Peaux-Rouges et Visages-Pâles

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Peaux-Rouges et Visages-Pâles
Albert de Chenclos

Revue des Deux Mondes tome 93, 1889


PEAUX-ROUGES ET VISAGES-PALES

L’ouverture à la colonisation du territoire de l’Oklahoma, vaste enclave du territoire indien, attire de nouveau l’attention publique sur ces peuplades rouges, en contact, depuis quatre siècles, avec la famille blanche.

Montesquieu, dans l’Esprit des lois, énumère quatre sortes de traitemens à appliquer aux peuples conquis, l’un de ces procédés consistant à exterminer tous les vaincus. Une partie du peuple américain songea à cette solution. « La race rouge est condamnée sans appel, » disait-on dans le parlement. Mais l’étendue du territoire occupé par les peuplades en question, le nombre relativement restreint des colons blancs à l’origine, empêchèrent la mise en œuvre d’un tel procédé.

Une autre méthode consiste à instruire ces hommes naïfs pour en faire plus tard de véritables citoyens. Ce plan, les Américains le suivent depuis un siècle, sinon avec sollicitude, du moins avec cette opiniâtreté anglo-saxonne qui leur a permis d’accomplir de si grandes choses. Nous nous proposons d’examiner ici l’œuvre américaine et de rechercher quel peut être l’avenir de cette race rouge environnée par les blancs, et dont les représentans les plus avancés paraissent avoir atteint le plus haut degré de civilisation qu’ils puissent vraisemblablement acquérir.


I

Avant la découverte du Nouveau-Monde, les ancêtres des tribus barbares qui envoient périodiquement des délégués à Washington pour présenter leurs doléances au grand-père[1], vivaient des produits de la chasse et de la pêche. Ils erraient dans les solitudes, prairies ou forêts vierges, des glaces de la baie d’Hudson aux tièdes lagunes du golfe du Mexique, sur une superficie de 20 millions de kilomètres carrés.

On considéra d’abord ces hordes éparses comme autochtones. Mais, au fur et à mesure de la disparition des forêts qui leur servaient de repaire, on découvrit de toutes parts des ruines colossales, des murailles cyclopéennes et des monumens bizarres dont on désigna les architectes sous le nom de Mount-Builders, édificateurs de montagnes.

La plupart de ces ruines, d’ailleurs fort nombreuses (on en compte près de 12,000 dans le seul état de l’Ohio), présentent une réelle importance. Une enceinte, vraisemblablement destinée à protéger une immense population, mesure une superficie de 57 hectares et 5 kilomètres de tour. Pêle-mêle avec ces débris, on trouve des sculptures, des poteries, des ustensiles de cuivre, des éclats de silex, des pointes d’obsidienne, des ossemens humains et des calumets modelés en forme d’éléphans.

Après les conquérans et les trappeurs, les savans sont arrivés, déclarant que ces hommes, peut-être contemporains du mammouth, paraissent avoir été les premiers habitans de l’Amérique, et, à propos des monumens, que l’on ne saurait attribuer à des populations nomades des œuvres de cette importance. L’unité du plan, la solidité des assises, prouvent qu’ils ne furent pas entrepris par des peuples ayant à faire face à une invasion subite. En conséquence, les clans dont ils constituaient le refuge étaient sans doute sédentaires, et campés soit dans l’intérieur même de ces enceintes, soit à leur proximité.

Que sont devenus ces peuples ? Ils n’ont point sculpté de hiéroglyphes dans la pierre et n’ont laissé d’autre trace de leur existence que les ruines colossales dont nous venons de parler. N’y aurait-il pas lieu d’attribuer leur extinction à l’invasion des Peaux-Rouges ? Nous nous bornerons à poser la question, sans essayer de la résoudre.

Les Indiens actuels conservent la tradition vague d’une époque où les animaux sauvages infestaient le territoire et où, comme à toute période antéhistorique, des serpens monstrueux, d’énormes mammouths et des géans s’entre-déchiraient dans des luttes formidables.

Ils racontent aussi, d’après une légende fort ancienne, l’émigration primitive et les courses vagabondes qui précédèrent leur établissement dans la vallée du Mississipi.

