Paysage de Grèce/01
27 juin 1906.
C’est l’exode estival des Hellènes d’Egypte vers les hôtels et les casinos de la mère patrie.
Partout, sur le pont du bateau, des femmes en toilettes claires : les unes, affalées dans la poche de toile des fauteuils-plians ; les autres, plus vaillantes, accoudées au bastingage. Des bambins pendus à leurs jupes, des nourrices se promènent portant sur le bras le dernier-né d’une famille. (Les familles grecques sont volontiers nombreuses ! ) Des jeunes gens, aux cravates et aux chaussures trop belles, arpentent le plancher d’un pied fringant. Ils parlent très haut de leurs récens examens. Ils s’interpellent bruyamment, la plupart en français, quelques-uns en anglais, pour attester leur brillante éducation.
Sous la tente de la dunette d’arrière, les personnes tranquilles sont plongées dans la lecture du volume à couverture jaune acheté chez le libraire de la rue Chérif-Pacha : Les Désenchantées de Pierre Loti, ou la Dixième Muse de M. Georges Ohnet. Un pappas, en costume de médecin de Molière, fume un gros cigare. Personne ne songe à tourner les yeux vers Alexandrie qui disparaît à l’horizon.
Alexandrie ! Quel rêve !… Par un soir de juin comme celui-ci, voir le crépuscule descendre sur une grande ville maritime qui flamboie avec moins de magnificence dans les feux du couchant que dans l’imagination enivrée de souvenirs !…
On ne distingue plus les bâtisses du port. Seule, la blancheur des môles s’allonge dans la houle violette de la mer. Les côtes elles-mêmes se sont évanouies : elles sont si basses qu’elles se confondent avec la ligne d’écume qui cerne le rivage libyque. Et ainsi on n’aperçoit que la masse confuse des navires à l’ancre, des cheminées rouges, des carènes et des mâtures, vagues silhouettes, tellement diminuées par la distance, tellement transfigurées par les jeux des reflets, qu’on dirait, là-bas, un grand jardin mélancolique, tout plein de fleurs lumineuses, qui se balancent doucement sur les eaux.
Du côté de Cyrène, le ciel est empourpré par le vent, mais vers l’Est, il est d’un bleu vif qui se dégrade en nuances de mauve et d’améthyste. Pendant une minute, l’étendue tout entière est bleue, de ce bleu unique et merveilleux de l’Orient : couleur des étoffes légères dont s’enveloppent les femmes de fellahs, couleur des faïences peintes qui lambrissent les mihrabs des mosquées, bleu céleste des verroteries qui pendent en chapelet au cou des chameaux et des ânes, bleu laiteux des turquoises, qui luisent comme des gouttelettes d’azur sur les panses des buires !…
Lentement, le jardin fantastique s’efface dans les mirages alternés des bleus et des pourpres. C’est à peine un petit îlot splendide qui va sombrer sous les vagues. Au loin, l’éclair d’un phare rougeoie, une étoile s’allume. Le ciel pâli est diaphane comme une cloison de cristal… Maintenant, la place de la grande cité féerique ne se reconnaît que par un bouquet de lueurs qui agonisent : une poignée de pétales, des pivoines et des roses semées sur l’eau sombre d’un bassin !… Les lueurs suprêmes s’éteignent, et il n’y a plus rien, à perte de vue, que le bouillonnement glauque des plaines marines…
La nuit va venir : les liseurs ont déserté la dunette. Subitement incandescentes, les ampoules électriques de l’arrière n’éclairent à présent que des paquets de cordage et la grande roue dentelée du gouvernail.
Je me réfugie dans le fumoir, où des hommes attablés ont commencé des parties de poker, de domino et de jacquet. Ils s’apostrophent, se chicanent, se querellent, et les syllabes fluentes du grec moderne font un gazouillis singulier dans les gosiers rauques :
— A toi, Yani !
— Yorji, tu triches !…
Pris par la passion du jeu, ils ont les mêmes physionomies de calcul et de ruse que, la veille, derrière leurs comptoirs, ou sur le carreau de la Bourse.
Figures bénignes, avec des moustaches rébarbatives de pallikares, ils représentent les divers types d’Hellènes qui, tout à l’heure, au moment du départ, envahissaient le pont et les cabines, bloquaient les abords du bateau. C’était presque une émeute sur les quais. Des théories de parens, grossies encore par tout le contingent des amis et des connaissances, accompagnaient les partans. Des commis formaient un cortège d’honneur à leurs patrons. Des mains étaient chargées de bouquets, d’autres agitaient des mouchoirs. Tout ce monde faisait un grand embarras, dont chacun était ravi et flatté… Jusqu’au dernier coup de cloche, on n’entendit que des gens qui criaient :
— Kalo taxidi ! Kalo taxidi !
Et l’on s’empressait d’ajouter, en français, pour éblouir :
— Bon voyage ! Portez-vous bien !
De gros baisers claquaient sur de grosses joues déjà anémiées par les vapeurs de la moite Alexandrie. Des frères se baisaient sur la bouche, avec une simplicité antique. Car on s’aime énormément dans la ville de Cléopâtre, on y a le culte de la famille, et c’est toujours le pays des philopators, des philométors et des philadelphes !
En somme, les choses ont peut-être moins changé qu’on ne le pense !… Dans le salon des premières où nous voilà réunis pour le dîner, je crois reconnaître des visages, des attitudes, des habillemens que j’ai contemplés autrefois dans les livres d’archéologie, ou derrière les vitrines des musées.
Le courtier qui mange à côté de moi et qui parle avec placidité de ses spéculations sur les terrains du Caire, — c’est sûrement un Macédonien d’origine, un homme du Nord, — le Myrmidon aux yeux bleus. Ses prunelles inexpressives comme des boules d’agate, sa chevelure blonde aux boucles épaisses, son menton carré m’évoquent instantanément les effigies officielles de son royal compatriote, Alexandre. Les belles femmes brunes qui nous entourent, avec leur teint trop vif, leurs carnations trop abondantes, leurs corsages de voile mauve, leurs écharpes roses, — de ce rose laque si cher aux Orientaux. — ce sont les sœurs vivantes des statuettes alexandrines, ces terres cuites aux polychromies un peu crues pour notre goût, d’une beauté légèrement poncive, et qui ne se sauvent d’être vulgaires qu’à force de fraîcheur et d’éclat.
Et pourtant, elles portent des toilettes ultra-modernes, tout ce qu’il y a de plus « parisien » pour l’Egypte. Leurs bijoux sont d’une facture très sobre, très européenne. Mais elles en ont trop. Les hommes eux-mêmes abusent des bagues, et, à chaque coup de leur fourchette, des rayons et des scintillemens s’échappent de leurs mains constellées de gemmes, comme les plaques d’or des icônes byzantines. Les tons violens des rubis et des émeraudes juxtaposés rappellent les rouges et les verts grossiers des bijouteries antiques. Ils ont beau faire, affecter des élégances toutes marseillaises, je sens que ces gens-là sont déguisés sous leurs vêtemens modernes.
Soudain, une apparition étrange qui semble arriver du lointain des siècles !…
Une femme passe, drapée de blanc du haut en bas. C’est par coquetterie sans doute, que cette Alexandrine porte le costume ancien des Phanariotes. Son voile de mousseline, agrafé à la naissance du cou, moule exactement l’ovale de sa tête menue, et, à la façon des Tanagréennes, elle pointe en avant son coude, d’un geste gracieux et provocant, sous le haïk de soie blanche qui se celle en mille plis au galbe de son corps. Et, comme tout ce pâle fantôme a la blancheur immaculée des marbres qui sont demeurés longtemps sous la terre, c’est une statue qui marche…
Elle a traversé le salon, sous les regards curieux qui la suivent. Les conversations reprennent, non plus en français, comme tout à l’heure, mais en grec, cette fois, car, autour de la table, ils se sentent presque en famille. Deux jeunes Musulmans et moi nous sommes les seuls « barbares » fourvoyés dans cette agape d’Hellènes. De temps en temps, on quitte l’idiome national : des vantards content leurs gains fantastiques, des coups de bourse invraisemblables, et ils publient la nouvelle en français, afin que nul n’en ignore. C’est à qui étonnera le voisin. Certains ont étalé sur la nappe, dans des vases fournis par le maître d’hôtel, les somptueux bouquets qu’apportèrent les proches ou les commis, des bouquets trop chers, trop capiteux, attifés de fanfreluches et de rubans, comme des bouquets de mariée, et qui suent le gros luxe des parvenus. Une intolérable odeur de jasmin et de tubéreuses sature l’atmosphère étouffante…
A l’écart, sous leurs tarbouchs écarlates, les jeunes Musulmans toisent, avec des mines dédaigneuses, tous ces rayas. Anciens élèves des Jésuites, ils plaisantent en français, eux aussi, ils dissertent sur l’Acropole et sur le Parthénon, car ils s’en vont, là-bas, saluer la patrie classique qu’on leur enseigna au collège.
Les dames grecques bavardent, s’épanouissent d’avance, à l’idée de parader sur les plages ou sur les terrasses des grands hôtels. Les hommes vantent les chanteuses napolitaines des cafés-concerts et des théâtres en plein vent. Il y a bien, dans le nombre, quelques valétudinaires qui s’en iront à Loutraki, sur le golfe de Corinthe, pour soigner leurs rhumatismes, ou jusqu’aux bains de Sylla, à l’autre bout de l’Eubée, pour leurs herpès. Mais la plupart doivent s’installer à Képhissia, qui est le Vichy d’Athènes, ou à Phalère qui en est le Trouville.
Au sortir de la fournaise égyptienne, ces bourgades les fascinent comme des lieux de délices, — et nous y courons, — tous, tant que nous sommés, — avec l’espérance paradoxale d’y trouver un peu d’air et d’ombrage.
