dans nous avec la santé, la force et le désir ! Demain nous ferons cette superbe expérience. Je me bornerai pour aujourd’hui à vous montrer les effets rapides du fluide électrique, extrait des enfans, pour rajeunir l’homme. » Il prie alors le Baron de tourner la roue, et s’isole sur le pain de cire, en s’attachant au conducteur. Bientôt, ses yeux étincellent, et à mesure que le mouvement de la roue de verre augmente, ses membres se crispent, ses cheveux se dressent et soulevant sa perruque, montrent le spectre le plus hideux que l’imagination pût enfanter. « De quelle force ne me sens-je pas embrâsé, s’écriait l’Avocat ! quelle surabondance de vie ! je viens d’acquérir cinquante ans d’existence… C’est assez ; détachons ces enfans, qui ont assez perdu. » On délie alors ces deux innocentes créatures, étonnées, confondues du procédé des physiciens, dont les caresses, les dons et les soins tardifs ne peuvent excuser l’entreprise hazardeuse.

Ils se séparèrent alors ; mais le projet formé pour le lendemain d’extraire le fluide électrique de deux femmes, me laissait une terreur mortelle. Je me persuadais tellement que j’en devais être victime, que je ne pouvais respirer, et pris le parti de mander le Baron, aussi-tôt que je le présumai libre. Il ne se fit pas attendre, et prévint mes questions. « Vous avez vu, Madame, me dit-il, par l’exagération de Salviati, que mes moyens sont bien plus doux, et que l’enthousiasme déplacé peut jetter en de grandes erreurs. Je devine vos craintes sur l’expérience projettée. Convaincu que le fluide électrique n’agit que sur les nerfs ; et vous l’avez vu par l’état d’irritation de mon confrère ; je ne souffrirai point que vous soyez immolée à des essais superflus. La décence d’ailleurs, s’y oppose, et je n’ose dire, ma jalousie. Souffrirai-je que vous paraissiez dans une nudité absolue aux yeux d’un étranger ! Souffrirai-je que les plus belles formes humaines, soient flétries et brûlées par des expériences inutiles ! non, non. » Et en disant ces mots il me montra une suite de desseins représentant les principales expériences de Salviati. Celle du Baron en effet, près de celles-ci n’étaient que des jeux d’enfans ; aussi en était-il traité comme un élève plutôt que confrère.

Ces systêmes et définitions me conduisirent insensiblement à l’heure annoncée par l’Avocat, pour sa grande expérience. Il frappa à l’heure prescrite. Je me renfermai dans ma chambre, tremblante, et je prêtai l’oreille avec attention, en même-tems que je cherchais à regarder ce qui se passait dans le cabinet. Je vis paraître Salviati, l’air rêveur, marchant gravement, suivi d’un grand homme, le chapeau sur les yeux, que je reconnus bientôt pour être Paolo Guardia, ce Peintre scélérat, agent du Cardinal Legat et de tous les illuminés. Le Peintre donnait la main à une femme voilée, qui me parut d’une taille remarquable et d’une grande beauté ; lorsqu’on leva son voile, des cheveux blonds bouclés retombant sur ses épaules, un teint éblouissant, des yeux noirs, contrastant avec ce teint et cette chevelure, donnèrent à sa phisionomie un mêlange de sensibilité et de volupté ravissant. Je l’admirais ; lorsque le Peintre prononçant ces mots : ma chère sœur, je ne vis plus que la corruptrice de mon fils, Zéphirina, et lui jettai des regards d’indignation.

Zéphirina s’assit d’un air modeste, paraissant aussi agitée que moi. « Vous voyez, dit Salviati au Baron, un des coussinets de la grande expérience, en montrant Zéphirina ; vous allez nous procurer l’autre ; faites amener la belle aux morsures, dit-il en regardant ironiquement le Baron. » — Mon intention n’est pas de la livrer pour cette expérience, » dit froidement M. d’Olnitz. Je frissonnais derrière ma porte, des larmes coulaient de mes yeux, « Votre fluide électrique, continua-t-il, n’agit que sur les nerfs, et nullement sur les bases du rajeunissement. D’ailleurs la nudité indispensable pour le frottement des rouages est incompatible avec la décence de mon élève. — Lutter contre le chef de la secte, s’écria l’Avocat ! — Insulter ma sœur, dit le Peintre furieux ! — Où est cette femme, ajouta Paolo d’un air terrible ? J’ai un grief à laver ; je n’ai pas oublié le jugement de Bologne. O vendetta ! je la trouverai… Le Baron voulut l’arrêter. Paolo se hâta de fureter, et trouvant ma porte, il se mit en devoir de l’enfoncer. Le Baron débile, tout enflé encore par son prétendu rajeunissement du matin, fit d’inutiles efforts ; il voulut saisir Paolo, qui le frappant rudement, fit désenfler comme un ballon mon pauvre défenseur lequel tomba presque évanoui, pendant que Salviati riant aux éclats, lui criait : Baron, ta jeunesse s’évapore.

Je voulus en vain fuir le sort qui m’attendait ; ma porte fut forcée, je fus saisie, entraînée au milieu du cabinet, où Salviati préparait la machine électrique. Il me regarda de son œil perçant, s’approcha de moi, et parcourant ma taille, et des yeux toute ma personne, il dit : « C’est bien ! abondance de fluide ! — il n’est pas encore venu, ajouta-t-il en parlant au Peintre ; en attendant deshabillez ces femmes. A ces mots j’entrai en fureur, Zéphirina se mit à pleurer et reprocha à son frère, de l’avoir trompée et vendue indignement. « C’est pour le bien de l’humanita, dit Paolo ironiquement, en saisissant sa sœur. Salviati voulut essayer de m’ôter mes vêtemens ; mais la rage s’emparant de moi et de Zéphirina, nous luttions avec avantage contre nos persécuteurs, et aidées du Baron désenflé, nous les terrassions et allions briser à Jamais les instrumens de leur démence et de notre supplice, lorsqu’on frappa doucement à la porte. — Le voilà, viva Taillandino ! s’écria Paolo. Ce nom nous fait frémir et nous ôte les forces ; on ouvre, le grand Frère noir entre à l’instant, accourt, et vient prêter main-forte à ses confrères, « Grand Dieu ! les scélérats ont donc un point de contact en tous lieux, » m’écriai-je ! A peine achevais-je mon exclamation, que nous sommes saisies et garottées par le grand Frère, expéditif en cette matière.

