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Peaux-Rouges et Peaux-Blanches/Chapitre 15

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 217-230).


CHAPITRE XV

LES GRANDS SABLES


Le jour allait bientôt poindre ; une traînée lumineuse à l’est l’indiquait.

Meneh-Ouiakon fit appel à toute sa vigueur pour profiter des dernières ombres de la nuit, et chercher dans quelque grotte de la côte un coin où son farouche amant perdrait sa trace.

Mais, avec le retour de l’aurore, le temps avait changé ; d’épais nuages d’un gris de plomb ne tardèrent pas à voiler le firmament ; le vent du nord-ouest se leva, sifflant avec violence et neutralisant les efforts que faisait la jeune fille pour refouler les vagues blanchissantes qui déjà montaient, hurlaient autour de son embarcation.

Afin de résister à tant de puissantes colères combinées pour sa perte, il fallait un courage héroïque, une force surhumaine ; Meneh-Ouiakon possédait le premier, l’instinct de la conservation lui prêta la seconde.

Accroupie dans son canot, elle pagaya pendant deux heures sans regarder une seule fois derrière elle, pour ne pas perdre une seconde dans cette lutte avec les éléments déchaînés.

Mais elle savait bien que son ennemi la poursuivait ; et, par intuition, elle devinait qu’il marchait plus vite qu’elle.

Un cri de joie qui, subitement, comme un éclat de la foudre, domina les rugissements de la tempête, confirma ses funestes appréhensions.

Meneh-Ouiakon alors tourne à demi la tête.

Le canot de Judas n’est plus éloigné du sien que d’une vingtaine de brasses.

Que faire ?

L’Indienne promène autour d’elle un regard rapide.

De plus en plus furieux, le lac enfle ses flots. Dans cinq minutes il sera impossible à une fragile embarcation d’écorce de le tenir.

Mais sur la droite, à peu de distance, se montre le rivage, dominé par une haute montagne jaune comme le safran.

Cette montagne, Meneh-Ouiakon la connaît ; les Nadoessis la nomment Nega-Wadju, c’est-à-dire la Montagne de Sable, ou les Grands-Sables, suivant l’appellation qui lui a été donnée par les Canadiens-Français.

Le parti de l’Indienne est aussitôt pris.

Elle tourne son canot vers cette falaise.

L’abordage offre des difficultés, du danger, car les lames, après s’être brisées avec fracas à la grève, reviennent, se replient comme d’énormes serpents sur elles-mêmes, et menacent de mettre en pièces tout ce qui tenterait de leur faire obstacle.

Mais Meneh-Ouiakon, bercée depuis son jeune âge sur le lac Supérieur, en sait affronter les furies.

Elle donne deux vigoureux coups de pagaie, se porte à la crête d’une vague haute comme une colline, y maintient adroitement son esquif, arrive à dix pas de la berge, et au moment où la vague qui l’a amenée va se retirer, elle abandonne son canot pour sauter dans l’eau, et s’accroche, avec l’énergie du désespoir, à une roche erratique, empâtée dans le sable du rivage.

Les flots s’éloignent, laissant pour un moment la batture à sec.

Meneh-Ouiakon se hâte de saisir ce court intervalle et franchit les premiers gradins de la montagne.

Là elle est en sûreté ; elle s’arrête pour reprendre haleine. Sa vue tombe sur le lac qu’elle vient de quitter.

Judas s’épuise à imiter son exemple ; il n’y peut parvenir. Si parfois il s’approche à quelques toises du bord, un paquet d’eau reflue brusquement sur son embarcation et la repousse au loin.

— Ah ! crie-t-il, en grinçant des dents comme une bête fauve, si je n’avais perdu ma carabine sous la Portaille, morte ou vive, je t’aurais bientôt, maudite Peau-Rouge ! Mais, patience, je te rejoindrai. Tu ne perdras rien pour attendre !

Après avoir respiré et remercié Dieu dans son cœur, Meneh-Ouiakon se remit en marche.

La montagne n’était pas facile à gravir, surtout alors qu’un ouragan terrible bouleversait ses flancs.

Notre héroïne enfonçait dans le sable jusqu’à mi-jambe, et des tourbillons de gravier l’obligeaient, à tout moment, à se courber en deux pour n’être pas aveuglée.

En atteignant le faîte, ce dernier inconvénient, au lieu de diminuer, augmenta encore.

Meneh-Ouiakon aurait pu s’adosser à quelques-uns des monticules coniques dont est parsemé le sommet de cette montagne arénacée, et attendre que la tourmente fût calmée, pour continuer sa route.