Certes, il n’était que temps de fuir le Delta, enténébré par les souffles noirs du Kamsin, empoisonné de miasmes et de moustiques. Je l’éprouve cruellement sur le pont, où j’ai suivi les dîneurs avides de se rafraîchir au vent du large. L’Egypte encore prochaine nous envoie toujours la respiration torride de ses sables. La mer fume comme un vaste hammam, des brumes tièdes s’y déroulent. Une humidité continuelle, insupportable, se dépose sur tous les objets, transperce les vêtemens et vous liquéfie les membres.
Et, cependant, je me dis qu’il ne faut pas me plaindre. Assis sur un banc mouillé, tout en essuyant la sueur qui m’inonde, je remercie le destin propice de me faire voir la Grèce dans cette saison brûlante. J’aurai acheté par trois mois d’enfer, sous le soleil égyptien, l’avantage de la mieux goûter et peut-être de la mieux comprendre.
Je rêve à tout cela, dans le tiède brouillard nocturne…
Oui, avant mon pèlerinage en terre païenne, j’aurai subi jusqu’à la nausée l’atmosphère préparatoire. Ces Hellènes astucieux et bavards, dont je vois étinceler les bagues à travers la nuit, j’ai déjà suffisamment vécu avec eux pour les connaître. Je les ai rencontrés d’Alexandrie à Wadi-Halfa, au-delà des Cataractes, dans tous les endroits où l’on trafique et où l’on s’engraisse de l’étranger. Et, ainsi, je n’aurai pas les ébahissemens du touriste naïf devant des âmes ou des morales qu’il ignore.
Mais, surtout, l’Egypte aura retrempé et fortifié mes yeux déshabitués depuis longtemps de la splendeur africaine. La nudité ardente des espaces désertiques aura confirmé mon goût pour les grands horizons dépouillés de toute vaine rhétorique végétale. J’aurai perçu, là-bas, dans son abstraction la plus pure, le poème naturel des lignes et des couleurs, j’aurai surpris le travail multiforme de cette géométrie éblouissante, les combinaisons et les nuances les plus instables de cette austère musique lumineuse. Le Français qui tombe brusquement dans l’aridité méridionale ne se console point, quoi qu’il dise, d’avoir perdu ses plaines et ses montagnes herbeuses, les parcs de ses châteaux, et toutes les gentillesses bocagères de son canton.
J’aurai donc ce bonheur de saisir le paysage grec à son maximum d’intensité. Nulle époque n’est plus favorable que celle-ci. L’été, c’est le midi de l’an, le midi du monde, l’instant précis où il donne tout son fruit et tout son parfum. Cela est vrai aussi des pays du Nord. Je suis sûr que les fiords de Norvège ne sont jamais si beaux qu’aux feux du soleil d’août. On s’explique mal l’erreur des gens qui, sur la foi des Cook et des Baedeker, s’obstinent à visiter l’Egypte ou la Grèce, par des ciels brumeux d’hiver, ou d’aigres ciels printaniers tout brouillés de nuages et tout grelottans de froidure. Quelle image médiocre ils doivent en rapporter ! Évidemment, il en coûte une grosse fatigue d’escalader les mauvais sentiers de l’Arcadie ou du Taygète au plus fort de la canicule. Mais il faut souffrir un peu pour la beauté. Et même simplement pour bien voyager, il faut encore souffrir. Aujourd’hui, hélas ! on ne veut plus prendre de peine. On ne sait plus voyager.
En vérité, c’est une dérision d’accorder quinze jours à la Grèce et de s’estimer quitte envers elle. Il ne suffit pas de traverser les pays, il faut y demeurer quelque temps, y prendre ses habitudes. Les artistes et les gens de lettres, dont l’imagination au moins se dépayse plus facilement, devraient donner l’exemple. Combien peu y consentent ! Chateaubriand lui-même, — à une époque où il n’y avait ni agences ni chemins de fer, — s’est borné à contempler la Grèce du haut de son cheval, entre Modon et le cap Sunium. Il a passé en tout quatre jours à Athènes, et il n’est monté qu’une seule fois à l’Acropole. Les admirables pages qu’il a écrites sur la plaine de Sparte et sur les frises du Parthénon ne nous laissent qu’un regret : c’est qu’il ait été si pressé !…
Que ne peut-on voyager encore, comme on faisait, voici dix-sept siècles, au temps du bon Apulée, — cet Africain de Madaure qui, d’un bout à l’autre de la Méditerranée, promena sa fantaisie de rhéteur et de dilettante amoureux d’art et de beau langage, son zèle de dévot curieux de toutes les religions ? Un Carthaginois ou un Romain de ce temps-là possédait, sans nul doute, une idée plus exacte et plus vivante de l’Orient qu’un Français d’aujourd’hui. Les voyages par mer étaient bien plus fréquens, à peu près, comme de nos jours encore, dans les Cyclades et dans l’Archipel grec. L’Empire étant partout, la distance ne comptait plus. On séjournait longuement dans les grandes villes, Athènes, Alexandrie, Éphèse, Antioche, — où l’Occidental retrouvait, avec le droit du préteur et la majesté du nom romain, une culture semblable à celle de sa patrie. On nouait, là-bas, des amitiés solides. L’hospitalité, scrupuleuse comme un devoir religieux, vous introduisait au cœur même du foyer domestique. On ne se contentait pas de flâner dans les théâtres, dans les bains, sur les agoras, on participait à la vie de ses hôtes, on devenait presque leur concitoyen.
Après un an, deux ans, on s’en allait plus loin. Et c’étaient les courses à cheval ou à pied, sous la pluie ou le soleil, par les chemins peu sûrs, — les auberges toujours infestées de vermine, mais où l’on soupait avec de joyeux marchands fertiles en histoires extraordinaires, — les attaques de brigands, les aventures d’amour, les philtres et les incantations des sorcières. Puis les leçons des rhéteurs, les spectacles olympiques, les jeux dans les stades, les liturgies dans les sanctuaires, — les étapes de l’initiation. On était chez soi dans tous les temples, on pliait le genou devant tous les dieux. Et les vérités transmises par la bouche des prêtres vous rendaient le mystère presque tangible et rattachaient notre pensée d’un jour à la tradition la plus auguste et la plus lointaine…
Alors l’homme qui avait vécu de cette vie, pouvait être véritablement un témoin pour les âges futurs. Il avait tout vu, tout étudié : les palais et les bouges, les comptoirs et les écoles, les gymnases et les théâtres, — les Temples et les Dieux.
C’est fini maintenant ! cette lenteur prudente du voyage n’est plus possible ! La vie moderne est trop fiévreuse et elle a des exigences qui excluent la sage paresse d’autrefois… Pourtant, je voudrais m’attarder en Grèce, et tenter de la voir, en rapetissant mon sujet à la mesure de mes loisirs, hélas ! encore trop parcimonieux ! Renonçons à décrire les âmes et les hommes : cela viendra peut-être plus tard. Tenons-nous-en au simple aspect de la terre, à la figure de ses ruines. La matière est encore assez belle, et, si présomptueux que cela paraisse, j’ose dire qu’elle est à peine déflorée.
En effet, — sauf la glorieuse exception de Chateaubriand, — on n’est venu ici que pour faire des fouilles, prononcer des prières sur l’Acropole, formuler des théories esthétiques et sociales ou les réfuter. On débarquait, l’esprit tellement offusqué d’idées préconçues, tellement écrasé de science et de littérature, qu’on en était aveugle devant la réalité des choses. La poursuite d’un passé insaisissable faisait négliger le présent. On s’évertuait à reconstruire, avec de maigres débris, l’image de la beauté grecque, et l’on se battait les flancs pour s’extasier sur ce qui n’exista jamais. Ou bien, on a conçu de la mauvaise humeur devant le peu qui reste de cette beauté et la singularité d’un art qui ne ressemble point au nôtre, — et l’on a crié très haut sa déception. La pâle lumière des livres a éteint, pour presque tous les yeux, l’éclatant soleil qui prête aux ruines elles-mêmes une vie toujours jeune et qui fait palpiter les grands paysages comme aux jours antiques. De grâce, laissons dormir Sophocle et Euripide : oublions Schliemann et Ottfried Müller, n’invoquons point les héros des Thermopyles et croyons que l’atelier de Phidias est à jamais clos pour nous. Ce que nous en savons de positif n’est que de l’érudition morte, impuissante à ranimer l’histoire. Mais il doit y avoir des matins radieux sur les montagnes de Phigalie, des midis tout blancs sur la plaine de Thèbes, des soirs lourds de volupté sur Nauplie et Corinthe. C’est cela que je voudrais regarder.
Allons-y bonnement, simplement, avec des yeux candides qui ne cherchent que la vérité des couleurs et des formes, sans refréner pour cela nos enthousiasmes de Barbares. La poésie fait partie de la réalité grecque contemporaine. L’en dépouiller, c’est la mutiler. Il faut considérer dans un pays ou dans un homme tout ce que la reconnaissance ou l’admiration leur ont ajouté. Cette sympathie amoureuse qu’on leur témoigna et qu’ils ont su provoquer leur a permis de s’exprimer complètement. On ne peut pas juger avec justice un Napoléon en écartant sa légende. De même, avant d’aborder en Grèce, une certaine ferveur lyrique est nécessaire.
Que cette ferveur me sera facile, et comme je me sens prêt à l’aimer, cette Grèce ardente, moi qui, dans ma Lorraine natale, ai consumé toute une enfance maussade à rêver du soleil derrière un poêle ! Ma vraie patrie, c’est le double rivage de la Mer Latine. Ma fantaisie s’y échappait déjà, lorsque, à huit ans, je feuilletais les estampes du Tour du Monde, qui me révélaient l’Espagne et ses cathédrales, l’Afrique, le désert, les profondeurs vermeilles… D’instinct, mon cœur se précipite vers les terres heureuses qui, durant tant de siècles, fascinèrent l’âme inquiète des Francs, depuis les Croisades jusqu’à l’Expédition d’Égypte. Leurs villes m’accueillent, j’y entre sans embarras ni surprise, je comprends leur langage, j’y suis chez moi ; Alger, Séville, Valence ont des carrefours et des terrasses, où le bruit de mes pas éveille des échos familiers et où je reviens, de saison en saison, m’asseoir à ma place, dans l’enchantement des musiques et des clairs de lune… Eternelle magie de la Méditerranée ! Echelles du Levant et du Ponent ! Vos ports, dans les levers de l’aube, et les couchers de soleil, m’offrirent les mêmes fêtes de lumière qu’à Claude le Lorrain, mon arrière-parent ! Marseille avec ses rochers arides, Stamboul avec sa Corne d’Or furent les lieux où j’ai le plus ardemment souhaité que la splendeur changeante des formes se fixât et que la figure du monde fût éternelle !
