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Pauliska, ou la Perversité moderne/Texte entier

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PRÉFACE

DE L’ÉDITEUR.



Pendant mon séjour à Lausanne, j’ai eu l’occasion d’y voir la Comtesse Pauliska, réfugiée Polonaise, célèbre par sa beauté et ses malheurs. Quelques fragmens qu’elle me lut de ses mémoires piquèrent vivement ma curiosité : je la pressai de les publier. « Pourquoi dévoiler ces horreurs, me répondit cette femme intéressante ? Vous le voyez, tout ce que les romanciers modernes ont imaginé en spectres, en fantômes hideux, en perversité imaginaire, n’approche pas de la réalité funeste des évènemens dont j’ai été le jouet, et qui me font croire à la fatalité. Abus, ou plutôt crimes en tout, en morale, en amour, en amitié, dans les arts même ; voilà ce que j’ai vu dans tous les pays où l’infortune m’a conduite. Non, ne portons point le désespoir dans les cœurs vertueux et que l’amitié seule partage et adoucisse mes souvenirs… »

Deux années de calme ont enfin rappellé la Comtesse Pauliska au bonheur et à la fortune. Montrant par son exemple que la vertu, semblable à l’élément du feu toujours pur et inaltérable dans les fermentations terrestres, survit et brille d’un nouvel éclat dans les orages de la vie, elle a abjuré sa noire misanthropie et a consenti à ce que ses mémoires fussent publiés.

Puissent les tableaux qu’ils présentent arrêter ces torrens de maximes perverses, de systêmes absurdes qui, en ridiculisant les plus nobles vertus, en outrageant sur-tout l’amour naïf et l’heureuse innocence, ébranlent aujourd’hui chez presque tous les peuples les fondemens de la morale et de la société !







PAULISKA.



Réunie à mes parens, à mes amis, entourée de respects et de soins, ne verrai-je point fuir les hommages, et une horreur involontaire succéder à la considération, quand on apprendra les épreuves terribles, les événemens affreux dont j’ai été victime ? Mais le calme des jours heureux s’embellit encore par le souvenir de l’orage, et je me livre à ce doux sentiment. Cependant, telle est la bizarrerie du sort ! une ame pure et forte, des principes sûrs, une sensibilité profonde, enfin ce qui constitue les bases de l’estime publique, tout fut l’instrument de mes malheurs. Jouet des évènemens d’une révolution dont personne n’a pu calculer les suites, la connaissance du passé, les hypothèses sur l’avenir, la science des hommes, la morale éternelle, tout s’est trouvé en défaut, la force a subjugué la Pologne. Le succès a consacré l’injustice aux yeux du Russe enorgueilli, et le silence fut sa première loi. Trop malheureuse, trop énergique pour céder jamais à cette loi des lâches, cette loi érectrice des échafauds, je peins ici mes infortunes avec cette franchise, cette chaleur consolatrice que rien n’a pu éteindre et qui reçoit de mes larmes même une nouvelle activité, un nouveau besoin de s’étendre.

Je ne retracerai point les désastres politiques, fruit de la guerre fatale qui a précédé le partage de notre patrie. Les femmes, êtres généreux et tendres, sont victimes des évènemens sans les approfondir, malheureuses sans se plaindre près des êtres qui leur sont chers, et courageuses sans orgueil dès que leur sensibilité est intéressée. Les crimes des Russes, l’humiliation du nom Polonais, voilà ce qui précipita nos phalanges guerrières ; le nombre et la tactique des ennemis, voilà les motifs de nos défaites ; le courage, la dignité de notre cause, voilà nos consolateurs dans l’adversité.

Veuve à vingt-cinq ans, j’habitais la terre d’Alexiowits, à trois lieues de Cracovie. Lorsque la dernière diète des Magnats se tint à Passaw, une grande partie de la Pologne était conquise, les Russes inondaient le pays ; envain le respect porté à notre nom en imposa un instant au général Suvarow ; bientôt nos possessions furent dévastées comme ayant appartenu à un Magnat Polonais. L’explosion devait être universelle, la vertu ou les torts, les bienfaits ou les griefs, devaient être confondus et une race entière sacrifiée.

Le 20 juillet, nous dormions paisiblement au château. Ma société était composée du Chevalier de Morsall, Capitaine de vaisseau, vieillard respectable, blanchi par l’âge et ses courses maritimes, souffrant sans cesse d’infirmités et dissimulant ses douleurs avec une grace, une gaîté, une bonté touchante, qui me portaient à le traiter comme un père. J’avais près de moi Madame de Visbourg, ma tante, Chanoinesse de Prague, femme pieuse et adorée dans son chapitre comme dans ma terre ; le jeune Ernest Pradislas, Chevalier de Malthe, âgé de vingt-un ans, doué d’une douceur, d’un caractère et d’une figure bien faite pour justifier les sentimens qu’il m’inspira dans la suite. Je passe sous silence quatre ou cinq êtres nuls, de bonne compagnie, mais dont je n’aurai point occasion de parler. Nous formions en tout neuf personnes, y compris mon fils, âgé de huit ans, être touchant par son affection précoce, par un courage, une force d’ame bien rare, cher enfant dont le souvenir m’arrachera sans cesse des larmes !… A deux heures, un bruit confus de voix se fit entendre dans le jardin ; bientôt ma femme de chambre s’écria des mansardes que la grange était en feu, et qu’une foule de Russes armés s’avançait avec des brandons allumés : Mon fils dormait : je l’éveillai, je le serrai sur mon cœur en m’écriant : infortuné ! tu ne reverras plus la maison paternelle ! Je m’habillais à peine, que la grande porte est enfoncée, le vestibule rempli de soldats Russes, ivres de fureur et de vin ; je sors de mon appartement : quel spectacle, grand Dieu ! Le Chevalier de Morsall, traîné par ses cheveux blancs, luttant contre une foule d’assassins, le jeune Ernest, surpris, sans armes, presque nud, et terrassant tout ce qui l’approche. Il allait succomber dans cette lutte inégale ; on m’entourait, on m’arrachait mon fils, j’expirais… quand une femme, un ange, un Dieu vengeur s’élance de la grande salle, et munie d’un fusil de chasse, fait feu sur la horde infernale : deux de mes gens qui la suivaient firent feu également ; la chute des meurtriers, la foudre sortant des mains de cette femme, tout contribua à précipiter les assassins hors de la maison. Madame de Visbourg ne borna pas là sa poursuite : suivie de mes gens fidéles, du jeune Ernest mis en liberté, elle chassa les assaillans jusques dans l’avenue, où interdits, effrayés, ils se dissipèrent comme les ténèbres devant les premiers rayons du jour. Qu’on juge de notre surprise, de notre ivresse ! sauvés par une amie, une femme !… Nos caresses, nos actions de graces ne peuvent suffire à l’effusion de nos cœurs, nous tombons à genoux, et saisissant la croix qu’elle portait sur la poitrine, nous adressions au Ciel et à notre libératrice ces prières si senties, si ferventes au moment du danger, lorsque Madame de Visbourg, d’un air inspiré, nous tint à-peu-près ce discours : « Vous ne m’accuserez point de fanatisme, mes chers enfans : ma vie privée, mes principes dans la société, vous ont assez prouvé qu’en croyant à un Dieu vengeur du crime, j’ai toujours regardé l’indulgence et la tolérance comme les premières vertus du christianisme ; mais la coupe des fléaux est versée sur notre malheureuse patrie, point de repos pour nous qu’en un sol étranger : fuyons Israël ! bientôt le courroux du Ciel appaisé, permettra, j’espère, d’y ramener la victoire, la paix et nos familles ». Je passe sous silence le reste d’un discours prononcé avec sérénité, sans passion ; mais avec une sorte d’enthousiasme prophétique, qui joint à la circonstance terrible d’où nous sortions, laissa en nous des impressions profondes. Notre départ fut résolu à l’instant, il devait être de six mois, grand Dieu ! quelle erreur !… Il fut décidé que nous passerions en Hongrie, frontière la plus rapprochée. Les bruits répandus d’une nouvelle attaque sur mon habitation, les incendies propagés au loin, les progrès des Russes dévastateurs, tout accrut notre fermeté. Je passai la nuit du 21, à mettre ordre à mes affaires, autant que l’effroi général, le tumulte récent le permirent. Je me retirai avec ma société à la ferme de Vilna ; là, je fus dédommagée un instant par les services touchans, les véritables regrets d’une famille attachée depuis trois siècles à la maison paternelle.

Pétrowna sur-tout, la pauvre Pétrowna ne voulait point me quitter, et ce ne fut que sur la promesse de la prendre à mon service en Italie, où je comptais me retirer, que je la décidai à attendre de mes nouvelles. Il s’agissait d’abord de nous travestir. Les postes placés sur la frontière dans un pays difficile, l’agitation répandue dans les villages, tout nous faisait une loi d’être méconnus et d’accélérer notre fuite. Je pris des vêtemens rustiques ; j’en donnai de pareils à mon fils. On plaça un panier rempli de mes hardes les plus nécessaires sur l’âne de la ferme, on mit mon fils dans l’autre. Pour moi, chaussée de gros souliers, une baguette à la main, j’allais m’acheminer derrière ce fardeau si cher, le cœur navré, et tournant déjà des yeux pleins de larmes sur un sol adoré où je laissais la fortune, l’espérance et l’amour, lorsque je descendis dans mon cœur. C’est ici l’instant d’avouer que le jeune Pradislas y avait déjà fait une impression profonde. Je n’avais pu voir tant de graces, de mérite, sans en être touchée. Libre, riche, aimante, j’étais décidée à m’unir à lui aussi-tôt que la volonté ou la mort d’un oncle obstiné, lui aurait permis de quitter l’ordre de Malthe. Que de projets renversés ! que d’horreurs ont succédé aux plus douces illusions ! le Chevalier de Morsall devait nous rejoindre à Bude, en Hongrie : il y avait fait parvenir des fonds. Mentor du jeune Ernest, il attendait que celui-ci eût reçu les derniers ordres de son père pour passer avec lui sur mes traces. Mais l’amour calcule-t-il ? Peut-il attendre ? Peut-il voir ce qu’il aime courir un danger qu’il ne partage pas, qu’il voudrait attirer sur lui seul ? Ernest me demanda un instant, un seul instant d’entretien ; pouvais-je le refuser, prête à m’en séparer !… Je passai dans la grange, le cœur ému, plein de mes seuls regrets. J’en atteste le Ciel, l’univers entier ! tout danger disparaissait devant un intérêt si cher… et quand je vis Ernest à mes pieds, ne pouvant proférer un mot, baisant la trace de mes pas qu’il allait perdre ! L’explosion mutuelle de notre sensibilité ne put se contenir, je le relevai, je pressai pour la première fois sa main sur mon cœur désolé qu’il possédait tout entier, et des sanglots furent notre seule explication. Ah ! j’en appelle aux cœurs tendres : est-il possible de parler, quand il faut dans le même instant, s’aimer, se l’apprendre et se quitter ? Il me demandait avec instance la permission de m’accompagner jusqu’à Passowitz ; il risquait par-là deux fois les inconvéniens du passage. Je le lui défendis. Sa présence d’ailleurs, tout en me rassurant, ne pouvait que me compromettre. Je le conjurai donc d’attendre les nouvelles de son père pour exécuter son projet, et m’arrachant à sa douleur, je rentrai dans la cour où je trouvai mon triste équipage préparé. J’embrassai la famille éplorée ; je me dis intérieurement en étouffant : de la force, je les reverrai ! et vêtue comme Petrowna qui gémissait à mes pieds, je m’élançai sur le chemin de Passowitz… Non ! il n’est qu’une mère, qu’une amante qui puisse sentir une partie de ce que j’éprouvai alors ! tremblante pour mon fils, séparée d’un ami, incertaine sur l’avenir, me trouvant après la plus brillante fortune, à pied, dans la fange, seule, vêtue de bure, sur cette même route que je brûlais la veille sous un char rapide et élégant : qu’on juge de ce que j’aurais souffert si ma pensée dominante ne se fut portée sur Ernest… Ah ! je l’éprouvai toujours, l’orgueil n’est plus une passion près de l’amour vrai. Ce dernier sentiment est tellement absorbant, céleste pour moi, que sans la présence de mon fils, j’eusse oublié, dans ma rêverie, et ma fuite et ses tristes causes. Arrivée à Passowitz… j’avais l’adresse de Petrus Danauski, Journalier et Braconnier, connaissant les sentiers de la montagne, et tous les moyens d’éviter les Postes des Russes. Je fus la première à laquelle il rendit ce service : la générosité qu’il y mit, son énergie et sa probité, ne me permettent pas de douter qu’il n’ait sauvé la vie à mille infortunés ; nous nous mîmes en route à la chûte du jour, après un repas pris dans sa cabane, et frugal, comme on le présume, Petrus, armé d’un bâton, d’un cordeau pour passer le torrent d’Alvina, et moi armée de mon seul courage. Nous gravîmes pendant trois heures les montagnes sapineuses de Passowitz… mon fils dormait : âge innocent ! âge aimable ! où tout est bien auprès de ce qu’on aime, où nulle prévoyance, nul souci n’empoisonne un repos mérité ! Nous avancions, et chaque fois que la fatigue nous accablait, Petrus recourait à sa dame-jeanne, et moi je regardais mon fils ; la force renaissait et nous marchions de nouveau. A deux heures du matin, un clair de lune éclatant que j’aurais admiré ailleurs, me laissa voir les eaux bouillonneuses du torrent d’Alvina, que le fracas de leurs cascades annonce d’une demi-lieue. Il fallait le franchir, les eaux avaient cru considérablement par la fonte des neiges des hautes montagnes du Krapack. Il y avait du danger à passer. Petrus même, malgré son courage, hésitait ; mais j’étais déterminée. Il attacha donc son cordeau à un saule, sur le bord ou nous étions, et s’élançant de rocher en rocher sur les blocs qui coupent et font soulever les eaux du torrent, il passa jusqu’à l’autre rive, où il attacha pareillement l’extrémité de sa corde. Il revint ensuite me chercher : « Allons, Madame, du courage, me dit-il, » et nous entrâmes dans le torrent, lui, conduisant l’animal par la bride ; moi, serrant mon fils sur mon sein, et tenant avec force la corde de l’autre main ; tout alla bien jusqu’à dix pas de la rive opposée, lorsqu’un bloc, roulant sous les pas du docile animal, le fit broncher et tout fut submergé. Le délire, l’eau que j’avalai, le désespoir subit de perdre mon fils, tout m’ôte la possibilité de décrire ce qui se passa en ce moment. Je sais seulement qu’en reprenant connaissance, je me vis sur l’herbe, fortement serrée contre mon enfant que mes bras roidis étouffaient, et ma tête appuyée sur les genoux du pauvre Pradislas… Ce jeune ami nous avait suivi à travers les bois, et au péril presque certain de sa vie, s’était élancé dans le torrent pour m’en arracher. Il me suppliait pour sa seule récompense, de me laisser suivre de loin jusqu’à Alvina. Pouvais-je refuser à l’être qui m’avait sauvée, un plaisir que je partageais, quelque périlleux qu’il fut ? Je repris mon chemin le long du torrent, et précédée du bon Pétrus. Quant à Ernest gravissant les crêtes des montagnes, il me suivait des yeux, en agitant un mouchoir blanc que je distinguais sur la verdure. Je vis cet aimable enfant franchir les ravins, les ruisseaux pour appercevoir un instant de plus sa bien aimée. Prête à entrer à Alvina, je lui répondis par le même signe. Ces deux pavillons de l’amour cessèrent alors de flotter sur nos têtes, et se placèrent sur nos yeux qui se cherchaient en vain. Nous nous criâmes cet adieu, ce mot si cruel pour les êtres qui s’aiment et semblent n’avoir qu’une vie pour deux ; et j’entrai dans Alvina, village frontière, renommé par la police cruelle qu’y exerçaient les Russes. Le jour paraissait à peine, mon costume était modeste, propre à l’illusion, et ma monture conforme à mon équipage. Nous passions devant le corps-de-garde qui fait la limite de Hongrie, le cœur me battait avec violence, nous allions déboucher sur le pont, lorsqu’une voix terrible sort d’une guérite délabrée et me crie : alte-là ! Un soldat Russe, saute à la bride de l’âne, mon enfant pousse un cri de frayeur, Petrus pâlit, et j’allais rester interdite : néanmoins rappellant mon courage et prenant le patois du pays, j’explique à la sentinelle la cause supposée de mon voyage. Autant valait parler à la borne de la limite : le féroce Livonien ne répondait à mes discours que par ces mots terribles : au corps-de-garde ! pâle, défaite, consternée, j’entre dans une caverne enfumée, pendant qu’on va chercher le Commandant. Qu’on juge de ma situation pendant une heure mortelle ! sur-tout quand j’entendis le sujet de la conversation. On parlait de notre défense au château d’Alexiowitz… « Les coquins ont tué trois cents soldats Russes, disait gravement un gros Livonien. — Trois cents ! dites donc, trois mille, s’écriait un petit Sergent, à la face ombragée par une immense cocarde noire, et qui me regardait avec attention ; mais enfin demain nous allons raser la maison… » Je frissonnai et pensai à mes amis… Le Commandant arriva enfin. Je reculai d’effroi à l’aspect de deux moustaches énormes. Il entra, s’approcha d’un air terrible, et je reconnus qui ! le Chevalier Morlinski, Patriote Polonais, transporté à Alvina pour servir ses amis et qui jouait son rôle de sujet Russe à merveille… « Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? Où allez-vous ? » me cria-t-il d’une voix terrible et me poussant le pied avec adresse. Il vit que je me troublais : nouvelle question d’une voix tonnante, et m’évitant ainsi à chaque fois l’embarras d’une réponse ; il me conduisait jusqu’au pont de la limite de Gallicie, et me renvoyait brusquement, lorsque le petit Sergent, fixant mon fils avec attention, s’écria : « le diable m’emporte ; c’est un enfant de Magnat ! où est ta mère ?… » C’est cette paysanne, répond ingénu ornent et en bon Polonais, mon pauvre Edvinski. « Cette paysanne » ! Aussi-tôt cris universels, la garde est sous les armes, le village se rassemble, on bat la générale… C’est un Prince ! s’écriait la soldatesque égarée. Scène vraiment comique pour un spectateur désintéressé ! mais qui devenait sérieuse pour nous. On fait rentrer l’enfant au corps-de-garde, et l’on juge si sa mère l’y suivit !… Questions nouvelles, fureur parfaitement jouée de la part du Commandant, qui me donne pour prison une salle de la cazerne, et me fait un signe de l’œil, tout en ordonnant à la garde de faire feu, si j’osais forcer la consigne : quoique rassurée par ces dispositions bénévoles de Morlinski, je n’en tremblais pas moins pour l’avenir. Comment m’arracher de ma prison ? Comment sortir du territoire sans repasser ce pont funeste ? Telles étaient les réflexions qui m’assiégeaient dans un réduit obscur, préparé à la cazerne d’Alvina, lorsque je reçus, le soir, d’une main inconnue, trois matelats et les accessoires d’un bon coucher pour mon cher Edvinski. Une lampe funèbre et des inscriptions horribles et ménaçantes, tels étaient les objets qui frappaient mes regards interdits en fixant les murs de ma prison. La fatigue du jour l’emporta enfin, et malgré les inquiétudes dont j’étais dévorée, je succombai au sommeil. L’image d’Ernest ne me quittait point. Il n’est pas de péril que l’amour ne dissipe en songe, de situation qu’il n’embellisse : et c’est avec étonnement que je me rappelle la délicieuse rêverie où j’étais plongée, elle s’accroissait au point que je croyais respirer sur les lèvres d’Ernest, et cueillir le premier souffle de l’amour, lorsqu’un baiser plus qu’idéal me réveille en sursaut : je m’agite, m’élance et distingue, ô surprise ! horreur ! le petit Sergent du corps-de-garde, assis sur mon lit et me fixant avec impudence. « Je t’ai reconnue, me dit-il, avec une assurance dont on ne se faisait pas encore une idée alors : tu es la Comtesse Pauliska, je t’ai vue à Varsovie… et moi je suis Français de naissance, vainqueur avec les Russes et ton gardien ; c’est-à-dire maître de ton sort. Prononce toi-même, ta destinée est dans tes mains : dors encore, et tu es libre à ton réveil : le moindre bruit, tu es perdue ». Il achevait à peine ces mots le monstre, également difforme d’esprit et de corps, que sa licence n’eut plus de terme. Plus forte que lui, je le rejettai loin de moi ; il revenait les yeux étincélants de fureur et d’ivresse, lorsque ma fenêtre s’ouvrit. Je vois s’élancer un ange libérateur, à peine ai-je le tems de reconnaître Ernest, accouru sur le bruit de mon arrestation, que mon jeune ami arrache la couverture, en enveloppe le petit Sergent, le comprime, l’entasse dans le sac de mes hardes, et le jette par la fenêtre sur des couches. Nous descendons par l’échelle que Pradislas avait apportée ; et munis de la lanterne de ronde du Sergent et de sa personne qu’Ernest, furieux, charge sur son dos malgré mes instances, nous nous acheminons au pont par des rues détournées. La sentinelle crie alors : Qui vive ? Ernest répond, en agitant le sac, Ronde. Je l’avoue, cette saillie en un pareil moment, faillit nous trahir par un éclat de rire, « Réponds à la sentinelle, dit Ernest au bossu, ou je te jette dans le torrent ». Un petit cri rauque parti du fond du sac confirma la présence du Sergent, et nous passâmes. Arrivés à l’autre extrémité du pont, près de la guérite de la sentinelle Impériale, Ernest déposa son fardeau au bureau des Douanes de Gallicie, donna le tout pour de la contrebande, et nous nous éloignâmes rapidement. J’ignore ce qu’est devenu ce Sergent ; mais il est certain, par son impudence et sa hardiesse extraordinaires, que s’il n’a pas été jetté dans le torrent d’Alvina par les commis du Roi de Hongrie, il doit avoir joué un grand rôle dans l’histoire de la scélératesse Russe.

Nous nous vîmes donc à quatre heures du matin sur la route de Passowitz, à Ust, avec mon Edvinski, et l’on juge si j’étais disposée à renvoyer mon libérateur ! Deux fois sauvée par lui, par un être charmant, aussi étonnant par ses qualités que par sa présence d’esprit et son courage, était-il possible de dissimuler l’impression profonde qu’il m’avait faite ? J’en convins avec transport, et lui donnai par cet aveu naïf le premier prix de son courage et de sa loyauté.

Je dois l’avouer pourtant, au milieu de ces sensations douces, je ne passai point le seuil de mon pays natal, sans un serrement de cœur, une douleur très-vive : et quelque cruauté que j’y aye éprouvé, un sentiment indéfinissable m’entraîne toujours vers ce sol adoré. Nous ne pûmes arriver à Ust que le soir ; Edvinski était fatigué, le pauvre animal, jadis notre compagnon de voyage, étant resté en otage. Nous allâmes descendre chez le Baron d’Olnitz qui nous attendoit depuis long-tems, et qui ne resta pas peu surpris de me voir en pareil équipage. Ce fut dans une heure la nouvelle de Ust. Madame de Varnaw et plusieurs autres, m’envoyèrent offrir leurs services, en attendant que mes effets fussent arrivés. J’étais si fatiguée, que je préférai rester dans mes vêtemens de paysanne, et c’étoit un spectacle assez piquant, de voir la simple Petrowna au milieu d’un cercle devenu très-brillant, recueillir tous les hommages, toutes les attentions de la noblesse persécutée par sa caste. L’assemblée était superbe : l’Archevêque de Varsovie, le Marquis de Betrask, Madame de Lamberti s’y faisaient remarquer. C’était une espèce de Cour qui se tenait chez mon hôte, et à laquelle je devais présider. Je remis à un autre jour mes observations sur ceux qui la composoient, et m’éclipsant au milieu d’un murmure de regrets qui me parut flatteur, je regagnai mon appartement. Ernest, dans le désordre où il se trouvait, n’avait osé se présenter chez le Baron d’Olnitz. Je ne sais si cette absence hâta ma retraite ; mais je préférai la solitude au tourbillon d’où je sortais.

On me donna un appartement complet, au second étage de l’hôtel d’Olnitz. Les maisons sont en général aussi modestes en architecture qu’en ameublement à Ust ; mais qui peut s’occuper de luxe après tant de soucis ! et le plus simple réduit n’est-il pas l’Elisée, quand on y trouve la paix et l’amour ? Je plaçai mon Edvinski au pied de mon lit, sur un sopha commode, et je me livrai à mes réflexions. L’avenir m’occupait faiblement. J’étais si persuadée que mon retour serait prochain, et me rendrait toute ma fortune, que je m’étais bornée à faire passer dix mille ducats chez un Banquier de cette ville. Cette somme me paraissait plus que suffisante pour attendre l’évènement et même pour figurer selon mon rang. Je regrettai cependant de n’avoir pu me procurer plus de fonds, quand je songeai à Pradislas. Il devait avoir de grands biens à la mort de son onde ; mais parti brusquement, sans précaution, il devait se trouver bientôt dans un dénuement absolu. Néanmoins, ces idées, ces calculs se dissipèrent, et toute remplie de ce calme si doux après l’orage, de la pensée que rien ne troublerait mon sommeil, si ce n’est les douces agitations de l’amour, je me jettai dans le sein de Morphée.

Je dormis profondément jusqu’à dix heures, et transplantée ainsi dans le séjour de la paix, de la bonne compagnie, je ne m’occupai plus à mon réveil que d’idées riantes, que des plaisirs et des fêtes auxquelles on se livrait au sein des espérances les plus flatteuses sur l’avenir. Mes malles n’étant point encore arrivées, je mis une simple vestale blanche ; et c’est dans un désordre assez élégant que je reçus le Baron d’Olnitz, qui vint à une heure s’informer de ma nuit et prévenir mes désirs. M. d’Olnitz était un grand homme de cinquante-cinq ans à-peu-près, maigre, marqué extrêmement de la petite vérole, ayant déjà les cheveux blancs, l’œil vif, pénétrant, et lançant un regard étincellant d’un feu qui me donna par la suite des chagrins bien cruels. Du reste, homme de cour, froid en apparence, silencieux, et d’un ton qui inspirait une confiance entière en ses procédés. Il ne pénétra chez moi qu’après des protestations, des excuses réitérées, avançant pas à pas, de pièce en pièce, affectant de baisser les yeux, s’informant d’une voix douce et altérée de ma santé, et ce ne fut qu’après mille propos détournés, qu’il me questionna adroitement sur mes projets ultérieurs. Je crus remarquer de sa part un désir extrême de me voir rester à Ust, et lorsque j’en témoignai le désir, il trésaillit visiblement. La conversation devenait plus générale, quand Pradislas entra, avec cette grace, cette légèreté, qui éclipse, déconcerte, anéantit toutes les concurrences, les passions graves. M. d’Olnitz le reçut poliment ; mais je le vis pâlir. L’instant d’après, il sortit et j’en fus ravie. Nous avions tant besoin de nous trouver ensemble, mon jeune ami et moi ! C’est ainsi qu’après l’orage, les oiseaux des champs se réunissent sous le feuillage, ils agitent leurs petites aîles, secouent à-la-fois les goûtes de pluye et leurs craintes, et gazouillent de nouveaux projets pour leurs amours. Nous nous voyions sur une terre étrangère, loin de parens bien chers, enthousiastes de préjugés peut-être ; mais éprouvant déjà ce mal-aise qui naît de l’incertitude, du besoin de recourir à autrui, du besoin de réfléchir enfin, tourment si cruel, pour de jeunes têtes Polonaises ! nous réfléchîmes donc, ou le crûmes.

Pradislas avait été mandé chez le Major Dejanieck ; c’était l’usage dès qu’il paraissait un Polonais en Gallicie. On l’engagea à ne pas différer de prendre parti dans un Corps. La politique Impériale tolérait alors à Ust la formation de deux Légions qui paraissaient ne menacer que les Russes. Ernest choisit celle des réfugiés Polonais, de Cracovie. Son air martial, sa taille brillante, quoique fort jeune, l’avait fait accueillir avec transport. On lui avait annoncé qu’il fallait se monter, s’équiper entièrement, et Pradislas n’avait apporté que deux cents ducats, déjà fort attaqués par ses dépenses habituelles. Je le savais, et lui donnai à l’instant une créance de pareille somme sur mon Banquier. La certitude où il croyait être de me la rendre avant peu le porte à l’accepter. Il m’en fit aussi-tôt son billet, et l’on juge s’il est au nombre de ceux que j’ai gardés de lui ! J’avais demandé à M. d’Olnitz la permission de lui présenter mon cousin. Ernest vint donc le soir à l’assemblée, et s’acquérait par là peu-à-peu l’entrée de la maison. J’observai qu’il fit sensation au Cours. Je fus flatée de ce petit triomphe, et j’éprouvai que l’isolement où nous étions, rendait mon ami plus nécessaire encore à mon existence.

Le soir, le Corps des réfugiés Polonais s’assembla au Warnitz. Pradislas fut présenté à M. Dejanieck, Chef de la Légion, et qui connaissait sa famille. Il fut accueilli avec distinction. M. d’Olnitz parla quelque tems, bas, au Colonel ; je fis peu d’attention d’abord à cette circonstance ; mais j’y revins bientôt, quand j’entendis Ernest recevoir l’ordre d’aller coucher à Falsback, quartier du Corps, à deux lieues d’Ust. Cette nouvelle imprévue me saisit, et je ne doutai point que M. d’Olnitz n’eût accéléré cet ordre. Ernest parut affligé ; mais le vertige de gloire l’avait saisi ; il ne respirait plus que coursiers et armure, et j’observai que ce coup fut bien moins violent pour lui. Insensées que nous sommes ! Nous n’avons qu’une passion, les ingrats en ont mille, et prétendent aimer !

Je rentrai à Ust, triste, rêveuse, et me retirais dans mon appartement lorsque Ernest me demanda la permission de m’y suivre… Nous allions nous séparer le lendemain peut-être. Je ne répondais point. M. d’Olnitz me donnait le bras… Ernest monta sans attendre ma réponse. J’observai que mon hôte trouva fort scandaleuse la méthode de recevoir à toute heure ; mais mon cœur affligé n’était pas porté à lui céder. Je saluai froidement M. d’Olnitz, m’appuyai sur Ernest, et nous entrâmes. Nous allons donc nous séparer encore ? dis-je à mon ami, en tombant en pleurs dans un fauteuil. — La gloire… me répondit-il. — Et l’amour ? — Ils ne se quitteront point. — Vous viendrez souvent ? — Chaque jour. — Et si vos Chefs vous le défendent ? — Je les fléchirai. — Si l’on part ? — Je mourrai digne de vous. A chaque mot, une réponse tendre. Il était à mes pieds, beau, suppliant, sensible ; nous devions nous unir ; mais nous séparer d’abord. Je voulus en vain puiser dans cette douloureuse idée une résistance qui me devenait difficile : un soufle délicieux fit évanouir toute réflexion, et je revins à moi dans les pleurs. Mon ami fut tendre, empressé, délicat !… Combien il parut changé depuis !… Nous nous séparâmes à onze heures… J’entendis la porte se fermer avec fracas sur lui, le vieux portier murmurant entre ses dents des imprécations contre les Polonais. Je prêtai l’oreille avec plus d’attention, et j’entendis M. d’Olnitz, consignant à demi-voix à son Suisse le jeune Pradislas. Ce fut-là la première humiliation que j’éprouvai. Ce ton de supériorité de mon hôte, ces mesures cachées, cet acte de propriété, tout me fit sentir que je n’étais plus chez moi, et je versai la première larme du regret.

Je restai huit jours entiers sans voir Ernest. Je m’en étonnais moins, connaissant la consigne que M. d’Olnitz avait donnée ; mais l’amour est fécond en inventions, en craintes, en ressources ; et toutes ces idées devaient avoir assiégé mon ami. Je m’informai si personne ne m’avait demandée ; je n’obtins que des réponses insignifiantes ; en un mot, je me trouvai complettement prisonnière. Le lendemain, je ne résistai pas à mon chagrin, à mon inquiétude : je demandai la voiture du Baron pour une promenade. Mon dessein était d’aller aux environs de Falsback, de rencontrer peut-être Ernest, et de respirer le même air. Je comptais sur le sort protecteur, sur ces hasards que les amans se promettent et trouvent en idée long-tems avant qu’ils se réalisent. M. d’Olnitz soupçonnait sans doute mon dessein ; la voiture était brisée, le cocher absent et les chevaux malades. Mille excuses provinciales furent données. Je m’impatientais, et, sortant à pied, je louai une voiture, et me fis conduire sur le chemin du lac de Falsback. Comme mon cœur battit avec violence, quand je découvris sur les bords du Lac, le village et le quartier des réfugiés Polonais ! Le soleil se couchait alors et dorait toute la rive opposée d’une teinte rouge et brillante, tandis que le bord sauvage où je me trouvais, conservait cette teinte lugubre des forêts et des rochers dans L’ombre. — En un mot, c’était devant moi l’éclat trompeur de la gloire ; ici, la sombre obscurité de l’amour inquiet.

Je laissai la voiture sur le chemin de Ust, et je m’avançai, seule, par un sentier jusqu’au bord des eaux, et sous le feuillage des trembles, dont la dépouille couvrait déjà les bords du Lac. — Là, je m’assis sous un arbre. Que je me trouvai bien alors ! je voyais le toît, l’asile de l’objet aimé ce mouvement, cette agitation militaire devant le quartier… ces chevaux, venant avec ordre s’abreuver dans le Lac, conduits par une foule de Gentilshommes infortunés, si éloignés de prévoir leur sort, tout devenait intéressant pour moi. Ernest embellissait tout, mais ne paraissait point. Je tombai dans une profonde rêverie ; je crus à l’inconstance, à l’oubli ; j’écrivis sur le sable un mot que j’avais prononcé cent fois, et je chantai en gémissant cette romance :


Romance.

Sable ! où j’ai tracé : je vous aime,
Les flots jaloux, t’applaniront un jour ;
Le tems efface-t-il de même
Ce qu’en nos cœurs avait écrit l’amour ?
Ernest ! d’une amante craintive
Viens ranimer l’espoir trompé :
Écris ce mot sur l’autre rive,
Et le présage est dissipé.

L’aquilon fait tomber la feuille
Dont le soleil a flétri la couleur,

Le cristal des eaux la recueille ;
Elle me peint ma chûte et ma pâleur.
Ah ! vous pouvez ternir cette onde,
Triste dépouille des forêts !
Hélas qu’y puis-je voir au monde
Perdant Ernest et mes attraits ?

De Phébé l’image tremblante
Déjà vacille en ces flots argentés ;
Miroir de l’effroi d’une amante,
Ce lac te peint mes esprits agités ;
Mais Phébé s’enfuit dès l’aurore,
Sa flamme brille en d’autres lieux.
Moi, nuit et jour je brûle encore ;
Ernest est le monde à mes yeux.


La nuit avançait et me surprenait dans ma rêverie. Je ne distinguais déjà plus la retraite de mon ami, et les derniers rayons du soleil frappaient d’une teinte rouge les pieds des rochers qui dominent le Bourg. Je songeai à partir ; je rejoignis ma voiture et repris le chemin de Ust. A peine avais-je fait un quart de lieue, que j’entendis le bruit du galop de plusieurs chevaux. Je m’effrayai et fut bientôt rassurée par la voix d’Ernest… Il avait apperçu ma voiture, arrêtée sur la route : l’idée que ce pouvait-être son amie l’avait engagé à parcourir avec une lunette d’approche le rivage opposé, et il m’avait reconnue. Il donna son cheval à un valet, et nous fîmes une demie lieue dans ma voiture, avec cette ivresse que produit toujours une absence antérieure… Je lui demandai ensuite quels étaient ces chevaux dont j’avais entendu qu’il était suivi. Il balbutia et finit par m’avouer que plusieurs de ses camarades avaient fait la partie de l’accompagner ; qu’il avait en vain, tâché de les en détourner ; mais qu’ils étaient discrets et s’étaient éloignés. Cette première légèreté me saisit, m’affecta ; je jurai de ne plus revenir à Falsback. Je sentis mon imprudence, et lui permis tout au plus, quand il m’eut exprimé ses regrets, de se présenter dans ma nouvelle demeure : car je comptais quitter l’hôtel d’Olnitz, où Ernest était consigné. Un baiser scella enfin son pardon, et il partit comme l’éclair. Ma voiture resta immobile un instant pour attendre mon valet. Qu’on juge de mon chagrin, de mon indignation, quand j’apperçus que la troupe d’étourdis m’avait suivie ! quand j’entendis Ernest rentrer dans les rangs de la horde indiscrette, recevoir des félicitations, des invitations de présenter chez moi ses camarades ! Je fus au désespoir, et je vis bien que l’indiscrétion militaire n’avait que changé de sol. Je me promis fermement de punir cette légèreté. Je rentrai à Ust profondément affligée, et me retirai en défendant ma porte à qui que ce fut.

Le lendemain, de fort bonne heure, j’eus une visite de M. d’Olnitz. Je lus dans ses traits un air observateur, toujours mêmes attentions, même prévenance et fausseté ; mais j’étais loin de m’en défier assez. M. d’Olnitz s’offrit pour gérer lui-même mes affaires. Il fut d’avis d’abord de faire deux placemens pour plus de sûreté. Je laissai donc cinq mille ducats chez mon premier Banquier et mis les autres chez un M. Armand, qu’il connaissait, disait-il, parfaitement. Je le remerciai de ses soins en les acceptant ; mais je lui témoignai d’ailleurs que je comptais prendre une maison. Ce projet le troubla visiblement. — « Vous quittez mon hôtel, s’écria-t-il ! aurais-je été assez malheureux pour ne pas vous prévenir, vous rendre tous les soins que vous méritez ? Disposez, Madame, de tout ici, ordonnez… » En disant ces mots, il ne s’appercevait pas qu’il serrait de sa main étique la mienne, à me faire crier : il insista inutilement ; ses yeux rouges voulurent en vain être tendres, il ne purent que m’effrayer et me confirmer dans mon projet. Malheureuse ! je ne fis que hâter mes revers ! Il me demanda au moins quinze jours pour me trouver un local convenable. Tout était occupé dans la ville ; il fallait disposer un appartement, le meubler… Je promis huit jours, en le comblant de remerciemens ; mais tenant à mon dessein d’une manière irrévocable. Mon placement fut fait chez le nouveau Banquier, et M. d’Olnitz s’employa en apparence à me chercher une maison.

J’étais fort tranquille sur tous ces arrangemens, lorsque je reçus le soir, à l’assemblée, un billet d’Ernest qui m’allarma. Le stile en peignait le plus profond désespoir. — Confiant, disait-il, et sans expérience, il avait joué, fait un billet d’honneur, trois cents ducats suffisaient à peine… Il n’avait que la ressource de fuir ou de mourir. Je tréssaillis, je volai chez M. Simons, je retirai cette somme en essuyant un fort escompte pour l’avoir sur le champ, et je fis prier Pradislas de se trouver le lendemain au Wernitz ne pouvant le recevoir chez moi. Je m’y rendis à la nuit tombante… Il m’aborda et nous nous assîmes. « Vous avez de l’esprit, de la sensibilité, mon ami, lui dis-je avec douceur ; vous avez mille ressources pour réussir dans la carrière militaire, et je vois avec douleur que vous vous livrez à toutes les passions de l’oisiveté et qui conduisent au vice. Vous jouez avec fureur ; l’indiscrétion même semble remplacer en vous la prudence, la délicatesse ; j’en crois mes pressentimens, vous me préparez de grands chagrins ». Il versa des larmes pour toute réponse, et me dissuada avec cette éloquence si facile à l’être adoré. Nous nous égarâmes sous les arbres, et l’amour seul dissipa toutes les inquiétudes, tous les soucis de la prévoyance. Je priai Pradislas de me reconduire chez Madame de Furstemberg, où l’on se rassemblait. Il me quitta là, après m’avoir promis avec les sermens les plus tendres d’être prudent à l’avenir.

Le Cercle était brillant chez Madame de Furstemberg ; on y forma le projet d’une course aux eaux de Tornisk. Je promis de m’y laisser entraîner. M. d’Olnitz ne me quittait point ; et je me serais bien ennuyée sans une Sonate de sistre qu’un officier d’un Régiment Esclavon joua avec un art incroyable, et à laquelle je ne pus refuser mon attention. Il chanta aussi plusieurs romances qu’il paraissait m’adresser en estropiant de son mieux le Polonais. Il ne fit alors que me prouver qu’avec de beaux traits et des talens on peut être fort ridicule. Ses yeux mourans, ses balancemens de tête, cet air évanoui d’amour, enchanteurs peut-être pour une Vénitienne ne purent que m’amuser, et je sortis fort gaie de ce cercle bisarre.

Nous revenions à pied ; suivant l’usage de cette petite ville, lorsqu’en passant devant le café militaire, je crus, au clair de la lune, reconnaître les chevaux et le valet de Pradislas. Je jettai un regard à travers les vitraux du café, et je vis mon ami aux prises avec une foule de joueurs de tout uniforme. Je l’avoue ; mon cœur fut serré ; mes yeux se remplirent de pleurs et je lui écrivais le soir même, après être rentrée, lorsqu’un grand bruit se fit entendre sur la place. J’ouvre ma croisée, j’entends le cliquetis des épées, des voix confuses font retentir à mes oreilles le nom d’Ernest, je tombe sans connaissance, et j’ignore encore par quel secours je me trouvai dans mon lit. Le lendemain je reçus ce billet :


Des Prisons du Château.

« Oubliez-moi : je suis le dernier des hommes, j’ai trahi mes sermens, dans l’espoir de m’acquitter envers vous, j’ai voulu risquer un dernier effort ; j’ai perdu le double de la première somme. Je ne puis sortir que pour perdre la vie ou l’arracher aux favoris du sort qui me persécute. Laissez-moi gémir dans les cachots d’une faute irréparable, et bornez-vous à plaindre le malheureux Ernest Pradislas ».

Ce mot de cachot me perça le cœur. J’aurais donné ma vie pour Ernest ; pouvais-je balancer pour un peu d’or ? J’envoyai encore la somme, et m’applaudis de lui rendre la liberté à ce prix. Il ne la recouvra que trois jours après ; sa fureur pour le jeu, sa violence extrême l’avaient déjà rendu trop célèbre à Ust, où la politique Impériale tolérait avec peine les réfugiés Polonais, et il fut consigné aux portes de la ville jusqu’à nouvel ordre. Cette nouvelle m’affligea et je songeai aux moyens de me réunir à lui, sans l’exposer à enfreindre l’ordre de son chef. Je louai une petite maison de campagne sur la route de Falsback, et à l’insçu de M. d’Olnitz, j’y fis porter quelques meubles, car c’était une véritable chaumière, où je me proposais de recevoir mon ami le surlendemain. Il est impossible d’être plus tendre, plus reconnaissant qu’il ne le parut. Il brûlait de s’acquitter envers moi. Son père lui annonçait un envoi de fonds. Toute sa félicité était de me rendre l’aisance que je commençais à perdre. Ces idées m’occupaient peu ; mais le projet annonçait de la délicatesse ; l’amour recueillit tout, les torts furent oubliés, les sermens les plus tendres de fidélité et de prudence renouvellés, et cette soirée fut une des plus délicieuses de notre vie.

Je devais, le lendemain, faire la course des Eaux de Tornisk, avec toute la société d’Ust. J’engageai Ernest à s’y trouver comme par hasard ; mais sur-tout à y venir avec le Major Dejanieck, quelqu’ami raisonnable, et non avec la troupe des jeunes Magnats étourdis. Il me le promit et m’accompagna jusqu’aux portes de la ville, où je retrouvai mon laquais.

A peine cinq heures du matin sonnaient, que la place fut couverte de traineaux, de chevaux et de chars. Les hommes en habits de chasse, les femmes en amazones, la multitude de valets, tout donnait aux préparatifs de notre petit voyage cet air de Cour dont nous étions privés depuis si long-tems. L’Archevêque de Varsovie, Mesdames de Virrick, d’Arnoldi, de Fustemberg se réunirent. Je fus placée dans la calèche de M. d’Olnitz ; mais toutes les voitures étant découvertes, je sauvai un tête-à-tête fâcheux. Trente à quarante cavaliers entourant dix voitures, formèrent le cortège bruyant et joyeux qui partit comme l’éclair. Les chevaux sont fort bons en Hongrie ; nous fûmes à Hann en deux heures, et rendus à une heure après midi aux Eaux.

Le fracas de notre entrée étonna un peu les bons habitans. Je remarquai pourtant que cette folie bruyante de la part de réfugiés, leur parut indiscrette. Quelques vieillards même haussèrent les épaules ; mais jouir à tout prix, telle était notre devise. Nous nous répandîmes bientôt dans la ville et les salles de bain. Des douches, des béquilles, des infirmes de toute espèce nous parurent un spectacle fort triste et nous rentrâmes au Lion-d’Or, où le dîner le plus splendide fut servi et dévoré au son de la musique du Régiment Hongrois de Michalowitz, dont l’État-Major était à Tornick, Ernest et M. Dejanieck, Major de son Corps, arrivèrent pendant le dîner, qui devint alors pour moi une véritable fête. Je remarquai que la présence de son mentor donnait à mon ami cette décence, cette douceur silencieuse dont à la vérité ses yeux se dédommageaient en me fixant ; et qui préviennent toujours pour un jeune homme. En un mot, il fut très-aimable et je me vis heureuse. Les Officiers de Michalowitz étant fort bons-musiciens, nous eûmes un concert, où le sistre figura selon l’usage. Il en fallut entendre plusieurs sonates de M. d’Alvinski, véritable virtuose. Je chantai un duo avec Pradislas et il me sembla ainsi qu’à l’assemblée que ma voix pouvait flatter encore des oreilles italiennes.

Après le concert, plusieurs Officiers nous proposèrent de voir le Club de Tornisk. Nous trésaillîmes d’étonnement à ce mot. — Comment, s’écria-t-on : le Roi de Hongrie se décide-t-il à tolérer de tels rassemblemens ? — « Ils sont secrets, reprit le Major, en souriant : daignez nous suivre, Mesdames, et vous pourrez avoir les honneurs de la séance, sans vous compromettre, ni les effrayer ». La curiosité l’emporta et nous demandâmes à voir cette assemblée. Nous traversâmes ensemble un verger qui conduisait à une grange retirée, au fond d’un amas de maisons, tous marchant en silence et avec les plus grandes précautions pour n’être pas entendus. Arrivés à la grande porte, nous regardâmes à travers les ouvertures des planches et distinguâmes à peine autour d’une espèce de table placée sur des tonneaux et à la lueur d’une lampe éclairant faiblement cet antre lugubre, un rassemblement d’individus en robes noires. Nous regrettâmes que, nous tournant le dos, il ne pussent montrer leur figure. Mais nous remarquâmes cependant à leur contenance qu’ils étaient fort agités, quoique sans proférer une syllabe.