Voici le récit, d’après les Chichimecs : « Nos ancêtres, retranchés au fond de noires cavernes dans un pays glacé, s’embarquèrent sur la mer couverte de banquises et fouettée par les vents ; tous auraient, péri dans un naufrage, si des oiseaux de proie ne les avaient enlevés dans leurs serres. Ces sauveurs inespérés les déposèrent sur un rivage inconnu, où, montés sur de très grands animaux, ils atteignirent le Mississipi. Deux chefs conduisaient cet exode : l’un était Manco-Capac, l’autre Quetzalcoatl. » Le premier fut le fondateur de l’empire des Incas ; l’autre devint le chef du royaume des Aztèques.

Les Chickasaws sont tout aussi affirmatifs ; mais, ici, un chien et un bâton guidaient la migration de la tribu. L’animal, toujours en avant, signalait, par ses aboiemens, l’approche du danger. Chaque soir, au terme de la course, les émigrans plantaient en terre un bâton qui s’inclinait, pendant la nuit, dans la direction à suivre. Un jour enfin, dans la vallée du Mississipi, le bâton resta vertical et la horde mit un terme à sa marche.

Les Indiens ne montrent un goût très prononcé que pour les légendes guerrières, et cette tradition n’aurait vraisemblablement pas survécu aux luttes innombrables entre blancs et rouges, si la pictographie ne leur avait fourni le moyen de la conserver. Partout on rencontre des hiéroglyphes à l’état rudimentaire gravés sur des écorces d’arbre ou sur les rochers. Presque tous les Peaux-Rouges déchiffrent aisément ces signes naïfs, dont le groupement et la succession constituent les archives des familles, les annales de la tribu et le répertoire des traditions.

La légende de l’émigration peut se résumer en quelques mots : 1° les Indiens actuels ne sont pas aborigènes ; 2° ils sont venus d’un pays glacé ; 3° ils ont traversé la mer et se sont établis d’abord dans la vallée du Mississipi.

Sur ces faits, dont la vraisemblance n’échappera pas au lecteur, et étant admis que jamais les migrations humaines n’ont abandonné le pays du soleil pour aller s’enfoncer dans les frimas du Nord, on a bâti l’hypothèse suivante : chassées des autres sibériens par la faim et le froid, les peuplades rouges traversèrent l’Océan dans des pirogues, soit par le détroit de Behring, soit en suivant le cordon des îles Aléoutiennes, que d’épais brouillards cachent le plus souvent, mais où les mugissemens des lions marins groupés sur les plages, annoncent aux navigateurs la proximité de la terre. Elles gagnèrent ainsi l’Alaska, pour se répandre ensuite vers le Sud, où la chaleur les attirait comme l’aimant attire le fer, où la température s’élevait d’autant plus que l’exode se rapprochait davantage de l’équateur.

On s’arrêta d’autant moins sur la pente de l’hypothèse, que le chevalier Boturini retrouva une ancienne carte indienne qui retraçait la marche des émigrans. D’après les indications de ce document, on crut pouvoir supputer l’époque à laquelle ces peuplades quittèrent le « pays des Cavernes. » On plaça cette date à peu près à l’an 1000, au temps où un souffle d’enthousiasme poussait aussi vers l’Orient les multitudes européennes du moyen âge. D’après la même carte, on conjecture que ces peuplades atteignirent, deux siècles après, la partie méridionale de la vallée mississipienne, où le gouvernement fédéral tolère encore la présence des plus civilisés de leurs descendans.

M. Maury, l’illustre directeur de l’Observatoire nautique du Washington, qui, le premier, commença l’étude méthodique des vents et des courans des mers du globe et en dressa des cartes suivant les saisons, examina la première partie de cette hypothèse au point de vue purement technique : « vraisemblables, dit-il, sont les traditions qui font traverser le détroit de Behring aux ancêtres des Indiens. Ce voyage peut non-seulement s’effectuer en quelques heures par ce passage resserré, mais aussi par l’archipel aléoutien, dont les îles nombreuses semblent faciliter encore davantage la communication. Plusieurs fois on a vu des indigènes naviguer sur leurs pirogues d’un continent à l’autre. »

Le bassin du Mississipi, ce rendez-vous des premiers émigrans, l’un des plus vastes du monde, présente des dispositions qui, d’avance, le désignaient à l’habitat des nouveaux-venus. Chateaubriand appelait « Père des fleuves » (Meschacébé) le magnifique cours d’eau qui opère le drainage de ce bassin sur un parcours de 5.100 kilomètres, et qui coule vers le Sud (tout indiqué par conséquent pour guider une migration), à travers des plaines d’une incroyable fertilité, depuis la région des Grands-Lacs jusqu’au golfe du Mexique, dans une vallée où il reçoit plus de cent affluens.

