Pauvre petite !/V

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Paul Ollendorff (p. 67-84).
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V



Je me demande pourquoi j’écris ces lignes ? Louise était mon amie, et c’est peut-être la trahir ? Mais non, car ceci est l’histoire d’une vie bien souvent vécue. Combien, hélas ! qui me liront, croiront se reconnaître ? Aucune particularité ne soulève le voile dont je la couvre, et, d’ailleurs, Louise est morte.

J’espère aussi, en écrivant ces souvenirs, faire un peu réfléchir les jeunes cervelles féminines qui les liront, car la névrose est une maladie plus morale que physique et dont le véritable remède est de savoir résister à des désirs… inavouables !

Il est toujours délicat de se mettre en avant, mais je vais dire une histoire qui a influé et qui influera sur toute ma vie. On en pourra tirer telle conclusion que l’on voudra.

Avec mon père, habitait une vieille tante, sœur de ma grand’mère. Elle avait élevé mon père, qui avait été lui-même de bonne heure orphelin ; et il avait pour elle une grande vénération. Depuis longtemps elle vivait retirée dans sa chambre, car elle avait prématurément vieilli, et ses facultés mentales en avaient souffert. Elle avait dû être très belle, et lorsque j’étais toute petite, j’aimais beaucoup jouer avec elle. On nous laissait ensemble des journées entières ; je lui portais mes jouets de prédilection… elle me souriait si doucement, pauvre vieille tante !

Un jour qu’on m’avait donné une poupée magnifique, je m’empressai de lui montrer ce superbe cadeau.

— Regardez, tante, quels beaux yeux a ma fille ! quels beaux cheveux blonds ! Voyez, elle est presque aussi grande que moi !

Tante n’eut pas son beau sourire habituel ; une sombre pensée sembla lui traverser l’esprit, sans doute un souvenir cruel !… Elle prit la poupée, se mit à l’examiner… puis, levant d’abord les yeux au ciel, elle l’attira vers elle en l’appelant : « Georges, mon bien-aimé Georges ! » et elle l’embrassa longuement… longuement… Tout à coup, fronçant les sourcils, elle la rejeta violemment à terre et, se renversant dans son fauteuil, elle se mit à pleurer en criant : « Parbleu ! parbleu !… »

Je me précipitai pour voir si ma pauvre poupée ne s’était pas cassée dans sa chute terrible… Pendant ce temps, on était accouru au bruit des sanglots de ma tante, et on m’emmena vivement sans même me laisser le temps de lui dire au revoir !

Cette scène m’avait vraiment impressionnée. « Qu’a donc pensé ma tante, me disais-je, ma poupée lui plaisait, et elle s’est fâchée presque aussitôt ? J’irai et je lui demanderai. » J’avais assez de malice pour flairer un mystère, et je ne fis part de mes observations à personne.

Quand je retournai près de ma vieille tante, je ne pris pas ma poupée, elle n’eut pas l’air de s’en apercevoir, et nous jouions depuis quelques minutes, lorsque je lui dis :

— Tante, pourquoi vous êtes-vous fâchée l’autre jour ?

— Je ne me suis pas fâchée, mon enfant, répondit-elle.

— Mais si, tante, vous avez embrassé ma belle poupée, et vous l’avez jetée, après, si rudement sur le plancher, que j’ai cru la ramasser en morceaux !

— Tu me la rapporteras encore, n’est-ce pas ?

— Alors il ne faudra plus la jeter par terre ?

— Oh ! non, je l’aime trop !

— Vous l’aimez ? C’est drôle ! Moi aussi.

— Toi aussi ? ah ! je te le défends, entends-tu ? Si je ne l’avais pas aimé, lui, il n’aurait pas brisé ma vie ! Si je n’avais pas écouté son langage d’amour, je n’aurais pas la vue affaiblie par les pleurs de ma jeunesse ! Oh ! non, non, ne l’aime pas ! Il te persuadera, il mentira, et quand tu entendras à ton oreille murmurer un serment qui lie les âmes ; quand tu sentiras son bras enlacer ton être et attirer ton cœur vers son cœur, repousse-le et va-t’en ; sans quoi, tes lèvres closes par ses lèvres te feront oublier ta vie pour vivre de la sienne ; et quand il se sera saturé de ton ivresse, tu le verras se retirer en souriant. Ce sourire te semblera insultant et tu lui demanderas s’il te méprise. Alors il te répondra en haussant les épaules : « Parbleu. ! »

Puis elle recommença à pleurer comme la veille. On m’emmena avec la même précipitation, et depuis, on ne m’a jamais laissée seule avec ma tante. Cette scène a eu sur ma vie une énorme influence ; car je l’ai toujours présente à ma mémoire, surtout depuis que j’ai pu la comprendre. De sorte que, connaissant malheureusement les amours de Louise, il me semblait toujours entendre dom Pedro, sortant de ses baisers, le lui dire ce terrible : Parbleu !