Ceux qui prirent de la Grèce une idée d’après les livres, ou qui ne la voient qu’à travers des pages d’esthétique, ceux-là ne se persuadent point qu’elle puisse ressembler à ces prestigieuses voisines. Il importe qu’elle soit un miracle, un phénomène qui ne se rattache à rien. Ils s’inventent une Grèce de marbre blanc. Mais, d’abord, ce marbre-là, ce n’est pas celui de nos musées qui reste inerte et froid, dans une pénombre perpétuelle. C’est un marbre qui vibre et qui se colore, comme une chair, au choc animateur du soleil. Et puis, cela même n’est pas toute la vérité ! Je devine, par-delà la Grèce des marbres, une autre Grèce plus éclatante et plus chaude !…
Il est minuit. Tout le monde dort sur le pont.
Avant de descendre dans la moiteur tiède des cabines, j’aspire une dernière bouffée d’air salin. La nuit, épanouie en myriades d’étoiles, semble éclore comme un printemps céleste aux floraisons débordantes. Au-dessus du navire, une voie lactée fabuleuse suspend ses grappes de clartés, et l’on dirait un immense berceau d’orangers et de lilas blancs dressé, là-haut, pour des noces divines !…
Le surlendemain, dans des tourbillons de poussière jaune soulevés par le mistral, nous longeons les côtes de l’Attique. Elles sont vraiment laides sous la lumière crue de midi, et le halo livide qui les enveloppe les fait paraître plus âpres et plus décharnées… Tout à coup, en entrant dans la baie de Phalère, un battement de cœur m’oppresse. Du côté d’Athènes, une roche vient de surgir, au sommet de laquelle se tord une flamme blanche, sous les coups de la rafale… Hélas ! ce n’est que le Lycabette avec la chapelle de Saint-Georges !
Puis, peu à peu, à force de chercher et de tendre mon regard, je finis par découvrir un monticule, vague profil qui tremble dans le vent. Le Parthénon est là, une tache blanche, quelque chose comme un petit tas de chaux qui se distingue à peine, entre la colline du Stade et le mont des Muses, où se dresse, triomphal et de toutes parts visible, le monument de Philopappos, roi détrôné de Commagène !
Pendant deux mois, j’ai eu presque constamment devant les yeux la citadelle d’Athènes, avec sa couronne de temples et de murailles. De mon hôtel de Phalère, je la saluais chaque matin. Le Parthénon, encore simplifié par la distance, m’apparaissait comme une épure un peu sèche dessinée sur le fond mal du ciel.
C’est l’heure ingrate pour lui. Il ne se montre en gloire qu’à la première pointe de l’aube et surtout au couchant, lorsque la lumière qui se décompose le revêt de colorations plus nombreuses, plus suaves et plus splendides que les polychromies effacées de ses colonnes et de ses frises. À cette heure-là, j’ai contemplé l’Acropole sous tous ses angles, — de tous les endroits où les lignes mutilées de ses ruines s’ordonnent avec le plus de magnificence : sur l’esplanade du Théseion, sur la colline du Pnyx au pied du monument de Philopappos, sous les architraves rompues du temple de Jupiter Olympien, ou tout prosaïquement, comme les bourgeois de la ville, sur les terrasses du Zappion et du Syntagma.
Cependant, aucun de ces lieux ne me plaisait autant que le Café du philosophe Socrate qui est à mi-côte de la Colline sacrée. Je n’apercevais de là que le fronton ébréché du Parthénon, — lourd triangle d’or écrasé sous les pourpres du soir, — et les arches trapues du théâtre d’Hérode Atticus. Mais la silhouette aérienne de la Victoire Aptère, élancée au-dessus des masses architecturales, y prenait toute sa grâce et tout son envol triomphal.
Il n’y avait jamais beaucoup de monde autour des tables disséminées le long de la route : deux ou trois employés qui s’éternisaient sur leur verre de raki, quelquefois un soldat avec son amoureuse. Le soleil descendait derrière l’Hélicon formidable, et, quand mes yeux étaient las d’épier les splendeurs changeantes de la Victoire, je goûtais une douceur de solitude et une mélancolie pareilles à celles de nos petites villes méridionales au crépuscule. A l’extrémité de la route, sur la dépression qui sépare le Mouseion de la colline du Pnyx, la chapelle de Saint-Démétrios, avec sa cloche minuscule, me semblait puérile et charmante comme un ermitage dans une toile de primitif italien. De chaque côté, deux longs cyprès dépassaient un peu l’échancrure qui s’ouvre sur le golfe de Salamine, et leurs dernières branches se doraient encore, dans la nuit tombante.
L’impression la plus étonnante que l’on reçoive de l’Acropole c’est sans doute, par un soir de juin ou de juillet, en sortant de la gare du Pirée, à l’entrée de la rue d’Athéna.
Au fond de l’avenue toute droite, où s’espacent les ballons des lampes électriques, à travers les poussières voltigeantes, parmi les odeurs des crottins et des ruisseaux stagnans, une immense muraille violette a surgi. On croirait voir fumer un bûcher colossal. Les brumes transparentes qui l’enveloppent font songer à un écroulement de nuées chimériques, dans un ciel du Tiépolo. Au sommet, le portique jauni de l’Erectheion, avec ses grêles colonnes, s’amenuise mignardement comme un petit tabernacle portatif. Mais les pièces de bois des échafaudages accotés au rempart émergent et luisent, tels des obélisques de bronze sur la corniche d’un palais.
Ce mur énorme et fantastique, qui barre l’horizon et qui a l’air d’être maçonné avec des pierres précieuses, est un des spectacles les plus étranges et les plus grandioses que l’Athènes moderne puisse offrir.
On marche, et l’illusion, bien loin de se dissiper, semble grandir.
Cependant, l’ambiance est plutôt fâcheuse pour les personnes non averties. Ce boulevard rectiligne qui s’annonce d’abord si pompeusement est bordé de bâtisses communes et envahi par de sordides négoces. L’ignominie spéciale des officines de bakals se traduit par des effluves nauséabonds de basses épiceries et de comestibles en travail. Des plaques grouillantes de mouches recouvrent les tables des cabarets et, par les fenêtres ouvertes des xénodochions à punaises, de lamentables rideaux étalent leur misère prétentieuse. Sur le seuil des boucheries, au milieu du trottoir, on égorge les moutons : le sang coule dans le caniveau…
Comment ces laideurs et ces pauvretés s’harmonisent-elles avec l’invincible beauté qui rayonne là-bas, par-dessus les masures de la vieille ville ?… On ne sait trop, mais cela s’arrange et se compose sans effort. La chaude atmosphère étouffe les relens d’animalité humaine, et toutes les choses s’apparentent et se fondent dans une égale intensité lumineuse. Les reflets vermeils qui fleurissent les métopes des temples sont les mêmes qui colorent les tas d’oranges et d’aubergines sur les éventaires des marchands de légumes. Tout se tient. À cette roche éblouissante et âpre de l’Acropole il faut le hâle et la poussière, le jour cru et le cadre débraillé de cette rue levantine ! Elle serait déplaisante dans le décor trop fin d’une de nos avenues parisiennes.
Ne faisons pas les dégoûtés ! Acceptons même les saignées de moutons sur le trottoir, en songeant qu’aux Panathénées, on égorgeait des taureaux avec aussi peu de cérémonie. Hypnotisés que nous sommes par nos idées littéraires, nous ne voulons pas nous rappeler que les fêtes antiques comportaient tout un programmé de boucherie et de cuisine populaire, dont nos délicatesses eussent cruellement souffert. Les nobles draperies des spondophores nous font oublier la guenille et la pouillerie réelles de ces temps héroïques. Il est inutile d’aller les rechercher dans Aristophane : il n’y a qu’à considérer et à respirer la rue d’Athèna, avec le stoïcisme de l’historien et du critique, à qui rien de ce qui fut grec ne doit rester étranger.
Pour moi, j’avoue mon faible : cette animation vulgaire me réjouit. J’aime que le chemin qui conduit au temple ruiné de la protectrice des artisans, — de l’Ergané industrieuse, — soit encore tout rempli d’une rumeur ouvrière et commerçante, et que l’activité des vivans rende toujours témoignage à l’exemple et aux enseignemens que la Déesse donna jadis.
Au tournant de la rue d’Hermès, le décor change, mais le mouvement et la vie se perpétuent. On dirait presque un faubourg de sous-préfecture provençale : auberges crottées, boutiques de bourreliers et de maréchaux ferrans ! Cela sent le cuir, l’écurie, le vin résiné et les fritures à l’huile d’olive. Des carrioles peinturlurées à la mode sicilienne stationnent, les brancards en l’air, devant les portes des cours. Çà et là, des paysans passent, les hanches ondulantes sous leurs fustanelles de toile, dont les plis empesés et réguliers rappellent les chitôns rigides de leurs lointains ancêtres, tels que les représenta la statuaire archaïque…
Et, tout à coup, sur une butte sablonneuse, le Théseion apparaît… Quelle déception devant cet édifice à peu près intact, — échantillon certain de l’art hellénique à sa plus brillante époque ! On le dirait construit, comme le palais du roi Georges, par un architecte bavarois. On a beau se provoquer à l’admiration, on ne lui découvre pas d’autre mérite que la correction pesante d’un thème grec sans fautes.