Le Président, d’une taille beaucoup plus élevée, avait sur les yeux un chapeau rabattu énorme. Couvert d’une immense robe noire, il était appuyé sur un in-folio que nous supposâmes être un projet de constitution, sur lequel il paraissait profondément rêver. Nous faisions mille raisonnemens sur cette silencieuse assemblée et ces nouveaux philosophes, quand tout-à-coup la porte s’ouvre, et nous distinguons à travers une claire-voie le respectable aréopage. Un énorme baudet, en robe noire, et la sonnette au col, siégeait au fauteuil ; les autres membres étaient les chiens du village, les plus notables par leur taille et leur voracité. Ils étaient retenus par une corde attachée à un collier. Sur chacun des liens étaient écrits ces mots : frein des lois. Au milieu de la table, un énorme baquet, rempli des débris du dîner, portait ces mots : Système agraire, bonheur commun. A un signal donné, tous les cordons furent rompus. Aussi-tôt les Membres se précipitent sur le bonheur commun, avec leur avidité ordinaire ; la guerre s’allume pour les partages, le sang coule, les coups de dents se distribuent ; rien n’est respecté, pas même les molets du Président, qui se met à ruer, à gambader en agitant vainement la sonnette. Bientôt c’est une confusion, un vacarme vraiment comique, et qui se termine par l’arrivée du valet d’écurie qui, distribuant à chacun des Membres de vigoureux coups de fouet, les renvoye chacun à leur place. Les Officiers impériaux rirent beaucoup du dénouement, et en acceptèrent l’augure ; je ne conclus pas ainsi : Véritable amie de la liberté Polonaise, je leur dis que l’abus n’était pas la chose. Pradislas, né violent, crut voir une épigramme, et allait s’emporter ; je prévins cette explosion en l’entraînant.

Nous nous répandîmes bientôt dans les vergers qui avoisinent Tornisk. La société était vive, animée, rayonnante de joye et de plaisir. Je donnais le bras à M. d’Olnitz, satisfaite, ennivrée de la présence de mon ami ; bientôt le postillon du Baron arrive essoufflé, et lui remet des lettres qu’il dit fort pressées. Le Baron les parcourt rapidement, et j’entrevois, à travers le sombre dont il cherche à envelopper ses traits, que le contenu le transporte, il me tire à l’écart pour me le communiquer, avec un chagrin apparent. Qu’on juge de l’effet que durent produire sur moi les premières lignes !… J’y vois d’un trait la faillite d’Armand, et l’ordre de départ de la Légion où servait Pradislas. L’Empereur ordonnait le renvoi des rassemblemens Polonais sous trois jours. Deux foudres tombant sur ma tête m’auraient moins frappée que ces deux nouvelles. Il était impossible d’avoir désormais aucun fonds de Pologne, et je perdais Ernest le lendemain même. Le Major avait reçu par la même voie un billet du Colonel, avec injonction de se rendre de suite au Corps, qui devait partir le quatre, à la pointe du jour, pour pénétrer en Pologne. Je me vis sans ressource : je vis nos infortunés compatriotes sacrifiés dans une entreprise téméraire : je fus attérée et m’évanouis… Le croirait-on !… c’est pendant ce tems même qu’Ernest s’éloigna de moi… Quelques soins, quelques recommandations vagues à ceux qui me soutenaient furent ses adieux. Un baiser de glace déposé sur ma main, voilà, m’a-ton dit, les seuls témoignages de ses regrets. Êtres froids ! ils appellent courage, force d’ame, ce qui n’est de leur part qu’indifférence et le masque de l’insensibilité.

Je fus au désespoir en reprenant mes sens. Je me voyais seule au monde, sans amis, sans fortune, et placée chez un homme qui commençait à m’être odieux par ses prétentions. Le retour jusqu’à Ust ne fut qu’une suite de douleurs et d’évanouissemens. Je m’apperçus à peine que j’étais dans la voiture du Baron, tant les pleurs offusquaient ma vue et oppressaient mon cœur ! Je m’endormis enfin d’accablement, et ne revins à moi que par une douleur aiguë au bras. Je trésaillis et me réveillai brusquement. Mon bras était meurtri. « Vous avez eu une attaque de nerfs effrayante, me dit froidement M. d’Olnitz, et vous vous êtes mordue horriblement, malgré mes efforts ». Je le crus, quoique son œil étincellant m’eut frappé et m’eut donné une juste défiance. Je remarquai que cet homme devenait alternativement pâle et rouge, qu’il se serrait contre moi presqu’involontairement, en un mot, que tous ses nerfs étaient dans une agitation évidente, quelqu’effort qu’il fit pour se contenir. Je ne réfléchis point alors ; je me plaignis de quelqu’incommodité, et trop absorbée dans mes souvenirs, et la pensée que je ne reverrais plus Ernest, nous allâmes descendre à l’hôtel d’Olnitz.

Il fallut me porter sous le bras dans mon appartement, tant je me trouvai faible. Le Baron ne se présenta que le soir. Il était calme, ne me parla que d’amitié ; il en eut le langage délicat ; il en eut même les procédés, quoique cette circonstance ne se soit jamais éclaircie. Je reçus le lendemain matin un billet, signé Armand, et auquel étaient joints cinquante ducats, comme une restitution, la seule qu’il put me procurer sur sa faillite. Cet homme était parti chargé du mépris et de l’aversion, suites d’une banqueroute frauduleuse. Comment espérer qu’il put avoir une telle délicatesse ? Je suis persuadée que cette somme et celles que je reçus par la suite sous le même prétexte, me venaient du Baron. Je n’y songeai point alors, car j’aurais préféré la misère la plus profonde aux plus légères obligations.

Je me trouvais alors au physique et au moral dans cet état mixte, sans besoins, sans plaisirs. Huit jours se passèrent à végéter tristement livrée à ma rêverie, recevant chaque soir une visite du Baron, toujours crispé, et s’enfuyant brusquement sans que j’en pus deviner la cause : lorsqu’un soir que Madame Gerboski me pansait le bras dont je souffrais toujours beaucoup, je la vois me fixer avec attendrissement, tenir la bandelette suspendue, et dire tout bas avec émotion, en fixant ma blessure : quel dommage ! Ce mot me frappe : je la presse de s’expliquer ; elle regarde autour d’elle avec inquiétude, sans répondre : cet air de mystère me fait trésaillir ; mon effroi augmente en la voyant considérer avec horreur une tête de Méduse peinte au-dessus de la glace de la cheminée, et me dire, bas, en tremblant : paix ! on entend… à minuit ! je reviendrai. Je lis dans ses yeux attendris qu’elle tiendra parole ; elle me tend sa main sur laquelle je découvre mille cicatrices, je frissonne ; elle me quitte, et je tombe saisie d’horreur dans mon fauteuil.

Cette Madame Gerboski était une espèce de gouvernante, regardée comme ancienne maîtresse du Baron, et que je reconnus bientôt pour une de ses victimes. Je passai trois heures dans l’anéantissement, ne pouvant concevoir ce mystère, et me livrant à toutes les suppositions déchirantes ; tantôt croyant voir dans le Baron un avanturier, aposté pour dépouiller ses victimes, idée bientôt détruite par son long séjour à Ust, et la considération dont il y jouissait ; tantôt imaginant que sa passion pour moi le faisait délirer ; mais minuit sonnant, je vois s’élever la glace de ma cheminée, et dans une niche obscure, une femme voilée, une lanterne sourde à la main, s’avançer sur le bord de la cheminée, descendre sur une chaise et delà à terre. Quoiqu’éperdue d’effroi, je reconnais la bonne Madame Gerboski ; cette vue me rassure ; la glace s’abaisse, cette femme s’assied pour reprendre haleine, car elle paraissait aussi allarmée que moi, toujours mettant sa main sur ma bouche, et me faisant signe de ne pas proférer une parole. Enfin elle tire un papier, me le donne avec précaution, et j’y lis ces mots :

Silence profond. Cette chambre est celle de la défunte Baronne : on y est vu de toutes parts. Des tuyaux portent tous les sons à l’oreille du Baron. Silence ! Je tressaillis et respirai à peine…

Sachez que le Baron est un maniaque effroyable, athée, chimiste profond, naturaliste en délire qui fait des expériences sur les infortunées ; assez insensées pour le croire. Craignez son éloquence, le pouvoir du magnétisme qu’il employe et sur-tout ses compositions chimiques. Il a des secrets inouis… tremblez !… Frémissant, hors de moi, je me jettai aux pieds de la bonne Madame Gerboski pour en apprendre davantage ; elle me repousse avec terreur, me met un mouchoir sur la bouche, relève la glace par un secret connu d’elle, et s’éloigne avec sa clarté lugubre, comme un phantôme qui vient d’apporter une prédiction funeste. Il est impossible de décrire l’impression épouvantable que laissèrent en moi cet écrit, ce mystère, ces présages horribles. Je n’en sortis que pour tomber dans un accès de désespoir, pendant lequel je me suspendis avec fureur au cordon de la sonnette… Quel fut mon étonnement lorsque loin d’entendre un timbre, et de voir arriver les gens, j’entends un grondement sourd, comme celui du tonnerre derrière les lambris, je vois s’élever par des ressorts cachés des grilles dans les croisées, la glace s’abaisser, le Baron paraître, vêtu de noir… En un mot, je m’apperçois que je suis moi-même l’artisan de ma captivité, — « Il n’est plus tems de feindre, me dit cet homme étrange », en descendant de la niche et s’asseyant à mon côté ; « si la raison ou la persuasion eussent pu vous amener à mes vues, à pénétrer avec moi dans le sanctuaire de la nature, vous seriez libre ; mais livrée à un goût ridicule pour un écolier, vous êtes imbue encore de préjugés ridicules, tombeau des connaissances sublimes, comme des jouissances célestes auxquelles je vous destine. Souffrez-donc que je m’assure de vous, jusqu’à à ce que vous n’ayez plus d’autres liens que des désirs ardens de vous initier dans nos mystères sacrés ».

Cet homme bizarre gardait le même sang-froid à l’aspect de l’état où il me réduisait : c’était une période de la crise : rien ne l’étonnait. Cependant, lorsque l’excès de ma douleur me donnant de nouvelles forces, je poussai des cris plaintifs, il feignit de me croire en danger : « vous pourriez vous évanouir, me dit-il, froidement : respirez vîte de ces sels ». Frappée du récit de Madame Gerboski, je repoussai avec horreur le flacon ; mais le premier effet du mal-aise m’avait fait oublier cette précaution. J’avais respiré la vapeur ; l’effet était produit, je sentis mon gosier brûlant, et j’eus dans l’instant une extinction de voix complette, qui fit sourire le Baron de son succès. « Quel modèle ! quel beau sujet pour mes expériences ! S’écriait-il, en me regardant… Quel sang ! quelle peau transparente ! quel plaisir d’y inoculer l’amour et les passions » ? Ce blasphème me fit trésaillir. « Au reste, ne vous allarmez point, les soins les plus tendres vous seront prodigués, rien ne vous manquera que la liberté ; mais bientôt vous ne la desirerez point. Le magnétisme vous réduira à un tel état de faiblesse, que vous n’existerez que dans les espaces, et par votre seule imagination ; le reste n’est que matière. Je vous enverrai, ce soir, des manuscrits qui prépareront votre esprit aux sciences profondes sur lesquelles nous avons à méditer ensemble ».

Je suppliai cet homme inflexible de choisir une autre victime ; je lui parlai de mon fils… « Votre fils, vous le verrez, me dit-il, chaque jour, par cette glace ; mais vous ne lui parlerez jamais. Il suffira à votre tendresse de le voir croître et prospérer sous vos yeux. Souffrez que je prenne mes précautions, et recevez le serment que je fais de lui donner tous mes soins pour le rendre digne un jour de notre secte ». Je versai un torrent de larmes !… mais l’espoir de voir chaque jour mon pauvre Edvinski, me rendit quelque consolation. J’étais abattue de surprise ; le Baron saisit ma main avant de partir, mordit faiblement l’avant-bras, me coupa quelques cheveux et s’éloigna, avec ce prétendu trésor, et des témoignages de respect et d’admiration, inconcevables après sa conduite.

Deux heures se passèrent dans un état de stupidité absolue de ma part ; enfin, je revins à moi par un bruit léger : je m’apperçus que les deux bras de la cheminée tournaient sur pivot et faisaient place à deux tablettes noires, sur lesquelles étaient d’un côté un léger repas, délicat en apparence, et de l’autre deux manuscrits. Je m’élançai sur ces recueils effrayans. Ils étaient écrits en rouge… Je frissonnai. Mais la curiosité l’emporta ; entr’autres sentences et systêmes abominables, je tombai sur ce paragraphe :


L’amour est une rage, il peut s’innoculer comme cette dernière maladie, par la morsure. En marge était écrit : (régime.) Os de tourterelles calcinés, camphre et peau de serpens. (opérations). Morsures réitérées.



Challiou
L’amour est une rage ; il peut ſ’inoculer par la morsure.


Ainsi tout est physique, m’écriai-je, indignée ! les vertus, les talens, tout ce qui touche l’ame n’est qu’illusion… Je feuilletai quelques pages avec indignation, et je tombai sur cette étrange recette :


L’amour étant l’union physique de deux êtres pour que les masses se confondent, donnez l’impulsion aux atômes. Opérez une irritation sur les fibres avec des cendres de cheveux et des cils de l’opérateur. Forte inspiration par les pores ; friction multipliée sur la peau. Pour breuvage, l’opérateur donnera son haleine convertie en fluide.


Je regardai dès-lors avec horreur les alimens qu’on me présentait. Je ne vis plus que breuvages préparés, que poisons destructeurs : je ne voulus rien prendre. Malheureuse ! je ne faisais que servir les projets du Baron, en tombant d’inanition. Je me fortifiais donc dans l’idée de me laisser mourir, lorsque j’entendis la voix de mon fils ; il appellait sa mère. Je m’élançai vers la petite glace indiquée ; elle était grillée hélas ! et je n’en pouvais approcher plus près que de trois pieds. Toutefois j’apperçus mon Edvinski, levant les mains au Ciel, et prononçant douloureusement mon nom. Mes yeux s’inondèrent de pleurs, je ne voyois plus rien, j’allais parler, ma langue resta muette. O mères ! j’en appelle à vous pour exprimer ce que je devais souffrir, ne pouvant avoir un regard, un mot, un baiser d’un enfant adoré, qui m’avait perdue.

Trois minutes s’étaient à peine écoulées, pendant lesquelles j’éprouvai tous les supplices de Tantale, qu’un voile rose couvrit la glace ; j’y lus écrit en caractères azurés : tu le verras demain. Vaine espérance ! cruelle privation, si Edvinski ne devait pas voir aussi sa mère. Néanmoins cette apparition me rendit quelque courage et je n’invoquai plus la mort. J’avançai donc la main vers un beau vase d’yvoire, mais tout-à-coup retombant dans mes premières craintes, je la retirai précipitamment, sans oser l’y reporter. A la fin, le besoin l’emporte, j’ouvre, je vois du riz, j’en prends quelques cuillerées ; le goût m’en paraît bon, j’y reviens. Cependant une substance acide restée au fond du vase, me frappait l’odorat. Je m’occupais de cette sensation, lorsqu’un billet, passant par la même voie, me fit lire ces mots : œufs de fourmis de l’isle de Java, poison terrible de la sagesse. Refusez ! Le billet disparut, je reconnus la bonne Madame Gerboski, et cherchai aussi-tôt à rejetter ce mets odieux ; mais tout-à-coup le Baron entra et je fus frappée de la foudre. Il regarda le vase qui était vuide, sourit d’un air satisfait, et s’asseyant près de moi, « vous avez lu, me dit-il, mon systême ; je me flatte que lorsque vous l’aurez approfondi, vous le trouverez conforme à la nature, et dégagé de toutes les absurdités, de toutes les illusions qui vous bercent depuis l’enfance. Oui, Madame, tout est physique. L’être le plus hideux peut triompher de Lucrèce même, en un tems donné, et par mon art. Il suffit de suppléer la nature, et de produire les impressions qu’elle donne. Apprenez cependant que la beauté est conditionnelle : chaque pays à la sienne, la Négresse comme la fille d’Othaiti, s’enflamment à la vue d’êtres bien différens. Au reste, mon systême tend sur-tout à faire naître le désir : créez ce désir, vous créez l’amour. C’est ce que j’ai fait, et Vénus toute entière à passé dans vos veines ».

Je ne pus retenir un mouvement d’horreur. Il m’arrêta aussi-tôt, m’appliqua sur la poitrine sa main impregnée d’une poussière blanche, et, à ce qu’il me parut, il me magnétisa. Soudain, je tombai dans un état d’immobilité complette. Alors il prit mes deux bras et répêta son discours. Cependant j’avais repris mes sens, mais le poison opérait, je sentais mon cœur se troubler, une chaleur indicible circuler en tout mon corps… O ignominie ! je crois que j’ai laissé tomber un regard de tendresse sur ce monstre ; pour lui, il sourit, peu étonné de son succès et continua. « L’effervescence se manifeste, votre front est brûlant. Les vapeurs du résidu agitent votre imagination, votre rêverie est tout amour, j’en suis sûr, c’est moi qui veux être calme en ce moment ».

Cet excès d’impudence me rendit entièrement à moi-même ; je jettais des cris de fureur ; je me débattais. Sans s’émouvoir, le Baron posa sa main sur ma poitrine ; nouvelle commotion indicible qui me jetta dans un état de langueur que je ne puis définir. O honte ! ô opprobre du cœur humain ! Dois-je convenir que cet état était presque délicieux, que le passé avait disparu, que mes songes étaient enchanteurs, et qu’un être âgé et hideux, me semblait paré des graces de la jeunesse et de la beauté ? Le Baron parut jouir un instant en voyant mes regards si différens de ceux de la veille ; il parcourut mon sein d’un air de volupté, quoique distrait, puis il ajouta : « Je ne veux pas tout devoir au délire ; demain nous nous reverrons. Il faut que je me calme. Maintenant, je vais pomper le froid de vos extrémités inférieures ». Soudain il m’arrache brusquement un bas, applique ses lèvres sur diverses parties de ma jambe, et tout-à-coup m’y mord avec avidité, mais de manière à n’emporter que l’épiderme. Il le place aussi-tôt avec un ravissement inexprimable dans une petite coupe d’or fort mince, l’expose au feu d’une lampe d’esprit-de-vin, te calcine et l’avale. Cette opération me frappa de terreur. « Préjugé ! me dit-il froidement ; Artémise but les cendres d’un époux ; vous l’admirez vous-même. Je m’identifie ainsi avec vous, et prépare votre penchant. Ces craintes sont des sophismes ridicules faits pour le peuple et jouet du philosophe ». Mon délire avait peu-à-peu cessé et bientôt je n’éprouvai plus d’autre sensation qu’une douleur affreuse. Le Baron saisit ce moment, pansa ma blessure, et prévint en s’éloignant les témoignages d’horreur dont je sentais également le retour.

Receuillie enfin en moi-même, j’eus honte de ma pensée. Non, ce n’était point un songe, mes souvenirs étaient distincts, je ne pouvais me dissimuler une sorte de faiblesse, quelle qu’en fut la cause. Je versai des larmes inutiles, et cherchai les moyens de me soustraire aux épreuves dont je prévoyais que celle-ci n’était que le prélude. Je parcourus avec soin ma chambre, je voulus ébranler les grilles ; aussi-tôt une ouverture portant comme un tuyau de chaleur, parut au lambris, et me fit entendre ces paroles : vains efforts ! gardée à vue ! Je retombai affaissée de tant de revers.

Douze heures s’étaient passées depuis que je n’avais vu mon fils, la faim m’accablait et je n’osais toucher à aucun mets. L’espoir de le revoir, me faisait cependant désirer de prolonger ma triste existence ; la tablette tourna et m’offrit d’autres alimens que je hasardai de prendre, ne voyant aucun avis de ma bonne Gerboski. Je dormis profondément jusqu’au lendemain, où je fus réveillée par les douleurs aiguës que je ressentais à ma blessure de la veille.

Mon bras se guérissait : mais je ne pouvais marcher, je me traînai pourtant à la petite glace. Là, j’attendis que huit heures sonnassent. A la minute précise, le rideau se leva, et je vis Edvinski, l’air triste, mais assis à une table, occupé avec un maître d’écriture : Ils ne veulent donc pas le perdre, me dis-je ! Cette idée me rendit un peu de calme. Je remarquai que le pauvre enfant n’écrivait que ces mots : ma mère, et qu’il les répétait sans cesse, « Votre mère fait un long voyage, un voyage indispensable, lui répondit son maître ». Je voulus crier à l’imposture, mon extinction de voix m’en empêcha. Soudain le rideau s’abattit, et la voix du tuyau souffla, si tu parles, plus de demain. Je résolus donc de me taire et d’attendre mon sort.

A midi, le Baron entra avec les mêmes précautions, les mêmes marques de respect et de déférence. Il vint s’asseoir près de moi et me dit : « Vous avez vu par la scène d’hier que l’impulsion des sens est le seul mobile en amour »… Ces expressions me retracèrent plus vivement que jamais mon malheur et son atrocité. Je voulus m’éloigner ; il m’arrêta et tirant sa boîte de poudre magnétique, il se borna à m’en frotter le front. Je me sentis tout-à-coup maîtrisée, assoupie. Est-ce effet de l’imagination ? Je ne puis le définir ; mais le résultat est incontestable. « J’aurais pu abuser, continua-t-il, de la situation favorable où vous étiez hier ; mais une jouissance si brusque ne convenait pas à ma délicatesse. Je veux vous amener, non à ces convulsions brusques du désir, mais à me voir avec plaisir, à désirer ma présence, et tout ceci tient absolument au régime. Il faut que je fasse passer en vous tout l’amour qui me transporte, et de vous en moi une partie de votre amabilité et de votre froideur. Il faut qu’entre nous deux l’équilibre s’établisse. Je n’employerai point la transfusion du sang, elle effrayerait un esprit encore faible, et j’ai d’ailleurs puisé dans mon invention des moyens bien plus ingénieux et moins révoltans pour cette inoculation des désirs, et même des qualités que vous appellez morales, et qui comme les désirs, ne sont autre chose que le jeu des ressorts physiques qu’on peut modifier à volonté. Procédons à l’inoculation ».

A peine eut-il achevé, qu’il tira d’un secrétaire une soucoupe d’or et une lancette dont il se souleva l’épiderme jusqu’au vif ; il se coupa ensuite une meche de cheveux il plaça le tout avec la peau qu’il s’était enlevée sur un réchaud d’esprit-de-vin enflammé ; il versa sur ce mêlange quelques gouttes de son haleine convertie en un fluide, par un procédé extraordinaire, dont il était, disait-il, l’inventeur, et qu’il conservait dans un flacon. Lorsque ce mêlange fut réduit en poudre, il l’étendit sur une compresse, et s’avança pour ôter ma chaussure. J’étais de sang froid en ce moment, je résistai de toutes mes forces. « Soyez tranquille, me dit-il, cette jambe si parfaite, ce genoux merveilleux ne m’inspirent rien ; je suis absorbé dans mon art, et quand l’instant sera venu de leur rendre justice, quand l’effet sera produit, je n’aurai plus à combattre que la décence et non votre indifférence ».

Je dissimulai l’horreur que je ressentais, sûre que si j’en laissais échapper le moindre signe, le Baron recourrait à quelque moyen violent. Je laissai donc ôter mon appareil et plaçai mes mains sur mes yeux pour ne pas voir ce spectacle révoltant. Il appliqua cette composition sur la morsure qu’il m’avait faite : il eut soin d’en recueillir la limphe, dont il imbiba une bandelette, qui lui servit à envelopper la blessure qu’il venait aussi de s’ouvrir à lui-même. Tel est l’inoculation et l’échange barbare que l’imagination de cet homme inventa pour parvenir à ses fins. L’effet qui en résulta pour l’instant, ne fut qu’une indignation plus forte encore. « Vous pouvez, me dit-il, prendre sans crainte à présent tous les alimens qu’on vous présentera. Cette inoculation suffit ; mais gardez-vous d’ôter l’appareil. Le moindre geste m’obligerait à user de remèdes plus actifs ».

Barbare ! m’écriai-je, épuisée par tant d’épreuves : il est mille êtres déshonorés sur lesquels tes expériences eussent pu se faire avec moins de crime ; mais une malheureuse mère errante, abandonnée, seul appui d’une innocente créature, qui perd par moi, sa fortune, les droits de sa naissance, la vie peut-être, peut-elle ainsi provoquer tes fureurs ? Je dis plus, peut-elle convenir à tes vues odieuses, dont son ame est si éloignée ?… « Elle s’emporte ! le régime a été trop modéré », dit froidement le Baron ; puis m’adressant la parole : « cette sagesse que vous m’opposez, cette aversion même, Madame, voilà au contraire ce qui exalte mon art et me comble de joye. C’est le triomphe de mon systême de surmonter tant d’oppositions morales, par les seuls moyens physiques ; et sur-tout par l’influence de l’haleine convertie en fluide, dont je vous abreuve chaque jour ». A cet aveu mon cœur se souleva… « Lisez ce fragment de mon systême ; il vous préparera à l’intelligence des effets de ce fluide ». Je rejettai son manuscrit, il se tut et s’éloigna.

Après une heure passée dans les larmes, le dirai-je ? Je fus curieuse de savoir sur quelles bases cet homme avait pu asseoir son systême atroce[1], Je fus étonnée d’y trouver quelques idées délicates ; mais quelle application, grand Dieu ! J’y lus ces mots : « Si la chaîne des fluides est non-interrompue dans la nature, depuis l’air méphitique jusqu’à l’air vital, depuis le feu-lumière jusqu’à l’électricité invisible, pourquoi donner à cette série ascendante des fluides, le terme si borné de nos sens ?… Peut-on nier qu’il n’y en ait de plus parfaits encore, parce que nous ne les découvrons pas ? Cette série au surplus doit-être croissante en propriétés bienfaisantes, depuis l’air vital jusqu’au dernier terme inconnu, comme elle l’est depuis le poison méphitique (exclusivement pourtant) jusqu’à l’air vital déjà si délicieux ! c’est une vérité mathématique et incontestable. Cette série a donc une immense étendue et son dernier terme est ce que je nomme l’air céleste, premier charme de la vie et base des jouissances. L’existence de cet air est prouvée par la jouissance même, comme l’est celle de l’air vital par ses effets sur la vie animale. Mais manque-t-il cet air céleste quand notre être s’évanouit ? Non, il n’a fait que quitter sa place pour aller se réunir à sa masse éternelle. Delà, par sa loi expansive, il pénètre en de nouveaux corps qu’il anime, fait jouir et anéantit ensuite par sa disparution, pour se reproduire encore. Il circule, se dégage, et suit dans sa carrière plus subtile, les mêmes lois que l’air vital. De plus, comment expliquer sans lui les impressions du souffle d’un être adoré, les phénomènes de l’amour et de toutes les sensations de plaisir ?… N’aimai-je encore que dans ma pensée ? l’objet aimé ne peut le deviner, l’impression est donc nulle. Mais lui adressé-je une parole de tendresse ? la jouissance naît aussi-tôt chez lui, parce que l’air céleste s’exhalant avec les sons, en proportion de la douceur de l’idée que j’exprime, surabonde en l’auditeur, et l’ennivre de son essence divine. Donné-je un baiser ? le cœur se dilate par le désir ; l’air céleste en sort pur, il erre délicieusement sur la bouche adorée pour se répandre ensuite sur tout l’être des deux amans. De-là, l’anéantissement qui succède jusqu’au retour des lois de l’équilibre. Mais si cet air céleste, le plus subtil de tous, échappe à tous les procédés chymiques et ne peut être recueilli, le gaz personnel, qui n’est autre chose que la combinaison de ce même air céleste avec le souffle de chaque individu, peut être recueilli, condensé, échangé, porter des effets identiques, et par conséquent créer le désir chez l’objet aimé…

Je m’arrêtai-là. Je vis son projet dans toute son étendue : je songeai au flacon terrible de l’haleine du Baron, convertie en fluide, je crus sentir le souffle de cet homme corrompu et me livrai à tout mon désespoir. Les tablettes étaient alors couvertes des apprêts de mon repas ; mais je n’écoutais plus que ma fureur. Sans doute il voulut me calmer, puisque le tuyau souffla : ces mets vont changer. Je voulus, sans trop m’en rendre raison, en faire l’expérience, et je mangeai avec avidité. D’ailleurs les tourmens physiques et moraux des jours précédens, après m’avoir d’abord réduite aux abois, me faisaient éprouver une faim dévorante. Je me trouvai mieux après le dîner. Mes idées étaient moins sombres. Je songeais à Ernest ; mais sous un rapport qui me fait rougir aujourd’hui. Ce n’était point son absence, ses torts à mon départ, son insensibilité qui me frappaient ; je ne voyais que ses traits, ses formes enchanteresses… Mes yeux erraient avec délices, sur les plaines de la Pologne ; mes bras y cherchaient avec impatience un jeune héros, l’idole des mortelles. C’était le fils d’Ulisse ; c’était Adonis lui-même offert à mes yeux enchantés ! mais l’image était trop éloignée, je languissais d’ivresse, et ma poitrine agitée semblait s’élancer vers cet objet de tous mes vœux.


Je passai deux jours dans cet état ; jours assurément les plus longs de ma vie ! Le délire croissait si imperceptiblement que non-seulement je n’avais plus de défiance sur les mets qui m’étaient présentés, mais que j’oubliais même mon cher Edvinski. Le troisième jour, le Baron parut. J’eus peine à le reconnaître. Je crus voir un charmant jeune homme : une perruque d’un blond cendré, à cheveux bouclés artistement, cachait absolument ses rides, et sa mise était des plus élégantes. Son entrée fut légère, vive ; il vint tomber à mes pieds avec grace, saisit ma main avec tendresse et la porta sur son cœur. Il détacha ensuite la bandelette de ma jambe, et voyant la blessure rosée, il poussa des cris de joye et ne fit qu’une chaîne de baisers jusqu’à mon genou… Je me trouvais alors dans un état d’ivresse dont le souvenir me couvre encore de rougeur. Mes yeux erraient sur Ernest, mon sang bouillonnait ; l’effet était produit, je balbutiai l’accent du désir et ne m’entendis plus… Mais, ce n’était point le Baron… Non, ce n’était point lui qui triomphait ; malgré tous ses poisons, le monstre m’était toujours odieux !… C’est toi, toi seul Ernest qui étais l’enchanteur, et qui connaissais tout l’art dont le scélérat se vantait.

Je fus long-tems sans pouvoir me reconnaître ; je ne pouvais agiter mes membres, j’entendais cependant parler le Baron. Enfin mes yeux entrouverts me le laissèrent voir qui écrivait sur une table. Il traçait ces notes à haute voix :


« Première expérience. Les transitions ont réussi ; deux baisers pour faire contraste avec la morsure ».

« Deuxième expérience : fièvre d’inoculation amoureuse ; le quatrième jour, succès de l’haleine convertie en fluide. Délire complet. Triomphe suspendu par ma volonté seule.


Ce mot me fit tressaillir de joye. Je ne suis donc pas entièrement humiliée, m’écriai-je ! puis rappellant mes sombres idées, je me jettai sur le parquet, me traînai dans la poussière, et accablai de reproches mon persécuteur. Il reprit la plume et écrivit rapidement :


« Troisième expérience. Regrets trop prolongés à détruire. Affaiblir l’imagination. Éteindre les souvenirs, pour que le désir domine.


Ainsi tu veux m’anéantir à petit feu, scélérat, m’écriai-je, avec désespoir ! Mère furieuse, amante désespérée, je m’élançai sur lui, il me repoussa froidement dans un fauteuil dont les bras se croisèrent devant moi par des ressorts et disparut encore plus rapidement qu’à l’ordinaire. Je crus aussi lire quelque mécontentement dans ses regards, soit qu’il s’attendit à plus de rapidité dans les effets de ses opérations infernales, soit qu’il fut occupé en ce moment d’autres projets que je ne connus pas.

Je passai dans une espèce de rage, six heures mortelles, et ne fus distraite de mes pensées déchirantes, que par un mouvement extraordinaire dans la maison. Je me perdais en conjectures, toutes plus effroyables les unes que les autres, tantôt, croyant voir mon fils au tombeau, tantôt, imaginant qu’un Ange libérateur venait à mon secours, lorsqu’à minuit, la glace de la cheminée s’élèvant doucement, je vois dans l’obscurité la lanterne sourde et la femme noire, la bonne Madame Gerboski. Elle descend sans proférer une syllabe, pousse le ressort du fauteuil, en ouvre les bras et me fait signe de la suivre et de nous sauver. J’hésite, étonnée et tremblante ; je hasarde enfin et monte à sa suite sur la cheminée. Comme je passais dans le cadre de la glace, tout-à-coup le tuyau fait entendre ces sons terribles : je vous vois, perfide ! Je faillis tomber à la renverse. « Ne craignez rien, il rêve, me dit vivement Madame Gerboski, en saisissant mon bras… Cet homme qui ne dort jamais, victime d’un topique qu’il a pris hier pour la scène terrible dont vous deviez être victime, est assoupi, peut-être pour toujours. Le Médecin est arrivé, l’instant est propice, fuyons »…


Je la suis ; nous descendons par un couloir obscur ; elle ouvre une petite porte, saisit un enfant endormi, me le donne : c’est Edvinski. L’enfant veut faire un cri en sentant sa mère, je le comprime, l’étouffe ce cri si cher, avec mille baisers maternels et nous doublons le pas. Arrivées à la grande porte, le suisse crie : qui va-là ! La bonne Gerboski nomme le Médecin ; la porte s’entrouvre, je m’élance, je suis dans la rue.

Me jetter à genoux en actions de graces, courir loin de cette maison funeste, tels furent les deux mouvemens entre lesquels je restai d’abord partagée. Mes genoux faiblissaient de souffrance et d’inquiétude ; j’essayai cependant de vaincre la douleur et soutenue par mon ange libérateur nous avançâmes rapidement jusqu’au faubourg de Montalk. « Je connais-là, me dit la bonne Gerboski, un conducteur de traîneaux, honnête homme, parfaitement sûr, et nous partirons à l’instant ». Nous frappâmes long-tems avant de réveiller les gens de la maison. On sent quel frisson devait me saisir à chaque lanterne qui passait ; à chaque être vivant, je croyais voir sur mes pas le terrible Baron, et ni son état, ni ma liberté, ni le parti pris de proclamer hautement ses crimes, ne pouvaient vaincre l’effroi qu’il m’inspirait. Pendant que je me livrais à ces craintes, la bonne Gerboski avait conclu le marché jusqu’à Bude, la voiture fut prête, et nous partîmes. J’avais par le plus grand bonheur conservé les deux cens ducats de restitution : combien ils me devenaient précieux, en me séparant d’un monstre ! Je recommandai au conducteur la plus grande diligence et nous fûmes coucher le même soir à Milna. La traite était de quatorze lieues ; mais je me trouvais encore trop près du scélérat. D’ailleurs je rentrais sur les frontières de Pologne, ce qui redoublait mes inquiétudes.

Nous passâmes-là une nuit peu tranquille ; comme nous songions à repartir le lendemain, j’entendis battre la caisse, à l’entrée du Bourg. Effrayée, j’en demandai la cause : « C’est un détachement Russe qui entre, Madame », me dit le conducteur du traîneau, en fumant tranquillement sa pipe. — « Un détachement Russe » ! m’écriai-je, consternée… « J’ai voulu vous le cacher, dit alors la bonne Gerboski, femme infortunée ! Vous avez assez de vos craintes et de vos malheurs ! Sachez que les Russes ont pénétré jusqu’ici depuis quinze jours, que vous leur avez échappé par miracle, et qu’une partie de leurs forces à déjà pris poste sur les Monts-Krapack. Nous sommes cernés de tous côtés. Cependant ne perdez pas courage, le Mont Stolberg n’est pas tenable pour leurs postes, vu la rigueur de la saison, et peut-être pourrons nous passer ; ne perdons pas de tems ». Tremblante pour mon fils, car pour moi je tenais peu à la vie, je m’élance sur le traîneau, et nous partons. Nous fîmes quinze lieues dans cette journée, et arrivâmes à Morwik, au pied du Mont Stolberg. C’est-là que je me séparai de la bonne Gerboski, après avoir partagé ma bourse et toutes mes affections avec cette femme estimable. Je l’assurai qu’aussi-tôt rendue à Bude, je l’y appellerais ; elle de son côté sentit qu’elle ne pouvait que m’exposer davantage en me suivant. Je lui dis donc-là l’adieu le plus tendre, celui d’une fille a sa mère, et après l’avoir serrée sur mon cœur, je m’éloignai.

Nous apprîmes bientôt que les Russes avaient déjà un poste aux Etangs glacés, sur les sommets, et que quoique plusieurs eussent été gelés les nuits précédentes, ce poste était conservé. En conséquence, on nous indiqua un autre passage. J’étais si effrayée que je me décidai à prendre un nouveau traîneau et à tenter le hazard. Je sentais qu’une fois arrivée sur l’autre revers des Montagnes, je n’avais rien à craindre jusqu’au printems prochain d’une incursion Russe. Nous nous mîmes donc en route à la hâte, je me couvris d’une mante du pays, et tenant mon pauvre Edvinski contre mon sein, nous gravîmes pendant six heures par les routes les moins pratiquées, tremblant à chaque instant de rencontrer des troupes.

Nous appercevions déjà les sommités et je respirais, lorsque le guide s’écria : Ah mon Dieu ! une patrouille de Cosaques ! Nous nous cachâmes derrière les monceaux de neige, et je recommandai mon pauvre Edvinski à l’Être suprême. Le conducteur, moins exposé, ôtant son chapeau, et regardant à fleur de neige, observait la patrouille. « Je les vois, disait-il, autour d’un feu, la sentinelle promène ses regards sur la côte. Vous sentez que le moindre objet se distingue sur ce blanc ; tenez-vous bien cachée ». Je respirais à peine, mais je prenais quelqu’espérance de les voir s’acheminer d’un autre côté, quand le guide s’écria : « juste Ciel ! droit à nous, nous sommes perdus !… Madame, du courage ! je vais suivre mon chemin, je ne crains rien moi, je suis du pays ; d’ailleurs, vous n’êtes pas la première que j’aurai eu le bonheur de sauver. Cachez-vous dans quelque crevasse, prenez ce bâton et mon chapeau que vous poserez au bout, pour que je reconnaisse l’endroit. Je reviendrai vous chercher. Du courage !… » Il se met alors à chanter et continue sa route… Il fallait prendre sur le champ mon parti ; une crevasse profonde, formée par la glace, était près de moi ; l’aspect en était effrayant, c’était un abîme de plus de cinquante pieds, dans une obscurité complette ; mais je pouvais sauver mon fils, je n’hésitai pas. Je m’avançai sur mes mains jusqu’au bord, et me hazardai à descendre. Quelques parties saillantes comme des marches, favorisaient mon projet. Je plaçai Edvinski sur mon dos, ses petites mains passées autour de mon col, et demandant au Ciel la force et son secours, je descends la première marche, une seconde, puis une troisième : prête à mettre le pied sur la quatrième, j’entends au fond de l’abîme des voix ; on parlait bas, je ne pouvais rien distinguer ; mais je frissonnai et ma main fut prête à lâcher le bloc où je me retenais. J’essayai néanmoins de reprendre courage et de rappeller ma respiration ; je crus ne voir qu’un jeu de mon imagination, et je tâchais de me raffermir sur mes pieds chancellans, lorsque tout-à-coup une grande clarté paraît au loin sous moi, plusieurs fantômes noirs s’écrient : Recevons-là ! Je crois voir l’enfer entrouvert ; mes genoux faiblissent, mes mains s’ouvrent, lâchent le bloc, et je tombe avec Edvinski au fond du gouffre…

J’ignore ce qui se passa ; mais qu’on juge de ma surprise, lorsque je me crus à mon réveil dans un palais de cristal, aux clartés de mille flambeaux, déposée mollement sur une estrade, environnée d’un Peuple soumis !… Malheureuse ! ce palais n’était qu’une grotte de glace, humide, éclairée d’une lampe funèbre, mon trône était un lit de neige qui m’avait sauré dans ma chûte ; et ce Peuple de sujets, une société de malheureux transfuges comme moi, sans espoir, sans pain, sans secours. La crevasse communiquait à une vaste caverne où l’on m’avait conduite et où je reconnus bientôt mon erreur… « Vous voyez ici, me dit un vieillard vénérable, plusieurs familles infortunées de votre province »… Ce son de voix me frappe, et je reconnais le Chevalier de Morsall, cet infortuné Capitaine de vaisseau si maltraité dans l’incendie de ma maison. Je m’élançai dans les bras de cet homme respectable. Il me nomma alors sept ou huit femmes présentes, issues des premières familles de Varsovie, et particulièrement Madame de Visbourg, cette courageuse Chanoinesse qui nous avait sauvé à Alexiowitz. « Voilà, dit-il, voilà notre asyle depuis quinze jours ; poursuivis comme Polonais, nous hasardâmes de descendre dans cette crevasse. Une grotte spacieuse se présenta à nos regards dans ces rochers ; nous résolûmes d’y passer la nuit ; quelques provisions nous permirent de soutenir nos forces et notre espérance jusqu’au lendemain, qu’un de nos compagnons d’infortune essaya de monter et de reconnaître s’il serait possible de passer le Mont Stolberg. Hélas ! il nous rapporta la triste nouvelle que nous étions investis par les Russes, et la certitude d’être saisis si nous quittions cet asyle. Nous avons donc résolu de nous y cacher jusqu’à ce qu’il plaise au Ciel de hâter notre délivrance. Chaque jour une de ces femmes généreuses prend des vêtemens de paysanne et va à Mirback chercher des alimens pour la Colonie. On m’en a nommé le chef ; triste emploi pour mon cœur déchiré, et que je n’eusse jamais accepté, si mes infirmités ne me mettaient hors d’état de rendre tout autre service. Quelques-uns des Colons ont des fonds à Venise ; mais la plupart se trouvent en ce moment dans un dénuement absolu, et vous voyez que nous cherchons par le travail à soutenir les jours de ceux qui n’ont plus que des amis ».

Je me retournai et apperçus plusieurs de mes compagnons d’infortunes travaillant à des ouvrages d’horlogerie pour la Hongrie. Des femmes délicates, des vieillards dont les yeux presque éteints avaient besoin de repos, s’appliquaient dans ce gouffre humide et mal-sain à cet ouvrage difficile. On s’était procuré un peu de paille à chaque voyage, pour la provision. C’était le seul préservatif contre une aussi grande humidité ; mais la quantité en était si peu considérable, que c’était coucher absolument sur le roc et la glace. Deux vieux ecclésiastiques avaient choisi la place la plus humide, l’espace nous manquait et l’un d’eux souffrait cruellement sans se plaindre. En l’observant avec respect, je reconnus l’Evêque de Varsovie ; il était en prières et se disposait à nous dire la messe, car c’était le Dimanche.

Je me rappellerai toujours avec quel recueillement nous assistâmes aux prières. Il faut être sous le couteau, entre les vivans et les morts comme nous l’étions, et plongé déjà dans le tombeau, pour se sentir embrâsé de cette piété qui élève l’ame au-dessus des afflictions humaines. Qu’on se figure une assemblée de quinze ou vingt personnes, à cinquante pieds sous la neige, à genoux devant un bloc de glace, servant d’autel et éclairé par une lampe funèbre, un vieillard de soixante-dix ans, électrisé par la piété et le malheur, essayant encore de nous encourager à la patience et à la foi ; mais livré à des pressentimens funestes, terribles, et qui ne devaient que trop se réaliser. Je n’oublierai jamais ces paroles si fort accomplies ! « Nos malheurs seront grands, s’écriait-il d’un ton prophétique ; que celui d’entre vous qui a cru n’éprouver qu’une tribulation passagère, qui a pensé que la raison pût triompher d’une soldatesque effrénée, se détrompe. La vertu sera comprimée et vaincue, tous les Peuples égarés vont s’entre-détruire, des vapeurs de sang s’élèveront jusqu’aux Cieux, le soleil en sera obscurci, la terre frémira des forfaits des mortels, et dans son tremblement ouvrira leur tombe, sur laquelle la voûte des Cieux viendra s’abattre, et sceller leur réprobation éternelle. Malheur ! malheur aux Peuples ! il n’est plus un seul juste, digne du regard du Très-Haut » !…

A ces mots terribles, la lampe tomba avec le glaçon auquel elle était suspendue. Les ténèbres, les sanglots de tant d’infortunés errant dans l’obscurité, se cherchant, se heurtant, ne formant qu’un faisseau de leurs bras tremblans, ce désordre horrible, fruit de cette prophétie et de nos craintes me laissèrent un souvenir ineffaçable.

« Rassurez-vous, êtres innocens, ajouta-t-il, en s’adressant aux femmes ; nous pourrons avoir la gloire du martire, vous aurez celle de vivre pour les êtres faibles qui ont besoin de vos secours, pour l’humanité qui vous réclame ; vous vivrez pour attirer encore sur la terre quelques rosées célestes. Vous seules conserverez les semences de la sensibilité, vous seules aurez le courage de l’ame et non celui de l’orgueil ». Il finit par nous donner la bénédiction, en désignant la personne qui devait aller à Mirback, pour vendre les objets fabriqués et rapporter des vivres. Je fus désignée pour le surlendemain.

Deux jours se passèrent dans cette intimité qu’établissent bientôt le malheur, la conformité d’opinion et d’espérances. Nous avions à peine la quantité d’alimens nécessaire pour subsister. Le repas ordinaire était du riz : le pain aurait formé trop de volume. Il fallait acheter ce riz à Mirback, l’y faire bouillir, car nous n’avions pas de bois dans notre caverne : en charger une hotte et rapporter cette pâte à nos pauvres prisonniers. Telle était tous les trois jours la charge d’une femme et notre nourriture. Je me vouai dès le même soir à quelques occupations ; et c’est-là que nous reconnûmes cette grande vérité, que dans la société chacun doit son tribut de travail et de soins à ses frères. Je m’appliquai à faire des corbeilles avec des grenats. Ce genre d’ouvrage avait du débit ; plusieurs familles y avaient réussi, et dans deux jours je commençai, avec l’intelligence du dessin que je possédais, à devenir un ouvrier assez précieux dans ma partie. Edvinski choisissait les grenats, les séparait suivant les couleurs, et je souffrais moins de voir mon pauvre enfant ne pas devenir une bouche inutile ; car les regards du besoin que je voyais tomber par foi sur lui, me déchiraient, et je prenais, sur ma faible portion pour qu’on n’enviât pas la sienne. Mères ! vous le savez, il n’est de privations pour nous, que celles qu’éprouvent nos enfans…

Le lendemain nous fut annoncé par la montre à répétition du Chevalier de Morsall, car ne voyant jamais le jour, c’était-là notre seul guide. « Belle Pauliska ! me dit ce vieillard aimable, avec sa loyauté chevaleresque ; vous savez si dans tous les tems les hommes durent faire leur bonheur de sauver à votre sexe aimant et faible, la fatigue, les soucis, et de le défendre jusqu’au dernier soupir… le défendre ! ah ! je ne renonce pas à ce beau droit ! Mais, serai-je assez heureux pour trouver le péril sous mes pas chancellans !… Paralisé, anéanti avant de cesser d’être, croyez-vous que je serais en ce séjour, croyez-vous que mon sang n’aurait pas coulé… (Nous vîmes tomber ses larmes.) si je pouvais seulement aller servir de bouclier à tant de braves Polonais, vengeurs de leur pays ?… Nous sommes réduits, ces deux éclésiastiques ; et moi à vivre de vos dangers. Trop religieux, trop braves pour songer au suicide, ces femmes généreuses nous ont conservé la vie. Elles n’ont pas voulu souffrir que nous hazardassions des efforts rendus vains par nos infirmités. C’est à vous aujourd’hui qu’est réservé cet acte d’humanité et de courage. Permettez que je vous adresse d’avance au nom de la société et des hommes en particulier les graces dues à tant de force d’ame, et sur-tout revenez bientôt rassurer un père, j’ose le dire, des amis, une famille éplorée ; car c’est une même famille. Nous sommes tous enfans du malheur » !… Oui, enfans du malheur ! nous écriâmes-nous tous en fondant en larmes et nous serrant mutuellement les mains. On me donna des instructions ; je recommandai mon Edvinski à Madame de Visbourg, je cachai ma douleur ; et après m’être travestie, avoir endossé la hotte, je partis en montant à l’aide d’une corde à nœuds.

