Pauvre Blaise/5

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Librairie Hachette et Cie (p. 52-59).


V

Un Malheur.


Un jour, Blaise bêchait et arrosait le jardin d’Hélène, lorsqu’ils entendirent des cris perçants qui provenaient d’une maison placée de l’autre côté du chemin, et habitée par une pauvre femme et ses cinq enfants. Blaise jeta sa bêche et courut vers la maison d’où partaient les cris ; Hélène l’avait suivi ; ils arrivèrent au moment où la pauvre femme retirait d’une mare pleine d’eau son petit garçon de deux ans, qu’elle avait laissé jouer dans un verger au milieu duquel était la maison. Dans un coin du verger elle avait creusé une petite mare pour y laver le linge de son plus jeune enfant, âgé de trois mois. Elle était rentrée pour faire manger au petit sa bouillie, et, pendant cette courte absence, celui de deux ans était tombé dans la mare ; il n’avait pas pu en sortir, et il avait été noyé. La mère poussait des cris perçants. Les voisins accoururent ; les uns soutenaient la mère, qui se débattait en convulsions, les autres avaient ramassé l’enfant, le déshabillaient et essuyaient l’eau qui coulait de ses cheveux et de tout son corps. Blaise courut à toutes jambes chercher un médecin. Hélène, quoique saisie et tremblante, aidait à essuyer l’enfant et à l’envelopper de linges chauds et secs. Elle pensa ensuite que d’autres voisines de la pauvre femme, pourraient, en attendant le médecin, aider à rappeler la vie et la chaleur dans le corps de ce pauvre petit, et elle courut les prévenir du malheur qui était arrivé. Deux habitants du voisinage, M. et Mme Renou, prirent chez eux différents remèdes qui pouvaient être utiles, et entrèrent chez la pauvre femme. Pendant que Mme Renou cherchait à consoler et à encourager la malheureuse mère, M. Renou fit étendre l’enfant sur une couverture de laine, devant le feu ; on le frotta d’eau-de-vie, d’alcali, de moutarde, on lui fit respirer des sels, de l’alcali ; on employa tous les moyens usités en de pareils accidents, mais sans succès : l’enfant était sans vie et glacé. Quand son malheur fut certain, la pauvre femme se jeta à genoux devant le corps de son enfant, le couvrit de baisers et de larmes, le serra dans ses bras en l’appelant des noms les plus tendres. On voulut vainement la relever, lui enlever son enfant ; elle le retenait avec force et ne voulait pas s’en détacher. Enfin elle perdit connaissance et tomba dans les bras des personnes qui l’entouraient. On profita de son évanouissement pour la déshabiller, la coucher dans son lit et emporter l’enfant dans une chambre voisine. La bonne petite Hélène n’avait pas été inutile pendant cette scène de désolation : elle berçait et soignait le petit enfant de trois mois, dont personne ne s’occupait, et qui criait pitoyablement dans son berceau. Hélène finit par le calmer et l’endormir.

Quand tout fut fini pour l’enfant noyé et qu’on l’eut posé sur un lit, enveloppé de couvertures, le médecin arriva.

« Eh bien ! dit-il, l’enfant respire-t-il encore ?

— Je le crois mort, dit Mme Renou ; mais il y aurait peut-être à employer des moyens que je ne connais pas ; essayez, monsieur ; et tâchez de rappeler cet enfant à la vie. »

Le médecin découvrit le corps, appliqua l’oreille contre le cœur ; après un examen de quelques minutes, il se releva.

« L’enfant est bien mort, dit-il ; je n’entends pas les battements de son cœur.

— Mais n’y aurait-il pas quelque remède qui pourrait le ranimer ?

— Je n’en connais pas. Faites ce que vous avez déjà fait : soufflez de l’air dans la bouche, frottez le corps d’alcali, mettez des sinapismes, tâchez de ranimer les battements du cœur ; mais je crois que tout sera inutile, car l’enfant est mort, sans aucun doute. »

En disant ces mots, jetant à la mère désolée un regard de compassion, il quitta la chambre et alla voir d’autres malades. Mme Renou, désolée de cet arrêt du médecin et de son prompt départ, s’écria :

« Un peu de courage encore ! On a vu faire revenir des noyés après deux heures de soins ; nous n’avons pas réussi jusqu’à présent, mais nous serons peut-être plus heureux en continuant. »

Mme Renou, aidée des voisins charitables qui n’avaient cessé de donner tous leurs soins à la mère et à l’enfant, recommença ce qui avait été vainement essayé depuis une heure. La pauvre mère reprit quelque espoir en voyant continuer les secours que l’arrivée du médecin avait interrompus.