On nous attache chacune à un poteau de la grande roue, on lie nos cheveux ensemble par-dessus nos têtes, penchées en arrière ; on pose nos reins en contact, et séparés par la seule épaisseur de la roue de verre. Salviati se place alors avec délices sur le pain de cire, et ordonne de charger. Le frottement brûle bientôt nos chairs, les étincelles scintillent ; l’Avocat paraissait dans un ravissement inexprimable ; Taillandino et Paolo se plaisaient à donner la plus grande rapidité à la roue, et à extraire des étincelles prodigieuses. Tous les supplices physiques et moraux se faisaient sentir à-la-fois, lorsque des cris et un bruit de cristaux cassés se font entendre. Salviati ordonne de continuer. Bientôt le bruit redouble. « Entendez-vous ? tous mes récipiens sont brisés, s’écrie le Baron d’Olnitz… Quelque détonnation extraordinaire y aura donné lieu. » Bientôt le fracas devient plus grand, des voix s’y mêlent ; celles d’Edvinski, de Durand, se font entendre. Nos Physiciens changent alors de visage, leurs doutes s’éclaircissent ; car une nuée de Sbirres se précipite dans l’appartement, après avoir parcouru toutes les pièces et fracassé les machines qui les arrêtaient. Le Podestà et les Sbirres restent immobiles à la vue de cet appareil étrange, et Durand jette sur nous son manteau, pendant que Salviati demeure fièrement sur son pain de cire, comme Pharamond sur le pavois. Deux gardes veulent alors mettre la main sur lui ; mais le feu électrique jaillit de leurs mains et ils sont jettés à la renverse. Deux autres ont le même sort. Le charlatan triomphait ; enfin le Podesta, plus instruit, s’avance, le saisit lui-même, l’arrache de son isolement, et le livre aux soldats.

On arrête de même le Baron, Paolo et Taillandino qui se glissaient dans la foule ; mais trop bien signalés pour s’échapper. On les entraine dans les pièces voisines pour nous laisser habiller et bientôt après on revient, en me témoignant, malgré les demandes de Durand auquel je devais ma délivrance, le regret de ne pouvoir me mettre encore en liberté sans examen ; on verbalise, on nous sépare, et d’après l’ordre reçu, on nous fait monter tous dans des carosses escortés par un détachement, et on nous conduit au Château Saint-Ange.

Durand eut la permission de m’accompagner jusqu’aux barrières du Château. Comptant sur une liberté prompte, ayant sous les yeux un ami que je croyais avoir immolé de mes propres mains, il était naturel que je m’informasse avec avidité du hazard, ou plutôt du prodige qui l’offrait à mes yeux, après une mort si cruelle. Voici le détail succint qu’il m’en fit : « Aussi-tôt, me dit-il, que Talbot m’eut fait enlever de votre cabinet, pour l’exécution de la sentence que devait porter le redoutable conseil présidé par lui, je fus livré à deux ouvriers de l’attellier, pour être garotté et surveillé jusqu’à l’instant fatal. Le premier, nommé Gervasio, piémontais, était un tigre féroce ne respirant que sang et carnage ; on ne pouvait choisir une sentinelle plus terrible. L’autre, nommé Macarty, matelot irlandais, jeune encore, m’avait témoigné souvent de l’intérêt ; nous travaillions à la même presse, et c’est de-là que datait notre intimité cachée. Sa haute stature, un air dur, un accent brutal lui donnaient l’apparence d’un, agent convenable aux vues de Talbot ; mais il portait dans le fond une ame loyale, une sensibilité rare dans un homme de sa classe ; je m’en convainquis bientôt. Gervasio s’empara d’abord de mes mains, et les lia avec une violence horrible ; il en fit autant de mes pieds, et au moyen d’une corde resserrée par un levier, il les serrait l’un contre l’autre à tel point, que la circulation du sang en était arrêtée. Macarty, d’un air furieux le repousse alors en lui reprochant de ne pas avoir assez de force, et feignant d’y mettre toute la sienne, il tourne avec des efforts simulés le billon en sens contraire. Cet acte de bonté me rendit un peu de calme, et arrêta les douleurs insupportables que j’éprouvais. Il se passa un tems assez considérable jusqu’à l’instant de mon jugement. Enfin la grande salle s’ouvrit, on apporta le vase rouge, rempli des billets de condamnation ; on les tira, on les lut successivement, il s’en trouva vingt pour la mort, et j’eus ordre de m’y préparer de suite. Je voulus en ces derniers instans élever la voix en votre faveur : God-damn ! s’écria Talbot ; la petit femme bien ingrat ! elle te couper la parole tout-à-l’heure. Je ne compris pas à l’instant cette épouvantable ironie. Bientôt elle s’éclaircit. On me porta sous une presse ; le Piémontais passa une corde autour du levier. Je vis le sort affreux qui m’était réservé, quand il s’avança pour passer l’autre extrémité de la même corde autour de mon col. Macarty, matelot de son métier, prétendit savoir mieux faire un nœud coulant, et en jouant la fureur la plus caractérisée il fit un nœud extraordinaire et fixe, Gervasio tira la corde par trois fois pour juger de l’effet ; j’eus soin de bouffir mon visage à chaque essai. Il parut enchanté de l’invention et fit compliment à Macarty sur son adresse. Quelle situation ! grand Dieu ! une mort horrible, ou la perte de mon ami si son bienfait était découvert ! J’adressais mes derniers vœux à l’Être-Suprême ; lorsque Talbot ordonna de m’exécuter sur-le-champ. Gervasio assura que tout était parfaitement disposé, et qu’on pouvait amener la bella donna. On me ferma la bouche avec des rognures de papier de l’imprimerie, et on rejetta sur moi la couverture de la presse, comme un linceuil. Bientôt vous fûtes introduite… J’entendis tout, tout Madame ! et la mort est moins horrible que le prélude affreux qui annonça la mienne. Infortunée ! vous ignoriez en tirant ce levier de votre main innocente, en étouffant ma voix, mes soupirs, que c’était votre souvenir, votre nom même qu’exhalait mon dernier souffle. Je sentis faiblement les premières secousses ; mais la troisième fut si forte, que, sans me donner la mort, elle me fit perdre connaissance. J’ignore ce qui se passa ensuite, je présume seulement que je fus renfermé dans une malle et livré au cours du Danube, puisque le lendemain je fus trouvé arrêté ainsi par un moulin, à deux lieues de Bude. Je reçus du Meûnier les secours les plus touchans et les plus promts ; secours qui réussirent d’autant mieux, que saisi par la fraîcheur je commençais à reprendre mes sens, lorsque la caisse se trouva embarrassée aux chaînes du moulin. Après quelques jours d’hospitalité chez ce bon Hongrois ; tems pendant lequel je n’avais cessé d’écrire à la Police de Bude ; je me suis rendu, aussi-tôt que mes forces me l’ont permis, dans cette ville, pour faire ma déposition ; mais j’y ai été averti que vous aviez été mise en liberté trois jours avant mon arrivée. En apprenant cette nouvelle et les moyens par lesquels on était parvenu jusqu’à vous, j’ai reconnu que notre essai avait enfin réussi. Vous devinez ma joye… Je formai dès cet instant le projet de m’attacher à vos pas, comme un ami fidèle et désintéressé. Le Ciel a permis que je vous aie rejoint à Rome, et si je n’ai pu vous arracher à vos ravisseurs, j’ai eu le bonheur de trouver leur repaire, et la certitude que l’innocence est enfin triomphante après tant de revers. »