Je suivis exactement les notions que j’avais reçues pour ma route. Je marchai pendant deux heures, en côtoyant les étangs glacés pour aller joindre le chemin du traîneau qui conduit à Mirback, pensant sans cesse à mes amis et hâtant le pas pour rejoindre, le soir, mon cher Edvinski. J’avançais rapidement, lorsque je me vis tout-à-coup près d’une petite hutte de paille, contre laquelle était un fusil. Je n’avais pas eu le tems d’asseoir mes idées, qu’un soldat vêtu à la Polacre s’élance sur son arme, fait un cri, me met en joue ; je m’arrête et tombe assise sur la neige pétrifiée. Je me résignais, me croyant au pouvoir des Russes, lorsqu’une patrouille entière accourt, me relève ; je reconnus les troupes Polonaises ; je vis que j’avais été abusée par la légère ressemblance du costume avec celui des Cosaques, et me livrai à l’espérance. On me questionne, je balbutie le patois Polonais. Aussitôt un bruit confus m’annonce un orage ; le nom de traître retentit à mes oreilles ; le Sergent furieux, me fait saisir, et je reconnais avec peine au traitement que j’éprouve, que les Soldats Polonais, d’après les renseignemens qu’ils avaient reçus sur les rapports que faisaient les femmes des Pâtres aux Russes, me prennent pour un espion. Les pleurs que je verse en pensant à mon enfant semblent les confirmer dans cette idée. En vain j’essaye en Allemand d’expliquer qui je suis, et de leur peindre mes malheurs. Nul n’entendait la langue, et l’on me conduit au quartier-général de Kockziusko, Chef de l’armée Polonaise.

La traite était longue. Je fis cinq lieues, escortée de quatre hommes et un Caporal, et nous arrivâmes à la nuit seulement à Vilna. Qu’on juge de ma douleur, en pensant à mes amis, privés de leur nourriture, aux cris de mon fils abandonné, au désespoir de la Colonie. J’étouffais de douleur et de fatigue, lorsqu’on m’envoya auprès du Major Alvinski, Aide-de-camp de Kockziusko. Je lui expliquai sans peine, et lui fis partager mes allarmes sur la situation de vingt infortunés.

Il me reçut avec affabilité et me proposa de m’introduire auprès de Kockziusko. Je m’y refusais constamment, attendu l’heure et mes vêtemens si peu convenables à mon rang, lorsque le Général traversa la pièce où nous étions. « Souffrez, Général, (s’écria M. d’Alvinski,) que je vous présente une des illustres victimes Polonaises ; vous voyez que la beauté, les graces, les vertus sont des signes de proscription près des Russes. C’est la Comtesse Pauliska, d’une des premières familles de Varsovie ». Le trouble où j’étais ne me permit pas d’abord d’articuler un seul mot ; mais bientôt pensant à mon fils, je repris toute mon énergie, et peignis au Général avec tant de chaleur mes craintes maternelles, l’horreur de la situation de mes compatriotes et le sort qui les attendait, qu’oubliant les défaites multipliées qui l’avaient suivi jusqu’à Vilna, et n’écoutant que son indignation contre les Russes, il s’écria avec feu : il faut attaquer dès demain ! Mais sur les observations de plusieurs Officiers que les renforts n’étaient pas arrivés, et qu’il était bien inférieur en force sur ce point ; on remit l’attaque à trois jours. Trois jours, m’écriai-je ! mon fils peut-être… Je demandai avec instance qu’on voulut me donner un seul compagnon de voyage intrépide pour aller enlever Edvinski, et rendre l’espérance aux Colons. En vain on m’objecta que je courrais de nouveaux dangers. L’éloquence du cœur vainquit tous les obstacles, l’espoir brilla dans mes yeux, on versa des pleurs et personne n’osa s’opposer à ma résolution.

Kockziusko fit appeller six grenadiers du Régiment de Beichalovitz. « Qui de vous, leur dit-il, mes amis, veut accompagner cette aimable et tendre mère ? arracher son fils d’un souterrain affreux où il est exposé à tomber dans des mains cruelles » ? Tous ! s’écrient-ils. — Comptez sur mes bienfaits, reprit le Général, sur le prix d’une bonne action. — Nous voilà ! dirent-ils, mettant la main sur leurs cœurs. Eh bien, mes amis, continua-t-il, vous partirez tous ; trois s’arrêteront à Gesnick, à trois lieues d’ici ; deux iront jusqu’à Mirback, et le troisième accompagnera Madame jusqu’à la grotte. Ceux restés en arrière soutiendront les autres, et vous vous replierez ainsi en ordre pour ne point former un corps trop apparent aux yeux des Cosaques. Quant à vous, Madame, veuillez en mon nom assurer vos malheureux compatriotes que sous deux jours ils seront libres ». Je partis à l’instant : le trouble où j’étais, mes discours interrompus, mes larmes furent des remercimens plus vifs, plus sentis que des paroles. Quelques mots flatteurs frappèrent mes oreilles ; mais rien n’allait jusqu’à mon cœur, il était trop plein d’Edvinski.

Me voilà donc seule en route avec six grenadiers de Beichalovitz ; moi, être faible et timide, mais enflammé par la sollicitude et le tableau déchirant des Colons expirans ; image qui ne me quittait point. Arrivée à Gesnick, mon embarras fut de décider trois de mes compagnons à rester, tous voulaient aller plus loin. Il m’est impossible de peindre la générosité de ces braves gens ; tous juraient qu’ils ne céderaient pas. Enfin, je leur exposai l’ordre de Kockziusko, le danger même auquel ils m’exposeraient ; ils ne cédèrent qu’à ces motifs. Je choisis alors, et remarquai que ce choix affligeait sensiblement ceux qui devaient rester en arrière. Arrivée à Mirbak, nouvel embarras pour en décider deux à s’arrêter et donner la préférence à celui qui devait se travestir en paysan. Le danger était grand pour lui ; pris, il passait pour espion. L’un d’eux observa sur-tout qu’il fallait se couper la moustache, qui sans cette précaution trahirait infailliblement mon guide. Cette remarque réfroidit un peu le zèle de deux des concurrens. Le troisième, jeune homme de vingt-quatre ans à-peu-près, à l’air martial, brun, d’une figure superbe et remplie d’expression, se coupa sur-le-champ cette parure guerrière ; il versa une larme de regret sur ce sacrifice, passa sa main sur sa lèvre supérieure, endossa la veste grise, cacha sa baïonnette dans son sein, et nous partîmes.

J’appris bientôt que le désir de voir Jeanna, sa prétendue, dans un hameau sur la côte, avait contribué à sa généreuse démarche. Je m’en félicitai ; car en fait de courage, l’amour seul peut lutter avec la nature. Il me parlait de son désir ; je l’entretenais de mes craintes, et encouragés l’un par l’autre, nous fîmes trois lieues avec cette légèreté que donne l’espérance. Ce brave homme connaissait parfaitement la montagne ; nous évitâmes les postes Russes, et parvînmes bientôt aux Etangs glacés ; je devins alors le guide moi-même. Mes yeux pouvaient s’égarer sur cette plage immense d’une teinte uniforme et resplendissante ; mais le cœur d’une mère est une boussole sûre ; il me conduisit droit à la grotte. Je connaissais les moyens d’y descendre, et je voulus passer devant mon guide, dont la vue était éblouie par la neige ; il ne le voulut point souffrir, et j’attendis que ses yeux se fussent accoutumés à la teinte sombre où nous allions nous trouver. Nous nous enfonçâmes seulement jusqu’à la hauteur de l’épaule pour ne point être distingués et bientôt nous descendîmes aidés par la baïonnette de mon guide, dont il se formait un point d’appui en la plaçant entre les glaçons.

Arrivés dans la grotte, quelle est ma surprise ! Aucune lumière, plus de voix humaine, nul indice du séjour des Colons… Grand Dieu ! ils ont tous péri, m’écriai-je ! désespérée, j’avance, je heurte un corps, je vais tomber loin de-là sur des vêtemens : mon imagination me peint mes compagnons morts, dévorés, anéantis ; je ne vois plus que des ossemens. Mon guide, errant comme moi, me saisit le bras, je pousse un cri ; je me crois seule au monde, exposée à la brutalité d’un soldat ; mon esprit en désordre enfante tous les genres de supplices, et prête à défaillir, mon dernier cri est Edvinski ! Tout-à-coup il répond à ma plainte. Je tressaille ! Plusieurs voix se font entendre, la lumière paraît, et j’apperçois tous les Colons paisiblement endormis. Par une longue suite d’erreurs dans leur calcul le jour des mortels était devenu leur nuit : ils reposaient et tous firent un cri de joye croyant m’appercevoir en songe.

Il est impossible de peindre l’ivresse qui s’empara d’eux en me revoyant. Madame de Visbourg sur-tout, me l’exprima d’une manière si tendre, que ce souvenir joint à tant de marques d’amitié que j’en avais reçues, ne s’effacera jamais de mon cœur. On juge si Edvinski fut comblé de joye, ce pauvre enfant en paraissait en délire. « Voilà, me dit-il, en me montrant Madame de Visbourg, celle à qui nous devons tous la vie, maman. Lorsque douze heures se furent écoulées depuis ton départ, une inquiétude mortelle régna dans la Colonie ; on se lamenta, non sur ses besoins ; mais sur ton sort. Madame de Visbourg, ma seconde mère, se travestit à l’instant pour aller à Mirback ; elle rapporta des secours pour notre existence ; mais rien pour notre cœur ; aucune nouvelle, quel désespoir ! depuis deux jours je ne dormais plus, je succombais à la fatigue, lorsque j’ai cru en songe te revoir, te presser sur mon cœur… Je ne rêvais point ; c’était toi, ô ma mère » !…

Cette scène attendrissait tous nos compagnons ; mais c’était trop les occuper de nous ; je me hâtai de leur apprendre mon aventure, mon entrevue avec Kockziusko, et la parole que j’en avais reçue qu’ils seraient libres le surlendemain, jour de l’attaque. Je leur montrai mon brave compagnon qui devait guider la colonne des Polonais jusqu’à nous : l’espérance s’empara de tous les cœurs, et nous fîmes un repas presque joyeux où mon guide ne fut pas oublié.

D’après nos calculs, le jour baissait, il était tems que mon guide reprît sa route ; je voulus lui confier Edvinski, et attendre près des Colons le sort qui leur serait réservé ; je leur devais ce sacrifice. La loyauté, ce sentiment de générosité qui s’accroît dans le malheur commun, m’en faisait une loi. Le Chevalier de Morsall me conjura au contraire, au nom de la Colonie, de retourner au Quartier-général pour maintenir Kockziusko dans ses bonnes dispositions. Les êtres puissans, ajouta-t-il, au sein des plaisirs oublient aisément l’infortune. Réflexion superflue pour ce brave général ; mais j’étais mère et je cédai à leurs instances.

J’embrassai donc tous mes compagnons d’infortune, je leur remis quelques cordiaux dont je m’étais munie et dont ils devaient avoir grand besoin dans cette retraite humide, et après nous être livrés au doux espoir de nous retrouver à Venise, aux projets de réunion pour une existence économique et douce, je remontai quoique difficilement avec Edvinski et mon guide.

Edvinski marcha avec courage pendant deux lieues ; mais la fatigue et le froid venant à le saisir, Solamor (c’était le nom du soldat) le chargea avec légèreté sur ses épaules, et continua sa marche avec la même vivacité, vers les hameaux situés au pied des Monts, sur la gauche. Je lui demandai alors pourquoi nous changions de route : il me répondit d’un air suppliant, en mettant la main sur son cœur, et me montrant un hameau : quelque chose aussi pour moi. « Oh oui, je ferai quelque chose pour toi, m’écriai-je ! Refuserais-je quelques pas à celui qui m’a rendu mon fils » ! Il m’expliqua que nous approchions de Jeanna, Jeanna qu’il adorait, et dont il me faisait une peinture ravissante. Je souris de l’enthousiasme des amans, je pensai à son bonheur : un souvenir s’égara sur Ernest, et plongés tous deux dans notre rêverie, nous arrivâmes au hameau de Roséa.

Sous un rocher à pic, dominé par deux sapins, seule verdure qui frappât nos yeux, était une chaumière d’un aspect misérable ; c’était la demeure du père de Jeanna. Nous entrâmes ; la figure martiale du bon Solamor se décomposa alors d’une manière visible. L’effroi, la joye, les pleurs, la honte de paraître faible s’y mêlèrent à-la-fois et se peignirent sur ses traits basannés. Jamais physionomie plus guerrière n’annonça plus d’amour. Personne ne s’offrit à nos yeux ; nous allâmes jusqu’à l’étable, qui dans ces contrés froides, est le sallon du logis ; là, nous apperçûmes un vieillard qui lisait, et Jeanna qui filait à la quenouille.

Je l’avoue, la beauté de cette femme me frappa : ses yeux baissés ne m’avaient pas encore montré leur expression ; mais lorsque se levant au bruit que nous fîmes, ils peignirent à-la-fois la surprise, l’ivresse, la pudeur et l’abandon d’une amante dans les bras de l’époux qu’elle attend, il fut impossible de ne pas se troubler d’admiration. « Solamor ! » s’écria-t-elle avec la plus vive sensibilité, et ce nom charmant qui semblait à-la-fois le cri de l’amour et de la constance, fut répêté souvent avec ivresse. « Pardonnez, Madame », reprit-elle ensuite, en s’adressant à moi dans le langage le plus pur, « des transports bien légitimes, vous voyez un époux, un époux que je suis exposée à perdre chaque jour, et que la paix seule peut me rendre ».

Je laissai ce couple heureux aux douceurs d’une réunion si courte, et conduite par le vieillard nous passâmes dans la chaumière. Après avoir pris ainsi que mon fils, quelques laitages offerts avec la grace de l’hospitalité si bien exercée dans ces contrées, — « Madame est Polonaise », me dit ce bon Hongrois, en m’observant ; « Polonaise expatriée ? — Cet enfant est le vôtre », ajouta-t-il en le caressant ; il faut lui faire apprendre un état, avec cette ressource il pourra braver le malheur et l’indigence ». Je tressaillis à cette réflexion cruelle, et lui observai qu’étant né d’une des premières familles de Varsovie, ses biens un jour… — « Ses biens ! reprit-il », pour réponse, il me fit lire deux lignes d’un livre qu’il tenait, et qui portait pour titre : Révolutions Helvétiques. « Et nous aussi, s’écria-t-il, avec un accent déchirant, nous eûmes cette espérance !… et voilà la réalité »… Il me montra sa chaumière. — « Mes ayeux, partisans de l’Autriche quittèrent les cantons ; ils croyaient y rentrer triomphans ; un mur de fer s’éleva entre nous et la patrie ; enfin il fallut s’exiler à jamais dans les déserts de la Hongrie, ou périr par le glaive. Pardonnez à un reste de franchise Helvétique ; mais le temps fut mon maître. L’intérêt seul guide le peuple ; les Russes finiront par l’éprouver. Ne parlez plus de justice ; votre chûte élève la caste inférieure, vos biens font des partisans à l’Etat ; la politique vous proscrit, la morale se tait devant elle, toutes les révolutions en sont la preuve. Rentrez, Madame, rentrez s’il en est tems encore ».


Je souris de sa prévention ; je parlai de l’armement formidable des Polonais, du succès certain de nos armes et des secours attendus. Avez-vous vu, dit-il, les champs de Zurich ? Ils sont blanchis par les ossemens des Impériaux ; avez-vous vu les retranchemens du Lac ? Ils sont formés de leurs crânes entassés ! Toutes ces têtes aussi ont cru à la victoire et tombent en poussière depuis des siècles dans les mêmes champs qu’elles ont cru reconquérir. Voilà le sort destiné aux infortunés Polonais. La gloire est l’idole des Magnats ; l’ingratitude est le défaut du peuple, vous en serez abandonnés. La liberté, comme un météore ardent, brille, circule, embrâse toutes les nations ; jouet du politique, comme l’électricité l’est du Physicien, elle enfante des phénomènes brillans : bientôt elle produit mille éclairs, gronde, forme la foudre, et ne s’annonce sur la terre que par les commotions, les orages et la destruction. Le peuple sent tôt ou tard cette vérité. O leçon terrible du tems ! fatalité des grands changemens ! amis de la liberté ou de la tyrannie ! vous périssez pour de brillans phantômes, quand les êtres nuis recueillent la réalité. Cruelle vérité ! qui ne s’est jamais démentie dans les révolutions. Rentrez, Madame, rentrez s’il en est tems encore » !


Je ne crus point à cette prévention, à ces pressentimens si funestes. Grand Dieu ! si c’est vous qui inspiriez cette prophétie, je mérite mon sort ; à peine écoutai-je le bon vieillard qui parut gémir de mon aveuglement et changea de discours.


Jeanna rentra alors avec Solamor, un souper fut servi, plusieurs voisins Hongrois y assistèrent, et je remarquai que ma jeune hôtesse était traitée avec des égards que j’attribuai d’abord à son origine ; mais que je reconnus bientôt être le fruit de son éducation soignée. Une petite bibliothèque choisie, un esprit fin et annonçant l’instruction la plus solide, un herbier, mille détails recherchés m’étonnèrent par dégrés, et j’appris bientôt que Jeanna, véritable prodige de beauté et de talens faisait l’admiration des contrées voisines ainsi que des voyageurs. J’avais ouï parler à Ust de la belle Hongroise ; mais je n’espérais pas que le sort me conduirait si près d’elle. J’en fus ravie et pris une double part à son bonheur et à celui de Solamor.


Le souper frugal fut touchant par la cordialité des bons montagnards et l’ivresse du bonheur qui se lisait dans les yeux des amans. « Solamor n’est pas riche, me dit le vieillard, mais il a les trésors de l’ame ; c’est le plus brave homme du Régiment de Beichalovitz, et cela de l’aveu de ses camarades. Il nourrit sa pauvre mère sur sa paye, il a sauvé la vie à plus d’un voyageur, il est doux et timide comme le chamois de nos montagnes et intrépide comme un lion. Ma fille a voulu se donner un ami et non un maître. Le Bailli de Mirback a prétendu en vain l’épouser : la vertu et l’amour l’ont emporté, pouvais-je m’y refuser ! Ah Madame ! depuis l’aventure du jeune chasseur de chamois, à Roséa, les Pâtres sont humains et les pères sont indulgens ». Je m’informai de cette avanture, Jeanna en avait fait une romance ; on la pria de la répéter ; elle s’y prêta avec grace.

ROMANCE.

Le jeune Chasseur de Chamois.




On promit Anna pour compagne
Au plus adroit chasseur ;
Anna promit son cœur
Au plus humain de la montagne.
« Plaignez, disait-elle, mon sort ;
Moi ! le prix de la barbarie !
Trait d’amour fait chérir la vie,
Trait du chasseur donne la mort ».

« Partez, rivaux, leur dit le père ;
Poursuivez le chamois :
A qui m’en offre trois
Je promets un hymen prospère. »
Paulus partit, pleurant son sort,
Disant : « faut-il perdre ma mie !
Trait du chasseur soutint ma vie,
Trait d’amour causera ma mort ».


Déjà deux timides victimes
Cèdent à son effort ;
Il en blesse une encor
Et suit ses pas dans les abîmes.
Il arrive, et voit sur le bord
Qu’elle est mère… « ah ! garde la vie,
Dit-il ; au nom de mon amie.
Trait d’amour t’épargne la mort ».

Las ! par un rival moins sensible
Le prix est remporté ;
L’hymen est arrêté,
D’Anna, le père est inflexible.
Chaque amant va finir son sort
Du haut du rocher et s’écrie :
« Trait d’amour unit notre vie,
Trait d’amour cause notre mort ».

Dans ce désert, les chamois même
Respectent leur tombeau ;
C’est l’autel du hameau ;
C’est-là qu’on jure que l’on s’aime,

Qu’un père cède sans effort
A la nature qui lui crie :
Trait d’amour fait chérir la vie,
Trait d’amour peut causer la mort.


Nous applaudîmes par nos larmes. Ce n’était point une fiction. La vue du rocher témoin de la catastrophe, un ciprès qui le faisait remarquer, la présence des pères qui eurent à consoler celui d’Anna, tout en nous laissant ce reste de mélancolie, fruit d’un récit touchant, nous fit sentir plus vivement le bonheur d’un couple heureux. Heureux, mais l’est-on en aimant ? Ils allaient se séparer. Je devais repartir le soir même, Solamor était attendu par ses camarades, le moindre retard pouvait le compromettre ainsi que ses braves compagnons. J’exposai aux bons villageois leur position, la mienne ; il n’y eut qu’une voix pour presser notre départ. Jeanna en eut la force la première, et suspendue au col de Solamor, dont la douleur muette et concentrée formait un contraste déchirant avec l’expression de son amante ; elle arriva jusqu’au seuil, où elle s’évanouit.

J’emmenai Solamor d’une main, Edvinski de l’autre, et placée ainsi entre la passion et l’innocence, troublée, attendrie, comme mon guide, nous fîmes un long trajet sans parler. Rendus à Mirback, nous nous rejoignîmes aux deux Soldats qui commençaient à être fort inquiets de notre retard. Nous prîmes également les trois grenadiers stationés à Gesnick et revînmes heureusement au Quartier-général. Plus libre d’esprit et d’ame je voulus présenter Edvinski à Kockziusko ; je m’adressai à M, d’Alvinski ; j’en fus reçue poliment, mais avec distraction, et l’air de recevoir une visite indifférente. J’appris bientôt qu’on avait été aux informations sur nos ressources ; que le Général, ayant trop prodigué les bienfaits de ce genre, commençait à en fuir les occasions ; que le premier prestige d’un grand nom, passé, on fermait l’oreille au malheur et on ne demandait plus que l’état de la fortune des insensés transfuges. Je vis que l’or en tout pays est le mobile des hommes, par le désir de l’acquérir, ou par la crainte de le perdre. Que d’affreuses réflexions vinrent alors m’assaillir ! Quel avenir s’ouvrit tout à-coup devant moi ! Il me restait cinquante ducats de cent mille livres de rente, et je ne pus parvenir à avoir une audience de Kockziusko ! Quelques jeunes Magnats qui l’entouraient, laissèrent échapper des saillies déchirantes sur le genre de ressource qui restait à une jolie Polonaise ; plusieurs citations vinrent même à l’appui. Je rougis d’entendre des noms connus ; je me crus livrée à la même bassesse, je dévorai mes larmes et me retirai avec Edvinski, au comble de l’affliction.

Je passai une nuit effroyable. Le tems des chimères avait fui et il s’agissait de prendre un parti prompt, soit que je me décidasse à aller à Bude attendre nos Colons, soit que je formasse quelque projet d’établissement dans les villes voisines ; car cinquante ducats ne me permettaient pas de réfléchir long-tems. Je me décidai à partir pour Bude, aussi-tôt que nos Colons auraient obtenu leur liberté. Ce projet me convenait d’autant mieux, qu’en rassurant mon cœur, il me donnait l’espoir de ne pas faire seule une route longue et périlleuse. Je m’ensevelis donc pendant trois jours, dans une auberge obscure, m’informant avec avidité des moindres dispositions qui se faisaient et desquelles dépendait la liberté de mes amis.

Je sommeillais encore le quatrième jour, lorsqu’à huit heures du matin, un mouvement confus dans la ville, un désordre affreux, des cris, des troupes rentrant en désordre, confondues avec les équipages, m’annoncèrent une retraite précipitée. Le cœur me battait avec violence : élancée à la fenêtre, j’écoutais avec avidité, je cherchais à démêler le résultat ; mais que conclure, qu’apprendre dans un pareil tumulte ? si ce n’est que l’armée de Kockziusko avait été repoussée. Je vis repasser le Régiment de Beichalovitz. Il était réduit à moitié… Mes amis sont encore ensevelis, m’écriai-je avec douleur ? Je ne les reverrai jamais ! Combien je m’applaudis alors d’avoir été chercher Edvinski, et combien mon cœur rendit grace à Solamor !… Tout-à-coup je vois sur un chariot de blessés un Grenadier étendu, pâle, ensanglanté… C’était mon guide !… Derrière ce triste convoi, un vieillard donnant le bras à sa fille éplorée, suivait à pas précipités ; pouvais-je méconnaître Jeanna ? Je m’élançai dans la rue, j’allai essayer de porter des consolations à ce couple infortuné. Je suivis la pauvre Jeanna jusqu’à l’Hospice militaire. Ce lieu de douleur me fit frémir… j’oubliai que j’étais pauvre, j’offris ma chambre pour le blessé ; mais hélas ! l’ordonnance devoit être suivie. Je ne pus y recueillir que Jeanna et son père qui se trouvèrent ainsi plus à portée de connaître la situation de leur ami.

Voici l’un des instans les plus pénibles de ma vie. Le passage de l’opulence à la pauvreté la plus complette, l’impossibilité non-seulement d’obliger mes amis, mais d’exister moi-même ; la nécessité de prendre une résolution prompte, et de laquelle pourtant devait dépendre mon sort futur, tout me jettait dans une perplexité affreuse. Solamor renaissait, Jeanna semblait vivre de son existence, tous paraissaient heureux ; c’était une consolation dans le parti douloureux qui me restait. Nous passâmes la soirée du huitième jour à former des projets d’union champêtre entre ces bonnes gens et moi. Je dissimulai mon dessein. La nuit je payai l’hôte pour eux et pour moi, et le lendemain, à la pointe du jour, sûre que mes amis allaient être réunis, n’ayant d’ailleurs aucun espoir de voir Kockziusko, je me mis en route à pied avec Edvinski pour aller cacher à Bude, dans un état obscur, mes dernières ressources et mes plus grands malheurs.

J’employai huit jours à faire cette route. Mon cœur se ressère de douleur en pensant aux humiliations cruelles, au mépris que j’eus à souffrir, moins par l’indigence encore, que par l’opinion des habitans. Mon seul nom de Polonaise, et l’idée de mon premier état suffisaient pour attirer sur moi la froideur et l’aversion de ce peuple peu sensible. Le croira-t on ? Courbée sous le faix de mes hardes, donnant le bras à mon enfant, succombant à la fatigue et à la douleur, une femme de vingt-deux ans, qu’on disait belle, ne put obtenir d’un voiturier en lui offrant un prix exorbitant de monter dans sa voiture vuide, d’y placer son fils défaillant, pas même ses hardes. Ce trait de dureté me perça le cœur. « La voilà donc, m’écriai-je, cette terre hospitalière ! Insensés, qui basez vos lois sur la justice et la sensibilité du cœur humain, commencez donc par anéantir l’orgueil et l’intérêt ! Partout je n’ai vu que ces mobiles, et mille crimes pour une vertu ». J’avais tort peut-être, mais que d’exemples paraissaient confirmer ce transport ! J’arrivai malade à Bude, et fus m’ensevelir au fauxbourg du Danube.

J’allais me trouver dans le dénuement le plus absolu, lorsque le lendemain, une affiche tombant sous mes yeux, j’y lis qu’un fameux distillateur de cette ville, demande une femme pour rester dans son magasin, répondre dans les langues Française et Allemande, et tenir les livres, le saisis cette nouvelle avec ardeur, et vole à l’adresse indiquée. Après avoir traversé une allée sombre, je suis introduite dans une maison de médiocre apparence, près de l’ancien Couvent réformé des Cordeliers. On me fait passer ensuite par plusieurs pièces obscures du rez-de-chaussée, et enfin, entrer dans une boutique de Distillateur en apparence. Là, un homme en perruque noire, en habit brun, d’une figure honnête, me fait asseoir, me donne du papier, me prie de montrer mon écriture. J’essaye de tracer quelques lignes : — Belle ! très-belle ! s’écrie cet homme en me fixant, et me laissant voir, par son air, que cette exclamation s’adresse plutôt à mes traits qu’à ma plume ; « vous resterez avec nous. « A ces mots, il donne un coup de talon assez fort sur le plancher ; je sens ma chaise descendre très-vîte par une trappe qui se renferme aussitôt sur ma tête, et je me trouve au milieu de huit ou dix hommes, au regard avide, étonné, effrayant, entourée de plusieurs presses d’imprimerie, dans une salle voûtée, éclairée par plusieurs soupiraux vitrés et placés au niveau des eaux du Danube, dont les flots se brisaient, contre les murs.

J’étais stupéfaite d’étonnement et d’effroi dans cette demeure aquatique, lorsqu’un grand homme sec et blême, à la face barbare, ombragée par des cheveux rouges, vêtu richement, mais armé d’un poignard et d’une ceinture de pistolets, parla ainsi, avec l’accent Anglais, aux hommes qui étaient présens.

« Les jouissances que je vous procure, une chère délicate, de l’or par monceaux, un avenir brillant, ne vous ont point suffi ; je remplis vos désirs (il me montra alors). Il s’agit de savoir à présent, pour éviter toute contestation, si vous alternerez par jour ou par semaine ». Ils se regardèrent tour-à-tour en souriant : je frissonnai jusqu’à la plante des pieds… « Nous ne sortirons point d’ici que nous n’ayons réalisé par notre fabrication d’assignats, la somme de six millions, écus ; un pour moi, cinq cent mille livres pour chacun de vous. D’après mon calcul, il nous faut encore cinq mois de travail ; voyons à nous décider, pour tout ce tems, sur l’objet en question. Il me semble qu’en votant pour le par jour, il en résulte une union plus intime, plus fraternelle entre vous ; un grand secret, de grands plaisirs communs et souvent répétés, assurent davantage l’établissement. Par semaine ou par mois au contraire un seul de vous jouit, l’envie peut naître et troubler nos travaux. Je conviens que par jour il faudra peut-être la remplacer bientôt ; mais on trouve assez de ces machines-là ». A ces mots, il passa avec un souris épouvantable sa main sous mon menton.

Mon malheur était certain, je fus frappée de la foudre, et restai comme une statue, étouffée par mes sanglots et mon effroi. « God-damn ! s’écria-t-il, les femmes de Paris m’ont ruiné dans mes voyages, les hommes sont nos ennemis ; il faut ruiner les hommes, et humilier les femmes. Je remplis ma commission avec plaisir. Je veux couvrir les femmes de honte, et la France de faux assignats, point de quartier, God-damn ! ». L’air terrible dont il prononça ces paroles, acheva de me rendre au néant. Un long évanouissement succéda à cette scène. J’ignore ce qu’ils décidèrent entre eux sur mon sort ; toujours est-il certain qu’en recouvrant la connaissance, je me vis dans un appartement sombre à la vérité, mais d’une richesse et d’une élégance dont il est impossible de se faire une idée. Il fallait que cet homme eut déjà amassé des sommes immenses, pour se procurer, sous les eaux, des objets d’un luxe aussi fini. Meubles, bijoux, l’or semé sur la cheminée, sur le parquet tout donnait à mon réveil l’air d’une Féerie.

Je fus bientôt détrompée, et vis entrer un jeune homme, d’une figure douce et tendre, que je reconnus pour Français à la première vue. — « Rassurez-vous, Madame, me dit-il, en s’approchant timidement de mon lit, je vous ai démêlée d’un regard ; ce n’est pas ici votre place, ni la mienne, ajouta-t-il, en soupirant : j’ai décidé mes camarades, résolus à un partage infame, à se laisser entre eux quinze jours d’hymen… » Je jettai un cri de douleur… « Rassurez-vous, reprit-il, quinze jours peuvent amener bien des changemens dans votre sort ; c’est moi que le destin a favorisé, mais il n’a rien fait encore sans votre aveu ; croyez à ma délicatesse. Né d’une des bonnes familles de Maconnais, j’ai été attaché à la légation française de Venise : bientôt j’ai été remplacé pour des raisons d’état que j’ignore, après avoir épuisé toutes les ressources qu’une espérance vaine a bientôt dissipées. Je me suis établi à Bude, maître de dessin, art dans lequel j’avais un talent assez distingué ; j’y réussissais et vivais honnêtement de mon travail, lorsqu’un jour et absolument par la même voie que vous, sur la demande qu’on faisait d’un maître de dessin habile dont ces scélérats ont besoin pour leur fabrication, je me suis présenté à l’adresse indiquée et suis tombé dans le gouffre où nous gémissons tous deux. Je partage vos peines, Madame, je ferai tout pour les adoucir ; mais au nom de vous-même, modérez votre douleur, dissimulez. Talbot, cet Anglais atroce est un homme terrible, les femmes lui sont en horreur ; il se ferait un jeu de vous livrer à toutes les terreurs, de fouler aux pieds tous vos principes. Ayez l’air de subir votre sort avec résignation, renfermez sur-tout le désir de vous échapper. C’est ici le foyer des agences du machiavélisme Anglais ; c’est d’ici que partent les ordres d’assassinats, les sommes destinées à les payer et à décréditer le trésor de France. Tous ces objets s’expédient par Livourne, où se trouve un autre agent principal pour le transport en France des ballots et les lettres. Infortunée ! Vous serez obligée d’en écrire vous-même. — Quelle horreur, m’écriai-je ! jamais, jamais… Il me conjura de garder le silence, et reprit. « Sachez, Madame, que cet horrible travail est réparti ici entre tous ; c’est le pistolet sur la gorge qu’on force d’écrire ceux qui témoignent la moindre répugnance à tracer ces arrêts de mort, lancés ordinairement contre des inconnus, contre des malheureux égarés par le fanatisme populaire ou royal. Car vous devez savoir que ces deux extrêmes sont également odieux au ministère Anglais ; c’est la destruction totale et non le triomphe d’un parti, que ce Gouvernement désire. C’est donc de ce repaire que partent des lettres supposées, et en toutes les langues pour établir de prétendues relations, et rendre suspects les hommes les plus estimables. Un Italien, un Allemand et un Espagnol ont été enlevés à cet effet ; ceux-ci semblent prendre leur parti avec calme, l’Italien seul montre de la joye. Méfiez-vous de ce dernier, c’est le grand artisan des trahisons supposées, des lettres fausses, et des poisons qui partent de ce séjour. Aussi est-il particuliérement chéri de Talbot, qui a fait l’impossible pour que le sort lui fut favorable à votre égard. Combien je rends grace au sort qui m’a conduit le premier, près de vous pour vous épargner des tourmens, vous prévenir des mesures à prendre et rassurer votre délicatesse allarmée ! »

On sent si je dus être sensible à ce procédé. Combien nous versâmes des larmes ensemble ! Je témoignais ma reconnaissance par tout ce que l’effusion du cœur permet et fait sentir à une ame délicate, lorsque Talbot entra. « Eh bien ! dit-il avec un sourire épouvantable, eh bien ! Monsi le marié, comment va ? Elle est vraiment cholie ! son visage annonce que vous êtes un bon mari. Allons, à l’ouvrache tous deux ! vous, Durand à la presse, et Madame aux écritures ». Je me levai sans oser souffler, et fus me placer à un secrétaire noir, marqué de taches rouges en bois incrusté, et qui jouaient le sang à faire horreur. J’ouvre ce secrétaire, quel spectacle, grand Dieu ! l’encre dans un crâne d’ivoire, les chandeliers… des faisceaux d’ossemens, portant une petite bougie lugubre, et les tablettes couvertes d’une série de poisons en phioles et étiquetés ! Je me trouvai mal : Talbot sourit, et me repoussa vers le secrétaire en approchant le tabouret. Falso, l’Italien, parut alors ; sa face jaune, bilieuse, ses yeux hagards me saisirent, et confirmèrent bientôt l’idée que je m’en étais formé. Il me commanda d’une voix cassée de prendre la plume, je la pris en tremblant, il me dicta.


Je ne puis me rappeller le contenu de la lettre écrite au Commandeur de M***. par le Lieutenant-Colonel de la Légion de M***., mais tout ce que la méchanceté, la perfidie peuvent imaginer de plus atroce, s’y trouvait adroitement combiné.

« A présent, me dit-il, traduisez ces mots en langage énigmatique français : point de noms propres, mais l’équivalent. Quelques chiffres faciles à deviner. Puis mettez sur l’adresse, au commandeur de Mar… à Gré… Le commandeur de Mar… m’écriai-je ! mon parent ! jamais ! ah malheureuse »! — Il parut surpris un moment, puis enchanté de ce rafinement de cruauté. — « Monstre, continué-je ! vous voulez que je provoque l’arrêt de mort d’un parent ! d’un parent dont les talens et les vertus ont fait la gloire de sa patrie » ! Falso sourit de pitié. Exécrable agent d’une politique infernale, qui joue si indignement et voue à la mort cent mille familles ; va, cherche ailleurs tes victimes, on m’assassinera sur la place avant que je commette une telle infamie »… Il prit tranquillement son stilet, m’en fit sentir la pointe sur les côtés en me disant : « écrivez mia bella. » Je poussai un cri affreux, il s’arrêta. Je repris la plume et résolus de dissimuler, espérant qu’il me serait possible de soustraire la lettre. « Écrivez encore, mia bella » répéta-t-il de sa voix cassée et sépulcrale, en réitérant sa piqûre. J’écrivis donc, ce qu’il me dictait pour un autre agent italien supposé.

Le sens exact de cette lettre m’est également échappé après tant de malheurs, mais je sais qu’il tendait à compromettre les habitans de la ville de Lyon et à indisposer le Gouvernement contre elle.

J’avais voyagé en France, et plusieurs de mes parens habitaient cette cité proscrite. J’interrompis Falso pour lui observer que les Lyonnais étaient soumis aux lois, qu’on viendrait difficilement à-bout de jetter du doute sur leurs intentions, et qu’à quelques réfugiés près, qui cherchaient à exaspérer les esprits, les gens de bonne-foi ne pourraient trouver aucun reproche à faire aux habitans industrieux de cette grande ville. « Je le sais, repartit-il, mais il faut détruire le commerce, il commercio ! » Je compris que c’était la volonté du ministère Anglais, et qu’il s’agissait de procéder à l’exécution. Il me fallût donc traduire cette lettre fatale, mais je conservai la même espérance de la soustraire. Je dus encore me soumettre à écrire plusieurs dépêches pareilles, pour diverses parties de la France. Falso me fit signe de me hâter et sortit. J’eus l’air de lui obéir et tombai dans une rêverie profonde pour chercher les moyens de prévenir tant de maux et m’arracher désormais à tant d’horreurs. Je souffrais ; mais au milieu de ces atrocités, il me restait l’idée consolante que les crimes de tous les partis avaient une source étrangère, et que les cœurs français étaient absous, aux dépens, il est vrai, de leur jugement et de leur pénétration.


Le même soir on m’employa à numéroter des assignats. Il devait en partir trois ballots pour la France, nous travaillâmes tous jusqu’à quatre heures du matin.


Le travail fini, on se retira, et le jeune Durand me reconduisit dans mon cabinet si richement décoré. J’eus en passant à essuyer les sarcasmes et les espérances futures de ces artisans terribles, mais j’étais trop absorbée dans mes chagrins et mes projets pour m’arrêter à leurs odieux propos. Je rentrai dans ce temple du luxe et de l’infamie, et, sans me déshabiller, je cherchai à goûter un repos qui m’avait fui dès long-tems et auquel je pouvais me livrer, sachant que les lettres pour la France ne partaient que le surlendemain.

Le jeune Durand, assis sur un fauteuil, me traitait avec la même décence, les mêmes égards. Ses yeux attendris se fixaient de tems en tems sur moi ; non, les cœurs tendres et délicats ne désirent pas dans l’infortune ; leur seule passion est d’obliger, de rendre heureux, et cette jouissance est céleste. Je succombais au besoin du repos, et toutes les fois qu’un sommeil aussi agité me permettait d’ouvrir sur ce jeune infortuné une paupière humide, je le voyais dans la même attitude, m’observant, le dirai-je ? m’admirant même, et paraissant n’exister que du calme momentané que j’éprouvais. Je dois l’avouer, dans toute autre situation, cet intéressant jeune homme m’aurait inspiré de l’amour ; il était impossible de montrer plus de grace et de délicatesse, et le second jour je crus pouvoir lui confier mon projet. Nous attendîmes que l’heure de nous renfermer ensemble fût de nouveau sonnée ; alors je lui tins ce langage :

« Vous devinez aisément, Monsieur, que mon parti est pris de souffrir mille morts, plutôt que de me résoudre au partage affreux qui m’est réservé. Tout offre ici l’image de la débauche et de la scélératesse réunies. Ma vie est bornée au terme de quinze jours qui vous sont échus ; voyez si vous désirez en prolonger le terme… » Sa figure prit une expression à-la-fois énergique et tendre qui me tint lieu de réponse. « Eh bien, mon jeune ami ! (car nous sommes assez malheureux, n’est-ce pas ? pour que ce sentiment ne soit pas suspect.) je compte sur vous. Notre destinée sera commune ; quand on est décidé à tout, il est rare de ne pas réussir : nous sortirons d’ici. — Eh comment, s’écria-t-il ? — Plusieurs moyens se présentent : ne pourrions-nous pas glisser dans quelqu’un des ballots, qui partent, un avis et une adresse pour qu’on vienne nous arracher de cet affreux séjour ? — Impossible, Madame, tout est examiné feuille-à-feuille dans l’attelier ; le même soin s’observe par le correspondant de France ; il faut renoncer à cette ressource. — Eh bien ! parmi les lettres qui s’envoyent d’ici, ne pourrait-on pas tracer à l’encre blanche un avis qui reparaîtrait coloré en France, et prouverait la dénonciation ? Quel coup d’éclat ! quelle confusion pour ces scélérats ! quel triomphe pour l’innocence ! — Réprimez ce transport, Madame, la même impossibilité existe. Toutes les lettres qui partent d’ici sont passées au feu au départ et à l’arrivée. Croyez qu’en fait de ruse, ou plutôt de perfidie, on ne peut rien apprendre à l’infame Talbot et à son protégé Falso. »

— Grand Dieu ! que devenir ? m’écriai-je, désespérée. Je tombai dans un abattement inexprimable, puis me relevant tout-à-coup, je m’élançai au soupirail vitré de l’appartement. — « Observons ceci, mon ami, lui dis-je avec inspiration, observons. D’abord je vois que ce jour est au-dessous du niveau des eaux ;… — mais de combien à-peu-près ? — De deux pieds, reprit-il. « Ce cabinet est l’ancien caveau du Trésor des Cordeliers ; les murs ont six pieds d’épaisseur en tout sens ; à nos pieds ils sont cimentés en pouzzolane pour prévenir l’infiltration des eaux sous lesquelles nous sommes placés ; un plancher prévient encore l’humidité ; en un mot, ce caveau est absolument enveloppé des eaux du Danube, excepté près du soupirail ou fenêtre qui est à deux pieds seulement de la surface. — Deux pieds ! — pas davantage ? Bon ! je vois que ces eaux sont retenues par six carreaux circulaires, de six pouces de diamètre, en verre fort épais. — D’un pouce, à-peu-près. — Deux barreaux de fer soutiennent le chassis ; n’importe ! Ne pourrait-on pas placer un billet dans cette petite boîte, lier la boîte à une ficelle, lâcher par une ouverture cette boîte qui, portée à la surface des eaux, ne manquera pas d’être saisie par les nombreux pêcheurs du Danube, lesquels l’ouvriront, liront l’avis et seront guidés ici par la corde. »

Nous nous arrêtâmes à ce projet ; le point difficile était de détacher la carreau de verre sans inonder la chambre, et par-là être découverts et perdus. — » J’ai une bonne idée, me dit avec transport Durand ; laissez-moi faire. » Il prend une écuelle d’argent dans laquelle on me servait le soir un potage ; ce vase se trouvait heureusement avoir la forme ronde et la grandeur du carreau, il y place la petite boîte liée à la ficelle, l’applique contre la vître qu’il bouche exactement, fait sauter le verre, lâche la ficelle et la boîte monte à la surface. L’eau filtrait très-peu et je la receuillais dans un sceau de faïance, mais comment reboucher l’orifice en retirant l’écuelle ? Grand Dieu ! le carreau était tombé en dehors ! impossible de le rajuster, aucun verre pour le remplacer, nulle ressource présente ! nous perdions la tête, nous mourrions d’effroi, quand tout-à-coup la porte s’ouvre et nous montre Talbot, Falso, suivis des autres ouvriers qui venaient nous réveiller.


Anéantis par cette vue, le vase tombe des mains de Durand, la chambre s’inonde, on accourt, on nous saisit, pendant que les uns retirent la corde et que d’autres bouchent l’orifice avec des carreaux dont ils avaient provision dans cette demeure. « Voilà donc de vos tours, me dit ironiquement Talbot ; ces femmes ! ces femmes… Voyons un peu de son style… » Il ouvre alors la petite boîte qu’on avait retirée, et lit avec tranquillité et ironie le contenu du billet. « Écoutez, Messieurs, voici votre éloge, » dit-il, en s’adressant à Falso et à ses compagnons. » Au nom de l’humanité, venez arracher deux infortunés d’un séjour infernal, où des monstres (une inclination à ses camarades) menacent à-la-fois leur honneur, leur vie et la fortune publique. Leur attelier de fausse monnoye et d’assassinats est dans la rue du Danube, n°. 402, au fond des caveaux. Accourez, qui que vous soyez, ayez pitié de nous, ne perdez pas un instant ».

« Ceci est à notre adresse, reprit ironiquement Talbot, ne perdons pas un instant à obéir aux ordres de Madame. » On saisit alors l’infortuné Durand, on mit un bandeau sur ses yeux, il m’avait jetté un regard pénétrant qui m’alla jusqu’au fond de l’ame. Ah ! je crois aux pressentimens ; juste Ciel ! à quelle horreur j’étais réservée ! j’aurais dû mourir du coup que je ressentis alors !… Mon malheureux compagnon n’osa pas soufler ; son regard m’avait tout dit. La horde infernale sortit, l’emmena, et l’on me laissa libre dans mon appartement, me prévenant toutes-fois que, si je faisais la moindre tentative nouvelle j’étais perdue, et que j’eusse à me préparer à me remettre au travail comme à l’ordinaire, « attendu, disait Talbot, que les affaires passent avant tout, et qu’il fallait faire gémir la presse. » Gémir la presse ! Ce mot me fit trembler, on verra si j’avais lieu de tout redouter !…


Une journée entière se passa sans que j’entendisse parler de rien ; je crus seulement m’appercevoir de quelques mouvemens dans la grande salle où l’on paraissait se réunir et tenir conseil. Je ne pouvais entendre un seul mot ; mais une ouverture, qui se trouvait heureusement à une porte, me permettait d’entrevoir à une grande distance ce qui se passait. Je remarquai la horde assemblée autour d’une longue table couverte d’un tapis rouge : un vase rouge rempli de billets, des flambeaux étincellans, tout donnait à cette assemblée une teinte de feu, un air lugubre et incendiaire. Autant que j’en pouvais juger par les gestes, plusieurs avis étaient ouverts. S’agissait-il de projets extérieurs ou de notre jugement ? C’est ce que je ne pouvais démêler. J’observai seulement que Talbot se leva le dernier et parla quelque tems. Son air terrible sembla s’accroître encore, ses sourcils, ses cheveux rouges se hérissèrent et semblèrent se poudrer de sang. Son avis fut adopté sans doute, car des applaudissemens universels parvinrent bientôt à mes oreilles. La porte de la grande salle se referma, et l’on parut se remettre à l’ouvrage.

