Paysages introspectifs/Épithalame

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Paysages introspectifsHenri Jouve (p. 13-17).

ÉPITHALAME

Il faut nous marier, ma sœur, en l’harmonie.
A. Mithouard.
À Madame Paul Biétrix

Vous avez moissonné le chanvre de vos rêves,
Aux rayons triomphants de l’espoir qui se lève,
Comme l’apothéose auguste de l’Amour.


Vos ombres s’allongeaient dans la paix des labours,
Tremblantes de l’attrait grandissant des lumières,
Humant au ras du sol s’essorer les premières
Odeurs des chènevis gonflés de vos désirs,
S’abandonnant au fil de l’instinct, pour choisir
La fine chenevotte et les herbes chenues ;
Vos ombres se cherchaient et se sont reconnues.

Comme si, de la terre où dorment nos aïeux,
Avait fusé la voix du sang contagieux,
Et les mille conseils tournés en verticilles,
Qui firent se croiser l’éclat de vos faucilles.
D’autres glaneurs s’en revenaient désenchantés
Pour n’avoir point marché vers les affinités,
Ou pour avoir laissé s’envoler hors des aires
Les épis jaunissants et les herbes légères.
D’autres encore, aux bras chétifs, préféreront
Aux sons rustiques des pipeaux danser en rond,
Couronner de laurier les Faunes des fontaines,
S’attarder à goûter les nuances châtaines
De la fane automnale et la rouille des foins,
Que d’arracher la graine aux meules ; vous, du moins,
Passionnément courbés sous ce dôme de glaives,
Vous avez moissonné le chanvre de vos rêves.




Ce fut bien, c’était beau. Dès lors vous laisserez
Se diluer au bord des fleuves figurés
Le chanvre aimé pour qu’il embaume et qu’il rouisse.
Et lorsque vous aurez tressé la tige lisse,
Séparé les filets d’entre les bouts ligneux,
Tillé la barbe grasse et les cheveux teigneux,

Quand vous aurez fixé, de peur qu’il ne s’embrouille,
Le flocon de lin vierge au bois de la quenouille,
Animé le fuseau d’un souple vient et va,
Ce sera l’heure de tisser le canevas,
Et de nouer les fils d’une trame suivie,
Pour la tapisserie exquise de la vie.



C’est alors qu’alanguis à l’approche des soirs,
Et bercés par les doux tremblements d’encensoirs
De la lampe pendue au sommet de la voûte,
Sur le mur réflecteur qui fume et s’enveloute,
Vos mains, vos blanches mains, d’un geste plus viril,
Voulant éterniser un improbable Avril,
Assortiront sans bruit les laines préférées
Et l’opulente soie aux profondeurs moirées.
Vos bras jusqu’à présent noués, vos bras plus mûrs
Pour l’impossible élan vers l’aube des futurs,
D’eux-mêmes se tendront sur les corbeilles pleines
De bobines de soie et de cartons de laine,
Et pourront, esquissant mille et mille contours,
Dévider fil à fil l’écheveau de vos jours.



Sur le canevas plein et vierge de tout blâme,
Vous aurez dessiné la courbe de vos âmes.



Maintenant l’œuvre est faite et belle à tout jamais.
Elle frissonnera, symbole de la paix,
Le long des grands panneaux des chambres nuptiales,
Où vient s’harmoniser la joie initiale
De vos deux cœurs fondus dans le même souci
De survivre à soi-même en d’autres… Et voici
Que j’entends s’essorer de la tapisserie
L’insouciance adorable des voix chéries,
Des voix frêles, des voix douces qui vont flottant
Dans la sérénité de votre âme ; et j’entends
S’approcher la rumeur de votre descendance,
Avant-courrière d’avenir, et qui s’élance
À l’assaut des demains, à l’assaut des saisons,
Et des jeunes vergers où nous éternisons,
Au déclin merveilleux des soleils qui se pâment,
Nos rêves, nos désirs et l’âme de nos âmes.




Chantez, gais moissonneurs d’un éternel été,
Ayant indéfini l’ouvrage souhaité ;
Chantez, bons tisserands des heures coutumières,
Vous n’aurez pas en vain déserté vos chaumières ;
Artistes de la Vie, et pour avoir ouvré
Le type linéal, chantez, vous revivrez.



Ayant vu votre race, ainsi qu’un météore,
Ouvrir à deux battants les portes de l’Aurore,
Sans plus vous retourner, et sans plus vous asseoir,
Vous laisserez vos pas s’enfoncer dans le Soir.