Pauvre Blaise/18

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Librairie Hachette et Cie (p. 280-291).



XVIII

La Comtesse de Trénilly


La comtesse était restée debout au milieu de sa chambre, surprise et troublée des paroles de Blaise, de l’accent digne et ferme qui l’avait dominée malgré elle, et de l’explosion de chagrin qui avait terminé ses paroles.

« Ce refus est singulier, se dit-elle ; je lui offre tout un avenir… et il ne l’accepte pas… Il a même rejeté mes propositions avec une certaine indignation… C’est dommage que tout cela vienne d’un fils de portier… Ce serait beau et noble dans une classe plus élevée… Je commence pourtant à comprendre l’empire qu’il exerce sur mon mari et sur mes enfants… En vérité, j’ai moi-même été presque convaincue, presque attendrie… Me serais-je trompée ; serait-il vraiment le beau et noble cœur que me dit mon mari ?… Mais non ! impossible ! Un fils de portier… C’est absurde… »
La comtesse.

La comtesse resta longtemps pensive et indécise ; elle se résolut enfin à laisser aller les choses, à observer Blaise et ses enfants, et à agir en conséquence.

« Si ce garçon ment à la promesse qu’il m’a faite, s’il cherche à voir mes enfants à mon insu, je n’aurai aucune pitié pour lui, je le chasserai avec ses parents… Mais s’il est fidèle à sa parole, s’il accepte avec loyauté et résignation le chagrin que je lui impose, dit-elle, alors… alors, je verrai ce que j’aurai à faire. »

Et la comtesse, secouant la tête, chercha à ne plus penser à Blaise. Elle prit un livre et se mit à lire, sans pouvoir, toutefois, chasser de son esprit l’image de Blaise indigné, mais calme, puis sanglotant et désolé.

Au retour de la promenade, les enfants avaient couru chez le comte, dont ils recherchaient la compagnie autant qu’ils l’évitaient jadis. Ils le trouvèrent triste et pensif ; tous deux se jetèrent à son cou, en lui demandant la cause de sa tristesse.

« C’est encore un sacrifice à faire, mes pauvres enfants, dit le comte en les embrassant avec tendresse : votre maman a défendu à Blaise de vous voir, soit chez lui, soit ailleurs ; le pauvre garçon a promis d’obéir ; il m’a demandé de lui venir en aide pour tenir sa promesse ; je le lui ai promis, quelque pénible et douloureuse que me soit cette contrainte. Je ne crois pas pouvoir mieux l’aider qu’en vous communiquant cette résolution si pénible. Je suis certain que ni toi, ma bonne Hélène, ni toi, mon pauvre Jules, vous ne chercherez à le faire manquer à sa parole, et que vous n’augmenterez pas son chagrin en l’obligeant à repousser les occasions de rapprochement que vous lui offririez.

— Pauvre Blaise ! pauvre Blaise ! s’écrièrent Hélène et Jules, les yeux pleins de larmes. Vous avez raison, papa, ajouta Jules ; nous ne devons pas rendre son sacrifice plus douloureux en le forçant à nous fuir. Nous éviterons de passer devant sa maison, et nous ne lui ferons même rien dire par vous, pour ne pas lui donner la tentation de répondre ou le chagrin de ne pas répondre. Mais vous lui direz, papa, combien cet effort m’est pénible, avec quelle tristesse, quel regret je penserai à lui, à nos bonnes conversations d’autrefois. Pauvre Blaise ! il souffre de cette séparation injuste et cruelle. Je ne comprends pas comment maman peut être si injuste pour cet excellent garçon. Elle devrait l’attirer, au lieu de le repousser ; l’aimer, au lieu…

Le comte.

Jules, Jules, respecte ta mère, mon enfant ; conforme-toi à ses ordres sans les juger, sans les blâmer. Souviens-toi que nous-mêmes nous avons partagé ses préventions, qu’il y a peu de semaines encore je défendais à Blaise l’entrée du château, que c’est ta maladie qui a tout changé, et que, sans tes aveux, le pauvre garçon souffrirait encore de l’opinion si fausse que j’avais de lui.

Jules.

Oui, papa, tout cela par ma faute, par suite de mes méchancetés, de mes calomnies contre ce bon Blaise. Je l’ai toujours estimé et respecté, parce que je l’ai connu dès le commencement ; mais je l’ai perdu de réputation par jalousie, et par la malveillance que j’éprouvais contre tous ceux qui étaient bons. La pauvre Hélène sait ce que j’étais ; c’est le remords qui m’a rendu malade, et je suis sûr que ce sont les prières de mon cher Blaise qui ont changé mon cœur… et le vôtre, ajouta-t-il en embrassant tendrement son père. N’est-il pas vrai, papa, que nous sommes bien changés ?

Le comte.