J’attendis six heures me livrant à mille réflexions cruelles. Alors on vint me chercher avec assez de douceur. Deux des ouvriers me conduisirent à une des presses, dans la salle où s’imprimaient les assignats, et où plusieurs Allemands travaillaient avec activité. « Nous sommes accablés d’ouvrage, dit Talbot en entrant ; pardonnez, Madame, ajouta-t-il avec un respect ironique, si nous osons réclamer le secours de vos bras ; mais il nous est indispensable, envoyant demain un million en France. Veuillez, donc seulement faire mouvoir le balancier de cette presse. »

Je m’y plaçai machinalement, et j’essayai de le tirer à moi. — Plus fort ! dit vivement Talbot, en m’appuyant des coups de corde sur les épaules. Je poussai un cri de douleur, il redoubla. — Plus fort, malheureuse ! ajouta-t-il, en réitérant ses coups. Je tirai en arrière de tout le poids de mon corps et à plusieurs reprises. Alors un soupir plaintif sortit de dessous la planche. Ce mot terrible, gémir la presse me saisit comme un trait de feu, je lâche le balancier et tombe sur mes genoux ; c’est assez, dit Talbot ; donnez l’impression à Madame. Deux ouvriers lèvent aussitôt la pièce de laine, je vois… grand Dieu ! les cheveux me dressent encore d’épouvante… je vois l’infortuné Durand, étendu sous la presse, que je viens d’étrangler par une corde attachée au levier. Sur sa poitrine est un papier, où j’ai gravé moi-même ces mots : mort, damnation pour les traîtres ! jusqu’au dernier instant de ma vie, ce spectacle affreux sera présent à ma mémoire ; en ce moment-même, il me glace, et me donne une fièvre ardente. Je devins insensée ; je saisis dans mon délire le levier, j’écartai tout ce qui m’entourait ; mais succombant bientôt au nombre, à la fatigue, à l’horreur, je fus liée et remportée dans ma chambre.

On me laissa deux jours pour me remettre de cette catastrophe horrible : jours affreux pendant lesquels je refusai constamment de prendre aucune nourriture. On eut soin dès ce moment de m’ôter la clef du secrétaire aux poisons, ainsi que tous les instrumens tranchans, jusqu’au papier, sur-tout les cordes, ficelles ou rubans qui pouvaient établir une communication. Quel moyen me restait-il, grand Dieu ! la perte d’Edvinski qui m’assiégeait sans cesse, celle de ce malheureux jeune homme que j’avais à me reprocher ; tout contribuait à me porter à la résignation et à la mort ; lorsque le troisième jour l’abominable Falso entra pour passer la nuit dans ma chambre.

Sans armes, sans forces, je n’eus d’autre soutien que la ruse, et j’essayai d’en faire usage. J’eus l’air malgré le bouleversement universel de mon être, de prendre mon parti ; mais de désirer que la délicatesse et des soins amenassent par dégré une faveur, que ce monstre n’aurait eue qu’avec ma vie. « C’est mon tour, me dit-il, en s’assayant à une table élégante, qui fut bientôt chargée d’un repas exquis, voyons si la belle est cruelle e crudele. » Je souris, la mort sur les lèvres, et je tentai de faire boire le scélérat ; mais il buvait de l’eau ; je voulus lui servir de tous les plats, il était sobre. Il m’apprit qu’il n’aimait que la musique, les femmes et l’argent. La musique, grand Dieu ! pour une telle ame ! je respirais à peine ; mais l’espoir d’éloigner ses fureurs me donna plus de force. Je repris haleine, et rassemblant toutes les facultés de mon être pour le sauver, j’essayai ce superbe morceau de Grétry. Du moment qu’on aime, on devient si doux ? Le tigre parut s’attendrir et s’écria : bella musica ! il battait la mesure avec son stilet sur la fable, et ce contraste de plaisir et de mort rendait cette scène plus effrayante encore. Il faut chanter, dit-il transporté et il entonna aussi-tôt un morceau de tenore à faire frémir. Je feignais d’y prendre plaisir ; mais la nécessité où je m’étais trouvée de manger, quoique n’ayant rien pris depuis deux jours, l’oppression que j’éprouvais me soulevèrent le cœur à tel point que j’eus un vomissement affreux qui étonna le monstre : mauvaise cadence ! s’écria-t-il avec des imprécations horribles, en voyant les efforts que je faisais. L’air ne sera pas fini ! Je bénis le Ciel de cet incident et prolongeai mon malaise et ma pâleur autant qu’il me fut possible.

Falso, persuadé que mon état de faiblesse me jettait dans le profond sommeil que je faignais, s’endormit à son tour. Je respirais à peine de peur de l’éveiller. Lorsque une heure après je le crus profondément assoupi, je descendis de mon lit, pieds nuds, décidée à trouver la clef du secrétaire aux poisons ou à le poignarder, s’il se réveillait. Ma douceur, ma soumission apparente lui en avait imposé. Son stilet était dans son fourreau ; je commençai à m’en saisir et à le placer sur son cœur. Je cherchai ensuite avec précaution la clef du secrétaire, je la trouvai dans la poche de son habit et volai aux poisons. J’en pris un assoupissant que je lui fis sentir à plusieurs reprises, et j’attendis alors, bien sûre qu’il serait réveillé par ses camarades avant d’avoir rien pu entreprendre contre moi.

J’eus soin de me munir d’un petit flacon de ce poison, de papier, d’encre et sur-tout d’un des carreaux de verre, en attendant l’occasion favorable. Mais comment la trouver n’ayant plus de corde pour retenir le billet flottant ? Le jour paraissait à peine, et je jettais les yeux sur le carreau funeste, cause de la mort de l’infortuné Durand et de la chute de nos espérances, lorsqu’un objet mobile et noir me frappe contre les vitraux ; je m’approche et je distingue plusieurs hameçons de pêcheurs qui flottaient au bout d’une ligne. Je prends sur-le-champ mon parti ; j’écris trois billets, je les enveloppe dans des petites boîtes, comme le premier, je les lie les unes aux autres par des rubans flottans, et m’élance vers le soupirail… Quel coup de foudre ! la ligne remonte… Je m’arrachais les cheveux de douleur ; mais enfin la ligne redescendit. Je ne crois pas qu’il soit possible d’éprouver une pareille joye ! Je m’élance de nouveau au soupirail, je place les boîtes et les rubans épars dans l’écuelle, j’applique de même ce vase contre l’orifice et fais sauter le carreau ; mes rubans flottent, s’accrochent au hameçon et disparaissent bientôt en remontant dans les mains du pêcheur abusé.

Je fus plus heureuse cette fois ; j’appliquai promptement le carreau de rechange en retirant l’écuelle. Et il n’entra dans la chambre que le volume de deux pintes d’eau. J’y jette aussi-tôt plusieurs bouteilles de vin, du festin, je renverse la table, les plats, et donne par-là à ce mêlange l’apparence du désordre d’une orgie. Cette précaution me sauva, car bientôt je vis paraître plusieurs compagnons qui venaient nous chercher pour le travail. On eut grand peine à réveiller Falso, dont le premier mouvement fut de s’élancer sur sa clef et son stilet, qu’il retrouva à la même place.

Ce scélérat crut rêver encore en appercevant l’état de l’appartement. Ses camarades lui firent de grands reproches sur son intempérance : toutes les bouteilles vuides l’attestaient. En vain il voulut jurer, protester… des taches nombreuses de la liqueur que j’avais répandues à dessein sur sa poitrine déposaient contre lui ; il finit par douter lui-même de sa sobriété ; on le félicita sur son bonheur complet ; je me tus, il put y croire aussi, et sortit en me disant énergiquement : ce soir, nous verrons.

Cet ajournement me fit frémir ; mais l’espérance d’être secourue me rendait quelque courage. Il fallut écrire toute la journée des pièces pareilles aux précédentes. J’espérais profiter de ma liberté, du premier instant… pour retracter tant de faussetés et je consacrai toute ma mémoire à classer les objets dans ma tête. Le soir en rentrant on me fit repasser devant la presse fatale, je sentis cette menace terrible ; mais j’eus la force de rentrer dans mon asyle et de dissimuler. Bientôt Falso parut : point de festin cette fois : un simple potage, et l’apparence d’un projet de triomphe bien formel. Il fallait toute ma résolution, toute ma présence d’esprit pour résister à cet appareil effrayant. « Voilà le grand jour, Signora ! me dit Falso dans son mauvais langage Piémontais ; ou vous m’avez cédé hier, ou vous m’avez trompé : dans le premier cas ce n’est qu’une répétition, dans le second je suis las d’attendre ».

Il mit d’un côté du lit son stilet, et de l’autre un papier rempli de diamans. — « Choisissez, me dit-il, et sur-le-champ il se met en devoir de me déshabiller avec une célérité incroyable. Je résistai de toutes mes forces ; mais l’on juge si je n’eusse pas préféré mille morts, sans la précaution que j’avais prise, de placer sous mon aisselle le petit flacon de poison assoupissant que j’avais soustrait. Je vis l’instant où mes efforts devenaient inutiles, ne pouvant jouir de mes bras. Bientôt je fus réduite au dernier vêtement de la pudeur, j’étais décidée à périr, lorsque parvenant à glisser mon bras derrière mon dos et le passant sous mon aisselle gauche, j’imbibe mes doigts du poison, et feignant de repousser le monstre, je lui applique ma main sous le nez.

L’effet fut rapide. Aujourd’hui que le danger est passé, il m’est impossible de ne pas sourire de la figure comique que prit à l’instant l’Italien. Sans forces, il soupirait et éternuait à-la-fois ; les mots expiraient sur ses lèvres ; il bailla en ouvrant une bouche effroyable et s’endormit comme un bloc. Je me hâtais de me r’habiller, lorsqu’un léger bruit que j’entendis derrière la double porte de l’appartement me fit soupçonner qu’on l’ouvrait et que quelques camarades avaient cherché à démêler notre entretien. Le silence que nous gardions, piqua sans doute leur curiosité, la porte s’ouvrit doucement, Talbot passa le premier, et s’écria en appercevant Falso endormi : « Je m’en doutais ! cette Sirène nous jouera tous ! il n’y a que la force… Allons, sous mes yeux mêmes »… Aussi-tôt cette horde infernale se précipite sur moi, me saisit, j’expirais de désespoir… quand tout-à-coup, un grand bruit les arrête : les portes sont enfoncées, et les caves se remplissent de soldats et de gens de justice. On s’empare des issues, et l’on arrête ces agens terribles, pendant que je m’habille à la hâte derrière mes rideaux.

« Rendez grace au Ciel, femme intéressante et industrieuse, me dit alors le chef de la garde, votre avis nous est parvenu d’une manière miraculeuse ; on n’a pas perdu un instant pour vous secourir. Mais quelque opinion favorable que nous donne votre air décent, vos malheurs non mérités sans doute, il est indispensable que vous nous suiviez au tribunal, pour donner des éclaircissemens sur toute cette affaire ». J’étais trop ravie de recouvrer ma liberté, trop en délire de la pensée de la rendre à mon fils, pour ne pas accepter avec joye tout ce qui m’arrachait de cet enfer. On lia Talbot, Falso et leurs complices ; on les fit partir dans des voitures, et je fus conduite en particulier chez le juge. Là, je donnai mon nom, je montrai des preuves évidentes de ma qualité et de ma famille. Elle était connue, je fus mise sur-le-champ en liberté ; mais j’ai su depuis, le croirait-on ? que la plus grande partie de ces infames scélérats avait été élargie par l’influence de l’Angleterre, et que le fameux Talbot jouait un grand rôle à Venise.

On sent que le premier usage que je fis de ma liberté fut de voler à mon ancien appartement du faubourg du Danube, pour apprendre des nouvelles de mon pauvre Edvinski. Le cœur me battait avec violence, en montant l’escalier. Je m’élançai dans l’appartement : personne ne paraît ! Je me livrai au désespoir le plus violent, et après de vaines perquisitions, je sus que mon fils avait été enlevé sous prétexte d’être conduit vers moi ; cet évènement inattendu me fit pressentir quelque perfidie nouvelle du Baron d’Olnitz, et l’on verra que je ne me trompais pas.

Ce coup fut terrible ; je m’abandonnai à toute ma douleur ; on me rendit cependant quelque consolation par l’espoir qui me fut donné de rejoindre mon fils à Rome, d’après un billet trouvé sur ma cheminée. A quelles épreuves, grand Dieu ! m’as-tu donc réservée, m’écriai-je ? Délicate, sensible, mère tendre, tu me frappes par tous les sens. Le soir je fus fort étonnée de voir semés à mes pieds, les diamans que Falso m’avait offerts et jusqu’au papier qui les renfermait ; le mouchoir que j’arrosais de mes larmes en contenait encore plusieurs. Je compris alors que dans la précipitation avec laquelle j’étais partie, j’avais enveloppé le papier dans mon mouchoir et sur-le-champ je songeai à une restitution ; mais à qui rendre ces bijoux d’un grand prix ? Au Gouvernement Autrichien ? Ce n’était point lui qui en avait fait les frais. Au particulier qui les reconnaîtrait ? Mais il en avait été payé en monnoie du pays, et il était soldé ; c’était donc à la France qu’ils appartenaient effectivement comme ayant été acquis à ses dépens. Cette réflexion me décida à garder cette valeur comme un emprunt. J’étais si près de la misère, j’avais tellement vu à quelles extrémités affreuses le hazard ou la nécessité nous conduit, que ma délicatesse même excusa cette erreur : et c’est ainsi qu’en mille occasions de la vie, la conscience est soumise ou aux désirs ou aux besoins.

Je gardai donc les diamans, décidée à en restituer le prix avec les intérêts, aussi-tôt que mes biens ou l’équivalent me seraient rendus. Je versai encore des larmes sur mon cher Edvinski. Pendant plusieurs jours, je m’informai de son sort dans le voisinage ; on ne put rien m’apprendre de plus positif que le contenu du billet. Désespérée, je résolus de m’éloigner de cette ville funeste et d’aller chercher ailleurs l’oubli de mes maux et les traces de mon enfant.

Je préférai de me diriger par le Tyrol et les Montagnes Noires sur Francfort. Conviendrai-je que me rapprocher d’Ernest n’était pas un motif indifférent pour moi ? Je ne me l’avouais point ; mais je sentais un attrait invincible me porter vers l’endroit qu’il habitait. J’avais appris que nos Réfugiés Polonais repoussés par les Russes, avaient passé pour la plupart et forcément, dans les Corps Francs des Impériaux postés sur le Rhin. Fatale inconséquence ! que la misère et l’âge de Pradislas pouvaient seuls excuser ; il était dans ces contrées, il pouvait avoir entendu parler de mon fils. Je m’acheminai donc dans cet espoir vers Francfort pour y revoir tout ce qui m’était cher.

Je passai par Milan et Saint-Bernard, pour gagner le Lac de Genève. Arrivée en cette ville, je m’informai de la position de la petite armée de C… Je savais que le Corps d’Ernest en était rapproché et je me dirigeai de Genève sur le pays de Vaud et les bords du Lac Léman, pays céleste, site romantique que l’immortel Rousseau a gravé dans toutes les ames et qu’on ne parcourt point sans ressentir le pouvoir de l’amour.

Je vis Basle, et remontant sur la gauche, je m’enfonçai dans la forêt noire pour rejoindre Hildesheim, Quartier-Général, où je pouvais savoir plus positivement ce que je désirais. Je voyageais commodément à la vérité ; mais avec un compagnon bien sombre, le chagrin. D’après la valeur des pierres diverses que j’avais vendues successivement, je devais réaliser une somme de cent quarante mille livres, et quoique je dusse songer à l’avenir, je n’étais plus disposée à souffrir du présent, qui m’avait si fort maltraitée. J’avais donc acheté une bonne voiture à Genève, j’avais en outre un valet Allemand, et jusques-là, quoique toujours triste, la route ne m’avait offert que des détours faciles ; mais elle devint pénible dans ces montagnes à pic et boisées, où les chemins se disputent avec les torrens un étroit passage. A la vérité cette nature agreste et dure convenait à la situation de mon cœur. Ces abîmes me peignaient ceux où j’étais tombée, et ces ardoisières teignant en noir les eaux qui descendaient dans la plaine, semblaient porter à leurs habitans le deuil de mon ame et jetter au loin des crêpes funèbres sur la verdure. Je m’égarais dans une sombre rêverie, lorsqu’une voix qui m’était connue frappa mes oreilles. Elle chantait cette polonaise faite au quartier de Falsback en des tems plus heureux, et si connue de nos jeunes Polonais.

POLONAISE.



Banni de sa patrie,
Quels biens on a perdu !
Pauliska ! tendre amie !
Par toi tout m’est rendu.
Ta conquête est ma gloire ;
Mon trésor, ton retour ;
Ma plus belle victoire,
Ta constance en amour.

Envain le Russe avide
A ravagé nos champs ;
Sur un traîneau rapide
Tu sus fuir tes tyrans.
Semblable à Citherée,
Partant avec sa cour,
Tu laissas la contrée
Sans plaisirs, sans amour.

Ebloui d’un systême
J’ai quitté biens, grandeur ;

Mais perdre ce qu’on aime
Voilà le seul malheur :
Tu reviens, je défie
Le destin en ce jour :
Ce que je sacrifie
Vaut-il ce trait d’amour ?

L’Expérience sage
Vient sur l’aîle du tems ;
Mais l’hiver est son âge ;
Jouissons du printemps.
Les amans sur la terre
Par-tout ont de beaux jours :
Leur patrie est Cithère ;
Leur trésor les amours.


A ces derniers mots, à mon nom prononcé, pouvais-je méconnaître Ernest ? Je m’élançai hors de la voiture, et volai dans ses bras… Il est impossible de se peindre sa surprise et sa joye ; mais bientôt l’embarras succéda dans ses traits à l’ivresse. Je le pressai de m’en expliquer la cause : « avant tout, me dit-il, souffrez que nous récueillions, dans notre champêtre asyle, votre voiture et vos gens. Faites prendre au postillon ce chemin étroit, il conduit à notre demeure, dont je me suis éloigné en chassant. » Notre demeure ! Ce mot me frappa et me fit soupirer malgré moi. Il écrivit avec un crayon quelques mots qu’il donna à mon valet pour qu’il détachât un cheval et prît les devans. Ernest monta ensuite dans ma voiture, en me disant que nous avions encore trois lieues jusqu’au château et qu’il pourrait m’instruire chemin faisant des évènemens bizarres qui, avaient produit notre rencontre. Je l’en pressai ; mon cœur en était plus avide encore que ma tête. Il me parla ainsi :

Histoire d’Ernest-Pradislas.


« Vous savez qu’étant réunis aux Eaux de Tornisk, je reçus subitement la nouvelle du départ du Corps Polonais dans lequel je servais. Il est inutile de vous rappeler combien ce coup me frappa. L’évanouissement où vous tombâtes vous ôta la possibilité de connaître mes regrets. — Je voulus hazarder un reproche, il reprit ainsi : — Ces regrets furent mortels, et quoique absorbé par le jeu, passion funeste qui vous avait donné tant de chagrins, je sentis que l’amour dominait dans mon ame. Le devoir néanmoins se fit entendre ; la trompette sonna, les phantômes guerriers, les prestiges de la gloire m’environnèrent et je partis.

» Nous arrivâmes le second jour en Pologne pleins d’ardeur et d’espérances ; mais que pouvaient trois mille Polonais contre quarante mille Russes ? La pluspart de mes infortunés compagnons périrent sur l’arène ou sur les échafauds. Le reste, sortant du territoire fut pris par les Impériaux et forcé de prendre parti dans les Corps Francs Hongrois. Tel fut mon sort. Transplanté sur les bords du Rhin, je fus à portée des Corps Nobles Français si différens d’opinion avec les Polonais. On admira d’abord notre belle tenue, notre bouillante ardeur, la manière brillante dont nous étions montés et par-dessus tout la nomenclature de nos noms ; mais je ne laissai pas de m’appercevoir bien tôt malgré cette admiration, que le Corps où je servais était moins considéré des Réfugiés Français par la datte trop fraîche de sa création, et que ceux-ci cherchaient parmi eux les plus légers prétextes pour rétablir ces distinctions fantastiques, source éternelle de leur infortune. Je vis que les passe-droits étaient plus communs que jamais ; que l’influence des femmes était la même, et que tous les symptômes des maladies des cours avaient percé dans cette terre étrangère.

» J’eus toujours, malgré les préjugés de la naissance et ma gaîté franche, un penchant décidé à une justice sévère. Plus fait que mille autres pour briguer la faveur, je l’ai toujours dédaignée. Cette espèce de fierté philosophique, cette impartialité me furent imputées à crime, et l’on traira de penchant patriotique, de maladie polonaise mon aversion pour l’intrigue, et mes prédictions sur les vues intéressées des cours qui nous soldaient.

« Ces opinions prétendues vinrent aux oreilles du Général Wurmser qui exaspéré par mes ennemis, promit bien de me mettre à l’épreuve et tint parole. On entra en campagne quinze jours après. Ce mouvement, cette activité militaire dissipèrent bientôt les réflexion et les intrigues, fruit de la stagnation des cantonnemens. Chacun songea à s’illustrer, à s’avancer. Pour moi, je m’occupais à faire ce qu’on appellait son devoir, quoique fort dégoûté déjà de ne savoir pour qui j’allais me sacrifier. Mais que ne peuvent à vingt et un ans la fougue de l’âge, un sang ardent qui semble demander à jaillir de nos veines et sur-tout l’amour-propre.

» Nous nous trouvâmes opposés à quelques troupes Belges. Je m’applaudis d’avoir à faire mes preuves contre des êtres étrangers à notre cause. Les premiers chocs des deux partis furent terribles. La haine, des intérêts si vifs et si opposés occasionnèrent de part et d’autre un acharnement dont l’histoire offre peu d’exemples. La victoire demeura incertaine à l’affaire de… ; mais ce qui fut avéré, c’est que je m’y distinguai d’une manière éclatante. Je désarmai cinq Chasseurs Belges et tombai blessé grièvement sur le champ de bataille, où j’eus le bonheur d’être délivré par mon Corps, et sous les yeux du Général Wurmser. Ce premier fait-d’armes m’attira des éloges des ennemis et les honneurs de l’hôpital. Je fus envoyé à Bitsberg, où je restai cinq semaines, après lesquelles on me fit aller plus loin en attendant ma convalescence, et pour faire place à de nouveaux champions aussi maltraités que moi. Bientôt ou me fit évacuer sur le château de Fismahen, converti en hôpital, à une lieue de Francfort.

» Nous trouvant la plupart convalescens dans cette maison, nous avions la permission de nous promener dans les champs voisins. C’est là que commence la chaîne des évènemens bizarres que j’ai éprouvés : daignez y prêter quelque attention.

» J’avais remarqué plusieurs fois dans un verger, ma promenade ordinaire, une grande femme voilée et qui semblait m’observer avec le plus grand soin. Je ne pouvais attribuer à la personne fort pale, à ma figure maigrie, ces observations continuelles. Je me hazardai un jour, piqué par la curiosité, à suivre cette femme de loin. Je la vis entrer dans un parc de fort belle apparence, au milieu duquel j’entrevis un château vaste et gothique. Poussé par la même curiosité, j’avançai davantage chaque jour, en suivant ma promeneuse qui paraissait se retourner avec art, pour m’attirer sur ses traces. Je me hazardai à franchir la porte du parc ; cette femme feignit de ne pas s’en appercevoir. A peine eus-je fait deux cents pas, que cette porte se referma comme par un coup de vent. J’eus quelque inquiétude d’abord ; mais l’espoir de la rouvrir facilement me fit poursuivre ma promenade.

» J’arrivai à un second mur, j’hésitais à passer le seuil de l’entrée. L’espèce d’indifférence de cette femme qui feignait de ne me plus voir, ou ne me voyait plus en effet, commençait à me déterminer à la retraite. J’avais passé le seuil et me trouvai alors sous un berceau fort épais en charmille et qui dérobait jusqu’à la clarté du jour. J’allais rétrograder, quand tout-à-coup cette seconde porte se ferme brusquement, j’entends du bruit dans le feuillage, et je me vois entouré, saisi, lié par une vingtaine de femmes dont la plus âgée n’avait pas vingt-cinq ans.

» Je crus que quelque contusion à la tête m’avait laissé des vestiges. Je ne pouvais croire à cette violence ; la manière vigoureuse dont ces Allemandes me garottaient me détrompa bientôt. On passa un fichu sur ma bouche et l’on me transporta à bras dans le château. Tout ceci était d’autant plus étrange, que la plus grande gravité présidait à cette opération ; laquelle semblait commandée par la perfide femme qui m’avait attiré dans le piège.

» La marche fut lente, cérémoniale ; je fus balotté, retourné, poussé par les pieds et la tête en cent façons, avant qu’on daignât me laisser la vue libre. Au bout d’un tems considérable, et qui, apprécié par ma surprise et une espèce de frayeur, me parut être d’une bonne heure, mon bandeau est détaché, et je me trouve ; jugez de ma surprise ! dans une cage de fer, rembourée de coussinets de satin rose, et placé en ligne avec plusieurs animaux étrangers, qui pourtant n’avaient pas les honneurs du coussinet. Sur ma cage était écrit ce mot : l’homme. Un beau singe verd faisait suite à mon espèce, et un perroquet placé à ma droite, semblait se pavaner devant son nouveau camarade.

» Je crus réellement à cet aspect que ma tête était absolument dérangée. Je me touchai pour m’en convaincre, et jettai enfin les yeux sur l’appartement. J’y vois placées en cercle toutes mes ravisseuses autour d’une table à grand tapis verd ; au milieu, j’apperçois une espèce de chaire où la grande promeneuse, déroulant un papier, semblait s’apprêter à pérorer ; elle tint en effet ce langage étrange :

« C’est peu, mes sœurs, de vous avoir dépeint en théorie, depuis que vous avez adopté la secte des Misantrophiles, les vices moraux et physiques de l’animal appellé l’homme. Il faut joindre à ces principes sages, à ces préservatifs sûrs, des expériences solides qui laissent à jamais dans vos ames une impression propre à vous garantir de son influence dans la société. Vous vous convaincrez par le développement de ses facultés, que cette espèce, absolument dégénérée, n’est plus digne d’être associée à notre sort. Scélérat en politique, inconstant en amour, entièrement étranger à l’amitié, ce sexe doit non-seulement avoir perdu son injuste prééminence, mais à peine mériter que traité par nous, ainsi qu’il l’était par les Amazones, nous daignions nous en servir par fois, avec dédain pourtant et dans l’unique vue de ne point éteindre la race la plus intelligente, quoique cette faculté soit en elle entièrement tournée au vice. Nos Sociétés correspondantes de Berlin, de Pétersbourg, de Naples, de Madrid, nous mandent que leurs prosélites ont renoncé de fait à toute communication avec cet animal, jusqu’à ce que la secte ait prononcé définitivement sur l’espèce de relation physique qu’on pourrait se permettre, sans se dégrader. J’ai sur ce point un systême lumineux qui fera l’objet d’une séance prochaine, et nous avons reçu à ce sujet plusieurs mémoires des Académies affiliées. Je vois cependant avec peine que celle de Paris, non-seulement met une très-blamable lenteur dans la rupture de ses relations masculines ; mais nous adresse un mémoire sur les modifications Ah, mes sœurs ! suivant cet écrit, autant vaudrait laisser les choses in statu quo. Quel si grand attrait a donc pour les Françaises cette espèce bizarre ? A la carnation près, qui est suivant moi sa beauté distinctive ; ses formes sont bien au-dessous de celles de plusieurs animaux qu’on lui croit inférieurs. Toutes fois j’ai choisi une circonstance favorable pour nous procurer un modèle qui me paraît d’une beauté remarquable. »

» A ces mots, je crus devoir faire un salut de remercimens à l’Assemblée, le Secrétaire me jetta aussi-tôt au nez un ample verre d’eau de rose, dont j’avalai la moitié. Suffoqué par cette étrange correction je voulus me plaindre ; nouvelle aspersion. Le singe montra les dents de joye, le perroquet éclata de rire ; en vérité je parus l’animal le plus sot de la ménagerie.

» Je me rassieds, tout consterné ; le Professeur reprit avec la même gravité, et sans que l’Assemblée se fut déridée un instant, le fil de son discours. « Il est essentiel, mes sœurs, pour vous conduire, non pas seulement à l’indifférence, mais au dégoût pour l’homme, de le suivre dans son anatomie ridicule que j’aurai soin de vous démontrer, il est essentiel, encore, de faire naître cette aversion, de l’étudier dans ses facultés morales. D’abord, l’amour-propre domine en lui au premier dégré, vous venez d’en voir la preuve au transport de l’animal ici présent, dès qu’on l’a flatté. » L’amour-propre, m’écriai-je ! ah Mesdames ! — Nouvelle aspersion abondante, qui m’imposa silence, même gravité dans l’Assemblée. « La ruse et la fausseté sont les seconds défauts distinctifs de cet être ; vous le verrez dissimuler en cédant à la force, jouer la douceur, la soumission quand la rage sera dans son cœur ; vous le verrez feindre de s’occuper de matières graves, quand son seul but est non pas de nous plaire, mais de nous séduire ; vous verrez enfin s’écrouler tout le charlatanisme de son empire, fondé sur une prétendue sublimité de génie, tandis que vous n’appercevrez que faiblesse, désirs sensuels, vues grossières et animales.

» La plus âgée de nos sœurs a vingt ans ; vous avez toutes, je le crois, et vous en avez fait serment, votre innocence entière… » — Je fis un saut de joye, mais n’osai m’écrier : est-il possible ! — « Vous n’avez apperçu l’homme que de loin, pour ainsi dire et sans l’analyser ; je me propose de vous conduire dans peu au point nécessaire pour être initiées aux dernières épreuves de la secte, épreuves difficiles pour des êtres vulgaires ; mais dont votre froideur avérée, votre chasteté connue, vous feront sortir victorieusement.

» A ces mots la Séance fut levée, et l’Assemblée se dispersa, quoique plusieurs membres de la Société me parussent rester en arrière, en me regardant avec dédain. Après quelques instans écoulés, je cherchai en moi-même les causes de cette étrange association. « Serait-il possible, me disais-je, que la mesure de nos crimes eût réellement révolté une masse d’esprits féminins et que ces ramifications s’étendissent déjà par toute l’Europe, ainsi que le Professeur l’a prétendu ?… Je pensai à vous, ma chère Pauliska, et me dis que j’avais mérité mon sort. »

» Tandis que je me livrais à ces réflexions cruelles, deux élèves, portant un panier vinrent à ma cage, le déposèrent dans le tour, sans proférer un mot et me firent passer mon dîner. — « Mesdames, m’écriai-je, au nom de vos perfections, daignez m’apprendre. — Nichts, nichts dirent-elles en fermant la porte avec force, et ce fut la seule réponse de mes jolies et impitoyables Allemandes. L’appétit me pressait, je m’élançai sur le panier ; mais je me récriai, désespéré, en ne voyant que du lait et des légumes. En revanche, sur le vase de porcelaine, étaient écrits ces vers en lettres d’or :


« Les mortels ont osé prendre le nom d’humains.
» Et dévorent l’agneau qui leur lêche les mains !
» Ramenons par dégrés ce monstre à la nature,
» Et des végétaux seuls, composons sa pâture ».


» Voilà donc l’énigme expliquée, » me dis-je tristement ! j’avalai la coupe remplie de lait, et j’entamai en soupirant un plat de concombres à la crème. Au moins je boirai du vin, ajoutai-je, en m’élançant sur une jolie bouteille empaillée ; c’était une boisson sucrée et acidulé. Une étiquette se déroula, j’y lus cette sentence féminine :


De la Mecque au Chili, du Cap jusques à Rome,
L’opium ou le vin font la valeur de l’homme.
La vigne ou le pavot sied aux fronts des guerriers ;
C’est aux Muses, à nous à ceindre les lauriers.


» Choqué de cette impertinence, je me proposai de leur montrer quelque jour, que tout à jeun qu’il pût être, l’homme avait de l’énergie et du courage ; mais il fallait dissimuler en attendant l’instant favorable.

» A la pointe du jour la grande porte s’ouvrit et je vis entrer tous les membres de l’association, méconnaissables cette fois, et vêtues à-peu-près comme les Pénitens blancs. Un long voile ne laissait paraître que leurs yeux, il était impossible de distinguer leurs traits ; la taille seule et le pied pouvaient laisser soupçonner les graces de la personne. Au milieu de ce cortège était une jeune Misantrophile, vêtue de même, marchant seule et qui me parut d’une tournure céleste. Elle était couronnée de roses et de jasmin entrelacés ; ses guirlandes étaient pareilles : derrière elle une ancienne sœur portait des manuscrits. On s’assit, la jeune Néophyte se plaça hors des rangs, et la Présidente parla ainsi :

« Ce jour est à-la-fois remarquable pour nous, mes sœurs, par la réception d’une adepte et l’installation du modèle antipathique. (On me montra, et je ne saluai point cette fois.) Nircé, continua-t-elle, (c’est ainsi que sera nommée l’aspirante dans la secte des Misantrophiles), Nircé, convaincue de la dégradation de l’espèce humaine, vient dans nos bras chercher de nouvelles lumières sur ce point, essentiel ; elle a juré, comme vous, qu’aucun dépit, aucune crainte personnelle ne l’ont conduite en cette enceinte. Un regard sur un seul homme a suffi pour l’appeller à une vocation sublime, et la purifier de tous les désirs vulgaires. Elle a le bonheur d’être admise à une époque où des épreuves plus fortes éloigneront à jamais de son esprit les impressions des sens. Nous n’avons opéré jusqu’ici que sur le mannequin et cependant nous avons puisé dans cette étude imparfaite le mépris de l’espèce. Il a été décidé aujourd’hui que le modèle, ici présent, servirait non-seulement aux observations morales, mais encore aux démonstrations physiques. Il en résultera une concordance plus grande entre les observations sur les facultés de l’esprit et celles sur les facultés du corps ; vous pourrez suivre la marche du désir ; vous convaincre qu’il n’est chez l’homme que l’influence d’un sexe sur l’autre et non le résultat des sentimens de son ame ; et vous saurez dès-lors combien est ridicule le roman de l’amour. Vous pourrez faire la même observation sur toutes ses passions, peu dangéreuses sans doute, et acquérir la certitude que l’égoïsme seul y préside. Approchez, belle Nircé, que la chaîne des relations avec un sexe dégradé, soit rompue à jamais, comme je romps son emblême… »

» A ces mots elle rompt la couronne, les guirlandes et jette au loin les jasmins, que toutes les Misantrophiles foulent aux-pieds avec fureur en lui rendant les roses, qu’alors elle pose sur son cœur. « La Société, ajoute la Présidente, joint à ce don trois manuscrits portans pour titre ; le premier : imperfections morales et physiques des hommes ; le second : crimes des amans ; le troisième : code des plaisirs des Misantrophiles. Conservez précieusement ce don, c’est le fruit des travaux de toutes les Sociétés affiliées et des expériences acquises. Que le dernier volume sur-tout, médité par vous, vous élève bientôt, par l’enthousiasme, à l’Elisée auquel nous sommes parvenues. Nous allons commencer les premières épreuves physiques ; leur enchaînement direct avec les épreuves morales, nous mènera naturellement aux conclusions que je prépare. »

» Alors la Présidente s’approche de moi avec une baguette et me fait lever à-peu-près comme on tourmente l’animal nommé le Paresseux, dans sa cage, pour le montrer aux spectateurs. Je pousse un cri d’indignation ; la Présidente m’appuye aussi-tôt sur la chair un éguillon d’or posé au bout de sa baguette, ajoutant : « remarquez, mes sœurs, la fureur qui étincelle dans ce régard ; que cet œil est loin de la perfection du nôtre ! de cette expression de douceur qui le caractérise ! et notre sexe pourrait s’exalter, briguer un regard aussi féroce ; jamais ! c’est le comble de la dégradation. »

» Même critique sur tous les points de ma figure. Arrivée à la poitrine : « observez, dit la Présidente, mes sœurs, même vice de forme, de grace dans l’animal. Quant au sein lui-même, la nature ne lui a-t-elle pas donné ce simulacre par dérision ? Sans but, sans forme, cette partie de l’homme fait seule sa satyre. Développons-là par la comparaison… » A ces mots toutes les Misantrophiles mettent au jour, avec un sang-froid indicible, des trésors arrondis dont on ne peut imaginer la perfection. Ma vue se troubla à l’aspect de tant de beautés, je fus presque en délire. « Remarquez, reprit gravement la Présidente, en me montrant, l’universalité du désir dans l’homme. Sans voir nos traits cachés sous le voile, sans affection qui précède, son regard avide généralise en ce moment ses transports et montre mieux que tous les discours, la brutalité de son espèce. Toutes nos sœurs, pénétrées de ces grandes vérités, voyent un pareil être avec le mépris qu’il mérite. Leur cœur est calme et silencieux, vous pouvez vous en convaincre réciproquement. »

» A ces mots toutes les Misantrophiles se placèrent mutuellement la main sur le cœur et témoignèrent que le plus grand calme y régnait. « La belle Nircé, j’en suis sûre, continua la Présidente, éprouve déjà la même stagnation des sens. » Alors elle lui tâte le pouls et touche son jeune cœur. « Il bat, dit-elle, il y a encore de l’étonnement chez elle ; mais quelques Séances l’amèneront bientôt au point où nous en sommes. Il est à-propos en attendant qu’elle se familiarise avec cette vue grossière en dessinant le modèle jusqu’aux points que nous avons parcourus dans cette Séance. » Les voiles retombèrent alors et me cachèrent tant d’objets ravissans. On donna un pupitre à Nircé et après avoir lu les dépêches des Sociétés étrangères, on laissa la belle Néophyte dessiner d’après nature.

» Je me vois donc, à demi-nud, face à face avec une beauté que je soupçonnais avoir seize ans au plus, à l’œil noir, aussi grand que l’ouverture de son voile ; au sein agité, à la contenance attendrie. Je me tus long-tems ; car j’en avais l’ordre formel, et sous les peines les plus graves. Enfin, ne pouvant résister à ma curiosité, à l’air d’émotion extraordinaire du jeune artiste, je hazarde de lui demander à demi-voix, quel motif a pu décider son antipathie pour un sexe dont elle paraissait devoir être l’idole. — « Votre indifférence, Monsieur. Reconnaissez Julie de Molsheim, me dit-elle, en soulevant son voile, et me laissant appercevoir la figure la plus ravissante ; mon ame est trop pure, trop ennemie de la feinte, pour ne pas convenir avec candeur de l’impression que produisit en moi votre séjour au château de Molsheim. Deux jours que vous y avez passé après votre blessure ont décidé de mon repos. Je ne vis en vous que préoccupation, indifférence, dédain même ; vous partîtes sans me jetter un seul regard. Je fus frappée-là… (elle mit la main sur son cœur) là, pour jamais, et résolus d’éviter tout commerce avec les hommes, n’ayant pu intéresser celui que je remarquais. J’appris que Mlle. Fischer partageait cette aversion à un point éminent. Je ne fus point initiée d’abord dans les mystères de sa secte. On scruta mes motifs, on me fit passer par tous les modes de la discrétion ; enfin j’ai été admise, admise pour vous fuir, vous haïr ; je vous retrouve, vous revois, et vous chéris encore. »

» Alors je vis couler des larmes, le crayon lui échapper, et son sein palpiter avec violence. Nircé essaya en vain d’esquisser pour éviter d’être surprise ; vingt fois elle reprit et quitta son ouvrage. Je lui fis sentir, en peu de mots, la nécessité de se contraindre, je lui observai que nous pouvions être entendus, et que ce n’était qu’en inspirant de la confiance, que nous obtiendrions plus de liberté par la suite.

» Ce mot lui rendit son teint de rose ; elle acheva une esquisse qui me parut flattée, mais d’une exécution parfaite. Mlle. Fischer arriva bientôt, et conclut qu’on n’avait pas perdu de tems. Nircé reçut des éloges sur son talent, sur son sang-froid et on l’emmena en lui faisant mille caresses.

» Seul, je me livrai à mille réflexions : serait-ce un jeu que cette scène, me disais-je avec surprise ? Il se pourrait fort bien que, pour mettre en jeu tout le ridicule de l’amour-propre masculin, on m’eut député cette jolie machine à déclaration, à laquelle je me suis livré avec confiance. Mes craintes s’accrurent encore en recevant, par le tour, mon chétif plat de concombres avec cette inscription :


On peut calmer ses sens, le conduire au cercueil ;
Mais à son trépas même il survit par l’orgueil.


» Je résolus donc de me tenir en garde contre les épreuves auxquelles j’étais destiné, et de ne rien croire qu’avec sûreté. Je reçus, de bonne heure le lendemain, une espèce de toge antique et la tunique assortie, avec ordre de m’en couvrir à l’instant, à-peu-près comme l’Antinoüs ou le Camille, sans conserver dessous aucun vêtement. Je présumai que la journée serait épineuse pour moi : en effet, on ne me laissa pas long-tems dans mes réflexions et la Séance commença. Les Misantrophiles parurent avec leur voiles de la veille, costume qu’elles prenaient pour les adoptions ou pour les expériences, dans lesquelles elles devaient garder l’incognito. Je ne pus reconnaître la belle Nircé qu’à sa démarche ; je la vis si incertaine, si troublée que j’augurai, dès l’instant, que ma patience aurait lieu d’être exercée.

» La Séance s’ouvrit d’abord par des théorèmes généraux sur les systêmes d’attaque des hommes à l’égard des femmes, sur les moyens d’opposition et de résistance de la part de celles-ci. Tout cela me parut parfaitement calculé, à une petite donnée près qui y manquait, la nature ! mais, bagatelle ! Il s’agissait de l’étouffer ou la tromper suivant ces Dames, et c’était chose facile dès qu’on avait dompté la curiosité par l’habitude de voir et le mépris des choses vues. C’est à ce but qu’on devait marcher par les leçons actuelles.


» J’eus donc ordre par Mlle. Fischer de jetter au loin ma tunique. Je l’avoue, ce qui n’aurait été pour moi qu’un jeu, une raillerie, me devint pénible par la présence de Nircé. L’ascendant de l’innocence est si fort, si touchant ! Il fallut néanmoins obéir, l’aiguillon d’or me le fit sentir. Je jettai mes vêtemens antiques, et parus dans une attitude peut-être préférable à mon modèle puisque la modestie y dominait.

» Tous les voiles de nos pédantes ne m’empêchèrent point de distinguer alors, le vif incarnat qui montait à leurs fronts. Pour Nircé, ses beaux yeux se fermèrent pour ne se pas rouvrir de la Séance, et l’agitation de son sein semblait repousser une image qui troublait son esprit. « Je vois avec plaisir, s’écria Mlle. Fischer, le calme qui règne dans la Société : le plus petit étonnement, la plus légère émotion ne se sont pas même fait appercevoir à l’aspect de cette nudité. Ce n’est point ici le silence du peintre devant un modèle académique : c’est l’indifférence philosophique et raisonnée d’une assemblée de sages. C’est ainsi qu’on marche aux connaissances sublimes, en planant au-dessus de la matière. » Elle recommença alors sa satyre anatomique sur le corps humain. Rien ne fut oublié ; les raisonnemens les plus bizarres furent prodigués par elle, pour prouver notre médiocrité. Enfin, parvenue à ma jambe qu’on me fit l’honneur de trouver belle pour mon espèce, il s’éleva des observations qui déterminèrent la Présidente à exiger une confrontation générale. Le coup de théâtre fut éblouissant, je dois l’avouer ; ma position devenait des plus difficiles. Nircé, les yeux fermés, obligée de soulever d’une main tremblante le bas de sa tunique, véritable voile de la pudeur, Nircé n’étalant qu’un pied divin, indice d’une jambe céleste, produisit un cri général d’admiration. « Que ces contours purs et délicats sont au-dessus des muscles quarrés et secs de la jambe masculine, » s’écria Mlle. Fischer, en relevant brusquement jusqu’au genou la tunique de Nircé ; la pauvre enfant poussa un cri, plaça ses mains sur ses yeux et faillit s’évanouir. « Qu’elle est faible encore, s’écria la Présidente ! il est essentiel qu’elle continue à dessiner le nud, et pour la maintenir dans la fermeté et l’assurance nécessaires, deux sœurs de la première force seront présentes à son étude. » J’observai que toutes s’offrirent pour assister la Néophyte et la fortifier dans ses principes. La Présidente en louant leur zèle, en choisit deux anciennes très énergiques, et la Séance fut levée.

Après un quart d’heure de repos, un coup d’aiguillon des surveillantes me dit de reprendre ma position d’Antinoüs ; je me replaçai docilement, ne pensant qu’à Nircé. Elle dit alors à une de ses compagnes : « je n’y vois pas, cette ombre est vague, ouvrez le rideau. » Nircé les éloigne toutes deux ainsi, et sous prétexte de mesurer un module sur mon pied, elle trace vivement un mot au crayon, qu’elle me glisse adroitement ; elle reprend ensuite son dessin, esquisse deux traits avec émotion et se retire avec ses compagnes. Resté seul, je m’élance sur l’écrit placé sous mon pied, j’y lis ces mots : « Vous avez rougi, vous avez eu pitié de moi. Décence et bonté en vous, constance et douleur en moi ; de grace arrachez-moi aux suites d’une imprudence ! »

» La candeur, la situation pénible de cette aimable créature me pénétrèrent d’un tendre intérêt ; ce n’était pas de l’amour ; mais une admiration douce, une inquiétude sur le sort de cette ame pure. Combien je trouvai la nature jusques dans ses erreurs, au-dessus des songes de l’amour-propre ! Quel ascendant avaient ses lois dans la bouche d’un enfant, sur celles de l’esprit égaré de nos philosophes femelles. Cet écrit m’occupa long-tems ; mais comment fuir ? Comment m’arracher à mes chaînes ? Les grilles de fer de ma cage étaient fortes, les observateurs fréquens. Je comptai sur mon amie, et j’attendis qu’une nouvelle occasion amenât l’instant de cimenter davantage notre intelligence.

» La Séance s’ouvrit fort tard le lendemain ; je pétillais d’impatience. Les Misantrophiles reparurent sans voile. On commença par la lecture d’un mémoire de l’Académie de Florence sur un mode de relation avec le sexe masculin qu’elle proposait. Ce mémoire détaillait des moyens ingénieux et nouvellement trouvés pour une communication invisible et indépendante ; mais cette idée parut trop méridionale à nos Misantrophiles, un cri général d’indignation se fit entendre, et la proposition fut vivement repoussée et combattue, par une idée plus extraordinaire encore. Cette pièce était de la Société de Berlin. Les Misantrophiles de cette ville tonnaient avec indignation contre les lâches apostats de Florence, qui avaient osé proposer une relation directe. « Quelle lâcheté, quel sophisme ont pu porter nos sœurs à cet excès de démence ! » s’écriait avec indignation la Présidente Prussienne ! « Lisez, lisez mes sœurs ; l’Abbé Spalanzani, voilà notre grand Prophète, la terreur des infidèles ! avec lui nous conservons l’ordre de l’univers sans cesser d’être indépendantes, avec lui nous sommes la véritable image du Très-Haut, qui peut créer d’un soufle et qui renferme tous les germes en son sein. »

A ces mots, l’enthousiasme des Misantrophiles ne peut se contenir ; les applaudissemens sont universels.

