Paysage (Abel Bonnard)

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POESIES.





PAYSAGE


Le jour étend son étoffe
Et l’on voit, sous les ormeaux,
Allongé, le philosophe,
Comme un pâtre sans troupeaux.

Il croit méditer, il laisse
La brise le parfumer,
Et jouit de la mollesse
Sans oser se la nommer.

D’autres vont, loin du bois sombre,
Dans les prés pleins de couleurs,
Car le sage cherche l’ombre,
Le voluptueux, les fleurs.

Les vents sont doux, lents, propices ;
L’herbe rayonne ; l’azur
Ouvre ses grands précipices
Sur le pays calme et sûr.

Le mulet, le long des treilles
Marchant d’un pas en ciseau,
Quand palpitent ses oreilles,
A l’air coiffé d’un oiseau.

Dans la ronce dégrafée
Que la brebis fait plier,
Comme un rustique trophée
Émerge un front de bélier.

La chèvre invente des poses ;
Le chevreau craint le péril
Et sur les vieux rochers roses
Pousse un appel puéril,

Mais la vache, molle et sage,
Laisse, en rêvant sous les cieux,
Le reflet du paysage
Se délayer dans ses yeux.

Dans la campagne indolente
Tout m’attire également,
Et la plus modeste plante
Me jette un enchantement.

J’arrache la graminée
Qui pendait à ce portail,
Et mon âme fascinée
S’abîme dans son détail.

Partout le même vertige
Reparaît et m’engloutit ;
Le calice sur la tige,
C’est un gouffre plus petit.

Je cueille une pâquerette,
Je la contemple, et je puis
Tomber dans cette fleurette
Comme un homme dans un puits

Mais déjà, comme une loque,
Flotte une chauve-souris,
Et dans le soir équivoque
Traînent au loin de longs cris.


Les choses sont inquiètes ;
Les bergers, noirs et douteux,
Reviennent, poussant leurs bêtes
Et leur ombre devant eux.

Je vois passer, pâle et mièvre
Sous son vêtement grossier,
Un pauvre homme à qui la fièvre
A fait des yeux de sorcier.

Là-bas le soleil sauvage
Qui sur les horizons sourds
Se mutile et se ravage,
Semble appeler au secours ;

Mais cependant qu’emphatique,
Il s’exaspère, il rougit,
Là-haut, mince, despotique,
La jeune lune surgit ;

Et tandis que, reine grêle,
Elle monte au ciel bleui,
Tout se retourne vers elle,
Et le couchant est trahi.

Lui-même il rompt sa couronne
Et, ruisselant de rubis,
Comme un roi qu’on abandonne
Il déchire ses habits ;

Mais, s’emparant du mystère
Où le soir passe en fraudeur,
La lune inonde la terre
De sa splendide froideur.




LA VILLA ROMAINE


En ces jardins muets on sent qu’il faut se taire,
L’air dort ; les piédestaux portent des noms divins.
Les cyprès sont debout et leur muraille austère
Dessine dans le ciel de grands domaines vains.