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Peaux-Rouges et Peaux-Blanches/Chapitre 12

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 167-181).


CHAPITRE XII

LE TRAÎTRE


— Que veut-elle dire ? demanda Dubreuil ; car, si la vieille Indienne avait poussé son exclamation en nadoessis, dialecte qu’il ne comprenait pas, la soudaineté de son entrée dans la salle, le bouleversement de son visage annonçaient suffisamment que quelque chose de grave était survenu.

— Tais-toi et sois calme, dit, dans son idiome, Meneh-Ouiakon à la squaw.

Puis, s’adressant à Dubreuil :

— Mon frère, du courage, du sang-froid ; si l’on tentait de te faire du mal, je te protégerais.

Ces paroles soufflées rapidement, elle se glissa dans la ruelle du lit, derrière le malade, et, en un clin d’œil, elle eut tout à fait disparu sous l’amas de brindilles dont se composait la couche.

Un pas sec et cadencé résonnait dans le couloir.

La porte extérieure s’ouvrit sans secousse, et le lieutenant du Mangeux-d’Hommes, Judas, pénétra dans la salle.

Déjà Maggy, remise de son émoi, paraissait fort occupée auprès du blessé.

— Hors d’ici, vilaine peau-rouge, lui dit durement Judas.

La squaw se courba en deux pour saluer le terrible lieutenant, et quitta immédiatement la pièce.

Dès qu’elle fut partie, Judas alla s’assurer que la porte était fermée ; ensuite, il se rapprocha de Dubreuil.

— Jeune homme, lui dit-il lentement et en fixant sur l’ingénieur un regard incisif, jeune homme, ta santé marche à son rétablissement. La plaie que tu avais à la tête est presque guérie, n’est-ce pas ?

— Oui, la cicatrisation a fait de grands progrès.

— Et ta jambe ?

— Je ne puis encore la remuer.

— C’est juste, j’oubliais qu’elle est toujours emprisonnée dans les éclisses de bois que j’y ai appliquées ; car ta vie, tu me la dois, jeune homme, tu ne l’oublieras pas, j’espère. Sans mes connaissances médicales, et sans l’intérêt que je te porte, depuis bientôt un mois tu voyagerais sur la grande route de l’éternité.

— Je vous sais gré de ce que vous avez fait pour moi.

— Et je ferai plus encore, par la vertueuse Shilagh ! épouse du bienheureux saint Patrice, dit Judas en aiguisant davantage le regard qu’il tenait rivé sur Dubreuil.

— Je n’ai qu’un seul désir, insinua ce dernier.

— Recouvrer ta liberté ?

— Oui.

— Eh bien, tu la recouvreras.

Adrien leva les yeux sur l’Apôtre.

— Oui, appuya Judas, tu la recouvreras ta liberté ; … mais à une condition.

— Laquelle ? dites.

Comme un feu follet, sur la face osseuse du lieutenant passa une lueur de satisfaction qui s’évanouit dès qu’elle y eut répandu un faible rayonnement.

Avant de répondre, il se dirigea vers la porte, l’ouvrit pour s’assurer qu’il n’y avait personne dans la galerie, et revint se placer devant le lit du malade.

— Ainsi, jeune homme, dit-il en traînant ses paroles, la liberté te semble un bien inestimable, et tu sacrifierais volontiers quelques années de ta vie pour l’obtenir, ce bien.

— Quelques années ! répéta Dubreuil surpris.

— J’entends quelques années qui ne te seraient pas sans profit.

— Soyez plus clair, je vous prie.

— D’abord, as-tu du courage ?

— Je le crois.

— De l’audace ?

— Cela dépend.

— Enfin, dit Judas, s’il s’agissait de faire ta fortune… une grande fortune… une fortune de prince ?

— Par des moyens honnêtes !

— Honnêtes ! tous les moyens le sont, quand ils échappent à l’appréciation.

Dubreuil fit un geste de dénégation.

— Qui veut la fin veut les moyens, reprit silencieusement Judas. Je tiens ta liberté, ta vie entre mes mains.

Et il se mit à se promener dans la longueur de la caverne.

Il y eut une pause de quelques minutes.

L’orage grondait toujours au dehors ; toujours, de temps à autre, les éclats de la foudre résonnaient comme de lointaines et formidables décharges d’artillerie.

Dubreuil était sous le coup d’une agitation fébrile que doublait la présence de Meneh-Ouiakon. Si Judas la découvrait, elle serait perdue ; et si la situation se prolongeait, il pouvait se faire qu’il la découvrît.

C’est pourquoi Adrien, tâchant de dominer son émotion, se décida à rompre le silence. Il espérait, par une promesse vague, se débarrasser du féroce lieutenant.