Mais les alentours sont amusans. Il y a des guinguettes et des théâtres, voire une apparence de square avec un bassin. Les tables et les chaises des estaminets encombrent tout le terre-plein. On boit le raki, on cause, on discute politique. Plus loin, on joue aux boules. La grosse chaleur est tombée, des bouffées d’air vif arrivent du Parnès, et c’est la détente qui suit l’oppression des jours caniculaires, la gaîté soudaine qui ranime les rues et les places engourdies de soleil, à l’heure où l’on prend le frais.
Cependant, une présence radieuse se fait sentir à travers tout l’espace, répand de la beauté sur cette liesse faubourienne et cette esplanade de pauvres : la roche dominatrice de l’Acropole, le mur d’améthyste et de cuivre rouge, où se reflète, en cette minute, l’embrasement suprême du couchant !
Elle vous fascine. On se hâte vers elle, — et l’on s’engage sur la route poudreuse qui s’intitule pompeusement Boulevard de l’Apôtre-Paul. On longe les escarpemens de l’Aréopage, — et, subitement, c’est comme si l’on pénétrait dans un autre monde.
Partout des tranchées, des excavations, des racines de murailles, des citernes béantes, toute la tristesse de la ruine travaillée par la science ! Les pierres sont en place, l’ordonnance des petites maisons exhumées est aussi nette que sur un plan. C’est aligné et propre comme une bibliothèque. L’éclairage même est terne, car, en cet endroit, les feux du crépuscule sont interceptés par les collines du Pnyx et des Muses. La dureté des premiers plans, les tons rêches des rocailles et des terrains arides exagèrent encore l’aspect rechigné de ce lieu scolaire.
Et puis on monte !… Bientôt, le haut de la citadelle se dégage, et le pinacle du grand temple frappé par toutes les flèches d’or de la lumière finissante.
Lorsque, pour la première fois, je le vis ainsi de tout près, j’eus le même battement de cœur qu’au matin de mon arrivée, en rade de Phalère. Vraiment, je le reconnaissais. Je me disais ; C’est lui ! Il est bien tel que je l’imaginais, collégien penché sur mes livres, dans l’atmosphère empestée des salles d’études ! Ma longue attente n’a pas été trompée ! Enfin ! j’allais le toucher ! Il était là, réel, et ce brillant été, c’était celui de l’Attique !…
Par-dessus les rousseurs et les pourpres de la roche séculaire, le portique tout blanc des Propylées planait avec une douceur sereine. Les colonnes doriques projetaient de grandes ombres violettes contre les parois du vestibule. De l’or fluide glissait le long des cannelures, et cette caresse magnifique du soleil agonisant semblait faire palpiter les beaux torses d’une vie légère et divine. Plus haut encore, la châsse immaculée de la Victoire Aptère siégeait en plein azur. Les contours délicats se voilaient à peine d’une vapeur mauve imperceptible, et, sous l’architrave ciselé comme un coffret d’ivoire, les doubles volutes des chapiteaux ioniques se teignaient du rose vivant des conques et des coquillages marins. Et tout cet ensemble s’enlevait sur un ciel d’un bleu miraculeux, ce bleu dense, éther incorruptible et comme supra-terrestre, qui, dans le tableau d’Ingres, baigne l’apothéose d’Homère.
La basse réalité expire au seuil de cette porte. Voici l’arche qui s’ouvre sur le monde idéal. C’est la scène immuable où l’on voudrait placer les plus nobles tragédies. Pour créer cette merveille et transfigurer cette roche stérile, il a suffi de quelques lignes pures et des jeux instables de la lumière.
Mais si l’on détourne les yeux de la citadelle et des frontons sacrés, immédiatement le mirage s’évanouit.
Athènes « la pierreuse » est en bas. Si différente qu’elle soit de la ville ancienne, il est probable que son cadre de plaines et de montagnes ne s’est guère modifié depuis le temps de Périclès. La campagne avoisinante est tout à fait dépourvue de grâce. Le gris des oliviers rampe comme une mince fumée sur les champs couleur de terre de Sienne, ou jaune pâle, jaune de poussière. Au milieu, les maisons blanches des nouveaux quartiers, et de loin en loin, les quenouilles brûlées de quelques cyprès. C’est médiocre et plat comme une fresque pompéienne aux tons passés et criards… Mais sur cet horizon ingrat, il y a le resplendissement de la Colline Sainte.
Arrêtons-nous pour en jouir ! Ce bloc de pierre, qui gît en face de la porte extérieure, est un siège propice à la contemplation. A ma droite, au-dessus de l’Odéon d’Hérode Atticus, un pilier solitaire se dresse, éclatant et svelte, comme un chandelier d’or…
Je regarde, j’essaie de ramasser en un coup d’œil tout le détail de la ruine, et, involontairement, je fais effort pour raccorder ce que je vois avec mes souvenirs anciens. Plusieurs choses me déroutent.
Ce piédestal démesuré, aussi haut qu’une tour, où se pavanait autrefois la statue de Marcus Agrippa, et dont la carrure trapue écrase la Victoire Aptère qui lui fait pendant, ce trophée romain, un peu sot en son enflure officielle, se confondait, dans les photographies et les gravures qui m’ont enseigné l’Acropole, avec la masse de la Pinacothèque, sa voisine. Je ne l’avais pas prévu. Et je sais que, là-haut, dans l’enceinte de la Déesse, on a dégagé les fondemens de l’Hécatompédon et aussi ceux du palais d’Erechthée. La physionomie de la citadelle s’est profondément modifiée depuis un siècle. Si Chateaubriand pouvait s’y promener encore, il ne s’y retrouverait plus. D’année en année, les changemens s’accusent davantage, et quand on revient après quatre ou cinq ans, on doit éprouver des surprises quelquefois douloureuses.
J’entends bien que ces bouleversemens sont utiles à la science, mais la beauté en souffre, et, peut-être autant, la vérité que l’on vient chercher ici. En somme, le résultat de tous ces travaux est de transformer cette petite colline en une sorte de laboratoire archéologique : cela devient une succursale de l’Ecole des Hautes-Etudes. C’est à cette condition, je le veux bien, qu’on vérifie les textes, qu’on précise les dates, qu’on éclaircit les questions d’origines ; mais, en revanche, on aboutit avec cette méthode à tout mettre sur le même plan, — un tas de pierres et le chef-d’œuvre de la Victoire, — à rendre contemporains pour nous des monumens qui ne l’étaient pas, enfin à juxtaposer des motifs architectoniques nullement destinés à composer un ensemble. De là des fautes de goût. On comprend trop, devant ces chantiers de construction qui se sont formés sur les vestiges du passé, que l’art et la science ne se proposent pas le même but.
Si celui de la science est la vérité historique, il faut convenir encore qu’elle y atteint médiocrement. De bonne foi, peut-on se flatter, avec l’image très incomplète que l’archéologie nous en offre aujourd’hui, de ressusciter le Parthénon du Ve siècle ? Le peu qu’elle a fait est moins propre à satisfaire l’esprit qu’à l’égarer. Regardons plutôt ces rangées de colonnes tronquées qui sont sous nos yeux, et dont quelques-unes ont été raccommodées avec des crampons de fer : ce débris factice, voilà pour nous les Propylées ! Nous aurons beau mettre à contribution les auteurs anciens et les archéologues modernes, nous n’arriverons jamais à soupçonner ce qu’elles ont pu être dans leur intégrité. La moindre erreur de calcul peut défigurer jusqu’au grotesque le style et le caractère d’un édifice. Le pire, en cette matière, c’est que l’imagination, amorcée par une pâture toujours insuffisante, travaille à faux et se perd en divagations.
Rien de plus perfide, au fond, que la ruine restaurée, la ruine artificielle, produit de l’archéologie. Déjà, à Thimgad, je m’étais inquiété, sans oser le dire, devant ces belles rues trop bien alignées, ces maisons trop bien rebâties pour être vraies. L’érudition réussit peut-être à remettre en place, elle est impuissante à recréer. Trop d’élémens lui manquent : l’âme d’abord, ce qui fut la vie d’un art ou d’une époque. Mais il ne faut pas lui demander l’impossible. Quand il ne lui manquerait que cette collaboration obscure que le milieu, les circonstances, le hasard même ont prêtée à l’artiste, c’en serait assez pour exciter notre défiance.
Ne nous laissons donc point aller à une illusion trop séduisante. Renonçons une fois de plus à deviner le profil architectural qui occupait ce coin de ciel, voilà vingt-trois siècles. Il faut nous résigner à ne pas savoir. La science, en cernant le problème plus strictement, nous aura du moins rendu le service de nous montrer qu’il est vain d’en espérer la solution.
Nous avons d’ailleurs de quoi nous consoler ! Ces ruines énigmatiques conservent une beauté qui triomphe de tout. Ni le temps, ni les dévastations des guerres, ni le zèle maladroit des savans n’y font rien. Il n’y aurait plus là-haut que les murailles croulantes de l’Acropole, que ce serait beau encore, beau peut-être par la grandeur des souvenirs, mais plus beau incomparablement par les pompes de lumière que le soleil y célèbre tous les matins et tous les soirs.
Le soleil est couché maintenant. La féerie lumineuse s’est éteinte. Un peu de rose s’attarde encore sur les frises de la Victoire Aptère, et j’en emplis mes yeux, avant de redescendre vers la ville…
Longtemps j’ai rôdé autour de l’Acropole, sans y entrer. Je pensais que l’attente augmenterait mon plaisir, et, — s’il faut tout avouer, — j’avais peur que ces vieilles pierres, qui m’en chantaient de loin, ne me parussent plus, à dix pas, aussi extraordinaires.
Après la sieste, j’allais fréquemment au Zappion, où je pouvais tout à mon aise le regarder et prolonger fort tard la jouissance du spectacle.