Je remerciais mon jeune ami, lorsque la voiture s’arrêta au pont-levis de la forteresse ; il fallut nous séparer. Durand me quitta les larmes aux yeux, et avec les protestations les plus fortes de ne rien négliger pour ma délivrance. Il s’éloigna enfin, et nous descendîmes au milieu des gardes.

Je ne m’arrêterai pas à décrire les antres sombres, les ponts voûtés en fer, sous lesquels des bras du Tibre comprimés, s’éloignent en bouillonnant ; les cavernes couvertes d’une mousse humide, chevelure hideuse de rochers éternels : tous les gouffres par lesquels il nous fallut passer ; une secrette horreur agitait trop mes nerfs, pour que mon attention pût suffire à une description. Quelques lampes rares projettant des ombres immenses sous ces voûtes ; des Sbirres qui n’ayant vu le jour depuis vingt ans, ont la pâleur des spectres ; des gouttes d’eau qui coulant des murs des cachots, sur nos têtes, semblaient être l’infiltration des pleurs des malheureux prisonniers, sont les seuls tableaux dont le souvenir me reste, et dont l’impression horrible est inéfaçable. Quelque tranquillité que je dusse recevoir par la pensée d’être bientôt délivrée, comme victime moi-même des illuminés qu’on cherchait, le tems nécessaire aux formalités, cette crainte terrible d’un Tribunal qui place là ses agens et ses martyrs, la simple idée d’être confondue par erreur, par quelque fausse apparence avec Salviati ou le Baron, me glaçaient d’une terreur invincible.

Nous parcourûmes près d’un quart de mille sous des voûtes immenses et des ponts-levis, toujours à cent pieds d’un soupirail qui jettait d’en haut un faible crépuscule, et dont la lumière grise, luttant avec les feux pâles d’une lampe, ajoutait au contraire à l’obscurité. Douze Sbirres nous firent faire ce trajet à pied, les voitures ayant resté à la première grille. Salviati enveloppé dans un manteau, marchait la tête levée et observait tout avec attention. Le Baron, la face contre terre semblait entrer dans sa tombe. Pour le Peintre et Taillandino, ils paraissaient familiarisés avec cette vue et l’horreur des cachots ; ils s’entretenaient paisiblement. Pouvant à peine me porter, je m’appuyais sur un garde. Zéphirina aussi troublée que moi, voulut me soutenir, je la repoussai avec horreur. Elle ne dit mot, et s’éloigna avec confusion.

Arrivés à une espèce de carrefour, et où aboutissaient plusieurs souterrains, sur lesquels s’ouvraient des portes de fer, un des gardes prit une torche et un papier, parcourut les numéros puis nous plaça successivement. Salviati en entrant, observa sa porte de fer. On voulut le dépouiller de son manteau, il dit qu’il était dans un accès de fièvre violent, et décomposa sa figure à tel point qu’il eut l’air d’un agonisant. Je soupçonnai un mystère sous ce manteau ; on verra que je ne me trompais pas. Sa feinte réussit ; il s’enveloppa davantage en grelottant, et couvert de la pâleur d’un mort, il se jetta dans son cachot, sur lequel on ferma trois portes. Le Baron fut placé à côté de lui ; il était sans manteau, et dans un état de maigreur à faire pitié. Je crus remarquer qu’il tenait un flacon dans son sein. Taillandino et le Peintre furent placés dans la même prison, et l’on me conduisit avec Zéphirina dans une salle voûtée, à l’extrémité du souterrain. Une espèce de grille ou parloir, laissait arriver la clarté de la lampe du carrefour, et l’air pouvant s’y renouveller plus aisément, rendait ce séjour moins funeste peut-être ; mais plus terrible, en nous rendant témoins du passage, et des gémissemens des victimes qu’on emmenait et torturait souvent.