« Je vois avec la joye la plus vive, s’écrie Mlle. Fischer, que la Société de Berlin a adopté mes idées, consignées dans un mémoire que je lui ai adressé récemment. Oui, mes sœurs, lisez Spalanzani, et vous verrez que ses expériences ont confirmé notre heureuse théorie[2]. » Point de relation ! point de relation avec l’homme ! s’écrient toutes nos Amazonnes. On distribue alors des exemplaires du traité de physique du chaste Abbé et l’installation de son buste est décrétée à l’unanimité. Je connaissais mon Physicien, je sentis le danger du projet pour moi. L’amour et la nature en instruisirent Nircé ; nous frissonnâmes, et un regard valut pour nous le serment d’être libres. On décida que le lendemain se ferait la première expérience.

» La Société de Berlin joignait à son mémoire, plusieurs caisses renfermant des modèles d’amans portatifs à la Spalanzani. On en fit de suite l’examen détaillé ; quelle fut ma surprise quand j’apperçus une foule de mannequins de forme antique modelés sur les Apollons, les Anges de Raphaël, et les plus beaux types anciens. Ces amans pouvaient recevoir une chaleur artificielle qui rendait l’illusion parfaite, et l’addition d’un accessoire moderne pouvait produire tous les phénomènes et les résultats de l’amour. On s’extasia sur la perfection de l’exécution. Je compris que tout le systême de ces Dames consistait à préférer un songe avec des antiques, à la réalité avec les modernes, et que j’étais destiné à animer toutes ces statues. On se distribua en tirant au sort, des Antinoüs, des Camille, des Enées, des Phaons, en un mot chacune se munit de sa poupée. Nircé seule fit un mouvement d’indignation, en recevant un Dieu du Pinde, et fut condamnée pour sa punition à dessiner le nud pendant cette journée encore. Je tressaillis de joye à cette menace, et je crus y voir mon salut. La Séance fut levée, et la première expérience ajournée au lendemain.

» Qu’on juge si cette étude m’était précieuse ! j’allais tomber entre les mains des Bachantes, pour être déchiré comme Orphée sans qu’on eût daigné m’entendre. Les instans étaient courts ; j’épiais ma jeune artiste. Les surveillantes étaient terribles ; Argus impitoyables, elles dévoraient d’un regard ce que Nircé n’esquissait qu’en tremblant. Elle écarte enfin les Misantrophiles, glisse adroitement un papier sous la tunique qui flottait à terre en me drapant. Un regard de reconnaissance porta ma réponse et Nircé se retira. Je m’emparai à l’instant du papier, je le déroulai, et y trouvai deux limes excellentes, avec ces mots : quand vous serez, libre, rendez à sa famille une infortunée qui n’apprendra jamais à vous haïr. A minuit, sous le vestibule.

» Je pris sur-le champ mon parti. Je coupai adroitement une partie des coussinets qui cachaient heureusement le travail de ma lime. Je me mis à l’œuvre depuis huit heures, moment du crépuscule, jusqu’à onze heures avec une ardeur, une activité, que ma situation seule pouvaient donner. J’eus bientôt scié deux barreaux complettement, et je me hâtai de profiter d’une obscurité profonde pour les enlever.

» Je me trouvai alors dans la grande salle ; un obstacle redoutable était franchi, mais il fallait sortir de l’amphithéâtre des Séances. J’errai long-tems, indécis, autour de la porte fatale. J’allais employer ma lime ; mais la crainte du bruit me retenait : d’ailleurs les ferremens étaient si forts, si extraordinairement parfaits, qu’à moins d’un prodige je ne voyais pas de possibilité de m’échapper. Je me livrais à mon désespoir ; minuit allait frapper… quand j’entends deux voix derrière la porte. Je reconnais bientôt Nircé ; le cœur me bat… mais j’entends en même-tems Mlle. Fischer : « Va mon enfant, disait la Présidente à son élève, va chercher et ramène dans mes bras ton Apollon ravissant, dont je suis en délire et que tu oses dédaigner. N’éveille point sa faible copie ; elle sera assez fatiguée demain de nos épreuves. Va, innocente Néophyte de Vénus ! c’est des mains de la candeur que j’attends la volupté. Loin de moi un froid Enée, un impudent Phaon, que le sort m’a donnés ! c’est le Dieu du Pinde, l’amant de Daphné qui m’enflame. Tu le conduiras dans notre Temple, en conservant une profonde obscurité, amie de l’illusion et des amours. »

» Alors la grande porte s’ouvre, je me cache sur le côté ; Nircé entre, s’avance vers ma loge, pour aller chercher sa poupée du Parnasse qui y était restée ; mais l’impatiente Fischer demeure à la porte du vestibule. Impossible de m’échapper ! Une idée me vient ; je la saisis : je m’empare de l’arc d’Apollon et me place dans les bras de Nircé, qui est censée apporter un phantôme, tout en tenant une douce réalité. Nous passions le seuil, nous nous voyons libres ; non !… l’ardente Fischer était là ! Elle saisit le Dieu de son imagination, l’arrache à Nircé qui pousse un cri de jalousie. Tout était perdu ; le délire de la Prêtresse nous sauva. Fort heureusement pour moi, son admiration pour l’antique la fit évanouir avant qu’elle reconnut mes imperfections modernes. Je dépose mollement mon enthousiaste sur un lit à la grecque, je prends dans mes bras Nircé, qui s’arrachait les cheveux, sans oser exhaler un soufle ; je l’emporte dans le jardin et nous fuyons à travers les bosquets. Semblable à l’oiseau des champs, j’essaye mes ailes rapides en recouvrant ma liberté ; j’accélère dans l’obscurité les pas de Nircé craintive et nous nous élançons loin de ce séjour de corruption raisonnée.

» Arrivés au premier village, Nircé eut soin de se vêtir des habits d’homme dont elle était munie, et qui lui allaient à ravir. Nous nous mîmes aussi-tôt en chemin à l’aube du jour, au milieu des champs baignés de la rosée, errans à l’avanture, sans projets, sans argent, sans autre ressource que l’espérance et le courage.

Après avoir fui de l’Hôpital du château de Hismahen, comment oser reparaître au Corps ? Comment espérer qu’on pût croire à une avanture aussi bizarre ? Plus je méditais sur ce point, plus je sentais l’impossibilité de rejoindre. Je questionnai Julie de Molsheim sur ses projets ; la pauvre enfant était plus à plaindre que moi. Partie de la maison paternelle pour aller chez une tante à Francfort ; c’était-là que poussée par son dépit, par une haine prématurée pour les hommes, elle s’était laissée gagner par les émissaires féminins des Misantrophiles. Huit jours écoulés pour son initiation, sans qu’elle fût retournée à Francfort et qu’on eût été instruit de son sort, quoiqu’elle dût rentrer chez sa tante aussi-tôt après sa réception, avaient jeté ses parens dans la plus mortelle inquiétude. Elle n’osait se présenter devant eux. Son père sur-tout refusait absolument de la voir.

» Dans cette perplexité, nous résolûmes cependant de fléchir Mlle. Brinher, cette tante redoutée, et de nous acheminer vers Francfort. Nous n’eûmes pas fait deux cents pas, sur la grande route, qu’une troupe de paysans qui se rendaient à la ville, nous accueillit par des huées. Hélas ! notre incertitude, notre embarras, nous avaient empêché de remarquer mon habit d’Apollon, mon arc et un attirail burlesque bien fait pour surprendre les bons villageois. Semblable à l’amour dépité, je brisai mon arc ; je drapai mon manteau d’une manière plus moderne, mes vêtemens de dessous étaient ordinaires, je me trouvai présentable et nous parvînmes sans encombre à Francfort.

» Je conduisis Julie à l’hôtel de sa tante. Quel affreux contre-tems ! elle était partie pour Molsheim depuis la nouvelle de l’absence de sa nièce. Personne pour nous répondre, qu’une veille femme de charge hargneuse, qui à l’aspect de Julie et sur-tout de son compagnon, fit une grimace épouvantable, poussa un cri perçant et prit sa course boiteuse droit à l’hôtel, en criant : la voilà ! la voilà ! au ravisseur… J’étais bien déterminé à attendre la fin de cette avanture, sûr de détromper les gens de la maison de ce prétendu rapt ; Julie ne pensa pas ainsi, l’effroi la saisit, et nous nous éloignâmes, résolus à attendre le retour de Mlle. Beinher.


» Nous nous plaçâmes au faubourg d’Hanau, dans une auberge brillante ; car, dans notre position, aussi peu chargés de réflexions que d’argent, peu importait où nous serions gourmandés. Nous restâmes-là cinq jours, après lesquels on vint nous signifier de sortir, attendu que le Roi de Prusse arrivait et devait y loger, avec sa suite, pour être à portée de son armée qui faisait le siège de Mayence. On nous présenta en même-tems la carte de notre dépense, qui n’allait pas à moins de quarante florins. Je fus consterné, Julie et moi nous regardâmes avec étonnement, puis passant par toutes les nuances de l’étourderie, nous finîmes par partir ensemble d’un bruyant éclat de rire de l’excès de notre embarras, et déconcertâmes ainsi un grand marmiton Hessois et niais, qui attendait notre argent. Résignés à tout, nous trouvâmes qu’il valait mieux rire que pleurer ; je dis donc gravement au marmiton : « que le Dieu du Parnasse ne payait point ; et que lorsque chassé, sur la terre, il fut reçu chez Admete, on ne lui présenta pas la carte ; mais qu’il la fit perdre au contraire à ses filles. » Le bon Hessois ouvrait d’étonnement une bouche à avaler tout le repas, Julie riait et parait les bottes que le pauvre garçon lui portait sans cesse avec son rouleau de papier. Celui-ci impatienté descend enfin et nous nous serrâmes en attendant l’orage qui grondait dans les flancs de Jupiter.

Ce Dieu ne tarda pas à paraître. Monsieur Grimm, soutenu par deux marmitons de troisième classe, se fit entendre sur l’escalier qui pliait sous son poids. Son ventre menaçant passa, par la porte long-tems avant sa large face, qui saupoudrée à la neige, composée d’un front rouge, d’un gros nez bleu, de lèvres cramoisies et un menton orange, ne ressemblait pas mal à l’Arc-en-Ciel. Messir feut-il payir enfin, cria-t-il du fond de son ventre. « Papa, lui repondis-je, en caressant cette tonne énorme à l’endroit d’où, partait la voix, « je suis prêt à vous payer quand… j’aurai de l’argent. En attendant voici un billet de quarante florins sur le Gouvernement Russe, qui se charge de faire valoir mon bien : en voici un, de six mois de paye, sur sa Majesté l’Empereur ; choisissez, les Banquiers sont bons. » Tartefle ! cria l’énorme Grimm, v’la le Roi de Prisse ! allé cherché le garde ! Les courriers du Roi Guillaume se faisaient déjà entendre dans les cours, je vis qu’il fallait en finir. J’offris donc au juif Grimm mon manteau d’Apollon, dont la broderie lui garantissait au-delà de cette somme. Il fit quelques façons et finit par dépouiller le Dieu du Pinde. Nous sortîmes de l’Aigle Rouge, après nous être dépouillés de notre divinité et de notre dernière ressource.


» Nous nous croyions alors libres au moins de diriger nos pas où nous voulions ; hélas ! nous trouvâmes à la porte de l’hôtel, un ordre du Magistrat pour nous rendre à l’Hôtel-de-Ville. La police était terrible alors à Francfort, et les noms étrangers tellement redoutés, de quelque parti qu’ils fussent, qu’on ne pouvait obtenir, sans une fortune constatée, la permission de séjourner dans la ville. On nous reçut comme deux étourdis, et un Commissaire Impérial me signifia que j’eusse à rentrer dans les Corps Francs, dont je paraissais déserteur d’après mes papiers. Je choisis celui de Giulai, et j’engageai Julie à se cacher pour éviter cette contrainte horrible, ou bien à déclarer son sexe ; mais c’est alors que je reconnus son caractère ; elle entra dans le plus violent désespoir à cette seule proposition, et me déclara qu’elle me suivrait par-tout, quelques efforts que je fisse. Il fallut donc céder et lui voir prendre l’habit Hongrois. On nous présenta chez le Commissaire Impérial ; notre signalement fut levé, et nous fûmes conduits à la Cazerne : c’est là que de cruelles épreuves attendaient la pauvre Julie de Molsheim ! »


A ces mots, la voiture de notre héroïne se trouva arrêtée par les blocs de rochers qui ont roulé depuis des siècles du haut des monts de Molsheim. Il fallut la laisser à la ferme pour gagner, à pied, par divers sentiers, les murs du parc. Ils avaient encore une demi-lieue à faire. Pauliska désirait ardemment de connaître l’issue de cette aventure ; elle supplia Ernest d’achever son récit, et il le reprit de la manière suivante.


Fin du premier Volume.



PAULISKA.



Suite de l’Histoire d’Ernest
Pradislas
.


« Enrolés dans le Corps Franc de Giulai, on nous conduisit au dépôt stationné à Herdorf. L’air déterminé de Julie qui semblait n’exister que par moi ne contribua pas peu avec sa taille élancée et avantageuse, à donner le change. Je lui représentai en vain pour la dernière fois les dangers auxquels elle s’exposait ; tout fut inutile. Il est des imaginations contre lesquelles il ne faut pas lutter : je me bornai pour l’instant à tâcher d’améliorer le sort de mon amie, et à l’espoir de l’y arracher par la suite. Nous fûmes rendus au Quartier à la pointe du jour, présentés au Capitaine Chef du dépôt, et de là renvoyés à Trench, Caporal, chargé de notre installation.

» Trench était un Hongrois à la face verte, au nez écrasé, à l’œil d’encre ombragé de sourcils épais. Cette belle figure était surmontée d’un front de la largeur d’un doigt, quarré et terminé par des crins huileux qui allaient tous se réunir en un énorme faisceau noir, qui prenait le nom de queue. Trench grinça des dents, en croyant sourire pour nous faire accueil. « Petite Polone, bien choli, tous deux, » dit-il en mordant son poing et agitant sa canne avec joye. Il me parut que Trench avait un goût décidé pour caresser les épaules polonaises, et je vis que ce rustre nous préparait de la tablature. « Venir au maccazzin habillir, » dit-il en nous poussant par le dos, et il nous introduit alors dans une vaste salle humide, remplie de tablettes couvertes d’habits, vestes, pantalons, bottines de toutes couleurs et qui nous parurent avoir déjà été portés.

» Nous témoignions de la répugnance à endosser un pareil uniforme. Petit Polone télicat, dit le Caporal en nous faisant asseoir sur des caisses ; allons habillir, reprit-il d’une voix terrible. Il nous délivra alors à chacun un habit-veste verd, taché et presque en morceaux, un pantalon rouge rapé, du double plus long et plus large qu’il ne fallait, des bottines moisies, à demi-usées et un petit casque de cuir pestiféré. Nous nous regardons Julie et moi en témoignant de l’aversion ; mais il fallait se résigner… Nous nous hâtons de nous vêtir, pendant que Trench fumait gravement sa pipe, et nous achevions cette pénible toilette, lorsqu’en enfilant la manche de mon habit, je fais sortir un lambeau de chemise de mon prédécesseur et passe mes doigts par des trous de balles. De son côté, Julie pousse un cri d’horreur en entrant sa bottine et la rejettant au loin en fait sortir un pied qui y était resté. Ah ! ah ! petit Polone télicat, s’écrie aussi-tôt Trench en riant aux éclats et montrant deux rangées de dents qui semblaient faire le tour de sa tête ; li être trôle ! le boulet emporte le chambe et laisse le piede… et il continue d’étouffer de rire. Ce trait suffit pour peindre la férocité de cette soldatesque, et c’est avec de tels êtres que nous étions condamnés à vivre !

» Julie faillit s’évanouir de l’impression pénible que lui causa cet incident ; mais jettant un regard sur moi elle parut reprendre courage. Trench en s’extasiant toujours et riant du boulet qui laisse le piede, daigne enfin choisir à Julie une autre paire de chaussures : nous achevons notre toilette grotesque, et nous voilà volontaires de Giulai par l’uniforme.

» Il fallut procéder ensuite à la coëffure après avoir été conduits à la chambrée ; la mienne fut bientôt prête, mes cheveux presque rasés depuis ma blessure, me rendaient toute préparation fort indifférente. Mais Julie !… Julie, douée des plus beaux cheveux blonds de l’Allemagne, se vit entre les mains d’un Perruquier recrue Hongrois, qui dans un instant malgré ses pleurs, taille, rogne, rassemble tous ses cheveux en une seule masse, goudronne le dessus avec un mastic noir épouvantable, relie en plomb deux tresses dorées sur ses oreilles et enfonce sur le tout, d’un coup de main brusque, un petit casque qui ne s’arrête qu’au joli nez aquilin du jeune soldat.


» Le soir, nouvelle épreuve plus pénible pour le coucher. Je vis l’instant où mon pauvre compagnon devenait le camarade de lit d’un vieux Cosaque, près duquel le Caporal Trench eût été un Adonis. Julie ne put résister à cette crainte ; son cœur se soulevait à la seule idée de respirer le même air que ce rustre. Je ne sais quelle heureuse étoile permit que ce vieux Cosaque se trouva porter sous des dehors hideux une ame généreuse et loyale, il s’amusa un instant de notre frayeur, puis fit observer à Trench la possibilité de nous donner un lit vuide qui se trouvait dans la chambrée. Le terrible Caporal fronça ses sourcils ombrageux ; mais il fut forcé de condescendre à la proposition. Nous devions un remercîment russe à ce bon vieux camarade et lui versâmes abondamment le chenick dans un repas que nous lui donnâmes ; il jura, sur sa moustache qu’il devenait notre protecteur, s’ennivra pour nous le prouver, puis s’animant par dégrés il chanta cette complainte Russe qui termina le festin.


Plainte d’une Femme Russe.



Chanson Cosaque.


Mien cœur grandement lâche
Quand toi fuir Oniskoi :
Jamais ton dur moustache
Approchir bouche à moi ;
Mais de quoi plus me fâche,
Tendre caresse me fait-on ?

Jamais un coup (bis.)… de bâton
Pon ! pon ! pon ! (imitation des coups qu’on lui donne.)
Plaisir beaucoup extrême,
Sentir enfin qu’il m’aime !


Toi traîneau, toi fourrure,
Tenir tout d’Oniskoi ;
La chenick la plus pure
Versir toujours à toi :
Pour mon merci, parjure !
Tendre caresse me fait-on ?
Jamais un coup (bis.)… de bâton
Pon ! pon ! pon ! (idem.)
Plaisir beaucoup extrême
Sentir enfin qu’il m’aime !


Mais déjà bras se lasse
A frapper Oniskoi ;
De ta main que j’embrasse
Noircir peau blanche à moi.
Bien mériter la grace
Suis sage et douce, un vrai mouton !

Encore un coup (bis.)… de bâton
Pon ! pon ! pon ! (plus fort.)
Plaisir beaucoup extrême
Sentir enfin qu’il m’aime !


» Nous rîmes du goût bizarre des femmes Russes et après avoir ennivré notre vieux protecteur, nous regagnâmes la chambrée.

» C’est ici l’instant, ma chère amie, de proclamer hautement l’innocence entière de Julie ; elle était si complette que ne voyant dans tout cela que le plaisir d’être auprès de son ami, aucune allarme, aucune crainte ne troublèrent les témoignages d’une confiance entière et d’un abandon sans réserve. Je ne disconviendrai point de l’impression que dût produire sur moi, à vingt-deux ans, la proximité si grande d’un être charmant. Vingt fois, j’en rougis, mon amie, dans l’égarement d’un songe ou d’un réveil agité par l’effervescence des sens, je fus prêt à m’égarer ; mais toujours l’innocente réserve de Julie, toujours votre souvenir, et sur-tout la certitude que je doublais son malheur en l’éclairant, m’arrêtèrent. J’employai les instans d’insomnie à persuader à cette infortunée de retourner à Molsheim et d’abandonner un malheureux transfuge qui n’avait d’autre espoir que celui de périr au champ de bataille ; je lui rappellai que seul rejetton de sa famille, riche, et sous une aurore aussi brillante, elle ne pouvait que se perdre sans me sauver ; mais je n’obtenais pour réponse que des larmes et l’évidence que cet être touchant et romanesque identifiait sa vie avec la mienne.

» Un mois se passa dans une vie uniforme et presque supportable, aux instans d’exercice près, où Julie accablée du poids d’une carabine succombait sous les bourrades de l’infernal Trench. Un jour ne pouvant résister à l’indignation que je ressentais de voir maltraiter un être aussi délicat, je m’emportai contre le terrible Caporal ; cent coups de bâton furent ma récompense et il semblait que le maudit Hongrois prit plaisir en connaissant l’aversion Polonaise pour tous châtimens corporels, à redoubler la vigueur de son bras. Julie heureusement ne se trouva point présente à cette scène, car elle se fût trahie inévitablement.

» Ces épreuves journalières cessèrent enfin pour faire place à des craintes plus graves. Le siége de Mayence résolu, le Corps Franc de Giulai fut destiné à former avec les Corps de troupes cantonnés près de Francfort, les lignes de circonvallation ; pendant que l’armée Prussienne s’employait principalement aux travaux du siége. Les volontaires de Giulai eurent ordre de partir sous vingt-quatre heures pour les environs de Marienborn ou nous devions camper.

» Le Roi de Prusse qui présidait au siége établit son Quartier-Général à Marienborn. Le Corps Franc de Giulai était placé entre ce village et les lignes, comme troupe d’observation et vedette pour la sûreté du Prince-Royal. Postés sur une hauteur, nous avions tout le spectacle du siége terrible qui venait de commencer. Le village de Kostheim situé près de nous, poste important et que les Français conservaient avec opiniâtreté, fut pris et repris cinq fois sous nos yeux. La dernière attaque pour l’emporter fut si vive, ainsi que la défense, que tous les Corps à portée eurent ordre de s’avancer rapidement pour soutenir les troupes Prussiennes. Habitué au feu, tenant peu à la vie, je marchais avec calme et intrépidité ; mais c’était le premier pas de Julie vers la mort, le premier pas de Julie heureuse et aimante, et je dus en avoir pitié.

» Je jettai les yeux sur ma jeune amie ; nulle terreur n’était peinte sur son visage : un air ferme et décidé contrastait avec les idées que je m’étais formées. Ses regards sans cesse fixés sur moi me prouvaient qu’elle ne craignait pas pour elle. Cependant nous avancions en colonne serrée, le canon grondait et faisait dans nos rangs un ravage épouvantable. A chaque coup les yeux de Julie volaient sur moi, me parcourraient d’un trait, et semblaient, en la rassurant, la rendre absolument indifférente sur son sort.

» Nous arrivâmes bientôt aux premières redoutes et l’action s’engagea par un feu de mousqueterie très-vif. L’espèce de désordre des Corps Francs, placés en tirailleurs, ne me permit pas de voir d’abord que Julie n’était point à son rang ; bientôt les cris du terrible Trench, m’en firent appercevoir. L’infortunée s’était jettée devant moi, quoique ce ne fut pas sa place, et là, au milieu d’une grêle de balles, toute à son inquiétude, elle faisait le geste de charger sa carabine, sans s’appercevoir que sa seule attention, ses seuls mouvemens tendaient à me servir de bouclier. Trench, le terrible Trench, aussi calme au milieu de cette boucherie qu’à table, vint bientôt la tirer de son illusion par cent coups de canne. Je fus indigné de cette cruauté ; vingt fois je faillis diriger ma carabine sur ce tigre, plutôt que sur les Chasseurs qui nous étaient opposés. Le tumulte me favorisait ; mais le mal tenait à l’espèce plutôt qu’à l’individu. Je ne prévis que malheurs en me vengeant, et j’ajournai ma fureur.

» Après une demi-heure du combat le plus vif, combat dans lequel nous perdîmes plus de trois cents hommes, Kostheim fut emporté ; la retraite de l’ennemi se fit en assez bon ordre sur Mayence, nous entrâmes dans les ruines du village et nous y passâmes la nuit sous les armes sans avoir rien pris depuis 15 heures.

» A la pointe du jour nous reçûmes des vivres et l’eau-de-vie, breuvage fort inutile pour la pauvre Julie et l’ordre d’attaquer la redoute du Mein. C’est à ce point difficile que nous marchâmes avec vivacité à cinq heures du matin. L’attaque fut impétueuse, la défense vive et constante ; à la fin, notre supériorité, (car la redoute ne renfermait pas plus de deux cents hommes,) décida la victoire. Mais tandis que nous franchissions les fossés et pénétrions de toutes parts dans l’ouvrage, un fracas épouvantable surprend tout-à-coup, bouleverse, enlève dans les airs une partie des assaillans. Un atmosphère de soufre nous suffoque, la terre ébranlée, entrouverte, vomit ses entrailles de feu jusques aux Cieux et soudain rappelle et engloutit en son sein mille infortunés qu’elle y avait lancés. Une mine effroyable emporta la moitié du Corps de Giulai. Je ne sais par quel miracle je me trouvai, moi sixième, sur la plage, vivant au milieu des monceaux de terre et des corps enfouis.

» Revenu à moi, je cherchai Julie, donnant des larmes à son amitié, à son trépas dont j’étais la cause innocente. Je m’égarais en vain, je désespérais de son sort, lorsqu’une main hors de terre, tenant quelque chose de noir frappe mes regards ; les doigts s’agitaient et par un mouvement convulsif, annonçaient que la victime existait encore. Quel fut mon saisissement en reconnaissant un nœud de mes cheveux que Julie m’avait demandé lors de notre entrée au Corps ! Je ne doutai point alors de son malheur. Je m’élance à terre ; ma baïonnette, mon sabre, mes mains sont trop lents pour mon ardeur ; heureusement la terre si fraîchement remuée ne résiste point, je l’entrouvre et parviens jusqu’à l’infortunée que je reconnais alors presque défigurée, et dans l’état le plus déchirant.

» Je l’avoue, je fus pénétré de douleur. Cette innocente créature, attachée à mes pas par un amour dont elle-même ignorait le but, et entraînée par une passion involontaire succombait à dix-huit ans, avec toutes les graces, tous les attraits de la beauté parfaite et de la candeur. J’essayai de la ranimer ; vains efforts ! je ne perdis pourtant pas toute espérance. Je la portai jusqu’à un charriot de blessés où je la plaçai et sur lequel je montai moi-même, ayant une légère contusion à la cuisse dont je ne m’étais pas apperçu. Qu’on juge ce que je dûs souffrir pendant une route de trois lieues, ayant sous les yeux le corps de la malheureuse Julie ! épiant dans ses traits défigurés, sur sa bouche décolorée un soupir qui annonçât son retour à la vie ! ayant à lutter contre la barbarie du Caporal Trench qui escortant le charriot, s’écriait sans cesse en secouant cette infortunée : li être mort ! gétir dan le fossé !


» Ces mots terribles me faisaient frémir ; je m’opposai de toutes mes forces à cette cruauté inouie ; enfin le barbare las de mon opposition et voulant monter sur le charriot, s’écria : place ! li être mort ! gétir dan le fossé ! et soudain il se mit en devoir d’exécuter cette menace, lorsque tout-à-coup la main de Julie qu’il tirait à lui se crispant et le saisissant par les cheveux, le terrible Trench si fatal aux vivans resta stupéfait et terrifié par ce geste inattendu. Ce mouvement me donna de l’espérance, j’essayai quelques restaurans qui réussirent, et Julie revenant par dégrés de son étouffement, me fut rendue au moment où nous entrions à Marienborn dans la cour de l’hôpital.

» Ma jeune amie était bien accablée quoique sans blessures, sans contusion ; mais la seule idée qu’il fallait partager le lit de quelque blessé, lui rendit toute son énergie. Julie resta donc dans la salle de la visite sans vouloir se coucher ; elle passa là une journée entière avec de très-légers alimens et de la paille. Elle réclama sa sortie dès le second jour, quoique très-faible encore, et me fut rendue le lendemain.

» Je la conduisis au Quartier, elle avait peine à se soutenir, ayant dissimulé une partie de ses souffrances mais la joye était dans son ame de né me point quitter ; et c’est dans ces transports de sa part, que nous cheminâmes à pas lents jusqu’à mi-route de Bleinheim. Là, nous nous arrêtâmes à une ferme, car Julie mourait de lassitude. Elle y prenait quelques rafraîchissemens, lorsqu’en s’approchant par hazard d’un morceau de glace suspendu à la cheminée, je l’entendis tout-à-coup pousser un cri effrayant et la vis tomber presque sans connaissance, en disant, entre ses lèvres : je suis défigurée ; il ne m’aimera jamais ! En effet, cette malheureuse fille avait eu le visage tellement maltraité par la poudre des mines, que sa peau en était sensiblement noircie, ses traits bouffis et son aspect effrayant. Je parvins à la ranimer, en écartant ces villageois qui ne pouvaient concevoir cet excès de sensibilité dans un soldat pour sa figure et je redoublai de témoignages d’amitié pour rassurer cette intéressante fille, en lui persuadant que cet accident ne serait que passager. Elle fut long-tems inconsolable. « Vous ne voyez pas mon cœur, me disait l’infortunée, et mes traits font horreur. » Le croirait-on ? Ce que la beauté parfaite n’avait pu produire, la pitié, l’intérêt, la reconnaissance au dernier dégré, l’opérèrent ! Je fus touché de tant des preuves d’attachement, et ressentis un intérêt moins vif que l’amour peut-être, mais plus tendre que l’amitié.

» Nous poursuivîmes notre route ; nous nous rendions au Corps lentement et connaissant peu les chemins du pays. Arrivés sur une hauteur nous jettâmes les yeux sur la campagne pour reconnaître notre direction ; je crus devoir me porter sur la droite pour gagner Blenheim, et nous nous acheminâmes de ce côté. Nous n’eûmes pas fait une demi-lieue, qu’une patrouille de Hussards parut derrière nous, à une grande distance ; mais ayant l’air de nous poursuivre. Nous fûmes consternés par cette vue, sur-tout quand nous reconnûmes que nous passions la limite du pays de Hesse et que nous en vîmes le poteau. La frayeur nous saisit. Julie avait son billet d’hôpital ; elle était en règle ; mais moi, entraîné par la seule générosité, quelles pièces avais-je à produire ? Julie, pansée au bras, à la tête, avait tout l’air d’un convalescent : elle exigea aussi-tôt que je prisse son billet et se cacha dans un bois voisin. Je voulus m’opposer en vain à cet arrangement ; elle m’objecta avec tant d’adresse que l’évidence de sa blessure la garantissait, tandis que rien ne pourrait me sauver si j’étais saisi, qu’à demi-persuadé, pressé par la vue des Hussards qui était près de nous, l’éloignement de Julie qui s’était déjà cachée dans des touffes de châtaigniers, je laissai arriver sur moi la patrouille.

» Je vis bientôt à l’air du brigadier qu’on avait cru courir sur des déserteurs. Je montrai mon billet qui parut le satisfaire et on détacha deux Hussards pour me conduire au Quartier. Je n’eus pas fait deux cents pas que j’apperçus avec douleur que les autres battaient le bois pour trouver la pauvre Julie. Je voulus alors me récrier contre cette erreur et les détromper ; mais j’avais affaire à des Hongrois ; c’est-à-dire à des hommes extrêmement durs. Il fallut avancer rapidement et plongé dans la plus horrible incertitude jusqu’à Blenheim. Là, je fus consigné pour m’être trompé de route. En vain je questionnai pendant trois jours pour avoir des nouvelles de mon malheureux compagnon, nulle réponse, nul indice… Enfin je fus mis en liberté le quatrième jour, et dûs paraître sous les drapeaux à midi sur la grande place avec la troupe.

» Ce n’était pas jour de revue du Commissaire Impérial ; je présumai que le Prince-Royal passant, on se mettait en parade, je me rendis donc à mon poste. Nous y restâmes deux heures sous les armes. Un air sombre et farouche répandu sur les visages m’inquiettait ; mais je n’en pouvais deviner la cause. Je n’osais proférer un mot. J’observai seulement que Trench semblait rayonner de joye et guetter l’instant de me trouver en faute : je ne lui donnai point cette satisfaction. Cependant ne pouvant résister à mon incertitude, j’allais jetter un regard sur le peloton où devait être Julie ; lorsqu’un roulement général annonce un silence, un Adjudant lit un papier dont personne n’entend le contenu ; bientôt on distribue des baguettes, et je suis saisi comme d’un coup de foudre de cette exécution inattendue.

» On nous forme bientôt sur deux haies ; l’extrémité s’entrouvre et nous montre un volontaire de Giulai qu’on dégrade ; son casque est sur ses yeux, sa contenance ferme, quoiqu’il soit de petite stature. Je frémis ! on le déshabille jusqu’à la ceinture et j’ai à peine le tems, pressé par un pressentiment cruel, de m’écrier : Dieux ! Julie ! barbares ! arrêtez ! c’est moi qui suis coupable… qu’un cri général annonce que son sexe est reconnu. L’étonnement, l’intérêt sont universels ; le Général Latour est averti sur le champ et se rend sur la place avec le Prince Louis de Prusse. Julie, quoique timide, explique avec énergie et candeur par quel incident elle se trouve compromise et le désir qu’elle avait de sauver à son ami un châtiment peu mérité. L’attendrissement, la surprise pénétrent tous les cœurs, le Prince-Royal demande sa liberté qui était déjà assurée et le Général Latour apprenant mon nom, y joint la mienne, avec promesse d’une Lieutenance dans la première Légion.

» Nous fumes conduits alors à l’hôtel du Général Latour auquel je montrai mes papiers : le récit de mes avantures le frappa, l’intéressa, et j’en reçus à l’instant des témoignages. Si je n’eusse été pénétré de joye en voyant la malheureuse Julie délivrée, je pourrais m’arrêter à décrire la figure de Trench, voyant échapper ses victimes, mais tout entiers à la surprise, à l’ivresse, nous ne perdîmes pas un instant, et comblés des regrets de la plupart des assistans nous prîmes aussi-tôt notre route par le Tyrol, avec cinquante ducats que le Prince-Royal nous fit compter.

» Munis d’excellents passe-ports du Prince, nous marchâmes en sûreté ; mais changeâmes bientôt de projets, d’après l’effroi de Julie sur la réception qu’elle attendait de son père. Nous jugeâmes plus convenable de retourner à Francfort où nous pouvions rester sans crainte alors, et de solliciter près de la tante de Julie un pardon qu’elle seule pouvait obtenir par son ascendant sur son frère. Mais comment me présenter chez cette tante ? En vain je proposais de me tenir au faubourg d’Hanau, Julie, la tendre Julie serait morte de la seule idée de s’éloigner de moi,

» J’avais vingt-deux ans, point de barbe, un teint rosé, une taille svelte ; c’en fut assez pour nous faire concevoir le projet le plus romanesque. Notre plan fut dressé de suite : je devais jouer le rôle d’une amie égarée, comme Julie, par le systême bizarre des Misantrophiles, revenue de son erreur et ramenée à la raison par ses conseils. Dès-lors plus de difficulté d’avoir accès chez cette tante jusqu’à ce qu’on eût écrit à ma famille irritée, et je restais sans scrupule avec mon amie jusqu’à son raccommodement avec son père.

» Ce plan dressé, je me pourvus d’habits analogues à mon dessein et Julie reprit ceux de son sexe. C’est ainsi que nous nous présentâmes le troisième jour à Francfort, chez Mlle. Brunher. Elle était de retour de Molsheim depuis un mois. On nous introduisit après mille précautions dans un appartement gothique, et près d’une femme de cinquante ans à-peu-près, ayant du rouge jusqu’à la pointe des cheveux, à demi-aveugle et faisant à ce qu’elle croyait de la tapisserie. A côté d’elle, un Abbé du même âge environ, à la face blême, à l’œil faux, faisait une lecture pieuse. Ce travail important fut interrompu par notre introduction. On juge du pathétique de la scène. L’Abbé s’éloigna par discrétion et tout deux aux genoux de cette bonne tante, nous protestâmes de notre innocence, et de notre retour sincère à la vertu. Julie raconta ses avantures guerrières, montra sa lettre du Prince ; c’en fut assez pour pénétrer de joye la dévote Mlle. Brunher, à laquelle on exposa ensuite mes malheurs avec un pathétique à arracher les larmes.

La bonne tante s’opposa long-tems à l’idée de m’admettre ; enfin il fut décidé que je resterais dans la maison, jusqu’à ce que mes parens courroucés fussent appaisés. Elle nous annonça d’ailleurs qu’étant dans une maison régulière et à-peu-près conventuelle, nous eussions à nous préparer d’après notre vie passée, à une confession générale auprès de l’Abbé Parent. « C’est un saint homme, nous dit Mlle. Brunher qui a fui le pays des idolâtres, pour habiter la terre promise ; un pieux Abbé Français qui a toute ma confiance et mérite la votre. » Nous protestâmes d’une soumission entière au saint Directeur, et nous eûmes ce jour même l’honneur de dîner avec lui.

» Je crus remarquer que la pieuse tournure de l’Abbé Parent, n’était point hypocrisie, et y reconnaître les traits de la véritable dévotion, d’un cinisme pur et sacré. Je ne m’arrêtai point d’abord à ces idées ; mais elles ne tardèrent pas à s’éclaircir. Chaque jour le dévot personnage faisait une lecture édifiante à ma tante ; (car c’est ainsi que je dûs la nommer d’après nos conventions.) Julie commençait à reprendre son teint et une partie des agrémens de sa figure. Cet heureux changement ne pouvait que détruire nos précautions, d’après l’ascendant qu’avait l’Abbé Parent auprès de ma tante. Cependant nous prîmes tant de soins pour la maintenir dans son erreur, que nous y crûmes entièrement nous même d’après les témoignages journaliers que l’Abbé paraissait lui en donner.

» Tous les soirs nous avions lecture, prière et conférences, dans lesquelles le nouveau Clergé de France était traité fraternellement par le bon fugitif ; mais ses sarcasmes étaient si dévotement enveloppés des mots de charité, retour de brebis égarées et conversion du pêcheur, que ce fiel sucré paraissait être plutôt l’enthousiasme de l’homme de Dieu, qu’une animosité d’état.

» A la suite de plusieurs conférences, il fut arrêté que d’après notre recueillement suivi, nous étions en état d’approcher du Sacrement de pénitence. Je dûs commencer, et je l’avoue, j’étais peu dévot, peu disposé à me jetter aux genoux du Père Parent. Néanmoins ma position m’y forçait, et c’est le lendemain même que je fus prévenu de me présenter au Saint Tribunal.

» Je me rendis donc dans la chambre du Père. Je le trouvai assis dans un grand fauteuil de cuir, revêtu de son surplis, d’un air de componction à pénétrer, et les mains sur son visage… « Approchez, mon enfant, me dit-il en levant les yeux au Ciel, et commencez… » J’ignorais absolument les prières d’usage ; les Réfugiés Polonais n’étaient pas forts sur les formules d’église. J’essayai cependant de marmotter les premiers mots usités et j’enchantai le Père qui paraissait aussi empressé que moi d’en venir à l’énumération des pécadilles.

» Après quelques aveux généraux et la nomenclature des erreurs de l’âge, le Père entra en matière. « Expliquez-moi, ma chère enfant, me dit-il, ce que c’est que cette secte abominable des Misantrophiles dont vous sortez et qui vous avait enlevée au bercail du Seigneur ? » Je lui détaillai alors les préventions, les sophismes de la secte et sur-tout le vœu formel de rompre toute communication physique avec le genre masculin. « Avec des Français, à la bonne heure, s’écria-t-il ! ils ont renoncé au nom d’homme ; mais avec l’espèce, les conciles s’y opposent,… » et à la suite de son assertion il entasse pour autorités, St-Augustin, tous les Pères de l’Eglise… En déclamant ainsi, il m’enveloppait la tête de son surplis et sa joue placé contre la mienne, il se déchaînait avec violence contre nos erreurs, en reprenant de tems en tems, « pardon, ma chère sœur, le Ciel m’a frappé de surdité pour mes fautes, mes très-grandes fautes, et je suis obligé de m’approcher de mes ouailles. »

Suffoqué par l’haleine monacale, j’essayais en vain de m’éloigner : le maudit surplis m’enveloppait de plus en plus ; enfin, ne résistant plus à l’odeur, à l’étouffement, je me lève, me débats dans ce surplis et dans les bras du saint homme qui se décide enfin à lâcher prise, en me donnant la bénédiction avec un air d’embarras qui dut m’éclairer. Il dissimula néanmoins, reprit son air sévère, et je n’eus la promesse d’une absolution que pour la seconde confession et après des pénitences, des macérations, auxquelles j’eus ordre de me disposer.

» Le soir, Mlle. Brunher nous prépara au jeune d’usage et nous eûmes une collation délicate. Julie dût passer au confessional le lendemain ; je tremblais qu’elle ne se trahit par sa naïveté. Je lui fis donc sa leçon, et l’engageai à ne pas passer d’un mot la nomenclature des pêchés qu’elle devait avouer. J’eus soin d’écouter à travers la porte une partie de ses aveux et j’eus la satisfaction de voir l’erreur du Père complette par la nature de ses questions. On s’informa du Couvent où elle avait été élevée, du caractère et de l’ordre des professes : on questionna beaucoup sur l’espèce de châtimens corporels usités dans cette maison, et je remarquai qu’on s’appesantissait beaucoup sur un de ces châtimens, dont le Père soutenait la nécessité pour l’humiliation et la macération.

» Après huit jours d’épreuves et de mortifications, nous fumes jugées dignes d’être admises aux pénitences de notre tante, et ce fut avec une gravité extrême que le Père Parent nous l’annonça.

» Nous fumes introduits le soir dans le cabinet de Mlle. Brunher ; nous la trouvâmes sur un prie-dieu, absorbée dans ses méditations. Le Père Parent était à genoux, par terre, devant une image de la Vierge, d’une beauté parfaite. Aux côtés du prie-dieu étaient suspendus des fouets à manche d’ébène, ornés de petits camés représentans les Pères du désert dans leurs mortifications. Auprès d’eux un cilice de crin était attaché à la muraille. Nous nous mîmes à genoux ; alors le Père préluda par une prière fervente et énergique, en appellant les douleurs en expiation de ses fautes ; puis, tout-à-coup, comme frappé d’un vertige, semblable aux Brames inspirés, il se lève en entonnant le Miserere, jette habit, perruque, veste et se dépouille jusqu’à la ceinture, en poussant des soupirs plaintifs, et élevant ses regards au Ciel : « frappez, mes sœurs, frappez un pêcheur, s’écria-t-il en rédoublant de chaleur et nous donnant à chacune un des fouets mystérieux.

» La bonne Mlle Brunher frappait bénignement et à chaque coup marmottait une oraison. Le Père trépignait d’impatience en répétant, à haute-voix, les versets du pseaume. « Plus fort ! plus fort ! s’écriait il avec rage, en s’adressant à nous : frappez, anges d’Héliodore, frappez de verges un impie comme lui. » Son visage, pâle en tout tems, se couvrait alors d’une rougeur brûlante ; il se précipitait au-devant de nos coups ; ses yeux ennivrés semblaient aspirer au Ciel. Julie et moi nous frappions à souhait et nos bras commençaient à se fatiguer, lorsque, par un bienfait de la pénitence sans doute, l’Abbé tomba sur le parquet, tremblant de tous ses membres, dans un état d’ivresse évident, et s’écriant : « le Ciel me pardonne, mes sœurs, une main de feu m’inscrit au livre de vie. Je ressens l’avant-goût des jouissances célestes ! »

» Je m’arrachai des bras de ce démoniaque, pendant que la pauvre tante s’extasiait sur les effets de la pénitence et préparait au saint homme le consommé qu’elle était dans l’usage de lui faire prendre après ses mortifications. L’instant de fureur passé, le Père Parent se rhabilla pièce-à-pièce, les yeux baissés, avec un air d’humiliation profonde, disant une prière à chaque vêtement qu’il plaçait ; puis, nous donnant sa bénédiction, il passa dans la salle à manger pour se réconforter.

» Ces scènes se renouvelèrent plusieurs fois avant que j’eusse acquis assez de crédit dans la maison, pour instruire notre tante de mes soupçons à l’égard de l’Abbé. Ils devenaient chaque jour plus violens ; néanmoins son air de dévouement était si parfait, sa simplicité si grande, sa charité si fervente, que je doutais souvent moi-même de la vérité de mes conjectures ; mais elles ne tardèrent pas à se réaliser sur tous les points. Le saint homme avait la confiance entière de notre tante. Il en obtenait souvent des secours pour les Martyrs Français, c’est ainsi qu’il les appellait. La vaisselle de la maison qui était magnifique, avait disparu presque en entier par les mains du Saint Directeur. Les diamans de Mlle. Brunher avaient eu la même destination. Je fus curieux de savoir si l’emploi était tel qu’on le supposait, et dès-lors nous épiâmes avec Julie toutes les occasions de faire une découverte si importante.

» Nous cherchâmes long-tems en vain à démêler ses relations, ses lieux de dépôt ; tout s’en allait tellement piano et à petites parties, que les preuves devenaient fort difficiles à acquérir. Enfin, un soir, je crus entrevoir l’instant d’éclaircir l’affaire. Un Juif se présenta à la chûte du jour pour entretenir le Père Parent. Il était sorti. L’embarras de l’hébreu me donna des soupçons : je me procurai à l’instant du papier et contrefaisant l’écriture du Père, talent dans lequel j’excellais, je mandai au Juif : « qu’étant très-malade, il eût à me tracer d’un mot ce qu’il avait terminé pour la vente des effets que je lui avais confiés, que cela pressait, et que j’attendais sa réponse le lendemain matin, à neuf heures ; qu’il eût à la glisser sous la porte de ma chambre, où personne n’entrait. « On remit le billet au Juif, qui promit de rendre réponse le lendemain à l’heure dite. Nous guettâmes l’homme, à huit heures et demie nous eûmes soin d’appeller le Père Parent au déjeuner. A neuf, le billet fut jetté sous la porte et retiré par moi. J’y lus ces mots de l’Israélite.

« Mon Bére ! vodre affair est faide, au daux ci-dessous :


Cent marcs argendri, à 50. 5000 l.
Dix gros diamans, esdimés 9000 »
Bijoux, mondres, boide, etc.
 treize onces d’or à 100.
1300 ».

» Come les traide sur Basle perdent beaucoup, jé choins izi une ordre sur Genef de ladite some de 15,300 liv. pien blacés ché un pone Panquier à vodre disbosition, jé cardé le pedit diamant pour ma commission ; cez un bagatel, et bis i faut pien payer le secrai. »

» Munis de cette excellente pièce, nous attendîmes l’instant favorable pour désiller les yeux à ma tante. Que d’horreurs s’offrirent tout-à-coup à mon esprit ! la lubricité de l’Abbé était avérée, comme son escroquerie, et nous rougîmes d’avoir pu être ses dupes un instant.