Oui, mon cher enfant. Et maintenant, au lieu de nous irriter contre ta mère, prions le bon Dieu qu’il lui ouvre les yeux, comme il l’a fait pour nous. »

Quelques instants après, le comte et les enfants entrèrent au salon, où ils trouvèrent la comtesse qui les attendait pour entrer en même temps qu’eux dans la salle à manger. Elle regarda attentivement les enfants, baissa les yeux en considérant leurs yeux rouges et leurs visages attristés ; levant les yeux sur son mari, elle se sentit rougir devant sa physionomie sévère et pensive.

« Allons dîner, dit-elle en se levant ; j’ai hâte d’avoir fini.

— Serait-il plus tard que je ne pensais ? dit le comte. Il me semble que nous sommes exacts à l’heure comme d’habitude.

— Ce n’est pas pour rassasier ma faim que je désire voir le dîner fini ; mais pour pouvoir me retirer chez moi.

— Seriez-vous souffrante, Julie ? dit le comte avec empressement.

La comtesse.

Non, pas souffrante, mais ennuyée, excédée de ce petit Blaise, qui vous a tous ensorcelés, et qui est cause de vos mines allongées et attristées.

Le comte.

En quoi Blaise est-il cause de nos sottes mines ?

— En quoi ? vous demandez en quoi ? s’écria la comtesse avec chaleur. N’est-ce pas depuis que je lui ai défendu de venir au château que vous êtes tous trois comme des âmes en peine ?…

— Ou des ânes en plaine, comme le disait une dame de votre connaissance, interrompit le comte en riant.
La comtesse.

Laissez-moi parler ; vos interruptions ne m’empêcheront pas de dire que Blaise est un sot, qu’il vous a rendus tous aussi sots que lui, et que je vois très-bien que vous prenez aujourd’hui des airs de martyrs, parce que ce petit bonhomme a été se plaindre à vous de la défense que je lui ai faite de voir mes enfants, défense que je maintiendrai et que je saurai faire respecter.

— Vous n’y aurez pas grand’peine, Julie, répondit le comte avec calme, car Hélène et Jules sont très-décidés…

— À me désobéir sous votre protection ? interrompit la comtesse avec vivacité.

— À vous obéir, répondit le comte avec froideur, et à aider Blaise, par leur obéissance, à exécuter vos ordres, qu’il respecte, et dont il m’a donné connaissance, comme c’était son devoir de le faire. Il n’a porté aucune plainte contre vous ; il a pleuré parce qu’il souffrait, mais sans aucun sentiment amer contre vous, qui causiez sa souffrance. »

La comtesse se troubla et rougit ; elle passa dans la salle à manger. Le dîner fut silencieux ; la comtesse chercha plusieurs fois à engager la conversation ; elle fut aimable et prévenante, contrairement à son habitude, cherchant à égayer Hélène et Jules, et à dérider son mari.

« Vous avez repris votre air terrible, mon ami, dit-elle à son mari en rentrant au salon ; vous l’aviez perdu à mon retour ; j’espère que vous ne le garderez pas ; vous me faites peur, ce soir.

— Hélène et Jules ne me craignent plus, répondit le comte en serrant ses enfants dans ses bras ; ils savent que tout est changé en moi, et que mon air sévère, que je regrette et que je me reproche, n’est plus que le symptôme extérieur d’une tristesse que je ne puis vaincre. Vous me comprendrez un jour, je l’espère, ma chère Julie, et vous serez alors, comme moi, triste du passé et heureuse du présent. »

La comtesse répondit légèrement au serrement de main du comte ; elle rougit encore, réfléchit quelques instants, et, se tournant vers Jules, elle lui dit avec effort :

« Jules,… je suis fâchée du chagrin que je te cause ; si j’avais de Blaise l’opinion qu’en a ton père, je n’aurais jamais défendu son intimité avec toi,… quoiqu’il ne soit que le fils d’un portier, ajouta-t-elle par réflexion ; mais… c’est pour toi, pour Hélène… que je crains… que je crois… que je veux éviter… »

La comtesse s’arrêta, ne sachant comment achever, et craignant d’en avoir trop dit ; son mari l’encourageait par un affectueux sourire ; ses « Vous avez repris votre air terrible », dit la comtesse à son mari. enfants la regardaient avec des visages pleins d’espérance.

« Je maintiens ma défense, dit-elle avec plus de décision, jusqu’à ce que j’aie éprouvé l’obéissance de Blaise. »

Les visages perdirent leur expression joyeuse ; la comtesse resta troublée et gênée ; Hélène prit son ouvrage, Jules son crayon, le comte son journal, et la comtesse son livre, qu’elle lisait des yeux et sans savoir ce qu’elle avait lu ; sa pensée était toute au bon mouvement qu’elle avait repoussé et au regret de ne pas l’avoir écouté.