Pendant plus d’une heure encore, on ne cessa de frictionner, réchauffer l’enfant, mais sans obtenir aucun bon résultat. Quand Mme Renou vit l’inutilité de leurs efforts, elle enveloppa l’enfant dans des linges qui devaient être son linceul, et elle le laissa sur le lit de la chambre où il avait été transporté.

« Mon enfant, mon cher enfant ! s’écria la mère en voyant revenir Mme Renou, vous l’avez abandonné.

— Tout est fini, ma pauvre femme, dit Mme Renou. Le Bon Dieu a repris votre enfant pour son plus grand bonheur ; il est au ciel, où il prie pour vous et pour ses frères et sœurs.

— Mon enfant, mon cher petit enfant ! cria la pauvre mère en sanglotant ; le perdre ainsi ! le voir mourir sous mes yeux, à dix pas de moi ! Oh ! c’est trop affreux ! J’aurais été moins désolée de le voir mourir dans son lit.

— Ma pauvre femme, pensez que si votre enfant était mort dans son lit, c’eût été par maladie, et que vous l’auriez vu souffrir cruellement pendant plusieurs jours ; c’eût été plus terrible encore ; le bon Dieu vous a épargné cette douleur. »

Pendant longtemps encore, Mme Renou resta près de la pauvre femme sans pouvoir calmer son désespoir. Elle la quitta enfin, la laissant aux mains des voisines, dont les consolations furent plus rudes, mais plus efficaces.

« Voyons, ma bonne Marie, lui dit l’une, vous n’êtes pas raisonnable ; puisque le bon Dieu le veut, vous ne pouvez l’empêcher.

— À quoi vous sert de vous désoler ainsi, dit l’autre ; ce ne sont pas vos cris ni vos pleurs qui feront revivre l’enfant.

— Soyez raisonnable, dit la troisième, et voyez donc qu’il vous reste encore quatre enfants ; il y en a tant qui n’en ont pas.

— Et le pauvre innocent qui, en se réveillant, aura besoin de votre lait ; quelle nourriture vous lui donnerez en vous chagrinant comme vous le faites !

— On fera de son mieux pour vous soulager, ma pauvre Marie ; tenez, voyez Mme Désiré qui prend votre enfant et qui va le nourrir avec le sien. »

En effet, Mme Désiré Thorel, bonne et gentille jeune femme qui demeurait tout près, et qui avait un enfant au maillot, était accourue à la première nouvelle du malheur arrivé à Marie. Elle avait aidé avec bonté et intelligence Mme Renou dans les soins donnés à l’enfant noyé ; au réveil du petit, qu’Hélène avait endormi, elle le prit, l’enveloppa de langes et l’emporta chez elle pour le nourrir et le soigner avec le sien ; elle ne le reporta que plusieurs heures après, lorsque la mère, revenant un peu à elle et au souvenir de ses autres enfants, demanda ce dernier petit, le seul qui pût être près d’elle ; les autres étaient à l’école ou dans une ferme, où on les employait à garder des dindes et des oies.

Pendant plusieurs jours, elle fut inconsolable ; le temps agit enfin sur son chagrin comme il agit sur tout : il l’usa et le diminua insensiblement. Mme Renou et Hélène allèrent tous les jours et plusieurs fois par jour lui donner des consolations, adoucir sa douleur et pourvoir à ses besoins et à ceux de sa famille. Hélène s’occupait des enfants, les peignait, les lavait ; elle rangeait les vêtements épars, mettait de l’ordre dans le ménage, pendant que Mme Renou causait avec Marie et cherchait à lui donner la résignation d’une pieuse chrétienne soumise aux volontés de Dieu.

Jules profitait des absences plus fréquentes d’Hélène pour multiplier ses sottises, dont le pauvre Blaise était toujours l’innocente victime, comme on va le voir dans les chapitres suivants.