Nous passâmes plusieurs jours dans un silence effrayant. Le quatrième, nous entendîmes une voix forte tonnant contre les gardes qui nous avaient conduits, sur ce qu’on ne nous avait pas fouillés exactement et on rouvrit les portes de Salviati. On resta quelque tems dans son cachot ; nous prêtions l’oreille, je distinguais de ma grille ce qui se passait. Un juge était à la porte et une haie de gens armés était placée, depuis l’intérieur du cachot jusqu’au milieu du passage. Un silence profond régnait pendant la visite. Soudain on entend un grand cri dans le cachot ; le Père visiteur sort précipitamment… Quel spectacle ! sa robe noire était en feu ; les Sbirres veulent l’éteindre, leurs mains, leurs vêtemens se couvrent également d’une flamme blanche ; ils se croisent, se brûlent, poussent des cris affreux, et se sauvent en criant : il diavolo ! il diavolo ! Ces soldats flamboyants, en fuite sous ces voûtes sombres, ces cris répétés au loin par les cavités des cachots, ces feux pâles, répandaient une horreur profonde qui m’ôtait la possibilité de réfléchir, et m’allarmaient fortement. « Soyez tranquille, Madame, me dit Zéphirina, Salviati ne marche jamais sans une boîte à phosphore, un appareil électrique et un aimant, qu’il dérobe avec une adresse inconcevable. Il faut toute l’ignorance de ces geôliers souterrains, pour être la dupe de cette ruse. Il vient de les couvrir de phosphore, voilà le sujet de leurs allarmes. » Je remarquai que l’Avocat profita de l’absence de ses gardes, pour sortir de son cachot, faire quelques préparatifs que nous ne pûmes bien distinguer, et rentra tranquillement dans son asyle après avoir parlé au Baron par la porte de son souterrain.

Bientôt reparut, une nuée de Sbirres se pressant dans le passage, et ceux de derrière poussant ceux qui s’avançaient les premiers dans ce souterrain assez étroit ; ceux-ci arrivèrent enfin malgré eux à la porte de Salviati qu’ils fermèrent sans obstacle, quoiqu’ils témoignassent la plus grande frayeur.

Au milieu de ces scènes bizarres, de ces circonstances personnelles, je pensais sans cesse à mon fils. Durand m’avait promis, tout en faisant les démarches nécessaires pour m’arracher d’un séjour si peu fait pour moi, de veiller sur cet enfant si cher ; et malgré la certitude qu’il remplirait sa promesse, ce motif me faisait soupirer avec plus d’ardeur après l’instant de ma liberté.

Mais qu’il se fit attendre, grand Dieu ! le croirait-on ? Une année entière se passa dans ce cachot affreux, avant que les sollicitations de mes amis pussent obtenir, non pas ma liberté ; mais un jugement. Pendant cette année terrible, nous apprîmes que les Français avaient pénétré en Italie ; nous le sûmes malgré les précautions extrêmes qu’on prenait pour le cacher à Salviati qu’on soupçonnait être chef d’une révolution préparée dans ces contrées ; tandis qu’au dehors on faisait circuler le bruit de sa mort. Que de supplices, que d’angoisses pendant cette année cruelle ! confondue pour l’opinion et les crimes, avec des illuminés dont j’étais la première victime, exposée aux mêmes traitemens, éloignée d’un enfant adoré, me croyant condamnée à une détention éternelle, sans avoir pu me faire entendre, que de larmes de sang je versais, lorsqu’enfin arriva le moment de ma confrontation avec mes persécuteurs !

A la pointe du jour les lampes s’éteignaient ; ce silence de mort fut rompu par l’apparition des Huissiers du Tribunal qui vinrent nous chercher. On nous retira de nos cachots et nous fûmes escortés avec assez de douceur jusqu’au grand carrefour, où l’on nous fit attendre Salviati et le Baron. Ils avaient pour escorte une troupe nombreuse. Je compris aux discours de ces soldats, qu’ils les traitaient de Magiciens. Salviati enveloppé dans son manteau, était entouré de baïonnettes : plusieurs gardes portaient les uns des sceaux d’eau, pour prévenir le feu dont l’Avocat paraissait disposer ; les autres des rosaires pour exorciser le démon dont on le disait possédé. Ce grouppe de gens effrayés et armés, autour du Physicien calme et fier, produisait un spectacle extraordinaire. Quant au Baron d’Olnitz, il était extrêmement pâle et défait et cherchait à s’appuyer ; mais chacun fuyait son attouchement, et le malheureux fut obligé de s’adosser plusieurs fois contre la muraille avant d’arriver jusqu’à nous. Exténué par ses chagrins et la fatigue, il paraissait n’avoir plus qu’un souffle de vie.

Après de longs, et mystérieux détours, nous parvînmes à la salle de l’interrogatoire. Deux fenêtres pratiquées dans des murs de vingt pieds d’épaisseur, et grillées à triple rang, donnaient une faible lumière à ce séjour lugubre ; trois Juges aussi jaunes que les torches qui nous éclairaient siégeaient à une table ; à côté de la porte était le Greffier. J’étais consternée de cet appareil ; quand j’apperçus avec une joye indicible le jeune Durand appellé pour déposer, ainsi que Morsall, deux autres témoins, et mon fils, mon cher Edvinski ! je voulus m’élancer vers lui, on s’y opposa ; mais de manière à me rassurer.

On nous fit placer sur des bancs, en face des Juges. Salviati ne laissa approcher personne de lui, et toujours enveloppé de son manteau, il passa près du Greffier, puis contre les satellites, et vint s’asseoir aux pieds des Juges ; cette marche me parut mystérieuse. Je ne me trompais pas. Bientôt l’interrogatoire commença par lui.

