Pauvre Blaise/16

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Librairie Hachette et Cie (p. 254-265).



XVI

L’Obéissance


Jules avait été reçu sèchement par sa mère quand il alla lui dire bonsoir ; pourtant elle l’embrassa en souriant.

« J’espère, lui dit-elle, que tu retrouveras le bon sens que t’a fait perdre la maladie, et que tu ne recommenceras pas le coup de théâtre dont tu m’as gratifiée ce soir. Quant à ton nouvel ami, qui n’est pas une société convenable pour toi, je te prie d’aller dès demain lui signifier que je lui défends de mettre les pieds chez moi, chez Hélène, chez toi. Si ton père veut le recevoir, je ne puis l’en empêcher ; mais je ne laisserai pas ce petit paysan s’établir chez moi ni chez mes enfants.

— Je vous obéirai, maman, répondit Jules avec tristesse, mais ce que vous m’ordonnez m’est fort pénible et m’enlève une grande consolation.
La comtesse.

Depuis quand as-tu besoin de consolation ?

Jules.

Depuis que j’ai senti combien j’avais été mauvais, et combien j’avais offensé le bon Dieu.

La comtesse, souriant.

À merveille, mon ami ! vous voilà maintenant devenus bien dévots, ton père et toi ! On ne parle plus que pour prêcher. Mais je te prie de me faire grâce de tes sentences religieuses ; je ne suis pas encore arrivée au point de vous comprendre.

— Oh ! maman ! s’écria involontairement Hélène.

La comtesse.

Est-ce que tu vas te mettre aussi de la partie ? tu sais que je ne supporte pas tes remontrances. Pense comme ton père et ton frère, prie avec eux si cela te fait plaisir, mais au moins que je ne le voie ni l’entende. Adieu, mes enfants, laissez-moi seule ; je suis fatiguée. »

Jules et Hélène se retirèrent dans leur appartement ; leurs chambres se touchaient. En entrant dans celle de Jules, ils virent le comte qui les attendait.

Le comte.

Eh bien ! mes enfants, votre mère est-elle revenue sur sa première impression ? a-t-elle enfin compris la beauté et la noblesse de ton aveu, Jules, et pardonne-t-elle au pauvre Blaise la part qu’il a prise dans notre amélioration ?

Jules.

Je crois que non, papa ; maman a parlé comme au salon ; la pauvre Hélène a même été grondée pour avoir dit un : oh ! maman ! trop expressif.

— Pauvre Hélène ! dit le comte en lui passant la main sur la tête à plusieurs reprises. Pauvre Hélène, répéta-t-il d’un air triste et pensif, tu as dû souffrir tous ces temps-ci.

Hélène.

Papa, j’étais au couvent ! ces dames sont si pieuses et si bonnes ! mes compagnes étaient si bonnes aussi ! J’étais heureuse là-bas.

Le comte.

Et ici ?

Hélène.

Ici ?… je ne sais pas encore, papa ; cela dépendra de vous et de Jules.

Le comte.

Ma pauvre enfant, tout ce que je pourrai faire pour ton bonheur sera fait ; tu dois voir le changement qui s’est opéré en moi. Ma vieille humeur, mon ancienne sévérité, ma constante froideur ont disparu. Tu n’auras plus peur de moi, je pense.

— Oh ! non, non, papa, dit Hélène en se jetant dans ses bras ; je vous aimerai de tout mon cœur et je vous le dirai sans crainte.

Jules.

Ce sera tout comme Blaise, qui embrasse papa à présent comme s’il était son vrai père.

— Blaise embrasse papa ? dit Hélène en riant. Oh ! que c’est drôle ! Je voudrais voir cela.

Le comte.

Tu le verras demain, si tu veux venir avec nous chez Anfry.

Hélène.

Mais quel changement, mon Dieu ! Jamais je n’aurais cru possible que Blaise osât embrasser papa !

Jules.

Tu le comprendras, Hélène, quand je t’aurai raconté ce que nous devons à Blaise et quelles sont ses admirables vertus ; pour moi il a été un véritable ami.