Mais attendre ce calme, n’était-ce pas aussi attendre l’ennemi ?

Entre deux rafales, l’Indienne examina le lieu où elle se trouvait.

Aussi loin que le regard pouvait s’étendre, on n’apercevait que du sable.

Cependant, à un mille à l’ouest apparaissait, comme une verte oasis dans le désert, un bouquet de pins.

Quoique cette direction fût contraire à celle que Meneh-Ouiakon devait suivre pour se rendre au Sault-Sainte-Marie, la jeune fille se détermina à la suivre, dans l’espoir de trouver quelque chose à manger dans ce petit bois, car elle se sentait très-faible.

Si la route n’était pas longue, elle était fort pénible ; Meneh-Ouiakon la fit à grand’peine.

Arrivée dans le bois, elle découvrit qu’il se prolongeait à l’est et entourait une charmante pièce d’eau, nommée par les Indiens Negawadju-Sagaagun, ou lac de la Montagne-de-Sable.

Ce lac abonde en coquillages de différentes espèces.

Meneh-Ouiakon en mangea plusieurs avec délices, et, s’étant rafraîchie, elle songea à prendre une heure ou deux de repos.

Pour satisfaire ce besoin sans s’exposer à retomber entre les mains de son persécuteur, elle se blottit dans un buisson touffu et s’abandonna au sommeil.

Quand elle s’éveilla, l’ouragan s’était dissipé ; mais on entendait toujours les beuglements du lac Supérieur, se ruant, avec une rage insensée, aux parois de son vaste bassin.

Meneh-Ouiakon, du regard, interrogea le soleil. Il était sur son déclin.

La jeune fille fit une provision de coquillages, les serra dans un coin de sa jupe noué à la ceinture, et partit, en s’avançant vers l’orient.

Elle cheminait depuis une demi-heure environ, sous le couvert du bois, quand son pied trébucha dans un trou, et elle tomba sur les mains. En se relevant, elle remarqua que le trou qui l’avait fait choir était d’une grande profondeur, et que le sol à l’entour portait les traces d’un affaissement général.

Un coup d’œil et une seconde de réflexion suffirent à l’Indienne pour lui apprendre que ces traces étaient celles d’une cache[1] effondrée.

L’effondrement pouvait avoir été produit par les pluies, et la cache pouvait n’être pas vide.

Meneh-Ouiakon eut bien vite enlevé quelques mottes de gazon, et agrandi l’ouverture de façon à y passer son corps.

Elle entra ainsi dans une sorte de caveau, battu comme l’aire d’une grange et tout enduit de glaise, qui le rendait imperméable, mais dont une partie de la voûte était enfoncée.

À l’intérieur, il y avait un taureau de pemmican[2], quelques fusils, des couteaux rouillés et deux barrillets renfermant, l’un du rhum, l’autre du whisky.

Enchantée de sa trouvaille, l’Indienne s’arma de deux couteaux, d’un fusil, puis elle chargea sur ses deux épaules l’énorme boudin de pemmican.

Désormais, elle n’aurait plus à redouter les tiraillements de la faim ; désormais elle serait en état de se défendre si elle était attaquée.

Meneh-Ouiakon reprit sa marche d’un pas plus alerte, après avoir rebouché la cache aussi bien que possible.

Mais un bruit étrange l’arrêta bientôt.

C’était comme un chant nasillard, qui allait des notes les plus basses aux notes les plus aiguës, s’éteignait parfois et reprenait tout à coup avec une vivacité voisine de l’emportement.

Depuis longtemps, Meneh-Ouiakon avait quitté le bois. Elle suivait alors une piste à travers des broussailles et des arbustes nains.

Voulant savoir ce que signifiait ce chant, elle se coula entre les buissons, et, après avoir fait ainsi une cinquantaine de pas, elle arriva devant une hutte toute grande ouverte, dans laquelle flambait un feu pétillant.

Autour du feu un vieil Indien, misérablement vêtu de quelques oripeaux, dansait et gesticulait en chantant.

La nuit était tombée, mais grâce à la flamme qui rayonnait du foyer, on voyait parfaitement l’intérieur de la hutte.

Quelle fut la surprise de Meneh-Ouiakon en y apercevant Jacot Godailleur, attaché à un pieu et la consternation peinte sur les traits !