— Votre nom ? dit le Juge à l’Avocat.

— Théodore Maximin Salviati.

— Vos qualités ?

— Ami des hommes et confident de la nature.

Ecrivez, dit le Juge au Greffier, ce dernier blasphème.

Le Greffier écrit. A peine a-t-il tracé quelque caractères sur le papier, que tout-à-coup son encre bouillonne, et paraît se changer en une coupe de sang. Les caractères prennent feu ; le Greffier pousse un cri d’effroi, et se lève tout tremblant : les gardes, prêts à s’évanouir et courent à leurs fusils déposés en faisceau, à un ratellier d’armes, contre la muraille ; mais quel est leur étonnement et le nôtre, en voyant une main de feu sur le mur qui semble s’opposer à ce qu’on prenne les armes, les soldats sentir de la résistance pour les retirer, et s’écrier qu’un bras invisible retient leurs fusils ? En même-tems tous les individus placés dans la salle éprouvent une commotion si forte que plusieurs sont suffoqués et tombent les uns sur les autres ; ainsi la foudre frappe les profanes ! s’écrie fièrement Salviati. En même-tems lui, Taillandino et Paolo profitent de ce désordre, et sont prêts à s’échapper, quand le jeune Durand et Morsall, s’élançant avec vigueur, vont fermer les portes, et secondés par deux autres témoins, s’opposent à leur fuite, en s’écriant au Juges : « Insensés ! ainsi le charlatanisme d’un frippon l’emportera sur la vérité et la vertu ! arrachez le masque au mensonge et le manteau dont il se couvre. »

A ces mots, Durand dépouille l’Avocat de son manteau. « Juges, s’écrie-t-il ! voici la foudre, l’appareil électrique qui vous a frappés ! soldats ! ce bras invisible qui retient vos armes, n’est qu’un aimant très-fort, placé contre vos fusils, le voici ! vous Greffier, si timoré pour votre charge ! une simple goûte chimique a changé votre encre. Arrachez ces moyens au fourbe, et tout va rentrer dans l’ordre naturel. » Durand alors saisit le petit appareil électrique de Salviati ; les Sbirres s’enhardissent à l’aspect de l’aimant et du phosphore, causes de leur effroi. Le Greffier change d’écritoire, et l’interrogatoire recommence.

Après quelques réponses laconiques de l’Avocat, celui-ci tente un dernier effort d’effronterie, et montant sur son banc, il s’écrie : « téméraires ! qui vous érigez en Ministres du Très-Haut, et auxquels il ne daigna pas révéler ses moindres mystères ; insolens Geôliers ! qui chargez de chaînes ses créatures favorisées, les confidens de ses desseins éternels, tremblez !… Que ces portes d’airain s’ouvrent devant nous, où le bras de l’Eternel va les réduire en poudre !… » On sourit alors de ses menaces, et le Juge quoique un peu troublé de l’air sombre et illuminé de Salviati n’en continua pas moins son interrogatoire. Il fit apporter les procès-verbaux dressés lors de notre arrestation, pendant la grande expérience électrique. Il en lut le contenu qui révolta l’auditoire. Les enfans sur-tout qui étaient présens à la confrontation, excitaient un intérêt et une improbation plus vifs encore. Quoiqu’ils fussent en parfaite santé, le récit des essais tentés sur nous, annonçait une perversité, une immoralité, au-dessus peut-être de ce qu’on pouvait avoir conçu jusqu’alors.

On passa ensuite à l’interrogatoire du Baron. Il ne répondit à aucune question. Son corps débile, absorbé, anéanti par ce long séjour dans les cachots, ressemblait à un squelette armé de deux yeux flamboyans. Il était mourrant et paraissait dans un état de stupidité absolue. Quelques larmes qu’il versa en me regardant quand on l’interrogea sur mon compte, semblèrent les dernières qui restassent dans son cerveau desséché. On insista pour le faire parler. Il parut alors rassembler toutes ses forces. Ses yeux vitrés devinrent fixes, et il râla ce peu de mots : innocente autant que belle ! ô vertu ! dit-il en mettant avec peine une main sur son cœur déchiré de remords, et me montrant. Combien tu te venges !… ô nature ! dit-il avec un soupir plus fort ; on ne lutte pas contre toi ! à ces mots son corps sec s’étendit, se tordit, puis sembla s’allonger de moitié ; ses yeux s’éteignirent, il expira.

Le croirait-on ? Je ne pus me défendre d’un mouvement de pitié. La comparaison de cet homme avec Salviati, le rendit moins coupable à mes yeux. Salviati le regarda avec un dédain, un air calme, qui me donnèrent les plus violens soupçons. Les jours du Baron étaient comptés par son état affreux, il ne pouvait exister long-tems ; mais quelques mots échappés au grand illuminé, le dépérissement du corps et d’esprit du Baron et le soin que Salviati prenait de l’empêcher de parler à chaque séance, me persuadent encore que son trépas fut avancé.

Cet incident troubla la fin de la confrontation, et le jugement définitif fut renvoyé. Ce délai m’accablait ; mais j’eus la permission jusqu’à la sentence, de voir mon fils à ma grille chaque soir, et la promesse qu’on ne tarderait pas à me rendre la justice qui m’était due. Elle eût éclaté le même jour, si le perfide Salviati par des propos interrompus ne s’était plû à me compromettre. Cet homme extraordinaire fit frémir tout l’auditoire par des imprécations épouvantables et un air de certitude dans ses prédictions, qui nous glaçait d’effroi. « Quant à vous, Madame, vous ne sortirez qu’avec nous, me dit-il, d’une voix tonnante, cela est écrit, et les portes seront immenses. » On ne fit pas assez d’attention à ce propos, à son air d’exaltation, à sa figure violette de courroux ; et l’on nous ramena dans nos souterrains.