En examinant les croyances de ces peuples, on se demanda si elles n’avaient pas quelque rapport avec les théogonies asiatiques, notamment avec la doctrine de Zoroastre. Les Peaux-Rouges non encore fixés au sol et réfractaires à l’enseignement de la doctrine évangélique admettent l’existence d’un Grand-Esprit, fort au-dessus des misères de l’humanité, trop puissant peut-être pour s’en préoccuper. Ils ne lui élèvent point de temples ; ils ne lui dressent aucun autel ; ils ne sculptent point son image dans le bois ou la pierre, se contentant de brûler des feuilles de tabac en son honneur ; après les batailles, de lui immoler les prisonniers de guerre ; et, dans les grandes fêtes, de lui consacrer des épis de maïs.

Comme presque tous les peuples connus, les Peaux-Rouges ont des notions assez précises sur le déluge. Suivant la loi commune, leur tradition est appropriée à leur manière de vivre, et accommodée à leurs habitudes. La voici, en substance. Les tribus cuivrées périssent dans les forêts envahies par les eaux, sauf quelques privilégiés qui parviennent à échapper au désastre, à l’aide de leurs pirogues. Ils ont pourtant grand’peine à se maintenir à flot et ne cessent de vider l’eau qui tombe du ciel en cataractes. Mais ce n’est pas tout : des castors s’accrochent aux barques, en rongent les flancs et déterminent des voies d’eau qui entraînent leur submersion. Une seule pirogue réussit à braver ces ennemis redoutables. Quand la tempête se fut apaisée, il en sortit une famille qui repeupla la terre, cette terre que les castors avaient reconstituée, en pétrissant de l’argile.

Ces animaux, si nombreux dans la partie septentrionale des États-Unis, jouent un grand rôle dans les croyances primitives des peuplades rouges. D’après une légende, ces rongeurs enseignèrent l’art de la construction aux ancêtres des Osages et cette tribu naquit de l’union de la fille d’un de ces mammifères aquatiques avec le premier homme, sorti lui-même d’une coquille marine. Aussi, de tout temps, les castors ont-ils joui parmi eux d’une profonde vénération. La peuplade suivait leurs travaux avec un intérêt mêlé de respect ; loin de chercher à pourchasser et à détruire ces architectes industrieux, elle les défendait au besoin et fondait à leur image une société basée sur la liberté individuelle et l’égalité absolue. Elle édifiait au bord des lacs des huttes arrondies et les villages contigus d’Osages et de castors vivaient dans la meilleure intelligence.


II

Les hommes rouges combattirent successivement différens maîtres, Espagnols, Hollandais, Anglais et Américains. Lorsque les Hollandais débarquèrent au commencement du XVIIe siècle sur l’île de Manhattan, où ils devaient fonder la Nouvelle-Amsterdam, le territoire des États-Unis était occupé par une multitude de tribus, dont la vallée du Mississipi représentait le centre principal. La première place, parmi ces populations, revient aux Iroquois, créateurs d’une véritable civilisation et qui surent, pendant trois siècles, résister à l’anéantissement, bien que leurs chefs, privés de moyens de coercition, ne fussent investis que d’une autorité toute nominale. Partagée entre la chasse et la culture du maïs, leur confédération puissante, disséminée de l’Atlantique à l’Ohio et des monts Alleghanys aux bords du Saint-Laurent, occupait le territoire où se dressent aujourd’hui Boston, New-York, Philadelphie, Baltimore et Washington. Vantant avec fierté leurs institutions, ils s’appelaient eux-mêmes Onguehonwe, hommes supérieurs. Refoulée depuis par les blancs, cette ligue, restée si longtemps la terreur de New-York, se retira au bord des Grands-Lacs. En 1850, les Iroquois n’étaient plus que 6,000.

William Penn, le quaker illustre, ce législateur de la Pensylvanie que Montesquieu appelle le Lycurgue moderne, traita les Indiens avec humanité. Suivant l’exemple des colons hollandais, ses prédécesseurs sur le nouveau continent, il conclut un traité avec les chefs peaux-rouges d’alentour. Cette scène toute pacifique eut lieu sous un orme colossal, auprès de l’endroit où Penn jeta les fondemens de Philadelphie.