Nous saisîmes le lendemain, jour où le Père absent et ma tante plus calme, moins illuminée et plus confiante pour sa nièce parut disposée à nous entendre favorablement. Que pensez-vous du Père Parent, ma tante, lui dis-je ?… « Le Père, reprit avec feu Mlle. Brunher, est un de ces justes jettés sur la terre à de longs intervalles pour l’édification des fidèles et le maintien de la foi. » — Supposons qu’il soit en effet pieux ; croyez-vous à sa chasteté, à son désintéressement ? — « Sa chasteté, s’écria Mlle. Brunher ! puis s’arrêtant tout-à-coup, avec un soupir assez semblable à un souvenir… « Oh oui ! je l’ai vu dans des circonstances… » Elle s’arrêta encore, rougit malgré son rouge et nous soupçonâmes qu’à cinquante ans cette bonne fille ne connaissait pas encore bien les termes sur certaines matières ; mais cependant que le Père avait déjà commencé pour elle un cours de définitions. « Quant à son désintéressement, reprit-elle, tout à la charité chrétienne, il ne garde pas même une partie des aumônes pieuses dont je fais les fonds. Vit-on jamais sur lui des vestiges de mes largesses ? Le saint homme !… » — Non ; mais en voici de sa friponnerie, m’écriai-je en lui montrant la lettre du Juif, voyez à qui vous donniez votre confiance pour votre ame et votre fortune.

» A peine achevais-je ces mots, que la porte s’ouvre avec fracas et nous montre le Père Parent furieux. « Lettre contrefaite ! perfide ! s’écrie-t-il en s’adressant à moi, la fraude est découverte, le Ciel m’en instruit ! et vous, femme faible et injuste, » s’écrie-t-il, en s’adressant à Mlle. Brunher, qui reste pétrifiée, « vous méritez votre sort, vous avez reçu Satan en personne, un ravisseur, un homme sous les vêtemens d’une fille. Le Ciel m’en avertit par un trait de lumière, qu’on éclaircisse le fait, si vous en doutez encore. »

» A ces mots il sonne, deux grands laquais Allemands à sa dévotion me saisissent et m’entraînent dans un cabinet, me jettent sur un canapé malgré mes efforts, et l’inspection se commence. La vielle Brunher, ses lunettes au nez, est entraînée de force par le Moine à la scène de vérification, et malgré ses tentatives pour s’éloigner, elle est forcée de reconnaître que le Père est illuminé, et sa victime un fils de Satan.


» Cet éclat me montra d’un seul coup toute l’attrocité du Jésuite, qui n’avait pas ignoré mon sexe dans ses transports et ne le découvrait que pour me persécuter. Je voulus éclater en reproches ; mais la vieille Brunher était ensorcelée par ce dernier trait d’inspiration ; elle crut voir un prophete dans son directeur, toute explication fut inutile et les grands coquins de Saxons nous jettèrent à la porte Julie et moi sans autre cérémonie. Tel fut le fruit que nous receuillîmes de notre bonne-foi et de la vérité !


» Assis tous deux sur un banc de pierre, dans la rue, la nuit, nous gémissions ensemble sur la chaîne d’événemens bizarres auxquels nous paraissions destinés, sans crimes, sans reproches réels à nous faire, lorsqu’une suite de réflexions vint me rassurer et me persuader même qu’il résulterait un avantage pour nous de cet accident. Je ne pouvais douter que l’Abbé n’eût été instruit de mon sexe par quelque récit. L’éclaircissement ne pouvait beaucoup tarder dans tous les cas. Ses dispositions à piller Mlle. Brunher, ne permettaient guère de penser qu’il s’occupa de faire rentrer Julie en grace ; car alors elle eût hérité de sa tante reconciliée, nous devions donc nous attendre à des calomnies, à des noirceurs imprévues et nous eussions perdu par-là tout espoir de pardon d’un père près duquel on aurait avili Julie, tandis que le projet que nous formions d’aller nous jetter à ses pieds, nous donnait un moyen fondé de les prévenir.

» Nous nous arrêtâmes à cette idée. Je changeai mes habits, et le jour même nous prîmes la route du Tyrol, que nous eussions bien fait de ne pas quitter précédemment.

» Nous marchâmes péniblement pendant huit jours dans les montagnes Noires, au milieu des rochers et des sites sombres qui semblaient ajouter encore à notre tristesse et notre inquiétude. Le neuvième, nous approchâmes de Molsheim. Comme nous allions sortir du bois, (je n’oublierai jamais cette époque,) nous apperçûmes le village assemblé, le Dimanche, suivant l’usage, et la jeunesse s’exerçant à l’arquebuse. Au milieu du cercle était le vieux Baron de Molsheim. Il se faisait remarquer par sa haute stature, par des cheveux blancs tombant sur ses épaules et sur-tout par un air de tristesse profondément empreint dans ses traits respectables. Il encourageait la jeunesse dans ces exercices d’adresse, où les Tyroliens ont toujours excellé ; et serviteur fidèle de l’Empereur, trop cassé pour marcher encore dans cette guerre cruelle, il faisait de tous ses vassaux autant de remparts pour son pays, et de phénomenes de dextérité dans l’arme qu’ils ont adoptée.

» Placés derrière des arbres, nous découvrions, sans être vus, tout le lieu de la scène. Nous observâmes que le Baron tournait le dos aux filles du village, rassemblées à sa gauche. Un air d’aversion pour tout un sexe qu’il rejettait, semblait crier d’une voix terrible à sa fille : tu m’as appris à le mépriser !… Ce trait cruel n’échappa pas à la pauvre Julie, dont je vis les yeux inondés de larmes. Mais quelle fut sa douleur, en entendant son père adresser ses paroles à un vieillard, près duquel vint s’asseoir le vainqueur couronné : « Heureux les pères qui, comme toi, ont un fils brave et sage ! Heureux les pères qui n’ont point de filles, vils instrumens du déshonneur et de l’opprobre de notre vieillesse ! » — « Calmez-vous, mon bon Seigneur, reprenait le vieillard, Julie était trop humaine, trop charitable pour avoir oublié la vertu ; nous en répondrions tous, oui, tous ! » — Vaine consolation ! s’écria le Baron, s’élevant sur son tertre comme un sapin lugubre dans ses forêts. Un vent violent hérissait ses cheveux blancs sur son front sourcilleux. Jamais le sermon d’un célibataire en soutane, valût-il cet élan paternel, au milieu d’un orage ! Nous étions tremblans, consternés… » Le malheur me suit, s’écriait-il ! je ne puis arracher de mon cœur déchiré l’image de ma fille où traîne-t-elle ses pas errans ?… Mais qu’elle fuye loin de la foudre paternelle, disait-il en saisissant l’arquebuse d’un Tyrolien ! si jamais elle s’offrait à mes yeux… » A ces mots Julie se précipite hors de la forêt… « Mon père, je mourrais innocente ! s’écrie-t-elle en courant à lui et se prosternant sur la terre, malheureuse ! Elle a à peine prononcé ces mots que la foudre est partie… Julie est baignée dans son sang, le Baron prêt à défaillir de douleur, le village consterné : on environne Julie, on la relève, on lui porte des secours. La lutte la plus terrible de la tendresse paternelle et de l’antique honneur se fait lire dans les traits du Baron désespéré. Il s’avance, il hésite, il recule enfin et quelques vieillards l’entraînent, tandis que l’on conduit sa fille à une ferme voisine.

Le tumulte de cette scène passée au milieu d’une assemblée nombreuse d’habitans, avait empêché qu’on m’eût remarqué lorsque je m’étais élancé dans la foule. Je suivis ce funèbre cortège jusqu’à la maison où l’on reçut cette fille malheureuse. Le chirurgien de l’endroit, présent à la fête, donna de promts secours. On sonda la blessure. Le bras était fracassé ; mais le reste du corps intact : on reprit l’espérance, cependant l’inquiétude la plus vive était fondée sur le délire de Julie. Cet être singulier, élevé au milieu des montagnes Noires, sans culture, à-peu-près sauvage, renfermait le germe de toutes les vertus et de toutes les passions qui les détruisent. Elle avait adoré son père, elle m’avait vu, dès-lors j’étais devenu pour elle la vertu, l’univers entier. Elle était naïve comme l’innocence même, et sa conduite avait eu tous les écarts de l’erreur. Bonne, sensible, elle avait cependant montré dans la carrière militaire, le sang-froid du courage qui ferme les yeux sur la nature souffrante. Tous ces contrastes étranges étaient le fruit d’une éducation trop champêtre, où le cœur en effervescence suit avec candeur ses impressions. Revenue aux premiers sentimens de la nature, la douleur de Julie était inexprimable, et sa pensée, parcourant comme un trait sa vie passée, lui peignait sans cesse la malédiction paternelle planant sur sa tête.

» Je pris les vêtemens d’un jeune Tyrolien pour pouvoir approcher, sans danger, de cette infortunée. Je dois vous répéter sans cesse, mon amie, qu’alors un tendre intérêt seul me dirigeait ; que l’habitude de ne voir en elle qu’un frère, qu’un ami malheureux, écartait toute impression d’amour ; mais j’en appelle à vous, le malheur commun, la pitié extrême n’enfantent-ils pas l’amitié et ses prodiges ?… Et était-ce l’instant de l’abandonner ?

» Plusieurs jeunes Tyroliens des cantons voisins, ayant paru aux exercices passés, on trouva moins étonnant le séjour d’un inconnu à Molsheim ; mais Julie souffrante ne pouvait oublier celui qui en était la cause. Tout en gémissant sur la dureté de son père, sur la perte de son estime, elle m’appellait sans cesse. Confiante et naïve, elle avoua sa position au vieux Smith, fermier de l’habitation où elle était recueillie. Ce bon vieillard trembla à cet aveu. Néanmoins touché par la douleur de Julie, par l’espoir d’une réparation possible, il promit le secret. Il fit plus, il promit de donner tous les jours de mes nouvelles, et me plaça chez un fermier voisin.


» Établi dans cette solitude, au milieu des forêts, je venais à l’entrée de la nuit à la ferme de Smith, là, glissé parmi les valets de ferme, j’entendais parler de l’infortunée et de la douleur de son père. J’appris que le Bailli de l’endroit avait déguisé cet événement sous la forme d’un accident survenu par la détente d’une arquebuse. En vain le Baron, dans son délire, s’accusait hautement, l’affaire était assoupie. Par-tout on le plaignait, et l’on ne s’occupait que de la guérison de sa fille.

» Je m’accoutumai bientôt aux travaux champêtres. Ces forêts sombres, ces torrens, ces sites sauvages, où l’industrie de l’homme jette adroitement quelques semences, ces récoltes rares, sur des coteaux à pic, et qui dans leurs ondulations orageuses, au-dessus des rochers semblaient peindre la chevelure hérissée de la nature irritée contre moi, tout contribuait à me jetter dans une mélancolie profonde ; tout me retraçait aussi le souvenir de mes parens infortunés. Là, la fougue de la jeunesse s’amortit ; là, le phantôme de la gloire s’abaissa devant le grand tableau de la nature et je retrouvai mon cœur, des souvenirs et des larmes. Une amie mourante, une amante perdue, un père désolé, en était-ce assez pour me rendre à la sensibilité ?

» Chaque jour, à l’issue des travaux, je me rendais chez Smith en profitant du voile de la nuit. Quel fut mon étonnement en entrant dans la cour, le quatrième jour, d’entrevoir une ombre semblable au Baron ! Je crus m’abuser, je me glissai derrière les chariots et prêtai l’oreille avec attention. Le Baron errait dans la cour ; bientôt Smith vint à lui et poussa un cri d’effroi, en reconnaissant alors la personne qui l’avait demandé. « Du silence, par pitié ! » lui dit le Baron d’une voix altérée, laisse-moi voir ma fille un seul instant par cette fenêtre… » et il s’avançait en disant ces mots, vers un chassis, par lequel on appercevait la lumière dans la chambre où reposait Julie. « Arrêtez, lui dit avec force Smith, ne violez pas mon asyle, Julie n’est plus à vous… son sang l’a rayé de la liste de vos enfans… voulez-vous qu’il coule encore ?… — Non ; mais mes larmes éternelles, dit avec étouffement le Baron, en s’appuyant sur le vieillard. — « Vos larmes, Monseigneur ! Eh ! ne coulaient-elles pas quand votre bras… » Ce mot foudroya le Baron ; il se tut, soupira profondément et s’avança vers la petite fenêtre.

» Je n’osais respirer… il y passa une heure entière, pendant laquelle j’entendis ses sanglots. Enfin, il s’arracha à ce spectacle, en disant : « adieu, ma fille ; tu reposes du sommeil de l’innocence ; et moi, qui me créai ton juge, je ne dors plus ! » Il s’éloigna ; un vent violent se leva ; il partit seul, et je regagnai ma demeure, plus calme après cette scène d’affection paternelle. Cependant l’orage croissait, les ténèbres fort sombres n’étaient coupées que par des éclairs rares : les vents déchaînés faisaient entendre au loin le fracas des branchages brisés, et roulant du haut des rochers. Je suivais un sentier qui m’était connu ; mais la ferme de Smith étant la plus isolée du canton, et c’est pour cela qu’on l’avait choisie ; le Baron en connaissait peu la route. Je marchai long-tems absorbé dans mes réflexions, lorsqu’à la jonction des deux sentiers je me rencontrai avec lui. Je frissonnai… « Hola ! Tyrolien ! avance, me dit-il, où sommes-nous ? — Je suis perdu comme vous, Monseigneur, lui dis-je en allemand. — « Tu n’es donc pas du pays ? — Je suis du Trentin. — « Donne-moi ton bras, je tombe de lassitude. — En disant ces mots, il s’appuya sur moi et nous gravîmes sur une éminence, d’où nous apperçûmes à la lueur des éclairs, la direction qu’il devait prendre pour rejoindre le château.

» Je marchais avec une émotion extrême, répondant à ses questions brièves et souvent allarmantes. Je lui appris que je travaillais dans un métairie voisine, et sur sa route. Il parut goûter mes réponses, il me dit de me tenir le lendemain, à la nuit, sous des sapins, au pied d’une croix qu’il me montra, et où il me trouverait pour l’accompagner ; car la route était longue, la fatigue très-forte pour son âge, et je remarquai d’ailleurs, que le Baron voulait qu’aucun de ses gens ne fut instruit de ses inquiétudes, et de ses démarches pour sa fille. Je m’applaudis de cette rencontre, de ce retour à la nature qui présageait le bonheur de Julie ; mais d’un autre côté la sévérité, la véhémence extraordinaire de cet homme me donnaient de justes allarmes pour l’avenir.

» Je me trouvai, le lendemain, sous les sapins à l’endroit indiqué, le Baron ne se fit pas attendre, il prit mon bras sans dire un mot et nous nous enfonçâmes dans la forêt. Je le trouvai oppressé, rêveur, il ne fit que soupirer jusqu’à la ferme de Smith, où nous arrivâmes fort tard. Il m’ordonna de rester à l’entrée du bois. Au bout d’une heure de station à la petite fenêtre, il vint me rejoindre. Il prit encore mon bras d’un air distrait. Mais plus calme. « Elle a prononcé mon nom, disait-il en lui-même, elle ne me hait pas… » et il précipitait ses pas. — Votre fille est mieux, me hazardai-je à lui dire ? — Tu sais donc, s’écria-t-il en frémissant !… tu as vu l’accident… — L’accident, Monseigneur, repris-je avec douceur !… — « Dieu juste ! par-tout des juges et des remords, » dit le Baron en me quittant, et s’enfonçant dans la forêt. Je courus sur ses pas, j’excusai sa douleur, j’y mêlai des consolations, et cette éloquence du sentiment qui électrise, persuade et attendrit.

» Le Baron s’assit, fondit en larmes et les versa dans mon sein. « Tu l’as vue seul, ma faiblesse ; la nature l’emporte sur l’antique honneur, Julie est pardonnée ; mais mon crime peut-il l’être ? La mort seule peut en éteindre le reproche. Ah ! que n’est-il sous mes yeux le lâche séducteur qui a flétri ma famille ! que ne vient-il dans un combat que je désire m’arracher le jour et l’horreur de mes remords ! — Je le connais Monseigneur, et il n’est pas coupable. — Tu le connais ! » s’écria-t-il en se levant, et soudain ses cheveux semblèrent hérissés ; ce vieillard affaissé parut le géant de l’orgueil et de la vengeance. » Tu le connais ? — Je l’ai servi, repris-je avec douceur, « Le monstre ! il a ravi ma fille. — Elle l’a suivi malgré lui-même, et ses conseils ; la passion l’aveuglait. — Il a abusé de sa simplicité, de sa candeur… — Elle est encore l’innocence même. — Tu oses excuser le plus vil des hommes ? — Il ne l’est point. Pouvait-il devenir, près de vous, le dénonciateur de celle qui se livrait à lui ? Et que pouvait imaginer la délicatesse de cet homme, si ce n’est des conseils sages, le soin de son innocence, et le désir de la ramener à vos pieds. Du reste, brave Polonais, il fut incapable de manquer à l’honneur, comme d’éviter votre vengeance quelque injuste qu’elle soit… — Tu le connais ! reprenait sans cesse le Baron ; peux-tu me conduire vers lui ? Oui, Monseigneur. — Dès demain ? — Oui, Monseigneur. — Je compte sur toi ; demain sous les sapins, à la pointe du jour. »

» L’on juge quelle nuit je passai dans ma chaumière, quelle attente cruelle ! les suites d’un combat m’allarmaient peu ; mais un vieillard débile et affligé, marchant à une mort presque certaine, pour se venger d’un crime imaginaire ; la crainte de frapper mon amie par l’endroit le plus sensible ; tout détermina le projet auquel je m’arrêtai, et à l’exécution duquel je donnai une partie de la nuit.

» Le jour paraissait à peine, que le Baron se montra dans les champs, suivi d’un seul domestique qui conduisait un cheval de main. Il s’avança vers moi ; je le précédai dans la forêt et m’acheminais à une plage de genets. Là, il mit pied-à-terre, arma ses pistolets et vint droit à moi. — Où est ton maître, me cria-t-il avec fierté ? — Bien près de vous, lui dis-je avec douceur. — Il vient me braver ?… — Non, il vient se défendre. — Que tarde-t-il ? Quelles sont ses armes ?… — Ses armes, Monseigneur ! ses armes !… les voilà ! votre cœur paternel et notre innocence, m’écriai-je avec feu en me jettant à ses pieds, ainsi que Julie, sortant du bois, le bras en écharpe et soutenue par le vieux Smith qui fondait en larmes. La surprise, l’estime que le Baron avait conçue pour moi, sur-tout le tableau de Julie blessée par un trait paternel, pâle, défaillante, suppliante ; tous les chocs de la nature, de l’honneur satisfait, assiègent à-la-fois l’ame du Baron, qui laisse tomber ses armes avec ses pleurs, et laisse enfin évanouir le phantôme des préjugés devant les douces impulsions de la nature.

» Vous sentez, mon amie, ce que dût exiger le Baron en pardonnant et en apprenant mon rang et ma naissance. Quelque volontaire qu’eût été la démarche de sa fille, j’en avais été l’objet et la réparation devait être publique. Vous voyez, en ce moment, le château de Molsheim, où notre hymen fut projetté et où nous fûmes conduits le même soir. Voilà, mon amie, tout ce qui s’est passé depuis notre séparation. »




A ces mots, nous entrâmes Ernest et moi dans les cours du château. Suffoquée par cet aveu d’Ernest, auquel néanmoins j’avais lieu de m’attendre, j’eus à peine le courage de me soutenir. Revenue un peu à moi, je voulus m’éloigner à l’instant. J’y employais les derniers élans de ma raison et de mes forces épuisées, lorsque le Baron parut avec sa fille, et s’empressa de venir m’accueillir.

J’étais pâle, affaissée ; un mêlange d’embarras et d’aversion pour Julie, l’idée des épreuves que j’avais subies et dont l’humiliation n’était pas inférieure à la sienne, tout contribua à me jetter dans cette perplexité, cette absence d’esprit où l’on dispose de nous, sans qu’on ait la force de s’y opposer. On me conduisit dans un appartement du château proprement ; mais assez rustiquement meublé, « M’étant éloigné en chassant, dit Ernest au Baron, j’ai rencontré une voiture de voyage renversée dans les rochers ; Madame était évanouie, et je me suis empressé de lui porter des secours. J’ai pensé que vous ne désapprouveriez point l’hospitalité que je lui ai offerte à titre de compatriote, de Polonais malheureux, et du premier qui se soit présenté pour la dégager. »

» Le Baron loua les soins d’Ernest ; mais je remarquai que Julie gardait un profond silence, en m’observant attentivement. Il régnait dans tout l’extérieur de cette étrange fille, un air cavalier, des manières brusques, naïves, résultat de sa vie militaire et qui contrastaient singulièrement avec la douceur de ses traits et la candeur qu’exprimait sa figure. Un air d’intérêt s’y peignait quand elle fixait ses yeux sur moi ; mais quand elle les portait de-là sur Ernest, son regard changeait d’expression, devenait dur, presque menaçant, et exprimait tous les transports de la jalousie.

Je ne cacherai point que la vue d’Ernest venait de rallumer dans mon cœur, tous les sentimens que j’avais éprouvés et que la chaîne de mes malheurs n’avait pu affaiblir ; mais l’idée de ce mariage, l’aveu d’une rivale, l’idée des épreuves que j’avais subies, épreuves faites pour éloigner à jamais mon ami, un retour sur moi-même, un regard sur ce qui m’entourait, tout me détermina à la dissimulation et à un prompt départ.

Je ne pouvais me dispenser néanmoins de donner quelques jours à mes bienfaiteurs. Le Baron me comblait d’attentions. Je crus remarquer dans celles d’Ernest plus que des égards ; mais nous devant à tous deux de fuir une explication, dans la position où nous nous trouvions, il ne lui échappa rien qui pût donner des allarmes à son épouse jusqu’au quatrième jour, où j’en fus la cause innocente.

Je me promenais sur le donjon, au crépuscule. Je m’arrêtai à un des créneaux de cette antique mazure, les yeux fixés sur un Ciel étoilé et pur. Là, je me livrais à ma mélancolie, suite de tant de souvenirs affligeant et si peu mérités. « J’ai perdu mon fils, me disait une voix intérieure et déchirante ; j’ai perdu innocemment ce voile de la décence, prestige des amans, et qui ne se retrouve plus ; j’ai perdu Ernest ! » Ces trois idées subites, réunies et accablantes, me jettaient dans une espèce de désespoir calme dont les suites pouvaient être funestes. Avancée sur le bord du créneau, Je me précipitais en idée dans l’abîme des eaux qui baignaient le pied de cette antique tour. Ce miroir tranquille me peignait une infortunée prête à se jetter dans l’espace des airs pour fuir une terre de douleurs ; elle ne tenait plus que par un point au donjon, sa robe flottait dans le vuide ;… elle s’élançait… Malheureuse ! Un suicide ! que dis-je ! Se tue-t-on jamais soi-même ? La douleur extrême qui nous poignarde, est-elle nous ?… La force supérieure qui nous précipite, n’est-elle pas un bras divin qui nous attire à lui ?… Notre volonté n’est-elle pas son ordre ? et celui qui ordonne peut-il reprocher l’obéissance ?

Je tombais ainsi dans l’abîme, sans projet, sans dessein prémédité, par la seule impulsion de mes chagrins, et j’eusse passé au sommeil du néant, sans l’avoir prévu, quand un bras me saisit, m’arrête ; je reconnais à peine Ernest qui profère ce seul mot : mon amie ! Titre si doux quand on est heureuse, et si cruel quand on le croit l’effet de la pitié ! « Votre amie, m’écriai-je égarée, vous n’en devez avoir qu’une ; qu’elle soit heureuse, et moi… » A ces mots, je fis encore involontairement un mouvement vers le gouffre.

Ernest s’efforça de me calmer ; ma douleur était néanmoins tranquille ; Mes larmes coulaient avec abondance sans que ma voix en fut altérée et mon être semblait se décomposer sans effort par l’absence irréparable d’une moitié de moi-même. J’essayai cependant de vaincre ma douleur, et je pris la fermeté nécessaire pour rompre, par un récit fidèle, la chaîne d’intérêt qui pouvait me lier à Ernest. « Ce récit que je ferais, étant heureuse pour conserver votre estime, je le ferai pour fortifier votre indifférence, » lui dis-je avec bonne-foi. Nous nous assîmes, et je lui exposai naïvement la suite d’événemens bizarres dont j’avais été le jouet. J’eus la satisfaction d’entendre, lorsque j’en fus à son départ des Eaux de Tornisk, l’expression de ses regrets qu’on m’avait dissimulés ; mais rien ne peut égaler sa fureur, lorsqu’il entendit le récit des atrocités du Baron d’Olnitz ; ma captivité chez l’infâme Talbot le fit frissonner, verser des pleurs tour-à-tour, et le résultat de mon histoire fut, de sa part, un accent pénétré, un intérêt touchant, loin de l’effroi et de l’aversion que j’en attendais.

Nous étions plongés tous deux dans un silence profond, fruit de son étonnement et de ma confusion. Ernest tenait une de mes mains sur laquelle il laissait tomber quelques larmes ; quand tout-à-coup il la retire avec effroi, en s’écriant : « j’apperçois Julie ! elle revient de la chasse. Notre amitié même doit être prudente, me dit-il ; l’hymen en éclairant Julie sur ses droits, l’a rendue terrible. Cet enfant de la nature serait énergique dans sa jalousie, comme dans son affection. Prévenons ses soupçons, il en coûtera peu à l’innocence. » Comme il achevait ces mots, j’apperçus Julie assise au clair de la lune, sur le bord du canal, ou fossé du château, son visage caché dans ses mains et dans une attitude douloureuse. L’ombre prolongée de la tour se dessinait sur les eaux jusqu’à ses pieds, celle de son époux et la mienne se retraçaient sous ses yeux même… Je prêtais l’oreille, troublée, car il me sembla que Julie parlait à nos ombres avec action. « Encore ensemble, toujours ensemble, disait-elle avec un accent égaré et sensible ; cette femme m’en impose… cruelle étrangère !… quel mal tu me fais !… » ajoutait-elle, en enfonçant sa lance de chasse dans mon image tracée sur les eaux… « Sens-tu le poignard qui me déchire !… et je ne suis pas une vaine ombre !… » Ces mots faiblement entendus me saisirent ; cet amour véhément et naïf, soutenu par des droits sacrés, m’interdit, m’ôta même toute lueur de sensibilité pour Ernest. Confondue, attendrie, je descendis du donjon sans proférer un mot, et sans m’appercevoir que j’étais suivie par mon ami.

Julie ne parut point le soir dans le sallon, ni au souper ; elle resta dans son appartement, où nous l’entendîmes chanter avec plus de feu encore cette Romance Tyrolienne qu’elle répétait souvent dans sa solitude.


ROMANCE.

La Jalousie.



Enfant des bois et des montagnes
Je suis sans art :
Ce cri d’amour, ô mes compagnes !
De mon cœur part ;
Epargnez une infortunée
Aux transports jaloux condamnée.
La constance est le vrai bonheur ;
Souvent votre amitié l’égale…
Mais si j’avais une rivale,
Ah ! je lui percerais le cœur !


Si mon ami sur la verdure
Est près de nous
Dans nos plaisirs, dans la nature
Tout est si doux !
Ne cherchez point à le distraire,
Un seul regard me désespère :
Sa constance est tout mon bonheur,
Souvent votre amitié l’égale…
Mais si j’avais une rivale,
Ah ! je lui percerais le cœur !

Est-il vrai qu’on change à la ville
Sans s’allarmer ?
Ce n’est qu’en ce sauvage asyle
Qu’on peut aimer !
Cachons-y l’objet que j’adore,
Hélas ! on l’y voit trop encore !
Jalouse d’un rien, d’une fleur,
D’un mot, du souffle qu’il exhale ;
Par-tout je crains une rivale,
Et je lui percerais le cœur.


Ernest fut extrêmement troublé du sens de ces paroles et de l’expression qu’elle y mit ; mais il dissimula pour m’éviter des chagrins, la soirée fut triste, sombre, et chacun se retira de bonne heure. Je rêvai long-tems aux scènes que j’avais éprouvées dans cette journée, à tant d’impressions, d’abandon et de contrainte, de joye et de douleur. Je m’endormis enfin profondément, et crus dans mon songe être frappée d’un trait de lumière, mes yeux vacillaient, je croyais entendre la voix d’un ange. Cette illusion cesse enfin, j’ouvre les paupières et j’apperçois… Julie, une lampe à la main, vêtue de blanc, les cheveux épars, les yeux égarés et me regardant avec attention. « Je vous observe depuis long-tems, Madame, me dit-elle, vous avez la beauté, l’esprit, je n’ai que de l’amour et des larmes depuis que vous êtes ici… Oh oui ! elle est trop dangéreuse pour lui, » se dit-elle a elle-même, « Ernest vous à parlé, c’en est assez ; je vous déteste ! je vous abhore ! il faut partir à l’instant… » Etonnée, confondue, je me soulève avec peine et dans un désordre involontaire… « Qu’elle est belle, s’écria-t-elle avec plus de force, en m’arrachant le voile dont je m’entourais, « que je la hais !… oh ! partez, partez ;… qu’il ne vous voie plus !… et moi aussi je fus belle !… Ce teint flétri, ces blessures qui me déparent, ce fut pour lui, pour lui servir d’égide !… Mes sacrifices seraient-ils un crime ?… et l’amour extrême, n’est-il donc pas une beauté ? »

A ces mots elle éclate en pleurs, laisse tomber sa lampe, et nous nous trouvons dans une obscurité profonde : moi, consternée, tremblante près de cet enfant naïf et terrible dans sa jalousie ; Julie assise sur mon fauteuil, me tenant fortement les mains, et dans un état convulsif qui me faisait frémir. J’essaye enfin de me dégager, et m’habillant, de calmer son esprit par le langage de l’amitié, de la confiance, j’y réussissais peut-être, elle paraissait s’adoucir, quand tout-à-coup elle se lève avec feu en s’écriant : « Elle m’attendrirait moi-même ! moi qui la hais à la fureur, et si Ernest l’écoutait… oh ! partez à l’instant, qu’il ne vous voie plus, ne vous entende plus ; j’ai fait préparer votre voiture, descendons sans bruit… Aussi-tôt elle m’entraîne à demi-vêtue, et avec une force surprenante. Nous descendons dans les cours ; je vois une Toiture préparée ; un silence profond régnait parmi les gens, aucune clarté ne me faisait reconnaître ceux qui m’entouraient. Je ne pus me défendre d’un mouvement d’effroi. Tantôt j’imaginais que, dans son accès de fureur, on m’entraînait au milieu de ces forêts pour m’y poignarder ; tantôt croyant m’égarer dans un songe si pénible, je doutais encore de ma situation.

Enfin je crus reconnaître mon valet qui me parlait à voix basse, ce son me rendit le courage. Je jettai un regard sur ce donjon funeste, sur la fenêtre d’Ernest qui sommeillait sans doute, quand deux êtres malheureux veillaient si cruellement pour lui. Je m’élançai dans la voiture et m’éloignai confondue, troublée et pénétrée malgré moi d’une tendre admiration pour mon infortunée rivale. « Elle a raison, me disais-je, c’est dans un désert qu’il faut garder l’objet qu’on aime : cette tendre inspiration de l’égoïsme amoureux, est le cri de la nature, et cet enfant naïf en est l’organe. A quoi sert d’ailleurs la constance du devoir ? Qu’à de flatteur pour l’objet aimé, un esprit fidèle, mais préoccupé ? Que produit la société, la vue de tant d’êtres qui peuvent flatter nos sens ? Oui, l’affluence des désirs est un tourbillon de pensées ravies à leur légitime possesseur. Amour ! amour ! Dieu des prodiges ! tu fais de la solitude, l’Univers, l’Elisée des amans ; et de leur égoïsme même, ce fléau des mortels, un titre pour eux au bonheur et à l’estime. » Absorbée dans mes pensées, mes souvenirs et mes regrets, je m’éloignai bientôt sans m’être informée quelle direction prenait ma voiture.

Un faible crépuscule soulevait le voile des ténèbres, le chant de quelques oiseaux assoupis, annonçait l’aube d’un nouveau jour de chagrins pour moi, et la nature couverte des pleurs de la rosée, semblait partager ceux de ma douleur. Je m’arrêtai au milieu des bois, je questionnai mon guide, nous étions sur le chemin de Brixen, je pouvais de-là gagner le Haut-Tyrol, le Trentin et l’Italie. Cette position me décida. « J’irai oublier dans l’asyle des arts, me disais-je, tant de chagrins, de contrariétés funestes. La musique, ce nectar de l’ame, ce consolateur magique de tous ses maux, charmera ma peine, et dans le sein d’une douce médiocrité, riche de quelques souvenirs, de mon espérance, je coulerai des jours tranquilles. » Mais bientôt l’idée de mon fils perdu, venait m’assaillir avec un saisissement cruel, cette pensée empoisonnait mon air, tout s’écrivait en noir dans l’avenir, et je retombais dans le plus profond accablement.

Je supprime le détail d’une route assez pénible jusqu’à Trente. L’uniformité de mes plaintes, de mes chagrins, ne pourrait intéresser long-tems. Je jettai un regard sur cette ville, siège d’un concile fameux. Mon imagination se porta naturellement sur les erreurs et les crimes des fanatiques ; cause funeste d’une grande partie des maux des mortels. Je vis d’un coup-d’œil les foudres papales, les schismes, les guerres civiles, vomis d’un séjour obscur sur une terre heureuse : tous ces hochets superstitieux versant sur les générations futures, les poisons, la discorde, tous les fléaux réunis, et je m’éloignai avec dédain de ces contrées.

Je vis Mantoue, ses palais, ses tableaux assez nombreux ; je souris aux danses naïves des bergers, m’attendris au tombeau de Virgile, et partis pour Bologne. J’y parcourais les chef-d’œuvres de peinture des Carrache, lorsque m’arrêtant à un tableau de visitation très-frais, je fus frappée de la figure de l’Enfant-Dieu ; sa ressemblance avec Edvinski était telle, que je poussai un cri et fondis en larmes. Les spectateurs me prirent pour une insensée ; mais toute à ma curiosité, à ma douleur, je parcourais d’un regard maternel cet être divin ; je ne pouvais m’arracher de cette vue si chère et si cruelle !

Le tableau quoique de la plus grande beauté paraissait moderne ; je me hâtai de m’informer près du gardien, du nom du Peintre. Cet homme qui pensait qu’une simple curiosité d’artiste me conduisait dans mes questions, mit une docte lenteur à parcourir les noms des écoles, pour en venir à celle d’où sortait l’auteur du sujet. Il m’apprit enfin, qu’il se nommait Paolo Guardia. Je demandai son adresse avec feu. « Il est impossible, me disais-je, en fixant l’Enfant-Dieu, oui, il est impossible que ce ne soit pas mon fils. » Elle est folle, e stulta ! dit froidement le gardien. Oui, j’irai, repris-je, je le découvrirai fut-il aux Enfers, et je l’arracherai à ses ravisseurs… « Le Christ, en Enfer, Al infernò ! » s’écria le gardien en m’observant. Je vis l’instant où mes propos décousus, mes élans de joye allaient faire imaginer que je me donnais pour la mère du Christ. Je sortis et volai chez Paolo Guardia.

J’eus beaucoup de peine à découvrir sa maison dans une rue retirée, sur les bords du Réno. Je fus introduite au rez-de-chaussée par une vielle femme, aux cheveux blancs, à la figure caractérisée, et qui m’observa avec attention de la tête aux pieds ; elle me fit passer dans une salle basse, remplie de bustes antiques et garnie d’une estrade, ou vaste marche-pied pour les modèles. A peine y eus-je été assise un quart-d’heure en attendant le Peintre, que plusieurs élèves, arrivent étourdiment, et s’écriant : « qu’elle est belle, » se mettent en devoir de me deshabiller. Je vis aussi-tôt la méprise, je reconnus que c’était l’heure du modèle, et me défendant avec énergie, avec ce ton de la vertu qui en impose, je fis tomber à mes pieds cet essaim de jeunes artistes, qui s’étaient joués d’abord de ma décence.

Le respect et la déférence succédèrent à cette boutade, et je fus conduite avec tous les égards qui m’étaient dus dans le cabinet de Paolo Guardia. Il me reçut dans une douce obscurité, m’observa par dégrés, puis ouvrant la jalousie, aussi-tôt que la porte fut refermée et que je me fus assise, il jetta un cri de surprise, tira vivement un portrait de sa poche et dit froidement, à présent je l’ai trouvée adesso l’ho trovata ! Je ne compris rien d’abord à cette exclamation ; mais le sens m’en fut bientôt connu, lorsque je vis son cabinet, rempli de sujets, tous représentant mon fils sous diverses formes. Saisie, je supposai à cette vue, que le Peintre était un agent de celui qui m’avait ravi Edvinski, et que c’était-là un des moyens de me retrouver ; on savait que je peignais. J’imaginai qu’en peuplant ainsi les principales villes de ces tableaux ; on avait pensé que je serais frappée tôt-ou-tard de cette ressemblance dans mes recherches comme amateur, et que je volerais vers l’artiste, qui seul pourrait ainsi me découvrir. Je ne tardai pas à m’appercevoir que mes conjectures étaient justes, car je vis sur le chevalet le portrait du Baron d’Olnitz, représenté en Saturne et dévorant un enfant sous les traits d’Edvinski. Je frissonnai de tout mon corps, et connus alors le véritable ravisseur.

Cette vue me consterna, me donna toute la chaleur d’une mère alarmée. « Où est mon fils, m’écriai je avec transport ! — Votre fils, Madame, n’est plus en mon pouvoir, reprit le Peintre. » Ce mot me terrassa ; je n’y crus point cependant, j’insistai, je poussai des cris lamentables, tout fut inutile. Cet homme abominable, insensible aux accens maternels, cet artiste indigne de ce nom, m’éconduisit avec ironie et dureté ! Aucune force humaine n’eût pu m’arracher de chez lui, si je n’avais eu l’idée d’aller sur-le-champ me jetter aux pieds des juges de Bologne.

Je m’adressai à un homme probe, éclairé, bon père, humain, délicat, et je trouvai d’avance en lui des espérances fondées pour obtenir un dépôt si cher. Il me dicta toutes les démarches que j’avais à faire. D’après les lenteurs qu’apportait Paolo Guardia, je ne doutai point qu’il n’eût écrit à son infame protecteur. C’était un motif pour moi d’accélérer mes poursuites. Le Peintre ne pouvait plus nier qu’il eût chez lui un enfant pour modèle ; mais certain que j’avais laissé mes papiers en Pologne, que je n’avais aucune preuve matérielle, il se bornait à nier que ce fut mon fils.

Enfin il fut obligé après mille détours de consentir à une confrontation. Alors je repris mon courage, et me crus sûre du gain de mon procès. On sent si je pus fermer l’œil jusqu’au jour d’un jugement si intéressant pour moi. L’audience était nombreuse, une cause si célèbre, une décision aussi délicate avaient attiré tout Bologne à cette scène. Après plusieurs discours stériles, on annonça qu’on allait introduire l’enfant. Comme mon cœur battit avec violence ! comme je m’élançai au devant de cet être si cher !… Grand Dieu ! quel est mon étonnement ! son sourire ingénu semble m’appeller sa mère, et sa bouche prononce ces mots terribles : je ne vous connais pas, Madame.

Je l’avoue, voilà le coup le plus affreux que j’ai senti en ma vie. Cent poignards croisés et agités au fond de mon cœur eussent été moins sensibles. « Tu ne me connais pas, Edvinski ! m’écriai-je désespérée. Ils auront troublé sa raison… Tu ne connais pas ta mère infortunée ? » Et je le serrais, je le brûlais de mon sein maternel, en l’arrosant de mes larmes… Mais il est impossible de décrire ce que je souffris, lorsque après cet essai funeste, on voulut éloigner subitement l’enfant de moi, sans explication ultérieure. Le Ciel m’inspira tout-à-coup ; je fis un cri d’énergie et de douleur qui ébranla les voûtes et les cœurs endurcis. « Qu’on éloigne le Peintre m’écriai-je ! ils auront effrayé mon fils ; je connais son amour, ce motif seul peut l’avoir retenu. »

On souscrit à ma demande ; on fait sortir Paolo Guardia. Le Peintre lance un regard terrible et menaçant à Edvinski : l’enfant l’observait du coin de l’œil, marchant au milieu des Sbires. A peine Paolo a-t-il passé le seuil qu’il s’élance dans mes bras en s’écriant ! « O ma mère ! il m’avait menacé de t’assassiner, si je parlais ! qu’on le garde bien ! » et soudain il détaille toutes les précautions dont on avait enveloppé sa mystérieuse solitude et son enlèvement. Semblable à l’enfant divin au milieu des docteurs, cet être intéressant expose naïvement les faits dont il a été témoin. Les pleurs coulèrent de tous les yeux, à son récit : enfin il demanda à en confier une partie importante, qui concernait Paolo Guardia, au premier juge, et nous passâmes dans son cabinet au milieu des acclamations et des bénédictions universelles du public attendri.

« Quand j’eus resté un jour dans ta chambre à Bude, me dit mon fils, sans te voir revenir ; je tombai dans le désespoir, je poussai des cris lamentables ; mais personne n’entendit le pauvre Edvinski. La maison était déserte, la porte fermée et j’étais placé dans la troisième pièce avec une seule fenêtre haute, à laquelle je ne pouvais atteindre. Cette fenêtre donnait sur une petite cour où il ne passait personne. Tout se réunissait pour m’accabler et me laisser périr de douleur et de faim. Le troisième jour je n’avais rien mangé ; une faible espérance de te revoir, me soutenait encore : je jettai les yeux autour de moi pour trouver quelques alimens. Pas le moindre vestige ne s’offrait ; pas même un fragment de pain ou de riz. Je tombai d’inanition étendu par terre, sans force et prêt à perdre connaissance.

» Je crus, dans cet état, entendre faiblement qu’on frappait bien loin à la première porte. Je voulus faire un effort pour me relever et aller ouvrir, je retombai plus faible qu’auparavant. On frappe de nouveau, même essai inutile ; je retombai presque expirant. Oh ! combien je souffrais de sentir que j’allais mourir, quand mon esprit te peignait frappant à la porte, sans pouvoir aller jusqu’à toi ; car pour mon plus grand malheur, je croyais que c’était ma mère. Je passai encore la moitié de ce jour entre la vie et la mort, quand le dernier effort de la nature m’anime, me donne une espèce de rage. Assis par terre, je saisis la table, y attache mes dents avec frénésie, je la tire à moi, et fais tomber une grande lampe pleine d’huile. Aussi-tôt mes lèvres se collent avec avidité sur cette table pour saisir le liquide ; je l’aspire avec force ; il est pour moi le mets le plus cher. Je m’inonde alors d’un breuvage qui pour un instant de vie, me plonge bientôt dans une langueur et un vomissement, dernier effort de mon estomach anéanti : je mourrais… j’étais mort ; car j’ignore ce qui s’est passé jusqu’au moment où je me suis retrouvé sur ton lit, entouré des gens de la maison. On m’a rétabli par dégrés, avec des cordiaux. Mon esprit était encore égaré ; mais ma faiblesse ne m’a pas empêché de reconnaître bientôt plusieurs des personnes qui me soignaient et sur-tout mon Maître d’écriture de Ust, digne frère de Paolo Guardia, et agent du Baron. Cette vue a failli me replonger dans mon premier état. J’ai senti qu’on avait suivi nos pas depuis Bude, et que nos malheurs allaient recommencer. Mon Maître est sorti quelques instans et s’est tenu dans la pièce précédente, jusqu’à ce que j’eusse repris la parole. J’ai remarqué alors qu’il parlait au propriétaire de la maison d’un air d’autorité, qu’il payait sans compter, et que tout le monde est sorti par son ordre. Il est resté plusieurs heures avec moi, en essayant de me faire prendre quelque nourriture ; il n’y a réussi qu’en m’assurant que j’allais te rejoindre. Cette idée seule m’a rendu à la vie.

» Quand il m’a vu parfaitement rétabli, il m’a annoncé qu’il allait me conduire à ma mère. J’ai voulu le questionner sur ton absence, il a ajouté que tu étais malade, et qu’il n’y avait pas de tems à perdre. Le cruel homme me frappait ainsi par l’endroit le plus sensible et je me suis élancé moi-même dans la voiture qui est partie comme un trait. J’espèrais qu’elle s’arrêterait dans quelque rue voisine, quel a été mon étonnement de me trouver en rase campagne ! J’ai voulu pousser des cris, mon conducteur m’a dit avec calme, que nous serions bientôt arrivés à la maison de plaisance où tu étais. L’imposteur ! la voiture n’a fait qu’une traite jusqu’à Clagenfurth. Là, nous avons changé de chevaux hors la ville, et pendant tout ce tems mon Maître d’écriture a tenu son mouchoir sur ma bouche. Quelqu’un a ouvert la portière, en entendant un cri sourd. « Ce n’est rien, cet enfant a une légère hémoragie, » a répondu le maître en m’étouffant de son mouchoir, et la voiture est repartie de nouveau. Mêmes soins, même course précipitée jusqu’à Bologne, où je suis descendu et où j’ai été conduit mystérieusement chez le Peintre, frère de mon Maître d’écriture. J’ai été reçu avec des précautions extrêmes, des soins physiques extraordinaire ; mais ma mère !… mais l’esclavage !… J’ai remarqué que mon guide a donné une lettre à son frère en descendant, et que dès le lendemain, on a commencé à me peindre et à me mettre au régime. J’ai eu le bonheur de soustraire cette lettre, puisse-t-elle vous éclairer ! »

Nous lûmes avec avidité ces mots du Baron d’Olnitz ; car je reconnus son écriture :

« Je vous envoye cet enfant dont nous avons parlé et que j’avais perdu de vue. Mes émissaires ont enfin découvert l’asyle de sa mère qui m’est si précieuse ! Mais elle était absente depuis deux jours, et on ne sait ce qu’elle est devenue. Ce contre-tems me jette dans les plus mortelles inquiétudes. Une telle perte serait irréparable pour les arts. Le plus beau modèle, le sang le plus pur, les effets déjà certains de l’haleine condensée et du régime exaltant, tout contribuait à assurer le succès des plus belles expériences qui se soient jamais faites. L’amour et les arts me font attacher ma destinée à retrouver cette femme unique. Entre mille expédiens que j’ai mis en usage pour connaître sa retraite, soit en annonçant dans les papiers un héritage à recouvrer ou des indices sur l’asyle de son enfant ; en voici un dont je vous charge et dont je pairai amplement l’exécution. Choisissez un grand nombre de sujets d’histoire peu composés, où vous ferez figurer Le portrait d’Edvinski, sous les formes d’un amour, d’un silphe, d’un ange… car ses traits divins seuls bien rendus, peuvent faire la réputation d’un Peintre. Cette figure disséminée ainsi par moi, dans un grand nombre de villes, doit frapper non-seulement les connaisseurs ; mais tous les yeux, et sur-tout une mère. Je suis sûr qu’elle volera aux pieds de l’artiste dès qu’elle en connaîtra le nom. C’est à vous alors à m’expédier un courier rapidement, pour que je m’assure à jamais la possession d’une femme, si rare sous tous les rapports. »

» Commencez à l’instant vos tableaux. Dessinez la composition, chargez-vous de la figure de l’enfant et laissez les accessoires à d’autres artistes pour accélérer l’ouvrage. »


« On me conduisit au chevalet dès la pointe du jour. On me comblait de soins, d’attentions. Jamais coucher plus voluptueux, d’appartement plus orné n’avaient frappé mes regards. Tout respirait chez Paolo le luxe et la molesse ; mais mes yeux remplis de larmes quand je prononçais ton nom, ma pâleur, impatientaient Paolo. Il m’abusa long-tems en m’assurant que ces portraits étaient pour toi, qu’éloignée forcément par des affaires majeures, tu avais besoin de consolation. Cette seule pensée me faisait céder sans effort, et je fus le premier à me prêter à l’avancement de ces ouvrages. Il en expédia en peu de tems plusieurs pour l’Allemagne, l’Italie et l’Angleterre ; mais je remarquai qu’il n’en fit passer aucun en Pologne ; ce qui me confirma dans l’opinion de sa sincérité ; car je pensais bien que tu ne pouvais être dans ta patrie.