La marche fut lente et funèbre. Salviati furieux et faisant raisonner sa voix tonnante sous ces voûtes prolongées ; le corps du Baron porté par plusieurs soldats sur un peu de paille ; les pleurs de mon fils, mon abattement, une séparation cruelle, tout donnait à ce moment un caractère terrible. Salviati arrivé à sa porte, se jette comme un furieux dans son cachot. On dépose le Baron devant le sien en attendant le procès-verbal de sa mort. Taillandino et Paolo se parlèrent bas en montrant la muraille, avant d’entrer dans le leur, et l’on me fit continuer ma route ainsi qu’à Zéphirina pour arriver à ma grille.

Comme notre cortège arrivait à une espèce de station où était une chapelle de Vierge, devant laquelle se croisaient deux souterrains, nous fûmes traversés par un groupe de prisonniers sous bonne escorte. Nous fûmes obligés d’attendre qu’ils eussent défilé. Je donnais le bras à Durand et à un Huissier, étant très-faible ; et je recevais de ce dernier les consolations, et les espérances les plus douces. Il m’expliquait que ceux qu’on conduisait était des contrefacteurs de cédules, quand tout-à-coup, le prisonnier marchant en tête, s’arrêta en me regardant. L’obscurité ne me permit pas d’abord de le remarquer ; mais j’appercevais en général un ensemble effrayant et des espèces de phantômes qui ne m’étaient pas inconnus, lorsque le grand prisonnier s’écria ! eh bon jour !… c’est le petit femme ! puis appercevant Durand : est-il possible ? God-damn ! le petit femme l’a mal pendu ! A cette exclamation pouvais-je méconnaître l’infame Talbot ? Quelle horreur j’éprouvai ! quel désespoir y succéda quand je vis cette circonstance rejetter les soupçons sur moi ! cette double inculpation acceuillie, l’Huissier quitte mon bras avec indignation, Durand pâlit de fureur et de crainte. « Allons messir le soldat ! amenir tout le bande, tout ça camarades ! » s’écria Talbot avec une joye féroce. Les Huissiers sur ce mot arrêtent Durand, on me saisit de nouveau, à peine me laisse-t-on mon cher Edvinski, et plus resserrés que jamais, on nous replonge dans nos cachots. En vain Durand invoquait les puissances célestes et terrestres ; en vain il protestait de son innocence. Talbot le chargeoit sans cesse par ses propos. Allons déserteur, lui criait-il ! « venir graver des cedules ! faire gémir la presse. » Quel souvenir ce mot terrible nous laissait, en même-tems qu’il rejettait sur l’infortuné Durand des soupçons plus graves ! Nous étions anéantis par tant d’incidens cruels et inatendus, et la pensée ne nous revint que lorsque des portes de fer se furent de nouveau fermées sur nous.

Cette rencontre faillit me jetter pour jamais en démence. Au moment où j’échappe aux auteurs de mes tourmens, où mon innocence va être proclamée ; d’anciens persécuteurs, prêts à essuyer enfin le châtiment qu’ils méritent, me replongent d’un mot dans l’abîme de maux d’où j’étais sortie, et y joignent l’affreuse idée d’y entraîner un ami et un fils. En est-ce assez, grand Dieu ! m’écriai-je, désespérée. Et le jour de la justice ne luira-t-il jamais pour moi ! J’ignore le tems que je mis à recouvrer ma raison ; je me retrouvai enfin dans les bras d’Edvinski et près de Zéphirina qui, retirée dans un coin du souterrain n’osait plus s’approcher de nous. Je lui demandai ce qu’on avait fait de Durand ; elle me répondit qu’il était placé dans un cachot en face du nôtre. Plusieurs jours se passèrent dans un abattement inexprimable, et sans que nos sens pussent nous permettre la moindre observation. Je crus cependant remarquer que Salviati, Taillandino et tous les illuminés avaient des moyens de s’entendre ; et quel fut mon étonnement, une nuit, de m’appercevoir que l’Avocat avait le secret d’ouvrir leurs cachots, de les réunir en conciliabule, sans que je pusse démêler leur projet, mais restant glacée de crainte par ce bourdonnement sourd dans l’obscurité, coupé par des imprécations de ces forcenés. Combien ne devais-je pas trembler en pensant qu’ils étaient maîtres d’ouvrir ma prison, et que je pouvais retomber dans tous les périls dont le Ciel m’avait tirée.

Il me sembla bientôt reconnaître qu’ils faisaient des préparatifs extraordinaires. Des gardes endormis chaque jour par des prises narcotiques ; des coups sourds dans la terre et les murs, me donnaient de violentes inquiétudes ; et les pensées les plus noires m’accablaient. Quelle est la perversité des hommes, me disais-je ! où les conduit un premier pas vers l’immoralité ! Salviati a débuté par des erreurs physiques, et il est devenu matérialiste, athée ; tous les principes lui ont paru des chimères, et son association avec ces scélérats, en est le résultat funeste. Le Baron, moins atroce, a suivi la route des sens, en vain il a voilé ses désirs corrompus, de motifs délicats en apparence ; on ne compose pas avec la nature et la vertu. Talbot, Falso, pervertis par l’avarice, se sont jettés d’emblée dans le crime ; et tous ces êtres par des routes différentes sont arrivés à la dépravation et au supplice. Quelle leçon, mon fils, m’écriai-je dans l’excès de ma douleur ! si l’innocence même est compromise, combien ne doit-on pas éviter jusqu’à l’apparence d’une erreur !