À cette époque, les sauvages désignaient sous le nom de Yankees (par corruption du mot English) ces nouveaux-venus, que, plus tard, ils devaient nommer Long-knives (longs couteaux), appellation beaucoup plus significative, image des combats sanglans livrés entre les pionniers blancs et les hommes rouges. Hâtons-nous d’ailleurs de le déclarer : on serait fort en peine de décider si les sauvages ouvrirent les hostilités ou s’ils furent eux-mêmes en butte, les premiers, aux mauvais traitemens des Européens. Pourtant, les blancs assumèrent, dès le principe, de lourdes responsabilités[2].

Citer à l’appui de cette assertion de nombreux témoignages historiques serait chose facile. Nous ne donnerons qu’un exemple : dans les premières années du XVIe siècle, trois bâtimens en quête de travailleurs pour les mines d’Hispaniola (Saint-Domingue) mouillent un jour sur la côte de la Caroline, où erraient les Chicoréans. Les équipages descendent à terre, donnent aux sauvages de l’eau-de-vie et les attirent à bord, en grand nombre. Puis, la flottille appareille et les jette sur la côte de Saint-Domingue, malgré leurs cris et leurs supplications. Les Hispano-Américains semblent posséder le monopole de ces exécutions sommaires, si conformes à leurs intérêts : il n’y a pas plus de vingt-cinq ans, les Péruviens employèrent le même procédé à l’égard des Maoris de l’île de Pâques.

Tant que les Anglais restèrent sur le littoral, occupés à l’installation de leur commerce et à l’organisation de leur nouvelle colonie, ils ne songèrent point à inquiéter les Peaux-Rouges. Mais leur pénétration dans l’intérieur fut le signal de ces escarmouches sans pitié, tout à l’avantage des Européens, qui opposaient des fusils et des balles aux arcs et aux flèches de ces barbares.

Traquées par la civilisation, les tribus commencèrent ce mouvement de recul vers l’Ouest, le Sud et le Nord, laissant libre la partie centrale, comme si la force centrifuge les eût successivement déplacées vers la périphérie, à mesure que la population blanche accentuait vers l’Ouest sa marche continue.

La proclamation de l’indépendance des États-Unis marqua le premier pas vers la stabilité relative, en ce sens que, sans tarder, les Américains se préoccupèrent de l’adoption d’un modus vivendi à leur égard. Comme base de leurs relations avec ces hommes naïfs, ils prirent ce mot de Washington : « Nous avons de tels avantages sur les Indiens, que les traiter avec le plus de ménagemens possible s’impose à nous comme un devoir. » Voilà la théorie ; la pratique s’écarta légèrement de cet aphorisme rigide.

Sur tous les points du territoire, les Américains ont imposé, comme il suit, la loi du plus fort. Le citoyen qui n’est ni l’honnêteté même, ni la bienveillance personnifiée, qui, en sa qualité d’homme blanc, s’arroge le droit, se reconnaît presque le devoir de commander en maître à la race rouge, inférieure à ses yeux, s’intitule Indian Trader. Il déballe chez les Peaux-Rouges une pacotille d’objets de rebut qu’il prétend échanger contre des produits de haute valeur ; les Indiens apportent des peaux de loutre et de castor ; il leur donne de la poudre, des armes et du whisky.

Peu à peu, le sauvage acquiert de nouveaux besoins ; afin d’y subvenir, il poursuit sans relâche le bison dans la prairie, l’alligator dans les rivières et le castor au bord des lacs, tandis que ses femmes défrichent un coin de terre, plantent quelques pieds de maïs et construisent des cases. Pourquoi cet établissement primitif ne constituerait-il point le noyau d’un village autour duquel se groupera la tribu ? La chose n’est point aussi simple. Grâce aux désirs impérieux qui assiègent maintenant le sauvage, l’offre, qui d’abord surpassait la demande, lui devient de beaucoup inférieure ; le marchand est le centre et, pour ainsi dire, l’âme de la tribu. D’autres traders, attirés par l’appât du lucre, comme le tigre par l’odeur de la chair, viennent rejoindre le premier. Ils échelonnent leurs visites de telle sorte que les blancs vivent en permanence parmi les hommes rouges.