— Mais enfin, dit-il, que proposez-vous ?

Cette question si directe émoussa l’impassibilité ordinaire de Judas.

Il s’arrêta court au milieu de sa promenade.

La trahison est peut-être — quel que soit d’ailleurs son but — le plus affreux des forfaits. Les grands criminels y répugnent souvent. On en a vu pour qui voler, piller, violer, assassiner, incendier, torturer étaient un jeu, qui se raillaient de la justice divine et humaine, mais pour qui aussi l’appellation de traître eût été une injure sanglante, dont ils auraient eu plus horreur que du bagne ou de l’échafaud.

Judas n’avait point de ces pudeurs dans le vice ; cependant, malgré l’absence de sens moral dont il faisait preuve et parade, il ne se sentait pas tout à fait à l’aise dans le plan qu’il avait conçu, et auquel sa pensée avait associé l’ingénieur français.

— Ce que je propose, dit-il avec une lenteur rêveuse ; oui, je vais te les faire, mes propositions…

Il s’avança de nouveau vers Dubreuil, se reprit à l’examiner comme s’il eût voulu sonder jusqu’au plus profond de son âme, et brusquement lui dit :

— Tu es discret ?

— Sans doute, fit Adrien intrigué.

— Ta parole que jamais tu ne révéleras ce que je te communiquerai ?

— Je vous la donne.

— Du reste, tu sais, ajouta le lieutenant du Mangeux-d’Hommes avec menace, si par imprudence ou autrement tu me trahissais, la mort serait, de toute façon, ton châtiment.

— Je vous ai engagé mon honneur, ne craignez rien.

— Tu as dû remarquer, reprit froidement Judas, que notre chef s’abandonne avec excès aux liqueurs fortes. Les débauches ont affaibli ses facultés intellectuelles. Quoique une partie de nos gens tienne encore à lui, plusieurs l’ont en aversion. Ils me voudraient pour capitaine. Mais je suis las de cette vie vagabonde que je mène depuis tant d’années. Le désir de revoir ma patrie, la belle Irlande, l’île d’émeraude, s’est emparé de moi, et je n’attends qu’une occasion favorable pour la satisfaire. Cette occasion, toi seul ici peux me la fournir. Je connais, non loin du lieu que nous habitons, une mine d’or dont l’exploitation…

— Une mine d’or ! interrompit Dubreuil ; je doute que les terrains avoisinant le lac Supérieur recèlent des gisements aurifères.

— Tu en jugeras toi-même. Ce n’est pas une mine, mais une montagne d’or, oui une montagne d’or, par la vertueuse Shilagh, épouse du bienheureux saint Patrice[1] ! s’écria l’Irlandais d’un ton enthousiaste qui contrastait singulièrement avec son flegme habituel. Je te conduirai là, dès que tu seras guéri, avec deux hommes qui me sont dévoués. Tu dirigeras nos travaux, et bientôt nos richesses dépasseront celles des plus grands seigneurs de la terre. Cela te convient-il ?

— Mais qui vous dit que le rocher dont vous parlez…

— De l’or ! c’est de l’or ! c’est de l’or ! tiens, regarde ! En disant ces mots, Judas plaça sous les yeux de Dubreuil un gros morceau de métal jaune qui brillait effectivement comme l’or.

Mais, ni sa couleur, ni son éclat, ne pouvaient en imposer à l’ingénieur.

Il reconnut promptement que c’était du cuivre. Cependant, il crut convenable d’entretenir Judas dans son erreur.

— Mes yeux sont, dit-il, trop fatigués pour que je puisse bien apprécier ce spécimen. Mais je crois, comme vous, que la mine d’où il sort est très-précieuse.

— Précieuse ! mais il n’y en a pas une comparable au monde. De retour dans mon pays, j’achèterai une seigneurie, et l’on ne me connaîtra plus que sous le nom de lord Peter O’Crane. Ah ! j’ai longtemps dissimulé, oui bien longtemps, pour atteindre le sommet auquel je voulais parvenir !

— Si le rocher est considérable, pourquoi ne pas vous faire assister de vos compagnons ? questionna Dubreuil.

— Mes compagnons ! je les méprise, je les exècre ! répliqua Judas d’une voix sourde.

— Mais votre capitaine ?

— Jésus ! ne me parle pas de lui. Avant de quitter le fort, je me vengerai. Il m’a ravi l’amour de la seule femme que j’aie jamais aimée : mais, vois-tu, je lui enlèverai sa préférée, sa Meneh-Ouiakon…

Dubreuil tressaillit.