Le Zappion proprement dit est une grande bâtisse de style néo-grec, qui sert de lieu d’exposition permanent. On l’appelle ainsi du nom de ses fondateurs, les frères Zappas, qui méritent, de ce chef, une place d’honneur parmi les évergètes de la moderne Hellade. Ce n’est pas que ce palais de l’Industrie, dont ils ont fait cadeau à leurs compatriotes, soit précisément une merveille architecturale. Pourtant, c’est un des mieux réussis d’Athènes. Mais, autour de ce palais, il y a un jardin public qui est fort agréable en été et qui est charmant par ses perspectives sur la campagne et sur la ville. Je concède que les ombrages en sont médiocres, les plates-bandes assez pauvrement fleuries et qu’il y a de-ci de-là, des statues à faire frémir (il en est de françaises dans le nombre). Quand on a envie de se reposer et que la chaleur est accablante, on ne prend pas garde à tout cela. On bénit la reine Amélie d’avoir donné le bon exemple à ses sujets, en plantant quelques arbres derrière le Palais-Royal et commencé, pour ainsi dire, ce jardin. On s’installe à l’angle du Zappion, sur la terrasse où sont les cafés, — et l’on se délecte de la vue admirable.
En face, il y a bien une échappée assez laide sur la route de Phalère, mais on a l’Hymette à sa droite, — l’Hymette qui, à cette heure-là, est complètement rose, d’un rose vif et cristallin de groseilles fraîches. Au pied, c’est le lit à demi desséché de l’Ilissos, et, sur la berge opposée, une butte maigre, d’un brun argileux, où de petites maisons blanches, rouges, violettes, papillotent avec la même crudité de tons que dans une toile impressionniste espagnole. Sur ce fond rude et clair, les colonnes du temple de Jupiter Olympien éclatent en un relief prodigieux. Elles sont habituellement d’un jaune orange, qui, maintenant, luit de reflets métalliques, et les acanthes colossales des chapiteaux se recourbent comme de longues palmes dorées.
Mais, à gauche, une chose déconcertante attire les yeux tout de suite. Au bout d’une allée de square, entre une double rangée de lampadaires à gaz, le bastion oriental de l’Acropole dévale d’un jet perpendiculaire parmi des entassemens de roches. Ramassé dans sa force, le pronaos du Parthénon s’enlève sur le bleu du ciel, l’air circule dans l’espace libre des entre-colonnemens, et ce mur de marbre, ainsi découpé à jour, semble une délicate et frêle balustrade penchée sur les éblouissemens du crépuscule.
Au milieu de l’allée, des bonnes en tabliers blancs surveillent des enfans qui jouent.
Le contraste peut sembler ridicule. Mais, aperçue de cet endroit, mêlée aux scènes familières d’un jardin public, environnée de choses toutes modernes, la silhouette du vieux temple vénérable me plaît davantage que dans le vide majestueux qu’on a fait autour de lui. On sent que, malgré tout, il appartient encore à la cité, qu’il continue à vivre de sa vie et qu’il en est toujours la glorieuse couronne.
Où ce sentiment s’impose avec le plus d’évidence, c’est sur la place du Syntagma, parce que toute la vie athénienne s’y concentre.
On vient là vers quatre heures, pour causer en prenant des glaces. A partir de ce moment, l’esplanade se transforme en un véritable salon de conversation, comme au Prado de Madrid. Il y manque le luxe, les attelages de mules, les mantilles et les bijoux héréditaires. Mais Athènes n’est une capitale que de nom. Pour nous Français, c’est une charmante ville de province, où nous saluons au passage les mêmes types connus et prévus que dans un de nos chefs-lieux de département, à l’heure de la musique. Voici les fonctionnaires, les commerçans, les officiers de la garnison. Le premier ministre lui-même s’assied avec une bonhomie toute démocratique sur les chaises de paille du café Zacharatos. Du côté des femmes, il y a de jolies figures en grand nombre, quelques-unes fort belles. Leurs toilettes sont très simples et d’un goût irréprochable. Une dame turque, qui n’a jamais vu que des Pérotes, me dit : « Vous les trouvez simples ! C’est parce qu’elles sont pauvres !… Si elles étaient riches, elles se mettraient sur le dos tout un magasin de nouveautés, comme leurs parentes du Caire ou de Smyrne !… » J’ai honte de rapporter ces médisances féminines, moi qui ne devrais que des remerciemens aux dames athéniennes, pour avoir illuminé de leurs grands yeux noirs mes flâneries du Syntagma !…
Ce Syntagma ! on y goûte vraiment toute la paresse méditerranéenne ! Quand on arrive d’Egypte, c’est un délice d’oublier le soleil africain et toutes les boues de l’Islam dans une ville propre et blanche, où on a l’illusion de la fraîcheur. Les gens sont courtois, de manières aisées ; et comme, dans presque tous les groupes, on parle notre langue, un Français peut se croire décidément en France.
Puis, tout à coup, un vieillard passe, coiffé de la calotte rouge à gland de soie, dans ses fustanelles évasées comme une jupe de ballerine, les knémides de laine blanche aux mollets. La Grèce des Pallikares vous ramène immédiatement à celle des temps antiques. On lève la tête, et, par-dessus les terrasses des hôtels et les aiguilles des cyprès, on reconnaît sans étonnement les escarpemens farouches de la grande roche violette et les édifices sacrés dont les frontons, de partout visibles, s’exaltent dans une gloire.
On comprend mieux alors la décence, le maintien digne de cette foule, son effort constamment tendu pour rejeter loin d’elle les tares secrètes de la servitude abolie. Sur cette place du Syntagma, l’Acropole préside du haut de son piédestal plus somptueux que tous les marbres de ses temples, et, naturellement, sans y penser, on tâche de se hausser jusqu’à la noblesse d’un tel témoin. Sous l’œil des morts illustres, on rêve peut-être de redevenir encore un grand peuple.
Enfin, par un éclatant après-midi de juillet, je me décidai à franchir la Porte Beulé, — l’entrée extérieure de l’Acropole, — et lorsque je me mis à gravir l’escalier romain qui conduit aux Propylées, je me sentais moins écrasé par la chaleur et le prodigieux amas de toutes ces pierres suspendues au-dessus de moi que sous le poids des admirations accumulées ici depuis des siècles par les foules anonymes et les voyageurs illustres. Saurais-je m’élever au niveau de tels enthousiasmes, ou, tout au moins, ne rien penser de messéant en un tel lieu ?
Pourtant, les marches périlleuses de cette rampe trop roide vous préparent mal au lyrisme admiratif. Des jeunes gens les escaladent d’un pied léger. Mais les personnes mûres et quelque peu empêchées d’embonpoint, — comme l’était, sans doute, l’auteur de la Vie de Jésus, lors de son séjour à Athènes, — doivent souffler péniblement pendant la montée et ne se hisser jusqu’au sommet qu’avec beaucoup d’efforts. Il est vrai que l’horizon qu’on découvre de ce premier vestibule est déjà une récompense.
On s’y attarderait volontiers à savourer le plaisir de la halte et la griserie de l’air marin, si le petit temple de la Victoire Aptère n’était à deux pas.
Invinciblement, cette fine silhouette attire le regard, éclipse tout le reste. C’est d’ici qu’elle se présente sous son angle le plus favorable. D’en bas, l’effet était déjà frappant. Cependant, les masses de constructions qui la dominent, la rapetissent encore, la font ressembler à un puéril joujou architectural qu’on aurait oublié sur le mur. Et puis, on la voit de face, sous l’aspect ramassé d’un cube de maçonnerie qui, derrière le quadruple barreau de la colonnade, a l’air d’une cage à claire-voie, — tandis que, des Propylées, on l’aperçoit de trois quarts, avec des pleins et des vides. Les lignes élégantes du portique, considérées de biais, se détachent mieux sur le fond neutre de la cella, et, à droite comme à gauche, les dernières colonnes laissent passer de grands pans d’azur. Ainsi allégée par la perspective, séparée, pour le regard, de tout ce qui l’offusque ou l’amoindrit, la Victoire prend toute sa valeur. Elle plane véritablement entre terre et ciel. Parmi toutes les vieilles choses de l’Acropole, rien ne doit plaire davantage à notre goût moderne que ce bijou de marbre pentélique. Il flatte en nous ce que nous sommes convenus d’appeler le sens artiste et, par là, il nous apprivoise aux beautés plus sévères et plus difficilement accessibles du Parthénon. Au fond, l’antique que nous aimons, c’est celui des Alexandrins dans ses affinités plus ou moins lointaines avec un certain esthétisme contemporain. Cette charmante petite chapelle toute fleurie de molles volutes ioniques et de sculptures précieuses nous fait songer aux chefs-d’œuvre menus de l’Anthologie : elle est la sœur des Éros d’ivoire célébrés par les émules des Méléagre et des Léonidas de Tarente.
Je sais bien qu’elle ne ressemble point à ce qu’elle était, lorsqu’elle sortit des mains de Mnésiclès. Ce que j’ai sous les yeux, c’est une fausse ruine encore ! Elle est l’œuvre de trois architectes allemands qui l’ont reconstruite de fond en comble avec des débris ramassés sous l’ancien rempart des Turcs. Mais elle est peut-être mieux ainsi. La balustrade, toute en bas-reliefs qui l’entourait, la rendait sans doute plus massive, — et les frontons superposés aux délicates frises de l’architrave lui donnaient un profil pareil à celui de tous les temples grecs connus. Or, ce que je goûte en cette chapelle, c’est qu’elle est singulière, qu’elle ne rappelle rien. L’assiette même en est étrange. Elle est placée obliquement sur la plate-forme qui lui sert de piédestal. Son stylobate ne tient pas au sol. On dirait qu’on l’a apportée là toute construite et qu’on l’a mise sur ses pieds, sans nul souci de la symétrie. Ainsi se complète l’image qu’on évêque immédiatement devant ce gracieux édicule de la Victoire : celle d’un oiseau arrêté, un instant, à la crête d’une roche, et qui va prendre son vol.