Des querelles surviennent, puis des rixes où le sang coule. Féroces, vindicatifs, surexcités par les vapeurs alcooliques, forts de leurs griefs et confians dans leur nombre, les Peaux-Rouges exterminent dans une embuscade ces blancs sans défiance. De quel côté mettre les torts ? Il est malaisé de le décider. Les employés eux-mêmes du bureau des affaires indiennes, rompus à ces sortes de querelles, se déclarent impuissans à démêler l’imbroglio. Que fait alors le gouvernement ? Soucieux de sauvegarder les prérogatives de la race blanche, en l’absence de toute enquête rendue impraticable par la mort des victimes et la disparition des meurtriers, il prend fait et cause pour les traders : les troupes fédérales saccagent le territoire, incendient les huttes, embryons des villages futurs et ne renoncent à la poursuite des fuyards que lorsque les Indiens implorent la cessation des hostilités.

Dès lors, commence la spoliation méthodique des Peaux-Rouges, devant un chef de la tribu vaincue. Après la défaite, l’humiliation ; il faut abandonner les terres, sauf une réserve, dont les agens du gouvernement fédéral jalonnent les limites. La tribu est désormais prisonnière.

En revanche, l’Etat lui paie une pension ; il lui délivre des bestiaux, des matériaux de toute sorte, des instrumens aratoires[3]. Par aventure, les vaincus consentent-ils à labourer cette terre qu’ils se contentaient jusqu’ici de fouler aux pieds de leurs chevaux ? l’Union reconnaîtra cet acte de soumission et de bon vouloir ; si la saison est mauvaise et que la récolte manque, elle fournira des subsides et nourrira la tribu pendant l’année.

Mais le gouvernement de Washington n’ignore pas que l’on amuse les hommes avec des sermens. Aussi, n’en exige-t-il aucun de ces misérables sauvages. Il nomme auprès d’eux des agens chargés de la surveillance et du contrôle. Ces fonctionnaires délivrent des passeports aux indigènes désireux, pour un motif valable, de franchir les limites du territoire. Un blanc manifeste-t-il l’intention de trafiquer avec eux ? L’agent accorde, s’il le juge convenable, l’autorisation nécessaire, sauf à tarifer les objets d’échange, afin de tarir la source des abus ; par tous les moyens, il s’efforce de vaincre la répugnance invincible que les Peaux-Rouges montrent pour la culture et d’inculquer à ces nomades un amour de la terre égal à celui du Tonkinois pour sa rizière, du fellah pour le limon du Nil et du Pyrénéen pour le sol ingrat qu’il défend avec ardeur contre les eaux torrentueuses du gave. Enfin, un poste militaire établi à proximité de l’agence prête main-forte aux fonctionnaires de l’Union, réprime les désordres et fait respecter les règlemens.

Les Indiens n’ont jamais vendu qu’à la dernière extrémité ce sol qu’ils foulaient depuis leur enfance, et, malgré leur commerce fréquent avec les blancs, beaucoup d’entre eux conservaient leurs coutumes et leur langue, sans vouloir rien connaître de la civilisation des visages-Pâles. Inutile d’ajouter que dans ces accords, un peu forcés, le gouvernement se réservait les meilleurs terrains.

C’est ainsi que les tribus cédèrent successivement des portions de leur territoire : de 1795 à 1840, on compte cent six de ces contrats de vente, qui marquent autant d’empiétemens successifs des blancs sur les rouges.

Dès 1784, les Iroquois évacuèrent la Pensylvanie : ce fut le début de ces marchés réitérés qui, en fin de compte, refoulèrent à l’Ouest du Mississipi les peuplades de l’Est et du Sud.

C’est le 27 janvier 1825 que le président Monroë adressa au sénat un message proposant de rejeter ces Indiens, au nombre de 100,000, sur la rive droite de ce grand fleuve. Le président estimait que, vu leur état peu avancé, il n’y avait pas lieu d’incorporer ces barbares à la population blanche, et il considérait leur déplacement comme nécessaire, sous peine d’extinction prochaine. Mais, loin de vouloir procéder à une expulsion en masse et sans conditions, il se proposait d’obtenir leur libre consentement et de leur assigner, dans les parages indiqués, des terres équivalentes à celles qu’ils abandonneraient.