» Je m’apperçus bientôt qu’on me mettait à un régime extraordinaire ; on me baignait chaque matin, on retranchait de ma nourriture imperceptiblement. Paolo me comblait de caresses ; mais quelle différence avec celles de ma mère ! je frissonnais dès que cet homme s’approchait de moi. Dans ses élans d’enthousiasme, en contemplant ses tableaux, il me saisissait, me posait avec violence, puis me jettait de côté et souvent à me briser la tête. Il reprenait ensuite ses crayons et revenait à moi avec un sourire caressant et des manières affables. Je ne concevais rien à ces traitemens si opposés. Je remarquai seulement un jour, qu’un des Pages du Cardinal-Legat apporta un billet à Paolo, et que par suite on redoubla de soins, et qu’on accéléra le régime. Le Peintre était dans son délire, il serra le billet dans son sein, comme il faisait avec soin de tous les autres ; mais dans son désordre, en arrachant sa cravatte dans un accès de génie il fit tomber le billet qui glissa derrière le chevalet. J’eus soin de le ramasser… Voyez ce qu’il peut vous apprendre, car (nous dit-il en rougissant,) j’ai la honte, attendu mes malheurs et ton absence, de ne savoir pas lire. »


Le Juge ouvrit le billet du Cardinal, et y lut ces horreurs :


« Je suis content de vos derniers services. Vous toucherez, mon cher Paolo, deux cents sequins chez le Banquier Crusca. J’ai appris que vous aviez pour modèle, un jeune enfant Polonais, d’une beauté extraordinaire, orphelin et sans ressources : mon intention est de l’attacher à la musique du petit Conservatoire pour les premiers dessus. Il a neuf ans, le tems presse pour le faire opérer. Je vous enverrai le célèbre Taillandino pour cette cure délicate. Ayez soin de suivre le régime qu’il vous indiquera ; je serais désolé d’après le tableau qu’on m’a fait de ce petit angelino, qu’il succombât dans l’opération. Apportez-y les mêmes soins que je donne à la régénération du Conservatoire. Avant peu on n’y verra que des figures aussi célestes que les voix qu’elles exhalent. Laissons déclamer la médisance. L’image du Très-Haut ne doit être entourrée que d’êtres assortis en beauté et en talent ; et c’est un acte méritoire que ne rien épargner pour y parvenir. »


Nous fûmes consternés de cette affreuse lettre. Je n’osai plus questionner mon malheureux enfant. Mais il reprit son récit d’après les instances du Juge.


« Je remarquais, reprit Edvinski, un certain embarras chez Paolo, quand son frère entrait. Je vois bien à présent que la cause naissait du double emploi qu’on me destinait ; car le Page du Cardinal et le frère du Peintre m’observaient également quand ils venaient au logis. Au bout de huit jours, moi présent, on annonça à Paolo et à voix basse, le Frère Taillandino. Je tressaillis involontairement à ce nom inconnu ; Paolo sortit et ramena bientôt un grand Frère de la Charité, sec, vêtu de noir, au teint verdâtre, ayant des bras et sur-tout des doigts décharnés d’une longueur extraordinaire.

» Cet homme portait sons son bras, une petite boîte, couverte en maroquin rouge. Il posa ses lunettes après quelques instans de conversation dans un coin du cabinet avec Paolo : puis se retournant vers moi, il dit : est-ce lui ! Et quand je le croyais bien loin, il m’atteignit de son immense bras sans bouger de sa place, fit tourner ma tête en plusieurs sens avec sa main énorme, et dit froidement : « il est beau, dans trois jours on fera l’operazione. Voyons maintenant. » On me conduit alors dans l’arrière-cabinet, qui est à double porte, on les ferme à triple tour, le grand Frère noir met ses lunettes, retrousse ses manches jusqu’au coude, que je pris pour son épaule ; puis tout-à-coup il m’enlève comme une plume, m’étend sur une table rembourée, et me couvrant la poitrine entière comme d’un filet, par une seule main…; je n’ose te dire ce qu’il entreprit, ajouta le pauvre Edvinski… Je demandai pardon à grands cris, j’étais dans un état horrible, pleurant et gémissant. La, la, taisez-vous, taisez-vous, vous aurez une belle voix, avrete una bella voce, disait machinalement le Frère noir en achevant de me dépouiller, et continuant tranquillement ses observations : après quelques minutes de supplice, pendant lesquelles il agita d’horribles ferremens, il dit : cela sera facile ; répêta en me caressant, ces mots : laissez-vous petit, avrete una bella voce ; referma sa boîte et sortit, après avoir laissé une ordonnance relative au régime préparatoire.

» Je tremblais pour le jour indiqué. Le frère de Paolo vint le même soir. Cet homme, malgré la violence dont il avait usé envers moi, avait des manières douces, caressantes, et je le voyais avec moins d’horreur. Dans l’abandon affreux où j’étais, et frémissant de mon sort je pris le parti de lui confier mes craintes et le traitement que j’éprouvais. Il en parut fort étonné et s’écria à part traditore ! Bientôt son frère entra, il passa avec lui dans le cabinet, et j’entendis une partie de leur conversation qui fut fort animée, — « Ce n’est pas l’intention du Baron, disait mon Maître d’écriture, après les dépenses qu’il a faites pour cet enfant ; d’après l’attachement qu’il a conçu pour sa mère, il ne souffrira pas qu’on le lui enlève, et vous paierez cher cette violence. — Bon ! le Cardinal-Legat n’est-il pas tout-puissant, reprit Paolo ? Le Baron passe pour un illuminé, un sectaire anti-papiste, on a mille moyens pour s’en défaire. — Mais, reprenait mon Maître, s’il publie vos horreurs, vous soulèverez d’indignation toute l’Italie. — Paolo éclata de rire à ce propos et reprit : ne voit-on pas de ces opérations tous les jours ? Et que deviendraient nos Soprani, nos Conservatoires, les Concerts de la Basilique ? — Ainsi la musique passe avant les lois et l’humanité ? s’écria mon maître. — Comme les expériences de ton Patron, reprit Paolo. — Qu’un anatomiste habile, un métaphysicien profond fasse des essais, nullement dangéreux sur le corps humain ; qu’il se serve de filtres, d’haleine condensée, de quelques alimens échauffans, mais point destructeurs des organes ; qu’il tente des essais chimériques peut-être, mais nullement homicides, je ne vois rien là, lui répliqua mon maître, qui doive révolter tout homme qui pense, tout ami des arts ; mais que des chefs de l’Eglise qui le condamnent, qui le brûleraient, que des apôtres de l’humanité, sous le prétexte de la décence en violent les premières lois ; pour fuir un sexe, mutilent l’autre, pour adorer un Dieu dénaturent son ouvrage, et osent placer devant lui en holocaustes, des milliers de victimes, dont chaque son est une plainte qui perce la nue et va provoquer la foudre… C’est le comble de la corruption et des absurdités humaines. »

» Ils conversèrent encore quelque tems avec feu. J’entendis bientôt que Paolo faisait sonner des bourses de sequins sur la table. Mon Maître se leva vivement, en disant : « vous ne me séduirez pas ; c’est une horreur, et j’en rendrai compte au Baron. » Paolo lui lança un regard terrible et le menaça d’un stilet qu’il avait à côté de lui. Mon maître fit un geste d’épouvante, en s’écriant : « il en est bien capable ; mais on se tiendra sur ses gardes. Il sortit en ajoutant : je te délivrerai, quoiqu’il puisse faire. » Paolo ferma la porte sur lui avec violence, et envoya sur-le-champ son valet porter une lettre.

» Je ne connaissais pas encore toute l’horreur du sort qui m’attendait ; je ne tardai pas à en avoir une parfaite connaissance. O ma mère ! plût au Ciel que ce que j’ai appris fût resté dans l’oubli ; mais mon ame n’en est point flétrie et je suis encore digne de toi. Paolo avait une sœur très-belle, dont il était extrêmement jaloux. Elle passait pour très-dévote. Le Cardinal-Legat la protégeait particulièrement, et avait payé long-tems sa pension au Couvent de Santa-Maria où elle avait été Novice, et d’où elle était sortie récemment par des motifs inconnus, mais suspects. — Ignorée et cachée à tous les yeux, chez son frère, elle avait servi, dans ses tableaux, de modèle pour les Vénus, et nous étions le plus souvent groupés ensemble, dans les compositions qui avaient été commandées par le Baron. J’avais remarqué souvent que dans nos poses, cette sœur appellée Zéphirina, jettait sur moi des regards bien tendres ; elle me serrait sur son cœur avec passion et lorsque la séance finie, Paolo allait la renfermer ; car il la tenait toujours sous clef, elle me pressait la main d’une force extrême, sans oser me parler. Sa chambre était placée sous une soupente où je couchais, et où l’on m’enfermait aussi tous les soirs ; car jamais prison n’eût autant de clefs et de verroux qu’en avaient chacune de nos chambres. Une nuit que je dormais profondément, j’entendis un bruit léger sous mon lit ; je m’allarmai d’abord, je craignais quelque malheur pour mon amie ; je m’élançais sur le plancher quand une voix basse me dit : « Edvinski, c’est Zéphirina, n’ayez point de frayeur, » Et soudain je sentis sa main douce qui s’attachait à mon lit, et je la vis entrer par l’ouverture d’une planche ôtée. « Ne crains rien, dit-elle, le plafond au-dessous est recouvert d’une toile peinte en Ciel, je l’ai déclouée adroitement ; j’avais enlevé avec peine une planche, je viens de ratacher la toile du plafond, rien ne peut nous trahir. »

» A peine elle achevait ces mots qu’elle se glisse dans mon lit en me comblant de caresses. « Cher Edvinski, me dit-elle, tu n’as plus de mère, c’est à moi, fille de Dieu, à t’en servir, à veiller sur toi, et prévenir les malheurs qui te menacent. Promets-moi donc de faire exactement tout ce que le Ciel ordonnera ; mais sur-tout jure-moi de ne jamais en dire un seul mot, car Paolo nous ferait périr tous deux, et ne me pardonnerait pas même de t’aimer… comme une mère. » Je lui jurai un silence profond ; mais je jurais à ma mère ; c’est donc à toi, et non à elle qui m’a trompé, que ce serment m’attachait. « Eh bien, mon ami, reprit-elle, puisque tu en es digne à présent, le Ciel va t’apprendre, par moi, des choses qu’on ne révèle qu’aux êtres formés par leur âge et leur raison ; mais tu annonces tant de sagesse et de discrétion, qu’on peut devancer pour toi cette instruction importante ; écoute bien ta mère. Pour te pénétrer de ses soins, par une inspiration du Ciel, je vais l’imiter sous tous les points ; car une mère seule peut entreprendre ce que je hazarde et courir d’aussi grands dangers. » En disant ces mots, elle me serrait fortement contre elle. « D’abord, quoique l’obscurité te les dérobe, tu connais mes yeux, tu as vu leur regard tendre toujours fixé sur toi, pour veiller sur ton enfance ; donne-leur le baiser de la reconnaissance, le Ciel le permet. » Ses yeux étaient si beaux, elle paraissait si bonne ! je posai un baiser sur chacun de ses grands yeux noirs. — « Ma bouche qui te dit si souvent que je t’aime, qui lorsqu’elle se ferme par raison, répète encore ce mot qu’on n’entend plus ; cette bouche qui profère si souvent le nom d’Edvinski, donne-lui un baiser… tu sentiras que le Ciel récompense un bon fils, tu éprouveras un plaisir céleste. » Elle approcha sa bouche… O ma mère ! quel feu j’éprouvais ! Je crois qu’une de ses lèvres passa entre les miennes ; jamais tu ne m’avais embrassé ainsi… j’en fus troublé, et ne pus parler de quelques momens.

» Elle continua : « ce sein qui t’a nourri, et que tu avais desséché, a repris sa forme. Le Ciel a béni mes soins, mon fils prospère… Presse encore de tes lèvres reconnaissantes, les fruits du jardin où tu as puisé la vie. » Elle m’attira alors sur son sein, puis s’arrêta tout-à-coup avec émotion en me disant : « es-tu bien pénétré de l’idée que je remplace ta mère ? car à elle seule appartient de t’apprendre le secret que je t’ai promis, et qu’on ne peut plus différer de te confier par la position où tu te trouves. Réponds, Edvinski ! es-tu bien pénétré de cette idée ? Suis-je ta mère ? » S’écria-t-elle en me serrant de toutes ses forces. Entraîné, étourdi, je réponds : oui, mamam. — « Eh bien, mon fils, apprends que Paolo t’a vendu au Cardinal-Legat, pour le Conservatoire. Je t’expliquerai après toute l’étendue de ce mot. Apprends que tu es un homme, et qu’on veut t’arracher ce beau titre. C’est à ta mère éplorée à sauver son ouvrage. Connais par quels moyens tu serais réduit à cet état humiliant… » Hors de moi, le visage en feu, je ne pouvais respirer ; l’étonnement, un état inconnu jusque-là, tout me jettait dans un désordre délicieux, dont le souvenir seul me reste, sans me laisser celui des détails.

» Bientôt je frissonnai en voyant où aboutissaient ces horribles préparatifs du Frère noir. Un tremblement universel me saisit, et je suppliai tout en pleurs ma bonne Zéphirina de m’arracher à ce supplice.

» Eh bien, mon fils, dit-elle, puisque Dieu veut que je me sois trouvée à portée de m’opposer à ce sacrilège horrible, à cette profanation de son ouvrage, je vais te donner un moyen sûr de prévenir ce malheur, je remplirai ma mission céleste quoiqu’il m’en coûte, et aucune puissance humaine ne pourra te ravir ce qui établit la dignité de l’homme. Invoquons d’abord le secours du Très-Haut. » Elle parut se recueillir un instant en Joignant mes mains avec les siennes ; elle pressa ma bouche cent fois avec ses lèvres, comme en priant, puis s’écria : « je suis inspirée ; écoute-moi. Tu sais, mon ami, que tous les êtres sont formés dans le sein de Dieu. Il les conserve comme il les crée, en les faisant rentrer dans son sein ; ils deviennent alors immortels ; c’est-là sur-tout l’attente des cœurs vertueux. Eh bien, mon ami, une femme est le sein de Dieu, puisqu’elle vous met au monde. Une fois sorti d’elle, on est mortel, et sujet au dépérissement ; mais si par un dessein pieux, on rentre dans ce sein, qui est celui de Dieu, on y repuise une double vie, et on y gagne l’immortalité dont je te vois déjà anticiper les douceurs. Mon aimable Edvinski, si tu m’entends, si tu veux que Taillandino ne puisse rien sur toi, il faut te rendre invulnérable. Pénètre-toi de l’idée que tu vas doubler ton existence, te recréer dans le sein de Dieu, qui t’est présenté par moi. Viens, cher Edvinski… » Elle me serra alors fortement… Je ne puis te dire ce qui se passa ; je n’entendis plus, un bonheur céleste s’empara de mes sens. Jamais je n’avais été si heureux… et combien mon ivresse s’augmentait par l’idée que Taillandino ne pourrait rien sur moi !

» La dévote fut long-tems absorbée dans son projet céleste. Au bout de plusieurs minutes, elle sortit comme d’un songe en me disant : « tu as approché de l’immortalité. Vois combien son ivresse entière est un doux prix de la sagesse. Garde donc ce secret unique ; n’en parle jamais à une autre femme, ce serait un sacrilège. Il faudra employer ce moyen encore plusieurs fois, pour renouveller ton être, attendu ton extrême jeunesse, et pour prévenir plus sûrement les coups de Taillandino. Jusque-là l’essentiel est de l’empêcher d’agir. Il convient donc que tu feignes une maladie : il n’osera entreprendre une opération dans cet état. »

» Zéphirina avait pris sur moi un si fort ascendant, j’étais si persuadé qu’elle était l’organe de Dieu même pour me sauver d’un malheur, et l’ivresse que j’avais goûtée comme preuve d’immortalité, m’attachait tellement à elle, que je promis le plus inviolable silence. — « Demain, dit-elle, je viendrai à la même heure, te fortifier contre les entreprises de ces destructeurs de l’espèce humaine et des œuvres de Dieu. » Elle me serra dans ses bras, repassa sous mon lit, et descendit dans sa chambre.

» Je me sentis extrêmement abattu le lendemain ; j’étais fort pâle. Paolo attribua mon état au régime et s’en ouvrit à Taillandino, qui en m’observant fit un geste significatif et terrible. J’attendis avec impatience la nuit, pour confier à mon amie mes craintes, et m’armer davantage contre tous les ferremens du Frère noir.

» A minuit j’entendis le bruit de Zéphirina, qui passait sous mon lit. Elle vint se placer à côté de moi, m’apportant, dans un sucrier, seul vase qu’elle eut pu se procurer, un consommé que je trouvai excellent ; car j’avais été obligé de feindre toute la journée une indisposition, et j’avais fort peu mangé. Après ce repas, elle exagéra de nouveau ses craintes, sur les desseins très-prochain du Frère noir, et nous employâmes une grande partie de la nuit à prévenir les projets de Taillandino. Je me trouvai alors extrêmement fatigué ; je m’en plaignis à ma bonne sœur, qui me dit : « cela provient, mon ami, de ce que le reste de ton être est mortel. La chair est faible, a dit l’écriture. Je suis extrêmement souffrante aussi. La femme enfantera avec douleur, a dit le Très-Haut, et cette régénération, mon ami, que je hazarde pour toi, est un véritable enfantement ; mais tu m’es si cher ! et rien, ne coûte à une mère pour son fils. » Elle me serra alors sur son cœur ; et nous nous endormîmes.

» Nous passâmes ainsi plusieurs nuits dans ces précautions : nuits pendant lesquelles Zéphirina ne manquait jamais de m’apporter des alimens dont j’étais privé par la diette. Le quatrième jour, je sommeillais faiblement tandis que Zéphirina était plongée dans un profond repos ; j’entends tout-à-coup parler dans la chambre au-dessous de moi, je prête l’oreille avec attention ; le crépuscule commençait à paraître, et Zéphirina assoupie, n’avait point encore songé à descendre. Je n’osais la réveiller, de peur d’être découvert par le passage, et par la personne qui était dans son appartement. J’étais dans le plus grand effroi, quand j’entendis Paolo qui appellait doucement sa sœur, la croyant dans son lit. « Voilà Taillandino, lui disait-il, il va opérer Edvinski à l’instant ; car il craint son dépérissement ; et la cure aura lieu dans ta chambre qui est la plus retirée. Lève-toi sur-le-champ. » Il se fit un silence, pendant lequel, sans doute, il ouvrit les rideaux de sa sœur : il poussa alors un cri d’étonnement en ne voyant personne ; cri qui fit accourir Taillandino. Zéphirina ne se réveillait point. Paolo tempêtait avec des imprécations effrayantes. Je démêlai que Taillandino cherchait à le calmer, avec son sang-froid ordinaire et en l’enveloppant de ses grands bras. Il parla de mon dépérissement, de la beauté et de l’éloquence des yeux de Zéphirina, puis il s’écria : « où est l’enfant, il fanciullo ? » Paolo lui indiqua la sous-pente, séparée par la toile peinte en Ciel. Taillandino s’écria alors en riant et tâtant le plafond avec sa canne : c’est aujourd’hui l’Assomption, mon ami ; la Vierge monte au Ciel, c’est sûr, e sicuro. A ces mots Paolo poussa un cri de fureur, et en disant : serait-il possible, possibile ! il se mit à visiter la toile du plafond dans toute l’étendue de la chambre. Enfin, il trouva l’orifice pratiqué sous mon lit ; car la toile reclouée se détacha ; j’entendis plus distinctement leurs discours, et qu’ils montaient par la même voie que Zéphirina. Le jour paraissait. Je n’avais osé respirer, et n’eûs plus que la ressource de feindre de dormir. Quel tremblement me saisit, quand je les vis sortir tous deux de dessous mon lit ! Zéphirina était dans un désordre extrême ; mais que la chaleur semblait pourtant autoriser, Taillandino en appercevant notre état ouvrit une bouche d’étonnement si grande que j’en frissonnai. Paolo voulût rejetter le drap sur sa sœur, Taillandino s’y opposa, disant qu’il fallait, pendant que je dormais, reconnaître les détails de son opération, et tout en feignant de me considérer, il s’avançait sans cesse près de Zéphirina. Enfin il se pencha tellement que ses lunettes tombèrent sur le sein de la dévote qui se réveilla en sursaut et poussa un cri, prête à s’évanouir en appercevant son frère et les assistans. « Scelerata ! s’écria Paolo, en l’arrachant du lit par un bras, corrompre un enfant de cet âge ! N’est-ce pas le comble de la perversité ! » Zéphirina ne répondit rien ; des pleurs coulèrent de ses yeux ; elle m’embrassa en me disant : « malheureux enfant ! on me fait un crime d’un instant d’erreur ; ils ne se font pas un scrupule d’un assassinat. — Ne crains rien, mon amie, lui dis-je, je puis les brayer à présent, tu m’as fortifié, leurs fers s’émousseront sur moi ; je me suis recréé dans ton sein. » O corrutrice ! s’écria Paolo ! ô perversita ! et soudain il m’arracha du lit, et dit à Taillandino : « il n’y a pas un moment à perdre ; descendez-le dans la chambre, pendant que je vais renfermer ma sœur dans cet asyle qu’elle s’est choisi, d’où elle pourra entendre la scène, et avoir le tems de se repentir. » On me fait donc passer par l’ouverture ; Paolo la cloue fortement, rattache la toile, et laisse sa sœur dans ma chambre, livrée à son désespoir.

» J’attendais mon sort en tremblant. Bientôt je vis entrer le Frère noir, avec un autre Frère portant des ferremens dans un petit sac de cuir. On me donna mille douceurs, on me fit beaucoup de caresses ; mais celles de Taillandino avaient un air factice et d’habitude qui me consternait. Il me palpait de ses mains énormes ; il me présenta ensuite un bonbon que je refusai d’abord ; mais qu’il approcha fortement sur mes lèvres ; je tremblais, je n’osai refuser, je les ouvris, et tout-à-coup, dans ses longs doigts, ce bonbon se développa, et devint un baillon, que le Frère son digne acolyte, placé derrière-moi, sans que je m’en fusse apperçu attacha fortement sur mon col. Il me fut impossible alors de pousser un cri, et je ne pus que pleurer. Ils n’y firent aucune attention, me voyant hors d’état de me faire entendre, et m’ayant lié les mains et les pieds aux épaules, ils se mirent alors à leur aise, ôtèrent leurs habits noirs et gras et retroussèrent leurs manches ; après quoi l’on m’étendit sur une table. Paolo m’observait gravement avec une loupe, pendant que les deux Frères opérateurs préparaient leurs instrumens : à cet aspect je fis de vains efforts pour me débarrasser de mes liens ; mais l’instant fatal était arrivé. L’aide m’empêcha fortement de remuer. Taillandino huma une prise de tabac, puis approcha un ferrement brillant… j’en sentais déjà la pointe ; c’était fait de moi ! Tout-à-coup on frappe à coups redoublés à la porte du premier cabinet. Taillandino reste le bras suspendu… : les coups recommencent et l’on crie qu’un Huissier demande Paolo. Taillandino allait reprendre l’opération quand Paolo revient tout agité, avec un papier qu’il appellait sommation. Il fait passer les deux Frères par une porte dérobée, me délie vivement et me met en liberté. Je ne concevais rien à ce changement subit ; ma tête était troublée par la crainte. O bonheur ! l’Huissier annonce qu’il doit me conduire au Tribunal, pour me confronter avec ma mère. Je faillis m’évanouir de joye à ce mot, et je volais dans tes bras, quand les menaces horribles de Paolo me glacèrent de nouveau. J’espérais bien te détromper ; mais tes jours étaient en danger. Le Ciel, enfin a eu pitié de moi, il a voulu que j’aye trouvé des juges intègres, un appui dans mon malheur, et le seul bien que je désirais, ma tendre mère. »

Edvinski finit alors son récit, en me serrant dans ses bras et me baignant de nouveau de ses larmes de joye. Le Juge était attendri et furieux à-la-fois, de tant d’atrocités. Il proposa d’abord les plus violentes mesures contre le Peintre ; mais bientôt la réflexion lui montrant l’inutilité des poursuites dans un Etat où l’on autorisait ces exécrables mutilations, il ne put que gémir sur la perversité humaine, et m’engagea même, pour mon propre intérêt, et celui de mon fils, à renfermer toute mon indignation.

Nous rentrâmes dans la Salle d’audience. J’avais pris mon parti. Je possédais Edvinski, le reste de l’univers n’était rien pour moi, et la vengeance s’éteignait dans l’ivresse de mon cœur. On fit revenir Paolo Guardia. Sa contenance assurée prouva que bien qu’il fut instruit du succès de la confrontation, il bravait des poursuites ultérieures. Pendant que le Juge prononça son rapport, dans lequel il supprima tout ce dont nous étions convenus, le Peintre ne cessa de sourire de cette politique : il s’occupa nonchalament à croquer sous forme de caricature l’aréopage Bolonais et à en faire la risée de l’auditoire. Il s’entendit avec un sourire sardonique condamner à huit jours de prison, pour avoir recélé sans avis un enfant inconnu, puis il sortit insolemment et en achevant son croquis. S’il emporta les ris de l’auditoire, nous éprouvâmes en revanche l’intérêt le plus vif. On soupçonna les motifs politiques de ce silence ; car les Italiens, en général, ont une finesse de dissimulation inconnue ailleurs. Edvinski fut admiré sous tous les rapports ; et nous sortîmes comblés des propos flatteurs et des souhaits de bonheur que la vertu malheureuse, arrache en tous lieux et à toutes les classes.

Je sentais, après avoir échappé au premier péril, le danger de l’avis donné au Baron d’Olnitz. J’apportai donc tous mes soins à hâter mon départ, et le jour même je fis mes dispositions pour gagner la capitale du monde chrétien.

J’arrivai à Rome à la fin de juillet. Quelle émotion j’éprouvai, à la vue des vestiges de cette antique Reine de l’Univers ! quelle décadence ! quel tableau du néant de la gloire et des passions des hommes ! Je songeai aussi aux désastres de ma patrie, et c’est dans ces tristes réflexions que je descendis à un hôtel modeste, sur la place du Cirque. Je me fis présenter le sur-lendemain chez le Cardinal de Bernis protecteur-né des réfugiés de tout pays. A mon nom seul, il accourut, et son accueil, toujours si affable, prit une teinte de considération, qui augmenta celle de l’assemblée.

Je ne m’étendrai pas sur la description des glaciales conversazioni d’Italie. Quoique la maison du Cardinal soit tenue à la française, la société si ressent de cette abstraction, de cet isolement volontaire, suite de l’usage des sigisbés. Je n’ai jamais bien pu concevoir cette mode bizarre. Si cette association des femmes avec d’autres hommes que leurs maris est purement fraternelle, elle fait l’éloge de la pureté des Italiennes ; si elle est plus qu’amicale, c’est un aveu de la patience des époux, et le ridicule de jalousie dont on cherche à les couvrir, me paraît bien injuste. Mais en y réfléchissant j’ai cru remarquer que cette modification, cet usage étaient une espèce de traité avec la jalousie ; que puisque le mot : variété, était écrit dans le cœur féminin, il fallait réduire cette expression au moindre terme possible, à un seul amant par exemple, en un mot, être trompé de son choix et être jaloux par procureur ; ce dont les sigisbés s’acquittent très-bien.


Je ne fus pas long-tems établie dans mon nouveau domicile, sans connaître les usages amoureux de cette étrange ville. J’eus bientôt mes patiti, mes souffrans. Bien éloignée de passer à ma fenêtre les deux tiers de la journée, comme le font presque toutes les romaines, occupées, sans cesse à la petite guerre des œillades, des souris assassins, et des agaceries ; je ne laissai pas de voir bientôt courir dans la rue, au petit trot, sur la pointe du pied, mille merveilleux, copiant les modes françaises, et les variant de la manière la plus bizarre. Tous ces êtres plaisans se succédaient, sous plusieurs portes, véritables guérites des sentinelles d’amour. Là, placés sous les armes, tantôt la main au cœur, tantôt au front comme saisis d’un vertige ou d’une migraine anacréontique ; tantôt fléchissant le genou comme devant leur divinité, ou prêts à s’évanouir contre la borne ; il fallait avoir un cœur de bronze pour n’être pas attendrie.

Il est à remarquer que toutes ces impressions sont périodiques, et se renouvellent exactement à la même heure, chaque jour, de porte en porte et de belle en belle, par une même personne. De sorte qu’un patito, s’évanouit fort bien dix à douze fois dans une matinée, sans que cela ait des suites fâcheuses. La simple curiosité me porta à observer ces menées bizarres, les premiers jours. Je causai à ce qu’il me parut, deux maux de cœur, trois migraines et un évanouissement, à en juger par les gestes. J’étais choquée de n’avoir pas vu encore une pointe de stilet ; car on assure que c’est-là le coup de force ; et je riais intérieurement de ces singeries, lorsqu’en passant près du Panthéon, je reconnus un de mes patiti en fonction sous une porte. Il en était au cœur blessé et à la tête prise, quand tout-à-coup, il m’apperçoit : soudain, coup de théâtre ; il pense qu’il faut me consoler par un rizforuando, et le voilà qui perd connaissance. Sa belle, furieuse de la perfidie, ferme sa fenêtre avec fracas ; l’amant se débat dans le ruisseau, et je m’éloigne en riant aux éclats de la folie des hommes, et de celle des femmes qui peuvent les croire.

Ces singularités continuelles, ces cercles taciturnes et par duo, sans m’intéresser, m’avaient fait passer quelques jours, dans les distractions qui sont le plaisir des infortunés. Je sortais un soir de l’Opéra d’Alessandro, donnant le bras au bon vieux Chevalier de Morsall, échappé miraculeusement, avec ses compagnons de la grotte du Mont-Stolberg, et que j’avais retrouvé chez le Cardinal. Nous nous entretenions de nos revers passés, et par contraste avec ma situation présente, je me livrais à une espèce de sérénité et de joye, quand tout-à coup j’apperçois sous la lampe qui éclairait l’escalier principal, un grand homme sec, un spectre ne m’eût pas glacée davantage. Cet être aux yeux étincelans, à la face blême, me fixe, pose son index au front, comme pour m’indiquer un souvenir menaçant ; puis tout-à-coup, appuye sur son avant-bras, trois dents longues et effroyables… véritable tableau d’un tigre dévorant !… Je reconnais aussi-tôt le Baron d’Olnitz ; je crois sentir de nouveau sa morsure jusqu’à la moëlle de mes os, et je reste anéantie par le regard de ce basilic. Dès cet instant j’eus un pressentiment de mon sort, et je me disposai à prendre toutes les précautions possibles pour éviter cet homme épouvantable. Je vis qu’instruit par son agent ; il m’avait suivie depuis Bologne et croyait enfin ressaisir sa victime.

Je ne doutai point que dès-lors il ne se mit en campagne pour découvrir ma demeure, m’arracher peut-être à mon asyle et recommencer de nouveau ses expériences terribles. Je songeai néanmoins que hors de chez lui, il ne pouvait avoir la faculté de me tenir prisonnière ; mais je n’en étais pas plus rassurée sur les moyens qu’il pourrait prendre.

« Quelle fatalité me suit, disais-je au bon Morsall ? Mon fils, moi, tout ce qui m’entourre paraît voué à la bizarrerie des hommes, ou à leur perversité. Partie par précaution, je me suis jettée dans l’abîme ; j’ai fui l’assassinat, et j’ai rencontré plus que la mort ; un préjugé accéléra mes pas loin de mon pays, et je n’ai pas fait une seule démarche depuis, qui n’ait servi à arracher mon bandeau, et à me détacher des idoles absurdes que je m’étais créées. »

Morsall avait du caractère ; mais il sentait par fois mes puissantes raisons. Les nouvelles brillantes des succès de l’armée Russe le consternaient, lui montraient l’impossibilité du retour, il paraissait partager mes regrets, il devenait rêveur ; mais bientôt l’esprit de parti renaissait ; les larmes et le dépit se peignaient tour-à-tour dans ses traits respectables.

J’avais recueilli chez moi, ce bon vieillard. Mes ressources, quoiques médiocres, me permettaient encore cette marque de vénération à son égard. Je donnais par-là à ma retraite une sûreté décente, et je trouvais un appui dans mes craintes. Morsall m’accompagnait par-tout, et depuis la rencontre du terrible Baron, il ne me quittait point dans mes sorties devenues fort rares. Je ne pus cependant me dispenser de me rendre à un cercle chez le Cardinal ; cercle donné à l’occasion de l’arrivée de l’envoyé d’Espagne. J’y fus invitée expressément, et crus pouvoir sans danger après une aussi longue retraite, reparaître une fois dans un endroit public. Le Baron d’ailleurs ne s’offrait plus à mes yeux, et j’avais lieu d’espérer que me voyant sans cesse entourée, il renoncerait, si loin de l’exécrable prison où il enfermait ses victimes, à des persécutions inutiles.

La conversazione fut extrêmement brillante ; on se retira tard. Beaucoup de jeunes Français, aussi évaporés que dans leurs jours de prospérité, se plurent à franciser sur la fin ce cercle grave, et à désespérer les maris et leurs seconds, Messieurs les Sigisbés. Ce ton de suffisance qui déplut d’abord, finit cependant par jetter de la gaieté sur cette assemblée monotone ; et l’on se retirait d’une manière assez bruyante. Arrivés sous le grand vestibule, nous entrons dans nos chaises à porteurs ; ame vingtaine de femmes se trouvaient ainsi réunies. Nos porteurs ne partaient point, nous nous impatientions, lorsque des éclats de rire nous expliquèrent bientôt pourquoi nous restions en place. Nos écervelés s’étaient amusés à faire emporter toutes les barres des chaises pendant que les porteurs sommeillaient, et le cercle se trouvait ainsi transporté dans le vestibule, chacun dans son échoppe, réduit à y passer la nuit. Après avoir ri et tempêté, il fallut bien prendre le parti, du moins pour mon compte, d’aller à pied. J’étais peu éloignée, et je me décidai à cette course, bien loin de penser à mon imprudence.

Je tournais l’angle du Colisée, donnant le bras à Morsall qui marchait assez Lentement. Les réverbères jettaient une faible lueur ; l’aube du jour semblait déjà lutter avec cette clarté factice et vacillante. Un vent frais donnait sur cette place immense et balançant ces lumières pâles et prêtes à défaillir, semblait promener à mes yeux des torches funèbres. Une tristesse involontaire s’emparait de moi, je me livrais à mes pressentimens… Grand Dieu ! ils ne m’ont jamais trompée ! au tournant de la rue d’Alba, quatre hommes en manteau s’élancent, l’un d’eux jette le sien, comme un vaste éteignoir sur notre fallot, et y engloutit le porteur avec la lumière. Les trois autres s’attaquent à Morsall et à moi, nous ferment la bouche, les yeux, et nous transportent par des chemins invisibles pour nous. A peine pûs-je démêler qu’un inconnu prenait notre défense. Il épuisa ses efforts et ses armes contre les ravisseurs, rien ne put nous en délivrer. « Reconnaissez Durand, me criait l’inconnu, en les chargeant avec vigueur, puisse-t-il vous sauver une seconde fois ! » Le trouble où j’étais ne me permit pas d’abord de réfléchir à ce nom ; mais lorsque plongée dans une nouvelle solitude, loin de tous les yeux, je pus me livrer un instant à des réflexions plus calmes ; je me rappellai l’infortuné Français, victime de Talbot, et que je croyais avoir fait périr de mes propres mains. Cette idée adoucit ma peine. Cet être généreux avait échappé miraculeusement à la mort ; c’était sans doute de ma part un crime involontaire ; mais cette image sanglante ne me quittait jamais. Ces souvenirs m’ôtèrent pendant quelques instans les craintes affreuses sur le sort qui m’attendait personnellement. Bientôt elles revinrent dans toute leur violence ; je ne doutais point que je ne fusse entre les mains du Baron, et je me préparais aux plus terribles épreuves, lorsque après s’être fait annoncer dans l’appartement où l’on me déposa, il parut.

Il entra comme à son ordinaire avec une timidité apparente, avec des marques de respect et de considération plus grandes encore, s’il est possible, que celles que j’en recevais à Ust. « Pardonnez, Madame, me dit-il en baissant les yeux, une constance que vous nommerez persécution ; mais qui n’est autre chose que le résultat d’un attachement profond et d’un enthousiasme pour les arts. Votre perte eût été irréparable, et mes vues sont pures. Vous êtes libre de tout engagement, et mes essais n’aspirent qu’à nous donner à vous les sentimens, et à moi l’amabilité nécessaire pour cette union. Pourquoi le dédain, le mépris se peignent-ils dans vos traits à cette proposition ? Qu’ai-je fait d’assez exagéré pour les mériter ? Daignez raisonner un instant avec moi. J’ai cherché par des moyens chimiques à créer en vous un sentiment ; si je réussis, où est la violence ? Vous suivez alors votre penchant, quelle qu’en soit la cause. Si mes essais sont vains, si mes procédés chimiques ne peuvent vous enflammer, m’avez-vous vu abuser de votre état de faiblesse, et suivie une seule lueur d’exaltation des sens ? Daignez vous rappeller qu’à Ust, je ne profitai pas d’une situation bien propice. J’étais convaincu cependant d’un penchant momentané de votre part ; mais je n’avais pas achevé les opérations nécessaires pour prévenir le retour, les regrets, et me rendre plus agréable à vos yeux, en me rajeunissant visiblement. C’est ce qui me reste à exécuter en ce séjour. Daignez calmer votre imagination toujours inquiete, et penser qu’aucune des expériences que nous avons à faire, ne sera révoltante ni dangéreuse. »


Des pleurs furent ma seule réponse à cet homme bizarre. Il était superflu de me récrier contre la perte de ma liberté. Il ne répondait à cette objection que par la prétendue certitude de mon bonheur. « Au moins rendez-moi mon fils, m’écriai-je désolée. Me laisserez-vous dans l’affreuse incertitude où j’ai gémi si long-tems pour lui, par suite de vos infâmes procédés ? — Votre fils, Madame est déjà près de vous. Rien ne m’a échappé, soit de vos actions depuis que vous avez quitté Bologne, soit des notions relatives aux êtres qui vous entourent. Ce bon vieillard auquel vous paraissez accorder de l’estime, ayant été témoin de votre enlèvement, ne peut être mis en liberté, et pourra nous servir aussi pour quelques expériences. Edvinski est dans la pièce voisine. Vous ne pourrez le voir que par le même moyen et avec les mêmes précautions qu’à Ust. Je compte assez sur votre prudence, pour vous prier de ne me pas mettre dans la nécessité de vous rendre l’extinction de voix passagère que je vous avais donnée. Je compte enfin sur votre discrétion, comme vous devez compter sur la franchise de mes procédés, et la certitude que nos expériences n’ont aucun danger pour vous, ni pour les êtres qui vous sont chers. »

A ces mots, il me fit observer le cabinet où j’étais. Je crus être environnée de glaces ; mais je m’apperçus bientôt que j’étais sous un vaste récipient pneumatique. Je m’effrayai d’abord : « Soyez tranquille, reprit-il, votre air est renouvellé périodiquement et en suffisante quantité. Vous avez été placée-là pendant votre évanouissement. Remarquez que vous ne vous êtes apperçu d’aucun mal-aise, et que vous ignoreriez encore votre position, si je ne vous en eusse prévenue. C’est ainsi que je recueille votre haleine par le chapiteau de l’alambic ; je la condense ensuite en faisant circuler de l’eau froide sur ce tube, et je recueille alors, sous forme de fluide, votre soufle délicieux, votre gaz personnel, enfin le véhicule de l’air céleste et de vos affections particulières. C’est avec délices que je m’en abreuve, reprit-il ; il est le nectar pour mon cœur passionné ; et chaque goutte de ce breuvage divin semble porter sur mes lèvres le feu de mille baisers, et dans mon esprit mille idées voluptueuses. »

Il tira alors un flacon de mon haleine condensée qu’il avait déjà recueillie, en but quelques gouttes avec ivresse et replaça avec précaution le vase dans son sein. « Vous conviendrez, me dit-il alors, que me régénérant pour ainsi dire par votre haleine, qui devient pour moi une atmosphère, une base de l’existence, mon souffle même se purifie, puisqu’il se compose du vôtre ; que vous devez donc vous livrer, avec moins de dégoût, à l’idée d’aspirer votre propre haleine, combinée ainsi avec la mienne, et d’opérer ce mêlange imperceptible, qui finira par établir entre nous un équilibre parfait. » Quelle aversion tous ces systêmes ne me donnaient-ils pas, quand je jettais les yeux sur l’être décrépit qui me tenait ce langage ! J’étais sûre, hélas ! trop sûre que les alimens qui me seraient offerts, jetteraient bientôt un nuage sur mon esprit, qui exalté alors, ne pourrait analiser les traits du Baron ; mais combien les instans de raison et de calme en devenaient plus terribles ! « Vous me regardez avec dédain, reprit le Baron ; mes traits altérés par une imagination de feu, ce front calciné par des idées volcaniques, ont devancé par leurs rides, les impressions de l’âge. Calmez-vous ; ce ne sera point à l’illusion seule que vous devrez de les trouver moins haïssables ; mes secrets vont jusqu’à rajeunir l’homme, et toujours par les mêmes moyens. » Je baissai les yeux pendant quelques instans, quelle fut ma surprise en relevant mes regards sur lui, de lui trouver la peau tendue, le visage plein ! Ses joues creuses avaient disparu, son air paraissait plus vif… « Mon rajeunissement extérieur. Madame est l’effet du souffle pur des enfans choisis, placés dans le cabinet voisin ; gaz que je fais insinuer dans mes chairs par un soufflet de mon invention, tandis que j’en abreuve l’intérieur. » Je ne compris rien à ce langage bizarre ; mais bientôt il parla à mes yeux. Il me fit observer un soufflet d’ébène, garni en argent, placé sous une niche et qui paraissait puiser son aliment dans la pièce voisine. De l’extrémité de ce souflet partaient cinq petits tuyaux en gomme élastique, terminés chacun par un tube d’argent fort aigu et recourbé. De ces cinq tubes, quatre étaient enfoncés d’une ligne à-peu-près dans chacun de ses membres, le cinquième aboutissait sur sa poitrine. Je remarquai que le jeu du souflet donnant un aliment aux tubes, remplissait imperceptiblement les chairs du Baron, et lui donnait, en apparence, un bien-être inconcevable, tandis qu’il n’en résultait réellement qu’une bouffissure[3]. « Je me rajeunis par l’air céleste exhalé de ces enfans ; je sens l’affluence de leur gaz personnel, s’écriait cet insensé ; il se dégage avec profusion de ces êtres innocens, et sans leur nuire. » Il donna alors un coup sur mon récipient ; la petite niche du souflet s’ouvrit, et je vis dans la pièce voisine, sous un récipient pareil au mien, quatre enfans d’une figure ravissante. Grand Dieu ! je reconnus Edvinski ; je voulus m’élancer, je ne le pus ; mais je devins plus calme en remarquant la gaité de ces anges. Edvinski lui-même paraissait joyeux. « J’ai soin, me dit le Baron, de leur donner des idées douces et tout ce qui peut les flatter. Les hochets, les douceurs ne leur sont point épargnés ; cette hilarité fait exhaler l’air céleste, qui comme vous l’avez vu, ne sort que par le mouvement répété des paroles douces, amenées par des pensées heureuses. Vous voyez que le souflet puise dans le chapiteau le gaz enfantin que je reçois ainsi, et qui me régénère. L’air atmospherique dilate aussi les vaisseaux ; mais ne s’identifie pas comme celui-ci, qui est la base de l’existence. Ne vous récriez pas contre cette expérience qui n’a rien d’effrayant : combien de tyrans à l’ombre de leur puissance ont cherché dans le sang de ces êtres innocens, des bains aussi atroces qu’absurdes dans leurs effets ! et qu’a de comparable mon procédé avec leur abominable doctrine ? »

Tous ces raisonnemens rassuraient peu une mère allarmée. Je craignais le dépérissement de mon fils. Cependant ses alimens sains, abondans, son air calme et tranquille aux momens près où il m’appellait, tout contribuait à jetter quelque consolation dans mon ame. Le Baron quitta ses tubes d’aspiration, comme il les appellait, et se retira après m’avoir recommandé la plus parfaite tranquillité d’esprit.

Je passai une journée assez paisible. On m’avait sortie de mon récipient par une trappe pratiquée au parquet et qui se refermait à volonté. On en avait agi de même pour les enfans. Je jugeai que ces expériences se feraient rarement et sans danger. Je mangeai avec quelque confiance, et me livrai au sommeil. Le lendemain quel fut mon étonnement, d’entendre annoncer chez le Baron, dont je n’étais séparée que par une porte, le fameux Avocat Salviati, alors à Rome ; célèbre magnétiseur et illuminé, dont j’avais si souvent ouï parler. Je ne doutai point que ces deux personnages étranges n’eussent de grandes relations ensemble, et je frémis d’être exposée à de nouveaux essais, J’écoutai avec la plus grande attention ce qui se disait dans la pièce voisine. Autant que je pus démêler l’entretien, je crus remarquer que Salviati parlait de ses relations avec divers affiliés en Europe. Il parla du succès du gaz de jouvence, dont plusieurs Princes avaient demandé des envois et notamment l’Impératrice de R..... ; il me sembla qu’il montrait des lettres où l’on exaltait ses effets, et dans lesquelles on se plaignait néanmoins de la nécessité de réitérer trop souvent l’aspiration et de la difficulté de se procurer les instrumens convenables. Il ajouta ces paroles : « Au reste, mon confrère, votre air céleste n’est autre que mon fluide magnétique, et il sera possible par un appareil bien plus simple et plus voluptueux, de trouver un procédé pour rajeunir, et faire passer les impressions dans un corps quelconque. Le simple frottement doit suffire par l’électricité naturelle. Procurez-moi seulement deux des enfans que vous distillez. Je m’en servirai pour coussinets de frottement, et vous verrez des effets incompréhensibles. » Je tressaillis à cette idée, et j’allais pousser un cri de douleur quand j’entendis nommer les deux enfans que Salviati demandait. Edvinski n’en était pas, et je fus moins malheureuse.