Le lendemain on vint chercher Durand. Je saisis une lueur d’espérance. Je pensais que son interrogatoire et mes papiers dont il était dépositaire, exposant la force de la vérité, mettraient enfin au jour ses malheurs et les miens. Mais combien d’incidens inattendus m’avaient jusqu’ici interdit toute conjecture raisonnable. Je fus dans des transes mortelles pendant trois heures qu’il fut absent. Enfin un bruit confus m’annonça son retour. Je m’élançai à la grille, je le vis peu resserré, j’en conçus un bon augure, et au moment d’entrer dans sa prison, je le vis sourire, et il me cria ces mots : Morsall et Ernest ont déposé… j’ai montré les procès-verbaux de Bude et de Bologne, la vérité triomphe. Demain le jugement et notre liberté. — Non ! cria alors une voix sépulcrale qui du fond d’un cachot, fit raisonner sourdement les voûtes. Ce seul mot nous fit trembler ; Mais le cri de Durand et ce nom d’Ernest me donnèrent une secousse que je ne puis définir. Ernest ! m’écriai-je. Sa présence me paraissait tellement impossible que je crus Durand en délire.

Cependant l’espérance entrait dans mon ame. Avec quelle impatience j’attendis le lendemain ! Je passai la nuit entière tenant Edvinski sur mon cœur, qui battait avec violence ; et qu’elle nuit grand Dieu ! que celle dont l’aurore soulève le voile de nos destins !

Enfin l’instant terrible arriva ; celui du jugement général. Je ne crois pas que la trompette de l’Ange redouté, sonnant dans le dernier jour des mortels produise un effet plus effrayant, que le bruit des gonds et ferremens de la grande porte des Juges du Tribunal, qui s’ouvrit pour nous. Plusieurs torches parcoururent lentement les souterrains. Ceux qui les portaient ordonnaient aux prisonniers de paraître à un petit guichet de fer pratiqué au-dessus de chaque porte, pendant que d’autres soldats ouvraient les cadenats de ces guichets. Enfin, ce bruit confus de voix sinistres, de ferremens rouillés, de gémissemens et de blasphêmes, cessa au mot de silence ! prononcé par le premier Huissier, et les Juges descendirent sur les marches de la grande porte de leur salle, au bout du souterrain. Un silence d’effroi et d’horreur régna pendant quelques minutes. Alors un des Juges lut un exposé des motifs du jugement, assez long, puis il passa aux sentences particulières. J’étais si saisie que je ne puis me rappeller le contenu des motifs et convictions ; le seul souvenir des sentences m’est resté !

— La Comtesse Pauliska, dit la voix qui avait porté les conclusions… je frémis ! — « mise en liberté, ainsi que son fils et Benoît Durand. » — Je faillis m’évanouir de joye. A peine pus-je entendre les jugemens suivans :

— « Marie-Léopolde Guardia, dite Zéphirina, ancienne Novice à Santa-Maria, condamnée à une détention perpétuelle aux Pénitentes Bleues. — Ce jugement valait une mort lente. L’infortunée fondit en pleurs et ne dit que ces mots : je ne le verrai donc plus.

— « Paolo Guardia, Taillandino, renvoyés à un plus ample informé. Il était évident qu’on avait dessein de les faire échapper par le crédit du Cardinal-Legat.

— « Talbot, Falso et consorts, deux ans de galère à Civita-Vecchia. La protection du Cardinal et de l’Angleterre, avait clairement atténué le jugement de ces prévenus.

Enfin, Théodore-Maximin Salviati, convaincu d’athéisme, d’immoralité, d’attentats sur l’honneur et la vie de plusieurs femmes et enfans, condamné à une détention perpétuelle, dans les plombs des égoûts du Château Saint-Ange.

Non ! s’écrie alors avec un accent plus terrible encore la même voix sépulcrale, qui avait déjà fait raisonner les voûtes, la veille, par le même mot.

Et dans l’instant, une explosion épouvantable se fait entendre ; l’air comprimé des cachots nous suffoque. Les voûtes fendues, brisées à l’extrémité du souterrain, laissent arriver un jour rouge à travers une fumée épaisse : et plusieurs soldats et prisonniers passent en criant que le bastion du Magasin à poudre du Château avait sauté en l’air, au moyen de mêches disposées par Salviati et ses aides[2].

Dans ce désordre horrible, nous fûmes long-tems sans nous reconnaître ; à demi-étouffés, brûlés, comment chercher une issue ! comment former un projet ? Par suite de cet instinct naturel qui nous porte au premier instant, à notre conservation propre, je me trouvai dans la cour pavée, seule. Seule ! quel sens horrible avait ce mot pour moi ! Le cri de la nature se fit entendre dans mon sein, long-tems avant que ma bouche pût le proférer, que mes pieds pussent me soutenir. Je sentis tout-à-coup que je ne vivais pas toute entière et je sortis comme d’un songe, en hurlant le nom d’Edvinski. Je courus en tout sens au milieu des décombres, des brasiers, des flammes dévorantes, rien ! rien ! Les portes avaient disparu, la tour du Greffe était en feu. Je me rappellai alors que l’escalier-tournant descendait précisément sur ma prison où devait être encore mon fils ; dès-lors, plus de réflexions, je m’élance dans le vestibule, et je vois plusieurs soldats immobiles et étouffés sur le lit de camp, par suite des exhalaisons funestes du Magasin à poudre sauté. Rien ne m’arrête. Je hazarde de franchir cette pièce ; bientôt un air brûlant, les flammes qui m’environnent attestent que la tour est embrâsée jusques dans les caveaux. Déjà ma robe prenait feu, je sentais pétiller mes chairs ; mais nul tourment n’égalait ceux de mon cœur. J’allais me précipiter dans l’escalier, quand une femme, un spectre vivant ; mais à demi-brûlé, se présente à moi, sur les dernières marches.