Ces dispositions firent l’objet d’une loi qui décida l’achat des 77 millions d’acres (environ 31 millions d’hectares) occupés par les tribus à transplanter.

Ainsi, la politique antérieure, officiellement confirmée, prit plus de force. Les agens des affaires indiennes entreprirent la tâche ingrate de faire entendre à ces infortunés que leur éloignement constituait la condition essentielle de leur repos futur. Ils n’en vinrent pas aisément à bout. Les indigènes élevaient d’exorbitantes prétentions, se demandant si la concession que le gouvernement cherchait à leur extorquer ne cachait pas quelque piège, et si, par exemple, leur départ ne marquerait point le commencement d’un très long voyage. Parfois, à bout d’argumens, ils assassinaient les agens et toute personne qui leur conseillait d’abandonner leur patrimoine, cette terre sacrée où avaient erré leurs ancêtres, où ils avaient eux-mêmes combattu, et que le patriotisme commandait à leurs fils de défendre contre les visages-Pâles.

L’état de Géorgie, qui servait de cantonnement à quelques-unes de ces peuplades, imagina de les expulser sans autre forme de procès. Les missionnaires répandus parmi elles les engagèrent à la résistance et, pour battre en brèche cette influence, l’État défendit aux blancs de résider parmi les Indiens (1831). Et, comme les missionnaires refusaient d’obtempérer à la loi, on les traîna en prison, d’où ils ne sortirent que deux années plus tard, en renonçant formellement à établir désormais leur résidence parmi les Peaux-Rouges. Pourtant, traqués de toutes parts par les particuliers, les Cherokees consentirent, en 1836, à émigrer sur la rive droite du Mississipi.

L’État de l’Alabama traita les Creeks d’une façon analogue, et ces violences motivèrent une guerre véritable, dans laquelle les Indiens dépossédés luttèrent avec le courage du désespoir.

Ajoutons, à la louange du gouvernement fédéral, que l’autorité supérieure, obligée de laisser aux différens États, dans ces circonstances, la large autonomie que leur assure la constitution, ne ratifia jamais ces spoliations. Il se rappelait les paroles généreuses que prononçait, quelques années auparavant, le président Adams : « La lutte que nous soutenons contre les Indiens n’a pas d’autre cause que notre injustice même sanctionnant les mesures iniques prises par l’Alabama et la Géorgie. L’administration actuelle n’agit-elle pas à l’inverse de celles qui l’ont précédée ? Celles-ci s’appliquaient, avec la plus vive sollicitude, à la civilisation des Indiens, à la culture de leur esprit, à l’adoucissement de leurs passions ; elles réglaient leurs appétits, cherchaient à les fixer au sol par l’agriculture, à les initier aux joies et au bien-être du foyer domestique. Aujourd’hui, vous essayez, par la violence ou par des simulacres de traités, de les expulser de la terre qu’ils foulent, pour les cantonner au-delà du Mississipi, de l’Arkansas, du Missouri et jusqu’aux contins du Mexique. Vous les bercez de l’espoir mensonger qu’ils trouveront dans ce lieu d’exil un asile inviolable, un abri contre votre rapacité et vos persécutions. Dans l’exécution de ces impitoyables rigueurs, vous rencontrez la résistance que des hommes ainsi poussés à bout peuvent opposer : c’est l’agonie d’un peuple arraché à la terre où sont ensevelis ses pères ; c’est la dernière convulsion du désespoir ! »

Ainsi, les exactions dont se plaignaient ces infortunés, les persécutions auxquelles ils lurent en butte, doivent être imputées plutôt à l’administration locale et à leurs voisins immédiats qu’au gouvernement fédéral lui-même.

Cependant, les résistances tombèrent. Faut-il attribuer ce succès à l’éloquence persuasive des agens ? Les Peaux-Rouges estimèrent-ils que le gouvernement payait assez largement le déplacement qu’il leur demandait ? Les hommes d’état de la Géorgie et de l’Alabama les décidèrent-ils à s’expatrier par leurs continuelles vexations ? Il paraît difficile de déterminer le motif de ce changement subit. Toujours est-il que l’émigration commença. Les Séminoles résistèrent plus longtemps : la moitié de leur tribu occupait encore la Géorgie en 1835. On avait pourtant, versé entre leurs mains des sommes considérables, comme prix de leur abandon. Le gouvernement leur donnait environ 1 million de dollars par million d’acres. Ainsi, les Crecks reçurent 22 millions de dollars pour 25 millions d’acres, et les Choctaws, 23 millions de dollars pour 20 millions d’acres.