En réalité, il n’y a pas, dans tout l’Acropole, d’endroit plus aérien, plus ventilé, mieux fait pour le repos, que cette étroite terrasse dallée de marbre poli. Sans doute, au Parthénon, c’est beaucoup plus grandiose. Mais un sublime de cette envergure ne se supporte que quelques minutes. Les proportions énormes des blocs et tout cet appareil fastueux vous humilient : on comprend trop qu’on est un intrus, un passant misérable ! À côté de la Victoire, qui n’a pas beaucoup plus que la taille humaine, on se sent davantage à son aise. J’y suis resté de longues heures, assis sur les degrés disjoints de la cella, au bord de la corniche sans garde-fou qui couronne le bastion. La gargoulette du gardien rafraîchissait, à côté de moi, sous les colonnes. De temps en temps, je buvais quelques gorgées d’eau, et, le regard errant sur le vaste paysage, j’offrais mon front en sueur au fort Zéphyr qui venait de traverser la mer et les îles aux noms immortels.
Pour une première visite, on n’a pas le temps de prolonger cette station à la Victoire. On se hâte de revenir vers les Propylées, on veut tout voir !…
Lorsque j’arrivai au seuil de la seconde enceinte, le soleil était encore très haut, l’air brûlait. Tout à coup, ce fut une stupeur : un cercle de neige s’étendait devant moi, — et cette neige chimérique recouvrait tout le sol bosselé de la colline, nappe de givre éblouissant, immaculé et bleuâtre comme celui des hautes montagnes. À cause de la réverbération intense, on ne distinguait que lentement, dans cette blancheur, la jonchée des marbres et les affleuremens de calcaire, d’où naissait l’illusion. Le Parthénon offrait une identique apparence neigeuse. D’abord, il paraissait tout blanc, puis, quand on y fixait ses yeux, il se fonçait des mêmes reflets bleuâtres que la terre. Des bandelettes vermeilles glissaient le long des colonnes, et tout l’édifice resplendissait comme une lourde châsse chryséléphantine. Par derrière, l’Hymette était un amoncellement de bluets…
Le bel après-midi d’été ! Quel air de joie on respirait dans cet enclos paisible, où le cri furieux des dures blancheurs caniculaires s’éteignait sous la symphonie suave des bleus et des mauves ! Pas un arbre ! Rien que des nuances et des lignes, de pures formes rayonnantes ! Et cette neige illusoire, sous l’ardent soleil, mettait la volupté de l’ombre et de la fraîcheur parmi les pierres arides.
Le premier saisissement passé, on s’oriente, on cherche où poser son regard parmi toutes les beautés qui le sollicitent. On n’ose encore s’approcher du Parthénon. On se rejette sur l’Erechteion, et l’on rôde autour du portique oriental, dont les cinq colonnes ioniques ont excité maints enthousiasmes littéraires et même d’esthétiques amours.
On les a comparées à des jeunes filles, à des fleurs à longues tiges. Toutes ces comparaisons sont justes, mais aucune ne saurait rendre les fines broderies de marbre qui enserrent les gorgerins, à la façon d’un collier et qui ajoutent à tant de perfections on ne sait quel charme de coquetterie féminine.
Sans nul doute, cette partie du monument est tout à fait hors de pair. L’avouerai-je ? J’ai été moins enchanté de l’ensemble. C’est exigu, en somme, — et très compliqué. Pour un édifice aussi restreint, il y a quatre portiques, dont on s’explique mal la destination. Celui des Caryatides est, au premier abord, absolument énigmatique. Les guides nous avertissent qu’il servait à masquer un escalier, et cette excuse nous chagrine. Habitués que nous sommes à proclamer la probité absolue de l’art grec, nous admettons à regret l’emploi de ce trompe-l’œil. Il faut d’ailleurs s’empresser de reconnaître que l’Erechteion est moins un temple qu’une, juxtaposition de chapelles. Chacune avait son entrée particulière, leur niveau même est différent. N’empêche ! ces petites chambres accolées dérangent nos idées latines sur l’unité du plan, et cet agencement un peu laborieux de la décoration extérieure nous rappelle que les Hellènes ne furent pas toujours simples, qu’ils avaient un penchant à la subtilité et qu’ils ne dédaignaient pas un certain tarabiscotage. En tout cas, l’impression de netteté, de clarté absolue que nous laissent en général les œuvres classiques, on ne l’éprouve point devant cette ruine.
Il est vrai que l’Acropole est devenue un terrain vague qui a été fouillé et refouillé par les archéologues, où l’on a remué et entassé les décombres. On poursuit, sans grand succès, les vestiges du Palais d’Erechtée, du Pandrosion, de l’Hécatompédon, du temple d’Hygie. Les pierres recouvrent les pierres, les fondations chevauchent les fondations. Ceci est romain, ceci est byzantin ou turc. Voici du grec post-médique, et voici du grec anté-médique. On s’y perd, on renonce à se faire une idée précise de quoi que ce soit.
Allons-nous en concevoir de la mauvaise humeur ? Une réflexion nous rassérène tout de suite : c’est que l’état ancien des lieux nous eût tout autant déconcertés. Qu’on songe plutôt à la quantité de constructions qui s’accumulaient dans cet espace resserré : temples, palais, chapelles, calcothèque, et pinacothèque, sans parler des statues, des stèles, des citernes et des autels. C’était la confusion d’une petite ville du moyen âge étranglée entre ses, murailles. Rien de tout cela n’était disposé selon notre goût. Le spectacle ne fut point préparé pour nous, et il faut en prendre notre parti.
Oui, je le crains, bien des choses nous eussent choqués dans l’Acropole de Périclès ! D’abord, le manque de perspective, car il est incontestable que le Parthénon, tout mutilé qu’il est, produit aujourd’hui un effet plus imposant qu’autrefois, lorsqu’il était bloqué par le foisonnement d’édifices et d’enceintes disparus. Certaines dispositions architecturales ne nous eussent pas agréé davantage : par exemple, l’entrée de la cella qui est tournée en sens inverse des Propylées. Nous sommes un peu déçus en constatant que cette porte fastueuse ne conduisait point directement au grand Temple qui, pour nous, est le centre monumental de la citadelle.
Il y a pis. Confessons toute notre pensée, au risque d’irriter les admirateurs quand même. Je me demande avec inquiétude si le Parthénon intact ne nous eût pas déplu. Peut-être l’eussions-nous accusé de lourdeur. Involontairement, le souvenir du Théseion nous hante, et cette masse trapue nous suggère des comparaisons désagréables. Je sais bien que le Parthénon n’est pas le Théseion, que les proportions en sont autrement heureuses. Mais n’importe ! Je suis bien assuré que, s’il y avait encore un mur compact derrière ces colonnes, qui s’espacent maintenant, avec un tel relief, sur un fond de ciel, l’impression de grâce robuste et de force triomphante, que nous en recevons, serait singulièrement diminuée.
Et ces polychromies, sur lesquelles on a tant discuté, j’imagine aussi qu’elles nous eussent ménagé des surprises. Voyez plutôt celles de l’Athènes moderne, — ces colonnades pseudo-antiques qui se détachent crûment sur du rouge sang de bœuf, ces frontons barbouillés de bleu d’outremer. Les archéologues prétendent que les polychromies anciennes étaient discrètes, et que d’ailleurs l’intensité de la lumière en adoucissait l’éclat. Quel paradoxe ! Bon pour une cathédrale gothique, où la violence des tons s’atténue dans la pénombre ! Mais en Grèce, — sauf peut-être en plein midi, — le soleil ne fait que souligner davantage la dureté de la couleur. Les polychromies égyptiennes qui subsistent, — et qui ne différaient guère sans doute des polychromies grecques, — nous fournissent une preuve à peu près concluante. Quoique pâlies par les siècles, elles sont étrangement criardes. Les bas-reliefs coloriés de Médinet-Abou m’apparurent de loin comme des cartes à jouer clouées sur un mur. Et plus je les examinais, plus se fortifiait en moi l’opinion que j’avais prise devant les bijouteries du Musée du Caire : c’est qu’une bonne moitié, au moins, de l’art antique nous échappe. Encore une fois, cela n’a pas été fait pour nous, cela froisse notre sensibilité et notre œil accoutumés à des nuances plus savantes ou à des techniques plus raffinées.
Ainsi du reste ! Comment aurions-nous trouvé l’abattoir permanent qui fonctionnait auprès du Parthénon et qui desservait l’autel d’Athéna ? Car on égorgeait, on dépeçait, on rôtissait des animaux en l’honneur de la Déesse aux yeux bleus, qui avait grand appétit en ce temps-là, et qui n’était pas encore devenue un anémique symbole d’académie. Ceux qui ont assisté, dans les cérémonies musulmanes, aux sacrifices de moutons et de chameaux, sentiront mieux ce que ces tueries comportaient de répugnant. Même la procession des Panathénées eût démenti, j’en suis certain, l’idée fausse et toute livresque que nous en avons. Nous ne pouvons plus nous représenter cette procession qu’à travers les frises de Phidias, qui en sont une image tout idéale. La réalité était sûrement autre chose. Ce que je crois en deviner paraîtrait sans doute grossier ou mesquin aux personnes qui se figurent l’antiquité comme un opéra perpétuel ; mais je sens, pour ma part, que j’aurais regardé cette pompe familière avec la même curiosité et la même complaisance que le cortège du Beïram dans les rues de Damas.
N’essayons donc pas de voir plus loin que nos yeux. Le passé se dérobe et, souvent, nous rebute. Prenons l’Acropole telle qu’elle est et tirons-en tout notre plaisir. Si j’ai différé le mien par ces considérations préliminaires, ce n’est pas ma faute. Ceux qui sont venus ici pour disserter uniquement sur le Beau et sur les arcanes de l’art grec m’obstruaient en quelque sorte la vue du Parthénon. Il fallait d’abord déblayer le chemin.