Ils le disent tous, ce mot de mépris, entendez-vous, mes sœurs tombées ou entraînées vers la chute ? Ils le disent tous, et c’est pour vous le faire entendre que je laisse ma plume dominer ma volonté, pour fixer ici ces pensées.

. . . . . . . . . . . . .

L’hiver revint et, avec lui, cet enchaînement de plaisirs qui fait, dit-on, de Paris, la ville enchanteresse par excellence. De fait, il y a de quoi satisfaire toutes les exigences ; les arts y sont merveilleusement représentés, les esprits légers y trouvent un renouvellement de banalités plus ou moins excitantes ; la science y peut être aussi sévère qu’on le désire ; je ne parlerai point des sens, nos mœurs dégénérées leur faisant la part généreuse !…

Louise effleurait tout et ne jouissait de rien. Seule, la contemplation de dom Pedro la ravissait ; sans lui, tout était mort ; avec lui, tout était vie, et vie souriante et belle !

Et pourtant elle était inquiète ; Mathilde le voyait trop souvent, n’allait-elle pas l’accaparer ? Le pacifique baron ne voulait point le recevoir assez ; c’était toujours sur moi qu’elle déversait le trop-plein de son cœur ; j’essayais de calmer moral et physique, mais, comme chez toute personne déséquilibrée, le moral subissait trop les influences nerveuses, et semblait diriger sa santé même ; depuis quelque temps, elle maigrissait et pâlissait d’une façon inquiétante ; je me hasardai à lui en faire la remarque.

— Oh ! ma pauvre Jeanne, me dit-elle, je crois que dom Pedro m’aime moins ! Il parle de faire un voyage chez lui, en Portugal, où il a de grands intérêts. Autrefois, il n’eût pas admis l’idée d’une séparation aussi longue, pour n’importe quels intérêts !

— Tu ne peux pourtant pas exiger qu’il laisse toute sa fortune dépérir, et se réduise à la mendicité pour te plaire ? Pourras-tu le nourrir alors ?…

— Ne ris pas, je souffre !

— C’est ta faute !

— Non, de grâce, ne parle pas ainsi, je tiens à ton estime !

— Tu n’en as pas l’air !

— Alors, tu me compares à ces filles, qui roulent de honte en honte ?

— Quelle exagération ! Je ne te compare pas, je te prends pour une femme qui a oublié ses devoirs et…

— Et quoi ?…

— Et je le regrette.

— Si tu savais quel grand cœur, quel attachement profond il a pour moi, quel dévouement absolu !…

— Et encore quoi ?

— Et combien je l’aime !

— Allons donc ! Ce mot-là, vois-tu, résume à lui seul cet attachement si profond, ce dévouement si sincère. Oh ! ma chère Louise, je ne te croyais pas si naïve ! Est-ce que toutes les femmes abandonnées par leur amant n’ont pas tenu auparavant ce même langage ?… Pourquoi veux-tu qu’il soit…

— Jeanne, reprit-elle vivement, tu sais quelque chose ? Tu es chargée de me prévenir ?

— Oh ! non !

— N’achève pas. Si dom Pedro ne m’aimait plus, j’en mourrais !

— Mais puisque je te dis qu’il ne m’a pas parlé ?… Mais non !

— Tu dis faiblement ce non. Tu vois, sans doute, que tu as parlé trop brutalement et tu veux me laisser un instant d’espoir !

— Je t’affirme…

— Oh ! Jeanne, c’est mal d’avoir accepté cette mission-là !

— M’écouteras-tu enfin, Louise ? Puisque je t’affirme que je n’ai pas vu dom Pedro. Et d’ailleurs si jamais il me faisait une allusion quelconque sur toi, il ne repasserait jamais le seuil de ma porte !

— Vois-tu, ne me dis rien contre lui, j’aime mieux que tu ne m’en parles pas.

— Bon ! c’est toi qui as commencé ! Tu sais bien pourtant à quel degré il m’est… peu sympathique ?

— Tu as tort, si tu voulais le recevoir davantage, tu saurais l’apprécier, et tu verrais !

— Quel cœur, quel dévouement profond, etc… Connu !

Et cela finissait toujours par des larmes ; j’étais obligée de la consoler, de la remonter, je trouvais à dom Pedro toutes les qualités qu’elle voulait ; pourtant je ne pouvais approuver sa conduite, « pauvre petite », et je me reprochais d’avoir la faiblesse de ne pas lui dire qu’il était un monstre !…