La distance, une fumée horrible, le balancement des flammes, et plus que tout la transformation de cet être à demi-consumé, m’empêchent de le reconnaître d’abord. Je remarque seulement à travers ce voile de feu, que cette femme me fait signe d’une main de m’éloigner, et presse de l’autre contre elle, un phantôme blanc qu’elle porte avec peine. Elle veut crier, aucun son me parvient ; elle tend les bras, ce ne sont déjà plus que des ossemens. Consternée, frappée de pressentimens et de terreur, j’allais néanmoins m’élancer dans les caveaux lorsque le spectre parvient à mes pieds, s’y traîne, ouvre une couverture mouillée dont il enveloppait l’objet serré sur son cœur, et je reconnais qui ? Grand Dieu ! Edvinski sauvé et Zéphirina mourante. Elle avait couvert de son corps cet enfant adoré, elle mourait pour lui ! Généreuse infortunée ! m’écriai-je en fondant en pleurs, je t’accablai, et tu fus plus mère que moi ! — Pour réponse, elle lève sur nous ses yeux desséchés et pleins encore d’expression. Ses lèvres consumées s’ouvrirent vainement plusieurs fois ; enfin elles me font parvenir ces derniers sons plaintifs et déchirans : « pardonnez-moi d’avoir été heureuse en le sauvant ! »


Challiou
Pardonnez-moi d’avoir été heureuse en le ſauvant !

— Pénétrée d’admiration et de douleur je veux relever cette infortunée, je saisis ses mains… juste Ciel ! ses chairs restent en poudre dans les miennes, ses bras de squelette embrassent mes genoux, sa tête s’abaisse, se dissout sur mes pieds, elle expire… Et cet être de feu, au physique et au moral, s’évanouit comme un songe en tombant en poussière.

Saisie jusqu’au fond de l’ame, j’emporte mon fils encore évanoui, et je parviens dans la cour. Là, confondue, anéantie par mes craintes, mes transports et ma reconnaissance, j’arrosai de mes pleurs les marches de cette tour effroyable, tombeau de cette femme exaltée que j’accablai trop long-tems. Que de réflexions funestes m’assaillirent en cet instant ! « Ne jugeons jamais des humains dans le désordre des sens, m’écriai-je ! que d’êtres généreux on méconnaît ! que de remords on rejette ! que d’injustices on se prépare ! » Noyée de larmes, je tombai dans un abattement, un état d’insensibilité, suite de tant de secousses, et j’ignore ce qui se passa depuis ce moment jusqu’à celui je me trouvai dans la première cour du Château entre les bras de Durand, de Morsall, et le croirait-on ? d’Ernest. Ce contraste subit d’adversité et de bonheur faillit m’enlever un reste de raison. Et comment suffire à tant d’impression violentes et accumulées ! Je repris enfin mes forces. Tout l’intérieur du Château était dans un désordre facile à imaginer. Cependant le poste du premier pont-levis était rétabli, et nous ne pûmes sortir que d’après un examen assez scrupuleux de nos personnes. La première frayeur dissipée, on avait porté à ce point une garde très-forte, chargée de prévenir toute évasion ; mais reconnue par le Greffier du Tribunal qui avait encore la sentence, Morsall n’eût pas de peine à obtenir que je me retirasse de suite au logement qu’Ernest m’avait fait préparer. Nous apprîmes, le lendemain, que Salviati, victime de sa propre vengeance, avait péri avec une grande partie de ses compagnons. Quoiqu’il eut calculé la distance où il se trouvait du Magasin à poudre, pour ne point sauter, la disposition des voûtes avait fait écrouler la sienne, et il était resté enseveli sous ses ruines. Talbot, Falso, trop prompts à s’évader, avaient été trouvés blessés dans les décombres et renfermés de nouveau. Ainsi la faulx du tems moissonna enfin les coupables ; ainsi le Ciel fut juste et l’innocence sauvée.


Revenue à moi, à la possibilité de sentir tout mon bonheur, je voulus savoir par quel événement je me trouvais ainsi réunie à Ernest. Ses vêtemens lugubres m’indiquaient assez qu’il était libre ; mais comment avait-il pu connaître ma captivité, et venir si généreusement m’y arracher ? Morsall m’expliqua alors, qu’après l’événement cruel qui m’avait fait retomber dans les mains du Baron d’Olnitz, et de là dans les fers du Tribunal, tremblant pour mon sort, sans ressources pour y remédier, et faire des démarches si urgentes, il s’était hâté d’après l’avis de Durand, d’en écrire à Ernest, à Molsheim ; que cet ami constant, instruit de mon malheur, n’avait pas perdu un instant pour accourir prodiguer sa fortune et ses soins afin de démontrer mon innocence, et que ma liberté était encore plus l’ouvrage de l’amour que de leur amitié. « Ah ! ne parlons encore que d’amitié, dit Ernest en soupirant, et jettant les yeux sur ses crêpes : je dois un long hommage à la tendre et infortunée Julie. Son cœur n’était pas de ce siècle. Une jalousie extrême l’a minée lentement, et l’a conduite au tombeau. Aucuns soins, aucuns témoignages de tendresse n’ont pu dissiper un fond de mélancolie, suite de la persuasion de mon indifférence pour elle, et d’un attachement pour vous. Elle n’est plus, et si je ne pus lui donner mon amour, je dois des larmes éternelles à sa candeur, à sa tendresse inépuisable. »


Après plusieurs mois d’une liaison amicale et si douce après tant d’orages, un nœud plus saint encore vient de me lier à Ernest, et nous nous trouvons tous rassemblés à Lausanne, au sein de l’aisance et de la paix. — Là, épouse chérie, mère fortunée, si je verse quelque pleurs de confusion au souvenir de tant d’humiliations peu méritées, ils sont essuyés par l’amour, par des amis véritables et par le charme consolant d’une conscience pure et irréprochable.


Fin du Second et dernier Volume.
  1. Cette expérience, qui est le comble de la folie, n’en est pas moins actuellement en vogue et a été transportée de Berlin à Paris.
  2. Tous les papiers ont parlé récemment de cette explosion d’un Magasin à poudre du Château Saint-Ange ; accident dont la cause véritable était inconnue.