Le soleil décline. Il est six heures du soir. L’illusion de neige a disparu. Maintenant, le sol est rose comme un champ de bruyères. Le Parthénon semble un gigantesque reliquaire de cuivre rouge, et ses colonnes allongent par terre de grandes ombres lilas.
Je monte, en glissant, les degrés du stylobate. Pour fouler ces marbres tièdes, il faudrait être pieds nus, comme les Orientaux, ou porter leurs souples babouches. Les semelles épaisses des chaussures européennes y sont mal assurées, et rien que ce détail insignifiant vous rappelle que vous n’êtes ici qu’un étranger.
Mais sitôt qu’on a pénétré dans ce quadrilatère éblouissant, on est tellement terrassé par la majesté et la splendeur de l’ensemble qu’on en oublie son indignité. Les souvenirs déferlent en vagues tumultueuses, du fond de la mémoire, des pensées confuses et grandioses se mêlent à l’harmonie sereine des lignes, au calme rayonnement des couleurs. On hésite entre la beauté du paysage et la perfection d’un art qui s’égale à l’énormité de sa matière. On se sent tout à coup isolé du reste du monde, dans un lieu saint et magnifique. Et voici qu’à présent on s’estime davantage, comme si l’on empruntait à ces pierres augustes quelque chose de la gloire visible dont elles vous environnent.
On voudrait s’arrêter longtemps devant chaque débris, mais on pressent que la fête sera brève, autant que l’agonie du soleil. On se hâte de recueillir dans ses yeux les colorations inouïes dont flamboient, en cette minute fugitive, les colonnes et les murs du temple.
La patine même en est merveilleuse, comme celle de toutes les ruines méridionales. Les marbres ont l’air d’être peints ou dorés de main d’homme, — et les poussières accumulées, le travail des pluies, de la lumière et du vent y ajoutent des tons invraisemblables. En ce moment, l’éclairage est d’une fantaisie extraordinaire. On dirait un de ces palais chimériques que l’imagination somptueuse d’un Gustave Moreau incrustait du haut en bas et pavait de mosaïques de pierreries. Des pans entiers semblent recouverts par des plaques d’émaux violets, des lames de bronze ou de vermeil. À l’intérieur de la cella, les peintures byzantines à demi effacées s’allument sur le plâtre des fresques, comme de brusques jets de flammes…
Les reflets pâlissent. L’arrière-plan de l’horizon est envahi par les brumes. Il est temps de se retourner vers le ciel rouge du couchant, où se découpent en noir les contours dentelés des lointains sommets. On s’avance jusqu’à la colonnade de l’Opisthodome, par l’ouverture qui devint la porte d’entrée du Parthénon transformé en église de la Mère-de-Dieu.
Soudain, entre les chambranles de ce portail qui s’écartent superbement comme les parois rocheuses d’un défilé, on voit surgir la mer et les promontoires, sur les profondeurs empourprées du crépuscule. L’ivresse de l’espace vous gagne avec une espèce de vertige intellectuel, dès qu’on a conscience de dominer tant d’histoire, du haut de ce belvédère indestructible. Ni l’Acropole de Carthage, ni la mosquée d’Omar, ni la pyramide de Chéops ne m’ont bouleversé d’une émotion pareille. Il n’y a que le Saint-Sépulcre de Jérusalem et les hauteurs du Golgotha qui l’emportent pour moi sur le sanctuaire et la colline de Pallas. On n’y découvre point « les royaumes, » — ni la mer, ni les promontoires, — mais la vision spirituelle qui s’ébauche au bord de cette Tombe, si elle pouvait se prolonger, absorberait tous les infinis !…
Pourquoi donc, entre ces colonnes païennes, rêvé-je d’une Fête-Dieu catholique, — d’une Bénédiction du Saint-Sacrement qui descendrait de ce reposoir de marbre, — un des plus sublimes du monde, — sur l’immensité glorieuse du paysage ?… Les deux antiquités ne sont-elles pas réconciliées dans cette ruine qui porte, sur ses murs, des images de saintes ? Ici, on est tellement ébloui du sublime qu’on ne distingue plus, que tout vous apparaît dans le rayonnement lyrique d’un même présent !… Voici les golfes, les sommets et les îles que les poètes ont chantés : Salamine, Eleusis, l’Acro-Corinthe, le Parnasse, le Cithéron ! Tout se découvre à la fois, le passé tout entier ressuscite de lui-même, sans qu’on l’appelle. Et l’on ne sait plus ce que l’on admire davantage, de la beauté du soir épandue sur ces nobles montagnes et tous ces espaces, ou du voile de poésie que les grands Hellènes ont tissé sur la face de cette terre !
Oh ! non, ne regrettons pas de n’avoir pu toucher de nos mains le voile sacré de la Déesse, ce péplos brodé de figures que des jeunes filles lui apportaient, le jour de sa fête. Rien ne vaut les vivantes images qui flottent encore aujourd’hui sur le seuil de son temple !
Je suis monté à l’Acropole, un soir de lune, avec le romantique préjugé que ce serait plus beau.
Ici, comme au Caire, pour les pyramides de Gizeh, il y a tout un service de « Clairs de lune » régulièrement organisé. On demande à l’Ephore général des antiquités un billet d’entrée pour la nuit. Mais, quand on l’obtient, on trouve que la faveur est singulièrement parcimonieuse. On a tout au plus une heure, ou une heure et demie, à se promener à travers les ruines, sous la conduite d’un gardien grognon qui préférerait dormir à cette heure-là et que les plus généreux pourboires n’adoucissent point. Le rêve, ce serait de pouvoir y rester jusqu’à l’aube, et, du haut de ce balcon incomparable, d’assister au lever du soleil.
Pour comble de disgrâce, on n’est jamais seul. Le soir où j’y montai, j’avais pour compagnons des provinciaux de passage, qui avaient obtenu l’autorisation par l’entremise de leur député. (Cela valait encore mieux, pourtant, qu’une bande de Cook ! ) Un pappas égyptien, extrêmement bavard, pérorait au milieu du groupe. A tout instant, il faisait de grands éclats de voix. Les autres, plus respectueux, chuchotaient dans la pénombre. Quand je croyais les avoir dépistés, je les entendais encore. Et je sentais constamment derrière moi la surveillance inquiète du gardien : on ne saurait prendre trop de précautions avec un voyageur inconnu qui vient visiter, de nuit, les antiquités.
Nous avons franchi les Propylées. Nous voici dans l’enceinte de la citadelle.
La lune épanouie bleuit la couche des marbres amoncelés qui s’enfle et s’abaisse suivant les inégalités du terrain. C’est toujours le champ de neige, étendu comme un tapis jusqu’au stylobate du Parthénon. Blancheur spectrale, l’opisthodome diffuse, dans l’air, avec une douce lueur mystérieuse, l’influence calmante et purificatrice des lieux qu’ont habités les prières. Mais ce n’est pas plus admirable qu’en plein jour, à l’heure qui précède le crépuscule.
Cependant, la voix du pappas retentit, pédagogique et autoritaire, les provinciaux me poursuivent. Je me réfugie sur le banc de jardin qui, du côté de la mer, s’adosse à la cella du Temple. Impossible de s’y recueillir, inutile d’essayer !…
Des automobiles s’essoufflent sur la route de Phalère, brillante comme un long ruban de cristal. Je distingue les lentilles rouges des fanaux et je perçois le halètement rythmique des véhicules. Au loin serpentent les cordons de gaz des casinos. Vers le vieux port de Munychie, on tire un feu d’artifice. Des trains sifflent sur la ligne du Pirée, s’entre-croisent dans le noir, comme des étoiles filantes. Des faisceaux lumineux, projetés par les cinématographes du Zappion et du Syntagma, effleurent, en tournant, les fûts des colonnes et les inondent de brusques phosphorescences. En bas, les orchestres des cafés-concerts se démènent autour du Théseion… Comment les pâles mirages du passé, l’ombre et le silence nocturnes pourraient-ils se défendre contre tous ces feux et toutes ces rumeurs de vie ?…
Il serait ridicule d’en gémir. Vient-on si loin pour éprouver les mêmes émotions que devant un moulage ou une photographie, et faut-il souhaiter, autour de cette colline, la solitude morne, l’air glacial d’un musée ou d’une bibliothèque ? Les invocations sur l’Acropole ne se calligraphient que dans un bon fauteuil, parmi les livres d’un cabinet de travail. Mais, en ce moment, sur ce mauvais banc de bois, on ne peut que s’amuser de l’instant qui passe. Le spectacle, si profane qu’il paraisse, ne contredit que superficiellement les sentimens de piété suggérés pas ces ruines. L’agitation de plaisir ou de négoce qui remplit cette banlieue naguère déserte, cette renaissance d’une race tombée dans la barbarie, n’est-ce pas le plus éloquent hommage qui puisse se rendre au Génie tutélaire qu’on adora sur ces hauteurs. En réalité, c’est lui qui renaît avec la race, et dont la sagesse triomphe de nouveau, après des siècles d’oppression et de ténèbres… Se scandalise qui voudra ! J’estime que les flonflons des trombones, les fusées des feux d’artifice, le tumulte des casinos et des chemins de fer, — cette confuse clameur d’un peuple qui cherche ses voies et qui se précipite vers la vie, cela glorifie mieux Pallas-Athéné que toutes les phrases d’un Renan…
Mais le gardien, qui s’impatiente, lance des appels impératifs et nous rabat vers la sortie. À tâtons, on redescend l’escalier monumental, dont les marches glissantes se dérobent sous le pied.
Hors de l’enceinte, parmi les roches encore tièdes de la chaleur diurne, l’atmosphère paraît plus étouffante. Les chouettes de la déesse mises en émoi par la canicule poussent d’étranges cris d’amour, en se cognant contre les vieux murs. En face, sur les blocs de l’Aréopage, où les Erinnyes poursuivirent Oreste parricide, des voyous pincent des guitares et glapissent des airs napolitains défigurés. Grisés par la belle nuit, ils chantent à la lune, éperdument.