En 1836, la loi édictée sous la présidence de Monroë était presque exécutée. Le recensement de cette époque montre que 51,000 Peaux-Rouges avaient traversé le Mississipi, et que très peu de temps après, 40,000 autres se proposaient de suivre le mouvement. Il n’en resterait plus alors que 12,000 à l’orient du Père des fleuves.

En somme, outre les nouvelles terres mises à la disposition de ces tribus, l’exode coûta au gouvernement 303 millions de francs.

C’est ainsi que l’on constitua l’Indian Territory, compris entre le Kansas, le Missouri, le Texas, l’Arkansas et le Nouveau-Mexique. Restaient les tribus nomades du Far-West, sur lesquelles l’Union n’avait aucun recours et qui, depuis la guerre de sécession, étaient devenues un danger permanent.

L’attaque des trains, le pillage des fermes, le massacre des settlers, voilà les occupations habituelles des hôtes de ces parages. Les chevelures des victimes, conservées à titre de trophées de guerre, indiquaient le nombre de leurs forfaits, qu’ils appelaient des victoires. On sentit le besoin de grouper ces dans redoutables, afin de rendre leur surveillance plus facile.

En 1869, le congrès chargea une commission d’étudier cette grave question. Le problème se posait comme il suit : trouver dans le Far-West, loin du chemin de fer, des territoires propres à recevoir ces tribus errantes. Nous disons des territoires, parce que l’on se proposait de disséminer les clans, de les isoler les uns des autres, pour les empêcher de concerter une action commune, après entente préalable. On n’avait pas perdu le souvenir des exploits de Tecumseh pendant la guerre de 1812, la concentration des Peaux-Rouges opérée par son ordre et les utiles secours que ces auxiliaires prêtèrent aux Anglais. On n’avait pas oublié non plus le chef canadien Pontiac (1759), ennemi juré des Anglais, disant aux guerriers de tous les clans voisins : « Unissons-nous pour jeter à la mer ces chiens déguisés en habits toujours teints de sang ! »

Le gouvernement fédéral devait pourvoir aux frais d’installation, et tenter de civiliser ces barbares en leur donnant des instrumens aratoires, essayer, en un mot, de fixer au sol ces dangereux nomades. On leur envoya des missionnaires, des agriculteurs, des médecins, des forgerons, des charpentiers, et l’on défendit aux blancs de s’établir parmi eux sans leur autorisation.


III

Ainsi, l’on peut diviser en deux groupes les peuplades de race cuivrée : les unes, cantonnées dans le Territoire-Indien, sur la rive droite du Mississipi ; les autres, éparpillées dans une centaine de réserves, grandes et petites, le long de la frontière du Dominion et dans les Montagnes-Rocheuses. Depuis 1878, le congrès vote annuellement un crédit destiné à la solde et à l’entretien d’un corps de police indigène, fort de 70 officiers et de 700 hommes, distribués entre les diverses réserves.

Ces tribus disséminées occupent des degrés différens dans l’échelle de la civilisation.

Les Cherokées, les Creeks, les Choctaws, les Chickasaws et les Séminoles, désignés collectivement sous le nom de Cinq nations, fraction la plus civilisée de la race rouge, occupent le territoire indien proprement dit. Six fleuves et un grand nombre de rivières arrosent cette immense réserve qui ne mesure pas moins de 20 millions d’acres. La terre y est très fertile et la douceur du climat y permet les cultures les plus diverses. Comment de si heureuses conditions n’auraient-elles pas tenté les États voisins ? L’Arkansas et le Missouri ont maintes fois revendiqué la possession de ce riche domaine, que le gouvernement fédéral a dû faire protéger par des troupes.

Dès 1808, les chefs et guerriers cherokees rédigèrent un acte nommant des « régulateurs » chargés de réprimer le brigandage et les vols de chevaux, de protéger les veuves et les orphelins, avec le droit de tuer tout coupable qui résisterait à leur autorité. Vingt années plus tard, ils adoptèrent une constitution qui, par additions successives, forme aujourd’hui un volume de 369 pages, dont ce peuple se montre justement fier et qui lui sert à défendre la vie et la propriété.