— Oui, poursuivit Judas, cédant au cours de ses passions comme un torrent, longtemps comprimé, qui a rompu ses digues, oui, oui, j’enlèverai Meneh-Ouiakon. Elle me suivra dans les vieux pays. J’en ferai ma femme, et le bonheur que j’ai attendu avec patience depuis tant d’années, luira enfin sur ma vieillesse.

Il se remit en marche en se frottant les mains, fit deux ou trois tours dans la chambre, et se rapprochant tout à coup de Dubreuil :

— Ainsi, dit-il, c’est convenu ?

— Mais je ne puis bouger de mon lit.

— Oh ! nous te transporterons dans un canot. Dans deux jours, j’aurai dépêché le capitaine chez le diable, dans huit au plus tard nous partirons. Souviens-toi de ton serment.

Là-dessus, Judas composa son maintien et sortit.

Quand le bruit de la porte qui donnait sur la cour eut annoncé que le lieutenant du Mangeux-d’Hommes était loin, Meneh-Ouiakon quitta sa cachette.

Elle était calme, mais triste.

— Mon frère, dit-elle à Dubreuil, plus que jamais ta vie est en danger.

— La vôtre ne court-elle aucun risque ? repartit-il avec un accent de reproche.

— Non, moi je n’ai rien à craindre. Mais toi, malade, infirme, tu peux être assassiné par ces misérables.

— Que faut-il faire ? demanda Dubreuil sérieux.

— Je cherche. Ah ! si le fils de ma mère était ici ! Il est habile, il est fort ; mon incertitude ne durerait guère.

— Noble créature, dit Adrien, lui prenant une main qu’elle abandonna volontiers, songez à vous plutôt qu’à moi. Qu’importe le sort qui m’est réservé ! je me sens si malade, que la vie serait plutôt un fardeau qu’un bien pour moi. Mais vous, belle, jeune, riche de santé, de bonté, pourvoyez à votre salut, c’est votre droit, c’est votre devoir, c’est la prière que je vous adresse au nom de l’affection que vous me témoignez.

Inclinant sur le blessé un long et doux regard, Meneh-Ouiakon lui dit :

— Mon frère n’a pas lu dans le cœur de la fille du sachem nadoessis. Elle ne lui en veut pas ; mais elle est affligée de son ignorance. Meneh-Ouiakon a rêvé qu’elle rendait la liberté à son frère blanc : le rêve de Meneh-Ouiakon s’accomplira.

— Ne redoutez-vous pas ?…

— Meneh-Ouiakon ne redoute quoi que ce soit.

— Mais, vous-même, vous êtes prisonnière ?

— Autant vaudrait prétendre retenir la vipère dans sa main sans en être piqué, ou l’eau entre ses doigts sans qu’ils soient mouillés, que d’espérer retenir Meneh-Ouiakon captive quand elle a résolu de briser ses liens. Maintenant, mon frère, ouvre ton oreille à mes paroles. As-tu des amis près d’ici ?

— Hélas ! non ; j’en avais un, un seul, mais il est noyé… je le crains… dit Adrien avec des larmes dans la voix.

— Si, continua l’Indienne, comme si elle se parlait à elle-même, si la tribu des Nadoessis n’était en chasse sur les bords du lac des Bois[2], j’irais trouver nos parents, nos alliés…

— Dans ce pays, interrompit Dubreuil, je connais pourtant une personne qui s’intéresse peut-être à moi, c’est un Canadien-Français du Sault-Sainte-Marie.

— Que mon frère me dise le nom de ce Canadien-Français.

— Il s’appelle Rondeau.

— Rondeau, je m’en souviendrai.

— Quel est donc votre projet ?

— Mon frère le saura quand je l’aurai exécuté.

— Meneh-Ouiakon, j’ai confiance en vous ; mais, je vous en conjure, ne commettez point d’imprudence, n’exposez pas une existence qui m’est cent fois plus chère que la mienne, dans l’intention de me servir.

— Ami, dit-elle, tu seras quelques jours sans me voir. Mais ne te laisse pas abattre par le chagrin. Le dévouement de Maggy t’est assuré. Compte sur elle. Je vais travailler à ta délivrance.

— Non, s’écria Dubreuil ; non, vous ne vous éloignerez pas avant que je sache…

— Cela n’est point nécessaire.

— Ah ! Meneh-Ouiakon, vous ne m’aimez pas ! s’écria douloureusement l’ingénieur.

— J’ai déjà dit à mon frère qu’il ne savait pas lire dans mon cœur.

— Mais enfin, renseignez-moi sur ce que vous allez faire.

— Il n’est pas sage et il manque d’adresse, ou il est vaniteux, celui qui cherche un conseil pour une chose qu’il a décidé d’exécuter.

— Je mourrai d’anxiété, dit le jeune homme en attirant l’Indienne contre sa poitrine.