Partout, on marche sur des gens roulés dans des couvertures, qui se sont installés parmi les décombres, pour dormir. Si les portes de l’Acropole n’étaient pas fermées par les soins de j’Ephorie, toute l’Athènes populaire y ferait ses dortoirs d’été. On se coucherait, comme autrefois, sur le seuil des temples, et l’on aurait, là-haut, le merveilleux réveil que j’ai vainement espéré.
Derrière le Parthénon, il y a un trou envahi par les pierrailles et les herbes sèches, où se tapit une bâtisse quelconque, une sorte de maison d’école sans air ni lumière : ce lieu sinistre, c’est le Musée de l’Acropole.
Quelle horreur ! — et pourquoi faut-il que la vieillesse de l’art soit la proie de la science ? Comme si les débris qu’on a emmagasinés dans cet étouffoir ne seraient pas cent fois mieux au grand jour du dehors ! À Cherchell, j’ai vu un musée en plein air, une collection de statues installées tout simplement dans une cour, — et ce spectacle m’a rempli de joie. Les marbres réchauffés par le soleil, palpitans de vibrations lumineuses et comme nimbés d’un halo de nacre, revivaient vraiment d’une vie familière et divine. Ici, il suffirait qu’un artiste, — un sculpteur, — s’en donnât la peine pour transformer ce chantier de démolitions qu’est l’Acropole en une magnifique terrasse peuplée de formes harmonieuses. Les Hellènes, si respectueux de tout ce qui touche à leur passé, se garderaient bien d’en rien gâter. Il n’y aurait qu’à surveiller un peu les Anglais et les Américains pour préserver ces reliques de toute dégradation sacrilège.
Aujourd’hui, quand on pénètre dans ce logis aveugle avec ses planches et ses vitrines encombrées de cailloux poudreux, on a d’abord l’impression d’entrer dans un musée géologique.
Et puis, on s’habitue au milieu, à l’atmosphère épaisse d’archéologie, — et c’est un plaisir de rencontrer là une Grèce archaïque, plus réaliste et plus vivante que la Grèce classique du Ve siècle. Oh ! cela n’est pas précisément transportant ! Il y a même des morceaux qui sont franchement hideux, comme ce fronton, encrassé de couleur, qui représente le Typhon à trois têtes. Mais il y a aussi des fragmens de cimaise provenant de l’Hékatompédon, où se déroulent des lotus peints en rouge, des aigles et des cigognes volantes. Si ces primitives enluminures sont d’une naïveté un peu farouche, elles nous renseignent au moins sur le goût décoratif des Athéniens du VIe siècle. Il est probable que ces rudes figures signifiaient pour eux de la beauté.
On peut en dire autant du lot de poupées qui garnissent toute une salle du fond. Leurs robes d’une complication puérile, d’une mignardise quasi barbare, avec leurs applications de broderie et leur plissage artificiel, sont peut-être des documens authentiques pour le costume d’alors. Leurs yeux japonais, leurs lèvres retroussées par un sourire conventionnel, leurs cheveux tressés et divisés en une foule de petites nattes, selon la mode espagnole du temps de Philippe IV, — tout cela compose-t-il une physionomie locale ? On voudrait le croire, sans en être très sûr. Ce qu’il y a de. certain, c’est que ces Korès, — comme on les appelle doctement, — se rapprochent beaucoup du type marseillais populaire. En tout cas, elles nous changent complètement du type classique, — qui, d’ailleurs, devait être singulièrement idéalisé.
De celui-ci il ne reste à l’Acropole qu’un nombre fort restreint de spécimens. Sauf quelques torses désorbités de leur ensemble, tout est parti pour Londres, — et les Grecs d’aujourd’hui s’en plaignent assez amèrement. (Le rapt de la Vénus de Milo excite chez eux les mêmes colères patriotiques que l’enlèvement d’Hélène.) Traversons donc rapidement la salle des moulages qui remplacent les frontons et les frises dérobés par lord Elgin, et réservons toutes nos admirations pour les trois bas-reliefs des Victoires qui rehaussaient autrefois la balustrade de l’Athéna-Niké.
Elles ont été bien souvent décrites et reproduites, ces Victoires ! Et pourtant, on a beau les connaître, on croit en avoir la soudaine révélation. On s’assied sur la banquette fripée qui est en face, et on les contemple avidement, avec un frémissement de jouissance, à l’idée qu’on rassasie enfin ses yeux de leur présence réelle.
D’abord, elles paraissent enveloppées de gazes blondes transparentes, puis, sous l’insistance du regard, ces draperies, diaphanes comme une onde, se teignent de nuances hésitantes. La Victoire à la couronne est rose, celle à la sandale est mauve, celle au taureau est d’un pourpre tournant au violet : ce sont les pâles colorations qui naissent sur l’épiderme d’une chair rappelée à la vie. Faut-il y voir des traces de polychromie ancienne, ou la patine contractée sous la terre ? On sait seulement que, dans la peinture des bas-reliefs et des statues, les Grecs usaient d’une liberté charmante qui nous scandaliserait. Au Musée national, ne trouve-t-on pas une déesse d’Eleusis qui a des cheveux roses ?…
Les déesses que voici justifient les plus hyperboliques éloges. Si elles n’ont rien de l’austère et un peu dure perfection phidienne, elles réalisent et dépassent tout ce que nous comprenons sous ce mot : la grâce. Ainsi parées par les siècles, embellies par leurs mutilations mêmes, ces souples jeunes filles, aux lignes frêles et fuyantes, ondulent, sur leurs tablettes de pierre, comme la fleur exquise d’une matière subtilisée qui va se résoudre en formes aériennes et impondérables…
Après un long séjour à Athènes, il est naturel qu’on s’efforce de mettre un peu d’ordre dans les souvenirs et dans les idées parfois contradictoires qu’on en rapporte. J’y songeais, le dernier soir que je passai sur la colline des Muses, devant l’habituelle féerie du crépuscule.
Je m’étais avancé jusqu’à la tribune du Pnyx, — un simple pavement mal dégagé de la terre où il était enseveli. Quel calme et quel désert autour de cette plate-forme jadis toute bruyante de clameurs oratoires et de vociférations populaires !… A dix pas de moi, une vieille Allemande lisait le Berliner Tagblatt, heureuse de se mettre au frais pour sa lecture. A nous deux, nous étions tout le public. Sur le versant occidental qui s’incline vers la route du Pirée, rien que des herbes brûlées et des éboulis de rocailles. Un troupeau d’ânes poursuivi par son berger galopait dans les décombres. En bas, des terrains vagues, avec des maisons d’ouvriers et des cabarets, d’où montait une ritournelle nasillarde de graphophone.
Mais de l’autre côté, — surplombant les escarpemens bleuâtres de l’Aréopage, — le rocher de l’Acropole rassemblait, en un prodigieux bouquet de couleurs, les reflets épars du crépuscule. Gris perle à la base, il se teintait progressivement de lilas et de violet sombre, moiré par places de grandes taches glauques pareilles à ces ombres céruléennes qui tournoient dans le vert livide des mers houleuses. Au-dessus du théâtre d’Hérode Atticus, une coulée rouge, or et mauve se précipitait comme un torrent de lave le long du rempart. Les colonnes des temples étaient striées de cannelures roses, et, entre les deux masses cuivrées du Parthénon et de la Pinacothèque, éclatait la symphonie en blanc majeur des Propylées et de la Victoire.
Ici, c’est un perpétuel contraste de fraîcheur éblouissante et de sèche aridité, de pauvreté et de magnificence. Cette citadelle elle-même qui resplendit, en ce moment, d’une telle suavité, je l’ai surprise fréquemment dans toute l’ingratitude de ses pires aspects. Je l’ai vue triste, poussiéreuse, hérissée comme un bordj arabe sur un monticule de sable jaune. Et je me rappelle les petites révoltes de mon goût déçu à propos d’une ruine ou d’un morceau de sculpture. Ces œuvres antiques sont d’une valeur très inégale, et l’inconvénient de l’archéologie (qui est, dans ce pays, notre seul guide), c’est de tout mettre sur le même plan.
Mais le problème de l’art grec ne peut pas m’intéresser, puisque je n’ai pas en main les élémens complets de sa solution. Ecartons cette question oiseuse et bornons-nous à nous demander : « Ce que j’ai vu est-il si étonnant que cela ? Ne me suis-je pas excité volontairement l’imagination ?… »
Eh bien, non ! Cette ville, — prise en bloc, — est vraiment une chose unique au monde, moins peut-être par ses ruines que par son ciel et surtout par le site extraordinaire qu’elle occupe. Le rocher que j’ai sous les yeux, avec ses grandes surfaces lisses, ses portiques et ses frontons de marbre, est un colossal miroir dressé au centre d’une vaste plaine inondée de clarté, comme pour en capter toute l’opulence lumineuse. Le secret de son prestige est là. En somme, le coup de génie pour un Phidias, ç’a été d’obéir aux indications de la nature. Il a senti qu’il y avait dans cette roche, déjà consacrée par la religion, un piédestal tout préparé pour un chef-d’œuvre. Le chef-d’œuvre réalisé, ce fut la rencontre d’un grand artiste et d’un grand paysage.
Et c’est pour cela qu’il est absurde de séparer le Parthénon de son cadre. Descendez-le de sa colline, ôtez-lui les jeux de la lumière, l’atmosphère brillante et ventilée où il s’épanouit, le voilà presque rabaissé au niveau du Théseion. Tel qu’il est, au contraire, il surgit comme un étrange phare qui recueillerait tous les rayons et tous les reflets des matins et des soirs, pour les répandre en une changeante et brève illumination sur les montagnes et sur la mer…
Cela, c’est la grande beauté d’Athènes ; tout le reste n’est que de l’esthétisme, ou de la curiosité.
LOUIS BERTRAND.