Le comte.

À demain le reste de la conversation, mes chers enfants. Tu dois être fatiguée du voyage, mon Hélène ; et toi, mon ami, de toute ta soirée.

Jules.

Oui, papa, je me sens fatigué ; je ne serai pas fâché de me coucher.

Hélène.

Et moi aussi, je retrouverai mon lit avec plaisir. Bonsoir, mon cher papa, bonne nuit et à demain.

Le comte.

À demain, ma fille ! que le bon Dieu te bénisse ! Adieu, Jules ; adieu Hélène. »

Puis on se dit bonsoir et l’on se sépara.

Quand Jules fut seul avec son père, il alla à lui, l’enlaça tendrement dans ses bras et lui dit :

« Papa, prions ensemble pour maman ; demandons au bon Dieu qu’il la change comme il nous a changés… Je puis bien vous dire cela, papa, n’est-il pas vrai ? Avec vous je pense tout haut, et je ne puis m’empêcher de trouver que c’est un grand malheur pour maman que d’être comme elle a été ce soir. »

Le comte ne répondit pas, mais les larmes qui roulèrent dans ses yeux firent voir à Jules que son père pensait comme lui.

« Prions », dit seulement le comte ; et il se mit à genoux près de son fils.

Pendant qu’ils priaient tous deux, la comtesse, un peu inquiète de ne pas avoir vu son mari depuis le mécontentement qu’il lui avait témoigné, et l’ayant inutilement cherché dans sa chambre et dans celle d’Hélène, entra chez Jules et resta immobile à la vue de son mari à genoux près de son fils ; aucun des deux ne l’entendit entrer. La comtesse resta quelques minutes incertaine de ce qu’elle ferait ; après quelque hésitation, elle referma doucement la porte et se retira toute pensive dans sa chambre.

« Ils sont fous, se dit-elle ; cette maladie de Jules a positivement altéré leur raison… Je ferai venir mon médecin un de ces jours et je les ferai soigner… Hélène aussi tourne à la bizarrerie. Ne me parlait-elle pas l’autre jour du bonheur de la vie religieuse ? Ils vont achever de lui faire perdre l’esprit… Si je pouvais les empêcher de la voir, mais c’est impossible !… Un père et un frère !… Il y aurait bien un moyen !… Ce serait de l’emmener faire un voyage en Suisse… Oui… Mais il faut attendre la première communion de Jules ; je ne puis m’en aller avant. » Et la comtesse se coucha avec la résolution de prendre patience, de laisser faire jusqu’après la première communion, et ensuite d’enlever Hélène à cette influence qu’elle croyait fâcheuse.

Le comte emmena le lendemain ses enfants pour voir Blaise. Ils entrèrent chez Anfry.

« C’est singulier que Blaise ne nous ait pas vus arriver, dit le comte. Il aurait dû penser que nous viendrions chez lui, puisqu’il ne peut pas venir chez nous. »

Mais Blaise n’y était pas. Le comte appela Anfry, qui travaillait au jardin.
Le comte.

Où est Blaise ? Serait-il déjà sorti ?

Anfry.

Il y a longtemps, monsieur le comte.

Le comte.

Où est-il allé ?

Anfry.

À l’église, monsieur le comte. Il a passé une triste nuit, et il a été chercher sa consolation près du bon Dieu ; c’est assez son habitude, vous savez.

Le comte.