— Non, tu ne mourras pas, car mon rêve a dit que tu verrais bien des hivers blanchir ta chevelure, répondit l’Eau-de-Feu d’un ton prophétique.

— Et, s’écria Dubreuil dominé par son accent fascinateur, votre rêve a-t-il dit aussi que ma vie s’écoulerait avec vous ?

Meneh-Ouiakon ne répondit point ; mais, tournant à demi la tête, elle essuya avec sa couverte deux grosses larmes que cette question avait fait perler sous ses paupières.

— N’est-ce pas que tu m’aimes ? murmura Adrien, en ramenant doucement à lui la tête de la jeune fille, au front de laquelle il imprima un baiser.

— Oui, mon frère, je t’aime, et je te sauverai, dit-elle en s’échappant de son étreinte.

Et elle se jeta vers la galerie souterraine, après avoir appelé Maggy.

La vieille Indienne déboucha aussitôt d’un passage latéral en portant à la main une petite lampe de terre.

— Maggy, lui dit Meneh-Ouiakon, il y a bien des lunes, tu étais la femme aimée d’un brave Nadoessis ; on t’appelait la Perdrix-Grise, et quand je perdis ma mère tu pris soin de mon enfance. Mais l’Esprit-du-Mal t’inspira de quitter ton mari pour suivre un Visage-Pâle. Et maintenant tu vis loin des tiens, de ceux dont tu fus l’amour et qui devraient être ton orgueil, ta gloire.

— Que la fille du sachem nadoessis pardonne à la Perdrix-Grise ! dit humblement Maggy.

— Je lui pardonnerai si elle observe mes instructions.

— La Perdrix-Grise les suivra.

— Prends ce mokoman, dit Meneh-Ouiakon en tendant à la vieille squaw un couteau de cuivre qu’elle avait tiré de dessous sa couverte, prends-le, et si quelqu’un, visage-pâle ou visage-rouge, essayait jamais de faire du mal à notre blessé, frappe hardiment le téméraire.

— La fille du sachem nadoessis sera obéie.

Meneh-Ouiakon fit un pas vers la porte extérieure, Maggy reprit :

— Mais, si c’était le capitaine ?

Cette question causa un tressaillement à la jeune Indienne.

— Est-ce que tu l’aimes toujours ? demanda-t-elle sourdement après un moment d’hésitation.

— Quand on l’a aimé on ne peut cesser de l’aimer, répondit la vieille squaw d’un ton acerbe.

— Il t’a battue ?

— Oui.

— Dédaignée ?

— Oui.

— Défiguré le visage à coups de fouet ?

— Oui.

— Il t’a condamnée à servir ses maîtresses ?

— Oui.

— Et tu l’aimes encore ?

— Toujours.

— Moi aussi, moi qui le méprise tant, je l’aime ! pensa Meneh-Ouiakon.

Haut, elle ajouta :

— Eh bien ! tant pis, quel que soit ton amour pour lui, s’il touchait à notre malade, il le faudrait tuer. Je suis ogiemau[3] de la danse des femmes ; je te le commande.

— Je le tuerais, dit la Perdrix-Grise.

— À présent, va me chercher la peau du dernier veau que l’on a abattu.

Maggy rentra dans le couloir, après avoir accroché sa lampe à un clou fiché dans la muraille de la galerie.

Au bout d’une minute la vieille squaw reparut.

Elle traînait derrière elle la peau d’un veau fraîchement écorché.

— Enveloppe-moi dans cette peau et couds-la sur mes membres, dit Meneh-Ouiakon.

Avec une aiguille faite d’une arête de poisson, et quelques menus nerfs d’animal, Maggy exécuta, sans mot dire, l’ordre qu’elle avait reçu.

— Maintenant, reprit la jeune Indienne se mettant résolûment à quatre pattes, conduis-moi à l’étable aux bestiaux ; puis tu diras à la sentinelle de garde à la porte de la factorerie qu’il est l’heure d’envoyer brouter les bêtes. Après cela tu ouvriras les écuries, et tu amuseras le factionnaire pendant que les animaux passeront sous la porte du fort.

Maggy inclina la tête en signe d’assentiment, et éteignit sa lampe.

La nuit finissait et, à travers les nuages épais qui roulaient au ciel, quelques teintes grises commençaient à se montrer vers l’Orient.

  1. À cinq journées de Fond du Lac, sur le Supérieur, et au bord de la rivière Outonagon, il existait alors un énorme rocher de cuivre pur, que les coureurs des bois et les aventuriers du Nord-Ouest ont souvent pris pour de l’or.
  2. Pour une description de ce lieu, voir la Huronne.
  3. Proprement chef, mais dans ce sens il signifie plutôt grand maître, grande-maîtresse.