Cachée dans un épais hallier, la Nadoessis ne pouvait être aperçue. Elle jugea prudent d’attendre que l’Indien eût fini son chant pour se présenter et tâcher d’arracher le pauvre dragon à sa déplorable situation.

Le vieillard disait, en langue chippiouaise :

« Les visages-pâles, les chiens de visages-pâles ont égorgé mon père, mes frères et mes fils ; ils ont violé ma femme et mes filles ; leurs victimes crient depuis vingt hivers vengeance à mes oreilles, mais j’ai fait un captif, un captif blanc, mais je le brûlerai, mon captif, mon captif blanc, pour apaiser leurs mânes et en l’honneur de Nanibojou.

« Car Nanibojou a fait la terre[3]. »

Ces paroles, il les répétait sur tous les tons imaginables, en se démenant dans sa cabane comme un épileptique.

Las enfin de vociférer et de se désarticuler les membres, il prit un calumet, le bourra de tabac, et s’asseyant sur les talons, en face de Jacot, plus mort que vif, il se mit à fumer.

Meneh-Ouiakon alors se leva et entra résolûment dans le wigwam.

À sa vue, Godailleur fit un mouvement de joie. Mais elle lui adressa un signe pour qu’il se contînt.

Quoique l’arrivée de la jeune squaw n’eût point échappé à l’Indien, il ne bougea pas, n’ouvrit pas la bouche.

— Je suis la fille des sachems nadoessis, dit Meneh-Ouiakon.

— Je le sais, répondit le vieillard.

— Mon père est il un jossakeed[4] ?

— Oui.

— Alors, mon père n’ignore pas le motif qui m’amène.

— Non, répondit le rusé sorcier, qui avait surpris le geste d’intelligence échangé entre son prisonnier et la jeune squaw.

— Je connais le captif de mon père. Son cœur est grand. Il a obligé la fille des sachems nadoessis.

— La fille des sachems nadoessis aime un visage-pâle répliqua l’Indien avec mépris.

Cette insinuation fit profondément rougir Meneh-Ouiakon.

— Mon père se trompe, dit-elle, après un moment de silence, je n’aime pas ce Visage-Pâle.

— Quel intérêt alors t’a poussée ici ? Si ce n’est pas l’amour, c’est la haine, n’est-ce pas ? En ce cas, ma fille tu seras satisfaite. Je vais brûler le captif blanc.

À ces mots, il se redressa, tourna pendant une minute sur les talons et reprit en cabriolant autour du brasier, dans lequel il venait de jeter un fagot de sapinette :

« Les visages-pâles, les chiens de visages-pâles ont égorgé mon père, mes frères et mes fils ; ils ont violé ma femme et mes filles ; leurs victimes crient, depuis vingt hivers, vengeance à mes oreilles, mais j’ai fait un captif, un captif blanc, mais je vais le brûler, mon captif, mon captif blanc, pour apaiser leurs mânes et en l’honneur de Nanibojou.

« Car Nanibojou a fait la terre. »

En terminant, il saisit un tison embrasé et l’approcha de Jacot Godailleur, qui poussa des cris de détresse.

— Mon père, dit Meneh-Ouiakon arrêtant le bras du vieillard, mon père voudrait-il, avant de commencer, se réchauffer avec de l’eau-de-feu ?

— De l’eau-de-feu ! Tu en as, ma fille ! donne, donne vite, répondit vivement l’Indien, qui laissa tomber le charbon à ses pieds.

— Si mon père veut m’accompagner ?

— Ma fille, je crois que ta langue est fourchue, dit-il en jetant à Meneh-Ouiakon un regard empreint de défiance.

— Que mon père vienne, et ses yeux verront, et son estomac se réjouira.

— Ton intention est de m’enlever mon prisonnier.

— J’ai dit que je savais où il y a de l’eau-de-feu.

Le visage du jossakeed exprima encore une brûlante convoitise.

— Nous irons la chercher après le sacrifice, dit-il.

— Mais elle est dans une cache ouverte, et on la pourrait voler pendant ce temps.

— Tu as raison. Est-ce loin ?

— À la distance de deux jets de flèche.

— Je conduirai mon prisonnier avec moi. Mais n’essaie pas de me tromper, car je vois dans ton cœur.

— Mon père n’y peut voir le désir de lui faire mal. Par hasard, j’ai découvert la cache qui renferme l’eau de-feu, et je suis heureuse de communiquer la bonne nouvelle à un puissant jossakeed chippiouais.

Cette adroite flatterie caressa la vanité du vieillard ; il détacha l’ex-dragon du pieu auquel il était assujetti, et le poussa devant lui, en le tenant par le bout de la corde qui lui serrait les poignets.