Allons le rejoindre, mes enfants ; nous aussi nous avons besoin de force et de consolations. »

Le comte salua Anfry et se dirigea vers l’église, qui se trouvait près de là. Ils y entrèrent sans bruit, s’agenouillèrent dans un banc et aperçurent Blaise à genoux sur la dalle, la tête dans les mains et paraissant ne rien voir ni entendre. Ils attendirent longtemps un mouvement qui indiquât qu’il avait terminé sa fervente prière, mais Blaise ne bougeait pas ; il ne calculait pas le temps quand il priait. Enfin, il laissa retomber ses mains, releva lentement la tête et dit à mi-voix :

« Oui, mon Dieu, mon bon Jésus, mon cher Sauveur, j’obéirai ; je ferai le sacrifice ; je ne chercherai plus à les voir qu’à de rares intervalles ; je mettrai dans mes paroles, dans mes actions, la réserve d’un serviteur vis-à-vis de ses maîtres. Mon Dieu, protégez-les, ces maîtres si chers ! Mon cher M. le comte, mon bon M. Jules ! continuez, mon Dieu, à les éclairer, à les diriger vers le bien. Et cette bonne Mlle  Hélène ! qu’elle me remplace près d’eux ! Mon Dieu, changez le cœur de Mme  la comtesse ; encore une âme à sauver, mon bon Jésus ! cela vous est si facile ! Faites qu’elle vous aime, et tout sera bien. »

Blaise se prosterna à terre, se releva, essuya ses yeux bouffis de larmes, fit un grand signe de croix, et, se retournant pour s’en aller, il aperçut le comte et ses enfants. Son visage s’éclaira ; il fut sur le point de courir à eux, mais le respect pour la maison de Dieu contint ce premier mouvement. Le comte s’était levé en même temps ; il se dirigea vers la porte suivi de ses enfants et de Blaise. Ce ne fut qu’après être sorti de l’église que Blaise, poussant un cri de joie, se jeta dans les bras que lui tendait le comte, à la grande satisfaction d’Hélène, qui les regardait en riant.

Hélène.

Tu n’as donc plus peur de papa, Blaise ?

Blaise.

Peur ? Vous voyez si j’en ai peur, mademoiselle Hélène. Peur ? Peut-on avoir peur de ceux qu’on aime tant ?

— Je te remercie de ta prière, mon cher enfant, lui dit le comte en lui serrant les mains.

— Vous m’avez entendu ! dit Blaise en rougissant. J’ai donc parlé tout haut ?

Le comte.

Pas tout à fait haut, mais assez pour que nous t’ayons entendu.

Blaise.

Monsieur le comte, je viens de promettre au bon Dieu de ne rien faire de ce qui pourrait déplaire à Mme  la comtesse ; non seulement je ne chercherai pas à voir souvent M. Jules et Mlle  Hélène, mais encore je les éviterai, je les fuirai, s’il le faut…

Jules.

Nous fuir ? Ah ! Blaise ! tu ne m’aimes donc pas ?

Blaise.

Si vous saviez ce qu’il m’en coûte, cher monsieur Jules ! De grâce, je vous le demande avec instance, n’ébranlez pas ma résolution ; aidez-moi, au contraire, à la tenir. Mais, voici la pensée que m’a suggérée le bon Dieu, ou tout au moins mon bon ange. M. le comte n’est pas obligé d’obéir à Mme  la comtesse, lui qui commande, qui est le maître. Alors, monsieur le comte, vous viendrez me voir, et vous amènerez quelquefois M. Jules et Mlle  Hélène, n’est-ce pas ? Pardonnez-moi si j’en demande trop ; c’est que je ne vous cache pas mes pensées, et il me semble que celle-ci n’est pas coupable ni pour moi, ni pour M. Jules, ni pour Mlle  Hélène.

— Ni pour moi, dit le comte en riant. Oui, mon ami, ta pensée est bonne, et je la mettrai à exécution ; je viendrai te voir souvent, très-souvent, et j’amènerai parfois mes prisonniers, à moins qu’ils ne m’échappent en route.

Jules.
Oh ! moi, je m’échapperai bien sûr, mais ce sera pour courir au-devant de Blaise.
Le comte.

Quand nous viendrons te voir, ce sera toujours de midi à deux ou trois heures.

Blaise.

C’est au mieux, tous les jours je vous attendrai ; quand je ne vous aurai pas vus, je vous espérerai pour le lendemain.

Le comte.

Et je crois que tu ne seras pas souvent trompé dans ton attente, mon ami. »