Après quelques instans de préparatifs, je vis amener les deux enfans désignés, nuds, âgés à-peu-près de six ans et d’une figure touchante. Ces pauvres petits êtres tremblaient de tout leurs corps à l’aspect de Salviati, dont la figure noire et ridée, encadrée dans une perruque blanche, avait quelque chose des ministres du Tartare. Une immense machine électrique, était au milieu du cabinet. « C’est bien cela que j’avais demandé, Baron, dit-il ! M. d’Olnitz ; vous avez parfaitement saisi la forme de l’appareil, et il est bien exécuté. Vous allez en voir les effets. » A ces mots, il prend ces petits enfans, il les lie avec quatre courroyes de cuir aux poteaux qui supportaient la grande roue de verre, et en place des coussinets de frottement. Il les dispose dos contre dos, de manière que le bas des reins se touche parfaitement et forme un frottoir naturel, séparé par la seule épaisseur de la roue de verre. Il tourne ensuite la grande roue avec vivacité ; bientôt le mouvement rapide du verre échauffe ces chairs délicates, les étincelles jaillissent ; on reconnaît à l’agitation de ces enfans la cuisson que ce contact brûlant leur cause. « Voyez, voyez, s’écriait Salviati, ces étincelles ! comme le conducteur électrique se charge du fluide enfantin ! que sont vos gaz, sans la matière du feu qui les dilatte ? Je tiens donc le principe, quand vous rampez encore sur les composés. Et que serait-ce, si au lieu de deux enfans débiles, je plaçais pour frottoir deux femmes aux formes saillantes ? Quelle abondance de magnétisme affluerait alors, et porterait dans nous avec la santé, la force et le désir ! Demain nous ferons cette superbe expérience. Je me bornerai pour aujourd’hui à vous montrer les effets rapides du fluide électrique, extrait des enfans, pour rajeunir l’homme. » Il prie alors le Baron de tourner la roue, et s’isole sur le pain de cire, en s’attachant au conducteur. Bientôt, ses yeux étincellent, et à mesure que le mouvement de la roue de verre augmente, ses membres se crispent, ses cheveux se dressent et soulevant sa perruque, montrent le spectre le plus hideux que l’imagination pût enfanter. « De quelle force ne me sens-je pas embrâsé, s’écriait l’Avocat ! quelle surabondance de vie ! je viens d’acquérir cinquante ans d’existence… C’est assez ; détachons ces enfans, qui ont assez perdu. » On délie alors ces deux innocentes créatures, étonnées, confondues du procédé des physiciens, dont les caresses, les dons et les soins tardifs ne peuvent excuser l’entreprise hazardeuse.

Ils se séparèrent alors ; mais le projet formé pour le lendemain d’extraire le fluide électrique de deux femmes, me laissait une terreur mortelle. Je me persuadais tellement que j’en devais être victime, que je ne pouvais respirer, et pris le parti de mander le Baron, aussi-tôt que je le présumai libre. Il ne se fit pas attendre, et prévint mes questions. « Vous avez vu, Madame, me dit-il, par l’exagération de Salviati, que mes moyens sont bien plus doux, et que l’enthousiasme déplacé peut jetter en de grandes erreurs. Je devine vos craintes sur l’expérience projettée. Convaincu que le fluide électrique n’agit que sur les nerfs ; et vous l’avez vu par l’état d’irritation de mon confrère ; je ne souffrirai point que vous soyez immolée à des essais superflus. La décence d’ailleurs, s’y oppose, et je n’ose dire, ma jalousie. Souffrirai-je que vous paraissiez dans une nudité absolue aux yeux d’un étranger ! Souffrirai-je que les plus belles formes humaines, soient flétries et brûlées par des expériences inutiles ! non, non. » Et en disant ces mots il me montra une suite de desseins représentant les principales expériences de Salviati. Celle du Baron en effet, près de celles-ci n’étaient que des jeux d’enfans ; aussi en était-il traité comme un élève plutôt que confrère.

Ces systêmes et définitions me conduisirent insensiblement à l’heure annoncée par l’Avocat, pour sa grande expérience. Il frappa à l’heure prescrite. Je me renfermai dans ma chambre, tremblante, et je prêtai l’oreille avec attention, en même-tems que je cherchais à regarder ce qui se passait dans le cabinet. Je vis paraître Salviati, l’air rêveur, marchant gravement, suivi d’un grand homme, le chapeau sur les yeux, que je reconnus bientôt pour être Paolo Guardia, ce Peintre scélérat, agent du Cardinal Legat et de tous les illuminés. Le Peintre donnait la main à une femme voilée, qui me parut d’une taille remarquable et d’une grande beauté ; lorsqu’on leva son voile, des cheveux blonds bouclés retombant sur ses épaules, un teint éblouissant, des yeux noirs, contrastant avec ce teint et cette chevelure, donnèrent à sa phisionomie un mêlange de sensibilité et de volupté ravissant. Je l’admirais ; lorsque le Peintre prononçant ces mots : ma chère sœur, je ne vis plus que la corruptrice de mon fils, Zéphirina, et lui jettai des regards d’indignation.

Zéphirina s’assit d’un air modeste, paraissant aussi agitée que moi. « Vous voyez, dit Salviati au Baron, un des coussinets de la grande expérience, en montrant Zéphirina ; vous allez nous procurer l’autre ; faites amener la belle aux morsures, dit-il en regardant ironiquement le Baron. » — Mon intention n’est pas de la livrer pour cette expérience, » dit froidement M. d’Olnitz. Je frissonnais derrière ma porte, des larmes coulaient de mes yeux, « Votre fluide électrique, continua-t-il, n’agit que sur les nerfs, et nullement sur les bases du rajeunissement. D’ailleurs la nudité indispensable pour le frottement des rouages est incompatible avec la décence de mon élève. — Lutter contre le chef de la secte, s’écria l’Avocat ! — Insulter ma sœur, dit le Peintre furieux ! — Où est cette femme, ajouta Paolo d’un air terrible ? J’ai un grief à laver ; je n’ai pas oublié le jugement de Bologne. O vendetta ! je la trouverai… Le Baron voulut l’arrêter. Paolo se hâta de fureter, et trouvant ma porte, il se mit en devoir de l’enfoncer. Le Baron débile, tout enflé encore par son prétendu rajeunissement du matin, fit d’inutiles efforts ; il voulut saisir Paolo, qui le frappant rudement, fit désenfler comme un ballon mon pauvre défenseur lequel tomba presque évanoui, pendant que Salviati riant aux éclats, lui criait : Baron, ta jeunesse s’évapore.

Je voulus en vain fuir le sort qui m’attendait ; ma porte fut forcée, je fus saisie, entraînée au milieu du cabinet, où Salviati préparait la machine électrique. Il me regarda de son œil perçant, s’approcha de moi, et parcourant ma taille, et des yeux toute ma personne, il dit : « C’est bien ! abondance de fluide ! — il n’est pas encore venu, ajouta-t-il en parlant au Peintre ; en attendant deshabillez ces femmes. A ces mots j’entrai en fureur, Zéphirina se mit à pleurer et reprocha à son frère, de l’avoir trompée et vendue indignement. « C’est pour le bien de l’humanita, dit Paolo ironiquement, en saisissant sa sœur. Salviati voulut essayer de m’ôter mes vêtemens ; mais la rage s’emparant de moi et de Zéphirina, nous luttions avec avantage contre nos persécuteurs, et aidées du Baron désenflé, nous les terrassions et allions briser à Jamais les instrumens de leur démence et de notre supplice, lorsqu’on frappa doucement à la porte. — Le voilà, viva Taillandino ! s’écria Paolo. Ce nom nous fait frémir et nous ôte les forces ; on ouvre, le grand Frère noir entre à l’instant, accourt, et vient prêter main-forte à ses confrères, « Grand Dieu ! les scélérats ont donc un point de contact en tous lieux, » m’écriai-je ! A peine achevais-je mon exclamation, que nous sommes saisies et garottées par le grand Frère, expéditif en cette matière.

On nous attache chacune à un poteau de la grande roue, on lie nos cheveux ensemble par-dessus nos têtes, penchées en arrière ; on pose nos reins en contact, et séparés par la seule épaisseur de la roue de verre. Salviati se place alors avec délices sur le pain de cire, et ordonne de charger. Le frottement brûle bientôt nos chairs, les étincelles scintillent ; l’Avocat paraissait dans un ravissement inexprimable ; Taillandino et Paolo se plaisaient à donner la plus grande rapidité à la roue, et à extraire des étincelles prodigieuses. Tous les supplices physiques et moraux se faisaient sentir à-la-fois, lorsque des cris et un bruit de cristaux cassés se font entendre. Salviati ordonne de continuer. Bientôt le bruit redouble. « Entendez-vous ? tous mes récipiens sont brisés, s’écrie le Baron d’Olnitz… Quelque détonnation extraordinaire y aura donné lieu. » Bientôt le fracas devient plus grand, des voix s’y mêlent ; celles d’Edvinski, de Durand, se font entendre. Nos Physiciens changent alors de visage, leurs doutes s’éclaircissent ; car une nuée de Sbirres se précipite dans l’appartement, après avoir parcouru toutes les pièces et fracassé les machines qui les arrêtaient. Le Podestà et les Sbirres restent immobiles à la vue de cet appareil étrange, et Durand jette sur nous son manteau, pendant que Salviati demeure fièrement sur son pain de cire, comme Pharamond sur le pavois. Deux gardes veulent alors mettre la main sur lui ; mais le feu électrique jaillit de leurs mains et ils sont jettés à la renverse. Deux autres ont le même sort. Le charlatan triomphait ; enfin le Podesta, plus instruit, s’avance, le saisit lui-même, l’arrache de son isolement, et le livre aux soldats.

On arrête de même le Baron, Paolo et Taillandino qui se glissaient dans la foule ; mais trop bien signalés pour s’échapper. On les entraine dans les pièces voisines pour nous laisser habiller et bientôt après on revient, en me témoignant, malgré les demandes de Durand auquel je devais ma délivrance, le regret de ne pouvoir me mettre encore en liberté sans examen ; on verbalise, on nous sépare, et d’après l’ordre reçu, on nous fait monter tous dans des carosses escortés par un détachement, et on nous conduit au Château Saint-Ange.

Durand eut la permission de m’accompagner jusqu’aux barrières du Château. Comptant sur une liberté prompte, ayant sous les yeux un ami que je croyais avoir immolé de mes propres mains, il était naturel que je m’informasse avec avidité du hazard, ou plutôt du prodige qui l’offrait à mes yeux, après une mort si cruelle. Voici le détail succint qu’il m’en fit : « Aussi-tôt, me dit-il, que Talbot m’eut fait enlever de votre cabinet, pour l’exécution de la sentence que devait porter le redoutable conseil présidé par lui, je fus livré à deux ouvriers de l’attellier, pour être garotté et surveillé jusqu’à l’instant fatal. Le premier, nommé Gervasio, piémontais, était un tigre féroce ne respirant que sang et carnage ; on ne pouvait choisir une sentinelle plus terrible. L’autre, nommé Macarty, matelot irlandais, jeune encore, m’avait témoigné souvent de l’intérêt ; nous travaillions à la même presse, et c’est de-là que datait notre intimité cachée. Sa haute stature, un air dur, un accent brutal lui donnaient l’apparence d’un, agent convenable aux vues de Talbot ; mais il portait dans le fond une ame loyale, une sensibilité rare dans un homme de sa classe ; je m’en convainquis bientôt. Gervasio s’empara d’abord de mes mains, et les lia avec une violence horrible ; il en fit autant de mes pieds, et au moyen d’une corde resserrée par un levier, il les serrait l’un contre l’autre à tel point, que la circulation du sang en était arrêtée. Macarty, d’un air furieux le repousse alors en lui reprochant de ne pas avoir assez de force, et feignant d’y mettre toute la sienne, il tourne avec des efforts simulés le billon en sens contraire. Cet acte de bonté me rendit un peu de calme, et arrêta les douleurs insupportables que j’éprouvais. Il se passa un tems assez considérable jusqu’à l’instant de mon jugement. Enfin la grande salle s’ouvrit, on apporta le vase rouge, rempli des billets de condamnation ; on les tira, on les lut successivement, il s’en trouva vingt pour la mort, et j’eus ordre de m’y préparer de suite. Je voulus en ces derniers instans élever la voix en votre faveur : God-damn ! s’écria Talbot ; la petit femme bien ingrat ! elle te couper la parole tout-à-l’heure. Je ne compris pas à l’instant cette épouvantable ironie. Bientôt elle s’éclaircit. On me porta sous une presse ; le Piémontais passa une corde autour du levier. Je vis le sort affreux qui m’était réservé, quand il s’avança pour passer l’autre extrémité de la même corde autour de mon col. Macarty, matelot de son métier, prétendit savoir mieux faire un nœud coulant, et en jouant la fureur la plus caractérisée il fit un nœud extraordinaire et fixe, Gervasio tira la corde par trois fois pour juger de l’effet ; j’eus soin de bouffir mon visage à chaque essai. Il parut enchanté de l’invention et fit compliment à Macarty sur son adresse. Quelle situation ! grand Dieu ! une mort horrible, ou la perte de mon ami si son bienfait était découvert ! J’adressais mes derniers vœux à l’Être-Suprême ; lorsque Talbot ordonna de m’exécuter sur-le-champ. Gervasio assura que tout était parfaitement disposé, et qu’on pouvait amener la bella donna. On me ferma la bouche avec des rognures de papier de l’imprimerie, et on rejetta sur moi la couverture de la presse, comme un linceuil. Bientôt vous fûtes introduite… J’entendis tout, tout Madame ! et la mort est moins horrible que le prélude affreux qui annonça la mienne. Infortunée ! vous ignoriez en tirant ce levier de votre main innocente, en étouffant ma voix, mes soupirs, que c’était votre souvenir, votre nom même qu’exhalait mon dernier souffle. Je sentis faiblement les premières secousses ; mais la troisième fut si forte, que, sans me donner la mort, elle me fit perdre connaissance. J’ignore ce qui se passa ensuite, je présume seulement que je fus renfermé dans une malle et livré au cours du Danube, puisque le lendemain je fus trouvé arrêté ainsi par un moulin, à deux lieues de Bude. Je reçus du Meûnier les secours les plus touchans et les plus promts ; secours qui réussirent d’autant mieux, que saisi par la fraîcheur je commençais à reprendre mes sens, lorsque la caisse se trouva embarrassée aux chaînes du moulin. Après quelques jours d’hospitalité chez ce bon Hongrois ; tems pendant lequel je n’avais cessé d’écrire à la Police de Bude ; je me suis rendu, aussi-tôt que mes forces me l’ont permis, dans cette ville, pour faire ma déposition ; mais j’y ai été averti que vous aviez été mise en liberté trois jours avant mon arrivée. En apprenant cette nouvelle et les moyens par lesquels on était parvenu jusqu’à vous, j’ai reconnu que notre essai avait enfin réussi. Vous devinez ma joye… Je formai dès cet instant le projet de m’attacher à vos pas, comme un ami fidèle et désintéressé. Le Ciel a permis que je vous aie rejoint à Rome, et si je n’ai pu vous arracher à vos ravisseurs, j’ai eu le bonheur de trouver leur repaire, et la certitude que l’innocence est enfin triomphante après tant de revers. »

Je remerciais mon jeune ami, lorsque la voiture s’arrêta au pont-levis de la forteresse ; il fallut nous séparer. Durand me quitta les larmes aux yeux, et avec les protestations les plus fortes de ne rien négliger pour ma délivrance. Il s’éloigna enfin, et nous descendîmes au milieu des gardes.

Je ne m’arrêterai pas à décrire les antres sombres, les ponts voûtés en fer, sous lesquels des bras du Tibre comprimés, s’éloignent en bouillonnant ; les cavernes couvertes d’une mousse humide, chevelure hideuse de rochers éternels : tous les gouffres par lesquels il nous fallut passer ; une secrette horreur agitait trop mes nerfs, pour que mon attention pût suffire à une description. Quelques lampes rares projettant des ombres immenses sous ces voûtes ; des Sbirres qui n’ayant vu le jour depuis vingt ans, ont la pâleur des spectres ; des gouttes d’eau qui coulant des murs des cachots, sur nos têtes, semblaient être l’infiltration des pleurs des malheureux prisonniers, sont les seuls tableaux dont le souvenir me reste, et dont l’impression horrible est inéfaçable. Quelque tranquillité que je dusse recevoir par la pensée d’être bientôt délivrée, comme victime moi-même des illuminés qu’on cherchait, le tems nécessaire aux formalités, cette crainte terrible d’un Tribunal qui place là ses agens et ses martyrs, la simple idée d’être confondue par erreur, par quelque fausse apparence avec Salviati ou le Baron, me glaçaient d’une terreur invincible.

Nous parcourûmes près d’un quart de mille sous des voûtes immenses et des ponts-levis, toujours à cent pieds d’un soupirail qui jettait d’en haut un faible crépuscule, et dont la lumière grise, luttant avec les feux pâles d’une lampe, ajoutait au contraire à l’obscurité. Douze Sbirres nous firent faire ce trajet à pied, les voitures ayant resté à la première grille. Salviati enveloppé dans un manteau, marchait la tête levée et observait tout avec attention. Le Baron, la face contre terre semblait entrer dans sa tombe. Pour le Peintre et Taillandino, ils paraissaient familiarisés avec cette vue et l’horreur des cachots ; ils s’entretenaient paisiblement. Pouvant à peine me porter, je m’appuyais sur un garde. Zéphirina aussi troublée que moi, voulut me soutenir, je la repoussai avec horreur. Elle ne dit mot, et s’éloigna avec confusion.

Arrivés à une espèce de carrefour, et où aboutissaient plusieurs souterrains, sur lesquels s’ouvraient des portes de fer, un des gardes prit une torche et un papier, parcourut les numéros puis nous plaça successivement. Salviati en entrant, observa sa porte de fer. On voulut le dépouiller de son manteau, il dit qu’il était dans un accès de fièvre violent, et décomposa sa figure à tel point qu’il eut l’air d’un agonisant. Je soupçonnai un mystère sous ce manteau ; on verra que je ne me trompais pas. Sa feinte réussit ; il s’enveloppa davantage en grelottant, et couvert de la pâleur d’un mort, il se jetta dans son cachot, sur lequel on ferma trois portes. Le Baron fut placé à côté de lui ; il était sans manteau, et dans un état de maigreur à faire pitié. Je crus remarquer qu’il tenait un flacon dans son sein. Taillandino et le Peintre furent placés dans la même prison, et l’on me conduisit avec Zéphirina dans une salle voûtée, à l’extrémité du souterrain. Une espèce de grille ou parloir, laissait arriver la clarté de la lampe du carrefour, et l’air pouvant s’y renouveller plus aisément, rendait ce séjour moins funeste peut-être ; mais plus terrible, en nous rendant témoins du passage, et des gémissemens des victimes qu’on emmenait et torturait souvent.

Nous passâmes plusieurs jours dans un silence effrayant. Le quatrième, nous entendîmes une voix forte tonnant contre les gardes qui nous avaient conduits, sur ce qu’on ne nous avait pas fouillés exactement et on rouvrit les portes de Salviati. On resta quelque tems dans son cachot ; nous prêtions l’oreille, je distinguais de ma grille ce qui se passait. Un juge était à la porte et une haie de gens armés était placée, depuis l’intérieur du cachot jusqu’au milieu du passage. Un silence profond régnait pendant la visite. Soudain on entend un grand cri dans le cachot ; le Père visiteur sort précipitamment… Quel spectacle ! sa robe noire était en feu ; les Sbirres veulent l’éteindre, leurs mains, leurs vêtemens se couvrent également d’une flamme blanche ; ils se croisent, se brûlent, poussent des cris affreux, et se sauvent en criant : il diavolo ! il diavolo ! Ces soldats flamboyants, en fuite sous ces voûtes sombres, ces cris répétés au loin par les cavités des cachots, ces feux pâles, répandaient une horreur profonde qui m’ôtait la possibilité de réfléchir, et m’allarmaient fortement. « Soyez tranquille, Madame, me dit Zéphirina, Salviati ne marche jamais sans une boîte à phosphore, un appareil électrique et un aimant, qu’il dérobe avec une adresse inconcevable. Il faut toute l’ignorance de ces geôliers souterrains, pour être la dupe de cette ruse. Il vient de les couvrir de phosphore, voilà le sujet de leurs allarmes. » Je remarquai que l’Avocat profita de l’absence de ses gardes, pour sortir de son cachot, faire quelques préparatifs que nous ne pûmes bien distinguer, et rentra tranquillement dans son asyle après avoir parlé au Baron par la porte de son souterrain.

Bientôt reparut, une nuée de Sbirres se pressant dans le passage, et ceux de derrière poussant ceux qui s’avançaient les premiers dans ce souterrain assez étroit ; ceux-ci arrivèrent enfin malgré eux à la porte de Salviati qu’ils fermèrent sans obstacle, quoiqu’ils témoignassent la plus grande frayeur.

Au milieu de ces scènes bizarres, de ces circonstances personnelles, je pensais sans cesse à mon fils. Durand m’avait promis, tout en faisant les démarches nécessaires pour m’arracher d’un séjour si peu fait pour moi, de veiller sur cet enfant si cher ; et malgré la certitude qu’il remplirait sa promesse, ce motif me faisait soupirer avec plus d’ardeur après l’instant de ma liberté.

Mais qu’il se fit attendre, grand Dieu ! le croirait-on ? Une année entière se passa dans ce cachot affreux, avant que les sollicitations de mes amis pussent obtenir, non pas ma liberté ; mais un jugement. Pendant cette année terrible, nous apprîmes que les Français avaient pénétré en Italie ; nous le sûmes malgré les précautions extrêmes qu’on prenait pour le cacher à Salviati qu’on soupçonnait être chef d’une révolution préparée dans ces contrées ; tandis qu’au dehors on faisait circuler le bruit de sa mort. Que de supplices, que d’angoisses pendant cette année cruelle ! confondue pour l’opinion et les crimes, avec des illuminés dont j’étais la première victime, exposée aux mêmes traitemens, éloignée d’un enfant adoré, me croyant condamnée à une détention éternelle, sans avoir pu me faire entendre, que de larmes de sang je versais, lorsqu’enfin arriva le moment de ma confrontation avec mes persécuteurs !

A la pointe du jour les lampes s’éteignaient ; ce silence de mort fut rompu par l’apparition des Huissiers du Tribunal qui vinrent nous chercher. On nous retira de nos cachots et nous fûmes escortés avec assez de douceur jusqu’au grand carrefour, où l’on nous fit attendre Salviati et le Baron. Ils avaient pour escorte une troupe nombreuse. Je compris aux discours de ces soldats, qu’ils les traitaient de Magiciens. Salviati enveloppé dans son manteau, était entouré de baïonnettes : plusieurs gardes portaient les uns des sceaux d’eau, pour prévenir le feu dont l’Avocat paraissait disposer ; les autres des rosaires pour exorciser le démon dont on le disait possédé. Ce grouppe de gens effrayés et armés, autour du Physicien calme et fier, produisait un spectacle extraordinaire. Quant au Baron d’Olnitz, il était extrêmement pâle et défait et cherchait à s’appuyer ; mais chacun fuyait son attouchement, et le malheureux fut obligé de s’adosser plusieurs fois contre la muraille avant d’arriver jusqu’à nous. Exténué par ses chagrins et la fatigue, il paraissait n’avoir plus qu’un souffle de vie.

Après de longs, et mystérieux détours, nous parvînmes à la salle de l’interrogatoire. Deux fenêtres pratiquées dans des murs de vingt pieds d’épaisseur, et grillées à triple rang, donnaient une faible lumière à ce séjour lugubre ; trois Juges aussi jaunes que les torches qui nous éclairaient siégeaient à une table ; à côté de la porte était le Greffier. J’étais consternée de cet appareil ; quand j’apperçus avec une joye indicible le jeune Durand appellé pour déposer, ainsi que Morsall, deux autres témoins, et mon fils, mon cher Edvinski ! je voulus m’élancer vers lui, on s’y opposa ; mais de manière à me rassurer.

On nous fit placer sur des bancs, en face des Juges. Salviati ne laissa approcher personne de lui, et toujours enveloppé de son manteau, il passa près du Greffier, puis contre les satellites, et vint s’asseoir aux pieds des Juges ; cette marche me parut mystérieuse. Je ne me trompais pas. Bientôt l’interrogatoire commença par lui.

— Votre nom ? dit le Juge à l’Avocat.

— Théodore Maximin Salviati.

— Vos qualités ?

— Ami des hommes et confident de la nature.

Ecrivez, dit le Juge au Greffier, ce dernier blasphème.

Le Greffier écrit. A peine a-t-il tracé quelque caractères sur le papier, que tout-à-coup son encre bouillonne, et paraît se changer en une coupe de sang. Les caractères prennent feu ; le Greffier pousse un cri d’effroi, et se lève tout tremblant : les gardes, prêts à s’évanouir et courent à leurs fusils déposés en faisceau, à un ratellier d’armes, contre la muraille ; mais quel est leur étonnement et le nôtre, en voyant une main de feu sur le mur qui semble s’opposer à ce qu’on prenne les armes, les soldats sentir de la résistance pour les retirer, et s’écrier qu’un bras invisible retient leurs fusils ? En même-tems tous les individus placés dans la salle éprouvent une commotion si forte que plusieurs sont suffoqués et tombent les uns sur les autres ; ainsi la foudre frappe les profanes ! s’écrie fièrement Salviati. En même-tems lui, Taillandino et Paolo profitent de ce désordre, et sont prêts à s’échapper, quand le jeune Durand et Morsall, s’élançant avec vigueur, vont fermer les portes, et secondés par deux autres témoins, s’opposent à leur fuite, en s’écriant au Juges : « Insensés ! ainsi le charlatanisme d’un frippon l’emportera sur la vérité et la vertu ! arrachez le masque au mensonge et le manteau dont il se couvre. »

A ces mots, Durand dépouille l’Avocat de son manteau. « Juges, s’écrie-t-il ! voici la foudre, l’appareil électrique qui vous a frappés ! soldats ! ce bras invisible qui retient vos armes, n’est qu’un aimant très-fort, placé contre vos fusils, le voici ! vous Greffier, si timoré pour votre charge ! une simple goûte chimique a changé votre encre. Arrachez ces moyens au fourbe, et tout va rentrer dans l’ordre naturel. » Durand alors saisit le petit appareil électrique de Salviati ; les Sbirres s’enhardissent à l’aspect de l’aimant et du phosphore, causes de leur effroi. Le Greffier change d’écritoire, et l’interrogatoire recommence.

Après quelques réponses laconiques de l’Avocat, celui-ci tente un dernier effort d’effronterie, et montant sur son banc, il s’écrie : « téméraires ! qui vous érigez en Ministres du Très-Haut, et auxquels il ne daigna pas révéler ses moindres mystères ; insolens Geôliers ! qui chargez de chaînes ses créatures favorisées, les confidens de ses desseins éternels, tremblez !… Que ces portes d’airain s’ouvrent devant nous, où le bras de l’Eternel va les réduire en poudre !… » On sourit alors de ses menaces, et le Juge quoique un peu troublé de l’air sombre et illuminé de Salviati n’en continua pas moins son interrogatoire. Il fit apporter les procès-verbaux dressés lors de notre arrestation, pendant la grande expérience électrique. Il en lut le contenu qui révolta l’auditoire. Les enfans sur-tout qui étaient présens à la confrontation, excitaient un intérêt et une improbation plus vifs encore. Quoiqu’ils fussent en parfaite santé, le récit des essais tentés sur nous, annonçait une perversité, une immoralité, au-dessus peut-être de ce qu’on pouvait avoir conçu jusqu’alors.

On passa ensuite à l’interrogatoire du Baron. Il ne répondit à aucune question. Son corps débile, absorbé, anéanti par ce long séjour dans les cachots, ressemblait à un squelette armé de deux yeux flamboyans. Il était mourrant et paraissait dans un état de stupidité absolue. Quelques larmes qu’il versa en me regardant quand on l’interrogea sur mon compte, semblèrent les dernières qui restassent dans son cerveau desséché. On insista pour le faire parler. Il parut alors rassembler toutes ses forces. Ses yeux vitrés devinrent fixes, et il râla ce peu de mots : innocente autant que belle ! ô vertu ! dit-il en mettant avec peine une main sur son cœur déchiré de remords, et me montrant. Combien tu te venges !… ô nature ! dit-il avec un soupir plus fort ; on ne lutte pas contre toi ! à ces mots son corps sec s’étendit, se tordit, puis sembla s’allonger de moitié ; ses yeux s’éteignirent, il expira.

Le croirait-on ? Je ne pus me défendre d’un mouvement de pitié. La comparaison de cet homme avec Salviati, le rendit moins coupable à mes yeux. Salviati le regarda avec un dédain, un air calme, qui me donnèrent les plus violens soupçons. Les jours du Baron étaient comptés par son état affreux, il ne pouvait exister long-tems ; mais quelques mots échappés au grand illuminé, le dépérissement du corps et d’esprit du Baron et le soin que Salviati prenait de l’empêcher de parler à chaque séance, me persuadent encore que son trépas fut avancé.

Cet incident troubla la fin de la confrontation, et le jugement définitif fut renvoyé. Ce délai m’accablait ; mais j’eus la permission jusqu’à la sentence, de voir mon fils à ma grille chaque soir, et la promesse qu’on ne tarderait pas à me rendre la justice qui m’était due. Elle eût éclaté le même jour, si le perfide Salviati par des propos interrompus ne s’était plû à me compromettre. Cet homme extraordinaire fit frémir tout l’auditoire par des imprécations épouvantables et un air de certitude dans ses prédictions, qui nous glaçait d’effroi. « Quant à vous, Madame, vous ne sortirez qu’avec nous, me dit-il, d’une voix tonnante, cela est écrit, et les portes seront immenses. » On ne fit pas assez d’attention à ce propos, à son air d’exaltation, à sa figure violette de courroux ; et l’on nous ramena dans nos souterrains.

La marche fut lente et funèbre. Salviati furieux et faisant raisonner sa voix tonnante sous ces voûtes prolongées ; le corps du Baron porté par plusieurs soldats sur un peu de paille ; les pleurs de mon fils, mon abattement, une séparation cruelle, tout donnait à ce moment un caractère terrible. Salviati arrivé à sa porte, se jette comme un furieux dans son cachot. On dépose le Baron devant le sien en attendant le procès-verbal de sa mort. Taillandino et Paolo se parlèrent bas en montrant la muraille, avant d’entrer dans le leur, et l’on me fit continuer ma route ainsi qu’à Zéphirina pour arriver à ma grille.

Comme notre cortège arrivait à une espèce de station où était une chapelle de Vierge, devant laquelle se croisaient deux souterrains, nous fûmes traversés par un groupe de prisonniers sous bonne escorte. Nous fûmes obligés d’attendre qu’ils eussent défilé. Je donnais le bras à Durand et à un Huissier, étant très-faible ; et je recevais de ce dernier les consolations, et les espérances les plus douces. Il m’expliquait que ceux qu’on conduisait était des contrefacteurs de cédules, quand tout-à-coup, le prisonnier marchant en tête, s’arrêta en me regardant. L’obscurité ne me permit pas d’abord de le remarquer ; mais j’appercevais en général un ensemble effrayant et des espèces de phantômes qui ne m’étaient pas inconnus, lorsque le grand prisonnier s’écria ! eh bon jour !… c’est le petit femme ! puis appercevant Durand : est-il possible ? God-damn ! le petit femme l’a mal pendu ! A cette exclamation pouvais-je méconnaître l’infame Talbot ? Quelle horreur j’éprouvai ! quel désespoir y succéda quand je vis cette circonstance rejetter les soupçons sur moi ! cette double inculpation acceuillie, l’Huissier quitte mon bras avec indignation, Durand pâlit de fureur et de crainte. « Allons messir le soldat ! amenir tout le bande, tout ça camarades ! » s’écria Talbot avec une joye féroce. Les Huissiers sur ce mot arrêtent Durand, on me saisit de nouveau, à peine me laisse-t-on mon cher Edvinski, et plus resserrés que jamais, on nous replonge dans nos cachots. En vain Durand invoquait les puissances célestes et terrestres ; en vain il protestait de son innocence. Talbot le chargeoit sans cesse par ses propos. Allons déserteur, lui criait-il ! « venir graver des cedules ! faire gémir la presse. » Quel souvenir ce mot terrible nous laissait, en même-tems qu’il rejettait sur l’infortuné Durand des soupçons plus graves ! Nous étions anéantis par tant d’incidens cruels et inatendus, et la pensée ne nous revint que lorsque des portes de fer se furent de nouveau fermées sur nous.

Cette rencontre faillit me jetter pour jamais en démence. Au moment où j’échappe aux auteurs de mes tourmens, où mon innocence va être proclamée ; d’anciens persécuteurs, prêts à essuyer enfin le châtiment qu’ils méritent, me replongent d’un mot dans l’abîme de maux d’où j’étais sortie, et y joignent l’affreuse idée d’y entraîner un ami et un fils. En est-ce assez, grand Dieu ! m’écriai-je, désespérée. Et le jour de la justice ne luira-t-il jamais pour moi ! J’ignore le tems que je mis à recouvrer ma raison ; je me retrouvai enfin dans les bras d’Edvinski et près de Zéphirina qui, retirée dans un coin du souterrain n’osait plus s’approcher de nous. Je lui demandai ce qu’on avait fait de Durand ; elle me répondit qu’il était placé dans un cachot en face du nôtre. Plusieurs jours se passèrent dans un abattement inexprimable, et sans que nos sens pussent nous permettre la moindre observation. Je crus cependant remarquer que Salviati, Taillandino et tous les illuminés avaient des moyens de s’entendre ; et quel fut mon étonnement, une nuit, de m’appercevoir que l’Avocat avait le secret d’ouvrir leurs cachots, de les réunir en conciliabule, sans que je pusse démêler leur projet, mais restant glacée de crainte par ce bourdonnement sourd dans l’obscurité, coupé par des imprécations de ces forcenés. Combien ne devais-je pas trembler en pensant qu’ils étaient maîtres d’ouvrir ma prison, et que je pouvais retomber dans tous les périls dont le Ciel m’avait tirée.

Il me sembla bientôt reconnaître qu’ils faisaient des préparatifs extraordinaires. Des gardes endormis chaque jour par des prises narcotiques ; des coups sourds dans la terre et les murs, me donnaient de violentes inquiétudes ; et les pensées les plus noires m’accablaient. Quelle est la perversité des hommes, me disais-je ! où les conduit un premier pas vers l’immoralité ! Salviati a débuté par des erreurs physiques, et il est devenu matérialiste, athée ; tous les principes lui ont paru des chimères, et son association avec ces scélérats, en est le résultat funeste. Le Baron, moins atroce, a suivi la route des sens, en vain il a voilé ses désirs corrompus, de motifs délicats en apparence ; on ne compose pas avec la nature et la vertu. Talbot, Falso, pervertis par l’avarice, se sont jettés d’emblée dans le crime ; et tous ces êtres par des routes différentes sont arrivés à la dépravation et au supplice. Quelle leçon, mon fils, m’écriai-je dans l’excès de ma douleur ! si l’innocence même est compromise, combien ne doit-on pas éviter jusqu’à l’apparence d’une erreur !

Le lendemain on vint chercher Durand. Je saisis une lueur d’espérance. Je pensais que son interrogatoire et mes papiers dont il était dépositaire, exposant la force de la vérité, mettraient enfin au jour ses malheurs et les miens. Mais combien d’incidens inattendus m’avaient jusqu’ici interdit toute conjecture raisonnable. Je fus dans des transes mortelles pendant trois heures qu’il fut absent. Enfin un bruit confus m’annonça son retour. Je m’élançai à la grille, je le vis peu resserré, j’en conçus un bon augure, et au moment d’entrer dans sa prison, je le vis sourire, et il me cria ces mots : Morsall et Ernest ont déposé… j’ai montré les procès-verbaux de Bude et de Bologne, la vérité triomphe. Demain le jugement et notre liberté. — Non ! cria alors une voix sépulcrale qui du fond d’un cachot, fit raisonner sourdement les voûtes. Ce seul mot nous fit trembler ; Mais le cri de Durand et ce nom d’Ernest me donnèrent une secousse que je ne puis définir. Ernest ! m’écriai-je. Sa présence me paraissait tellement impossible que je crus Durand en délire.

Cependant l’espérance entrait dans mon ame. Avec quelle impatience j’attendis le lendemain ! Je passai la nuit entière tenant Edvinski sur mon cœur, qui battait avec violence ; et qu’elle nuit grand Dieu ! que celle dont l’aurore soulève le voile de nos destins !

Enfin l’instant terrible arriva ; celui du jugement général. Je ne crois pas que la trompette de l’Ange redouté, sonnant dans le dernier jour des mortels produise un effet plus effrayant, que le bruit des gonds et ferremens de la grande porte des Juges du Tribunal, qui s’ouvrit pour nous. Plusieurs torches parcoururent lentement les souterrains. Ceux qui les portaient ordonnaient aux prisonniers de paraître à un petit guichet de fer pratiqué au-dessus de chaque porte, pendant que d’autres soldats ouvraient les cadenats de ces guichets. Enfin, ce bruit confus de voix sinistres, de ferremens rouillés, de gémissemens et de blasphêmes, cessa au mot de silence ! prononcé par le premier Huissier, et les Juges descendirent sur les marches de la grande porte de leur salle, au bout du souterrain. Un silence d’effroi et d’horreur régna pendant quelques minutes. Alors un des Juges lut un exposé des motifs du jugement, assez long, puis il passa aux sentences particulières. J’étais si saisie que je ne puis me rappeller le contenu des motifs et convictions ; le seul souvenir des sentences m’est resté !

— La Comtesse Pauliska, dit la voix qui avait porté les conclusions… je frémis ! — « mise en liberté, ainsi que son fils et Benoît Durand. » — Je faillis m’évanouir de joye. A peine pus-je entendre les jugemens suivans :

— « Marie-Léopolde Guardia, dite Zéphirina, ancienne Novice à Santa-Maria, condamnée à une détention perpétuelle aux Pénitentes Bleues. — Ce jugement valait une mort lente. L’infortunée fondit en pleurs et ne dit que ces mots : je ne le verrai donc plus.

— « Paolo Guardia, Taillandino, renvoyés à un plus ample informé. Il était évident qu’on avait dessein de les faire échapper par le crédit du Cardinal-Legat.

— « Talbot, Falso et consorts, deux ans de galère à Civita-Vecchia. La protection du Cardinal et de l’Angleterre, avait clairement atténué le jugement de ces prévenus.

Enfin, Théodore-Maximin Salviati, convaincu d’athéisme, d’immoralité, d’attentats sur l’honneur et la vie de plusieurs femmes et enfans, condamné à une détention perpétuelle, dans les plombs des égoûts du Château Saint-Ange.

Non ! s’écrie alors avec un accent plus terrible encore la même voix sépulcrale, qui avait déjà fait raisonner les voûtes, la veille, par le même mot.

Et dans l’instant, une explosion épouvantable se fait entendre ; l’air comprimé des cachots nous suffoque. Les voûtes fendues, brisées à l’extrémité du souterrain, laissent arriver un jour rouge à travers une fumée épaisse : et plusieurs soldats et prisonniers passent en criant que le bastion du Magasin à poudre du Château avait sauté en l’air, au moyen de mêches disposées par Salviati et ses aides[4].

Dans ce désordre horrible, nous fûmes long-tems sans nous reconnaître ; à demi-étouffés, brûlés, comment chercher une issue ! comment former un projet ? Par suite de cet instinct naturel qui nous porte au premier instant, à notre conservation propre, je me trouvai dans la cour pavée, seule. Seule ! quel sens horrible avait ce mot pour moi ! Le cri de la nature se fit entendre dans mon sein, long-tems avant que ma bouche pût le proférer, que mes pieds pussent me soutenir. Je sentis tout-à-coup que je ne vivais pas toute entière et je sortis comme d’un songe, en hurlant le nom d’Edvinski. Je courus en tout sens au milieu des décombres, des brasiers, des flammes dévorantes, rien ! rien ! Les portes avaient disparu, la tour du Greffe était en feu. Je me rappellai alors que l’escalier-tournant descendait précisément sur ma prison où devait être encore mon fils ; dès-lors, plus de réflexions, je m’élance dans le vestibule, et je vois plusieurs soldats immobiles et étouffés sur le lit de camp, par suite des exhalaisons funestes du Magasin à poudre sauté. Rien ne m’arrête. Je hazarde de franchir cette pièce ; bientôt un air brûlant, les flammes qui m’environnent attestent que la tour est embrâsée jusques dans les caveaux. Déjà ma robe prenait feu, je sentais pétiller mes chairs ; mais nul tourment n’égalait ceux de mon cœur. J’allais me précipiter dans l’escalier, quand une femme, un spectre vivant ; mais à demi-brûlé, se présente à moi, sur les dernières marches.

La distance, une fumée horrible, le balancement des flammes, et plus que tout la transformation de cet être à demi-consumé, m’empêchent de le reconnaître d’abord. Je remarque seulement à travers ce voile de feu, que cette femme me fait signe d’une main de m’éloigner, et presse de l’autre contre elle, un phantôme blanc qu’elle porte avec peine. Elle veut crier, aucun son me parvient ; elle tend les bras, ce ne sont déjà plus que des ossemens. Consternée, frappée de pressentimens et de terreur, j’allais néanmoins m’élancer dans les caveaux lorsque le spectre parvient à mes pieds, s’y traîne, ouvre une couverture mouillée dont il enveloppait l’objet serré sur son cœur, et je reconnais qui ? Grand Dieu ! Edvinski sauvé et Zéphirina mourante. Elle avait couvert de son corps cet enfant adoré, elle mourait pour lui ! Généreuse infortunée ! m’écriai-je en fondant en pleurs, je t’accablai, et tu fus plus mère que moi ! — Pour réponse, elle lève sur nous ses yeux desséchés et pleins encore d’expression. Ses lèvres consumées s’ouvrirent vainement plusieurs fois ; enfin elles me font parvenir ces derniers sons plaintifs et déchirans : « pardonnez-moi d’avoir été heureuse en le sauvant ! »


Challiou
Pardonnez-moi d’avoir été heureuse en le ſauvant !

— Pénétrée d’admiration et de douleur je veux relever cette infortunée, je saisis ses mains… juste Ciel ! ses chairs restent en poudre dans les miennes, ses bras de squelette embrassent mes genoux, sa tête s’abaisse, se dissout sur mes pieds, elle expire… Et cet être de feu, au physique et au moral, s’évanouit comme un songe en tombant en poussière.

Saisie jusqu’au fond de l’ame, j’emporte mon fils encore évanoui, et je parviens dans la cour. Là, confondue, anéantie par mes craintes, mes transports et ma reconnaissance, j’arrosai de mes pleurs les marches de cette tour effroyable, tombeau de cette femme exaltée que j’accablai trop long-tems. Que de réflexions funestes m’assaillirent en cet instant ! « Ne jugeons jamais des humains dans le désordre des sens, m’écriai-je ! que d’êtres généreux on méconnaît ! que de remords on rejette ! que d’injustices on se prépare ! » Noyée de larmes, je tombai dans un abattement, un état d’insensibilité, suite de tant de secousses, et j’ignore ce qui se passa depuis ce moment jusqu’à celui je me trouvai dans la première cour du Château entre les bras de Durand, de Morsall, et le croirait-on ? d’Ernest. Ce contraste subit d’adversité et de bonheur faillit m’enlever un reste de raison. Et comment suffire à tant d’impression violentes et accumulées ! Je repris enfin mes forces. Tout l’intérieur du Château était dans un désordre facile à imaginer. Cependant le poste du premier pont-levis était rétabli, et nous ne pûmes sortir que d’après un examen assez scrupuleux de nos personnes. La première frayeur dissipée, on avait porté à ce point une garde très-forte, chargée de prévenir toute évasion ; mais reconnue par le Greffier du Tribunal qui avait encore la sentence, Morsall n’eût pas de peine à obtenir que je me retirasse de suite au logement qu’Ernest m’avait fait préparer. Nous apprîmes, le lendemain, que Salviati, victime de sa propre vengeance, avait péri avec une grande partie de ses compagnons. Quoiqu’il eut calculé la distance où il se trouvait du Magasin à poudre, pour ne point sauter, la disposition des voûtes avait fait écrouler la sienne, et il était resté enseveli sous ses ruines. Talbot, Falso, trop prompts à s’évader, avaient été trouvés blessés dans les décombres et renfermés de nouveau. Ainsi la faulx du tems moissonna enfin les coupables ; ainsi le Ciel fut juste et l’innocence sauvée.


Revenue à moi, à la possibilité de sentir tout mon bonheur, je voulus savoir par quel événement je me trouvais ainsi réunie à Ernest. Ses vêtemens lugubres m’indiquaient assez qu’il était libre ; mais comment avait-il pu connaître ma captivité, et venir si généreusement m’y arracher ? Morsall m’expliqua alors, qu’après l’événement cruel qui m’avait fait retomber dans les mains du Baron d’Olnitz, et de là dans les fers du Tribunal, tremblant pour mon sort, sans ressources pour y remédier, et faire des démarches si urgentes, il s’était hâté d’après l’avis de Durand, d’en écrire à Ernest, à Molsheim ; que cet ami constant, instruit de mon malheur, n’avait pas perdu un instant pour accourir prodiguer sa fortune et ses soins afin de démontrer mon innocence, et que ma liberté était encore plus l’ouvrage de l’amour que de leur amitié. « Ah ! ne parlons encore que d’amitié, dit Ernest en soupirant, et jettant les yeux sur ses crêpes : je dois un long hommage à la tendre et infortunée Julie. Son cœur n’était pas de ce siècle. Une jalousie extrême l’a minée lentement, et l’a conduite au tombeau. Aucuns soins, aucuns témoignages de tendresse n’ont pu dissiper un fond de mélancolie, suite de la persuasion de mon indifférence pour elle, et d’un attachement pour vous. Elle n’est plus, et si je ne pus lui donner mon amour, je dois des larmes éternelles à sa candeur, à sa tendresse inépuisable. »


Après plusieurs mois d’une liaison amicale et si douce après tant d’orages, un nœud plus saint encore vient de me lier à Ernest, et nous nous trouvons tous rassemblés à Lausanne, au sein de l’aisance et de la paix. — Là, épouse chérie, mère fortunée, si je verse quelque pleurs de confusion au souvenir de tant d’humiliations peu méritées, ils sont essuyés par l’amour, par des amis véritables et par le charme consolant d’une conscience pure et irréprochable.


Fin du Second et dernier Volume.


  1. Cette doctrine absurde et barbare est celle d’une Secte nouvellement établie à Turin. Au surplus les Dames sont invitées à passer tout ce paragraphe.
  2. On sait que l’Abbé Spalanzani a prouvé la possibilité de créer sans le commerce du sexe masculin.
  3. Cette expérience, qui est le comble de la folie, n’en est pas moins actuellement en vogue et a été transportée de Berlin à Paris.
  4. Tous les papiers ont parlé récemment de cette explosion d’un Magasin à poudre du Château Saint-Ange ; accident dont la cause véritable était inconnue.