L’infortuné Jacot ne comprenait rien à cette scène. Cependant il se sentait tout aise de s’éloigner du feu qui, pour lui, dégageait déjà de mortelles émanations de chair grillée.

Allumant une torche de résine, Meneh-Ouiakon sortit négligemment la première de la cabane, et ouvrit la marche.

Au bout de quelques minutes, ils étaient à la cachette.

L’Indien lia son prisonnier à un arbre, puis il dit à la jeune fille :

— Descends, et va me chercher l’eau-de-feu.

Meneh-Ouiakon obéit avec un empressement qui dissipa en partie les soupçons du jongleur.

Elle rapporta les deux barils.

L’Indien en déboucha un, l’approcha de ses lèvres ; mais une idée traversant son cerveau, il dit à la jeune squaw :

— Goûte.

Meneh-Ouiakon but une gorgée et rendit le baril au sorcier, qui en appuya la bonde sur sa bouche. Il l’y tint longtemps collée, faisant entendre un bruyant glou-glou, s’arrêta pour respirer, se remit à boire, s’assit à terre, en roulant des yeux ravis de Meneh-Ouiakon à son prisonnier, posa un instant le barrillet à côté de lui, le reprit encore, pour en pomper le liquide à grands traits, et après un quart d’heure de ce manége, dont les deux spectateurs suivaient avec anxiété les diverses péripéties, il repoussa le vase à demi vide, en tendant ses bras décharnés vers la Nadoessis, et en balbutiant :

— Tu es belle comme une fleur des prairies… et bonne… comme cette eau-de-feu… Ce soir tu partageras ma peau de buffle… quand nous aurons brûlé mon prisonnier en l’honneur de Nanibojou….

Ensuite il essaya de chanter :

« Les Visages-Pâles, les chiens de Visages-Pâles ont égorgé… »

Mais il n’en put articuler davantage. Vaincu par l’énorme quantité d’alcool qu’il avait absorbée, son corps roula inerte sur le gazon.

Aussitôt, d’un coup de couteau, Meneh-Ouiakon trancha les liens de Godailleur.

— Vite, en route, mon frère ! dit-elle.

— Ah ! s’écria le dragon, avant de partir, sauf votre respect, mam’selle, je vous demanderai la permission de siroter une larme de ce nectar, que le malotru a renversé à terre, sans égard pour l’excellence de la chose.

En parlant, il ramassa le baril et lui fit, sur-le-champ, une copieuse saignée.

— Bon ! fameux ! divin ! du vrai rhum de la Jamaïque ! exclamait-il en reprenant haleine ; et penser que voilà plus d’un mois que mon palais était en deuil de pareille ambroisie ! Allons, encore un coup, un dernier, sans vous offenser, mam’selle, et je vous suis.

Ayant sablé une nouvelle rasade, il ajouta :

— Mais n’y aurait-il pas moyen d’emporter ce gentil petit tonneau avec nous ? Je m’en chargerais avec bien du plaisir.

— Non, que mon frère se dépêche ! répondit impatiemment Meneh-Ouiakon.

Ils s’éloignèrent alors de la cache, revinrent à la hutte du sorcier, où la jeune fille prit de la poudre et du plomb pour son fusil qu’elle confia à l’ex-cavalier de 1re classe, et ils repartirent.

En chemin Jacot raconta à la Nadoessis que, ne l’ayant pas trouvée quand il s’était réveillé derrière la Chapelle, il l’avait appelée et cherchée partout.

Comme il continuait ses perquisitions, un Indien s’était jeté sur lui à l’improviste, l’avait garrotté et traîné à ce wigwam où elle l’avait rencontré et arraché à une mort certaine.

— Ce dont Jacot Godailleur, ex-dragon de 1re classe au 7e régiment de dragons, un propre régiment, sans vous offenser, mam’selle, vous aura une reconnaissance éternelle ! ajouta-t-il avec emphase, pour couronner son récit.

Huit jours après, les deux voyageurs arrivaient, sains et saufs, au village du Sault-Sainte-Marie et descendaient chez le père Rondeau.

  1. Voir les Nez-Percés.
  2. Voir la Tête-Plate.
  3. Nanibojou, appelé aussi Manabojou, est considéré comme le créateur du monde par plusieurs tribus indiennes.
  4. Sorcier ; on les nomme aussi maakudayouickooùyga. Avis aux amateurs de mots composés !