La législation des Choctaws, non moins remarquable, date de 1834 et leur constitution fut adoptée à Doaksville, le 11 janvier 1860. Elle accorde le droit d’exploitation à tout individu qui découvre une source d’eau minérale ou une mine de charbon. Aussi, plusieurs mines de houille sont-elles exploitées par eux. En 1887, elles ont donné 500,000 tonnes.

Les lois indiennes prêtent une attention spéciale à l’instruction publique. La constitution cherokee déclare que, « l’éducation et la moralité étant nécessaires à un bon gouvernement, au bonheur de l’homme et au maintien de la liberté, les écoles et autres moyens d’éducation seront, avant tout, l’objet des encouragemens. »

Un directeur des écoles et trois administrateurs de district composent une commission autorisée à passer des marchés pour la fondation d’écoles et de collèges dans la nation choctaw. Les administrateurs de district choisissent dans leur ressort particulier les élèves à envoyer aux divers établissemens d’instruction, en fondant leur choix sur leur intelligence et leur faculté d’apprendre plus ou moins rapidement. L’administrateur local inspecte les écoles et tient un registre d’inscription des enfans choctaws de sept à treize ans. A dater du jour de l’inscription, les parens sont tenus de les envoyer à l’école voisine, sous peine d’une amende de 10 cents, à moins d’excuse valable, telle que mauvais temps, inondation ou maladie. Les Choctaws ont aussi des écoles d’orphelins soumises à des règlemens particuliers. Dans les unes et les autres, renseignement se fait en anglais.

Le Territoire indien a depuis longtemps ses journaux ; les Cinq-Nations en impriment onze ; l’un d’eux s’appelle le Téléphone.

Au point de vue du culte, les anabaptistes, les plus nombreux, ont 150 temples sur le domaine des Cinq-Nations ; ensuite, vient l’église épiscopale avec 52 ; puis les presbytériens avec 43. L’église catholique romaine a attaqué le Territoire en 1875, en fondant une petite école à Akota.

Moins de cent agens du gouvernement, aidés de la police indigène et des troupes fédérales, dirigent ce vaste territoire où l’on compte : 23,000 Cherokees, 18,000 Choctaws, 14,000 Creeks, 6,000 Chickasaws et 3,000 Séminoles.

On s’imagine volontiers ces Indiens comme des hommes à la peau cuivrée, les jambes serrées dans des mocassins, des plumes d’aigle aux cheveux et un tomahawk à la main. Ce costume et ces accessoires ne sont plus de mise chez les Cinq-Nations ; on ne les retrouve plus que dans les tribus du Far-West, à l’Opéra-Comique et dans les romans de Cooper. D’ailleurs, presque tous comprennent l’anglais, et, grâce au métissage, le type primitif tend à disparaître ; à tel point que lorsque l’on passe dans une ville indienne pour la première fois, on est tenté de se demander : « Où sont donc les Peaux-Rouges ? »

Le gouvernement fédéral, soucieux également de propager l’instruction en dehors du Territoire indien, a fondé partout, outre les écoles ordinaires, des écoles professionnelles et même des fermes-écoles. On compte actuellement, dans les réserves, 227 établissemens d’instruction de tout genre, desservis par 837 employés et fréquentés par 39,717 élèves. L’école industrielle de Salem (Orégon) compte 202 élèves des deux sexes. On y apprend aux jeunes gens l’imprimerie, la cordonnerie, le charpentage, l’agriculture ; aux filles, la couture, la cuisine, le blanchissage et même le piano.

Un tiers des Peaux-Rouges a adopté l’usage des vêtemens européens (en partie ou en totalité). Un sur quinze sait lire. Un sur douze parle anglais. 2,246 ont appris à lire en 1887. Outre les sommes mises à la disposition des écoles par le gouvernement, les sociétés religieuses ont donné 1,215,000 francs aux Indiens pendant la même année.

Il est un fait assez remarquable et que nous ne saurions passer sous silence : l’instruction de l’homme rouge, sauf de races exceptions, ne peut dépasser un certain niveau qui n’est jamais fort élevé. Dans les écoles nombreuses qui parsèment le territoire, on apprend aux enfans les élémens et rien de plus.

Les tribus moins civilisées que les Cinq-Nations sont éparpillées autour des lacs et dans la partie occidentale des États-Unis. Comme les musulmans des confins du Sahara algérien, ces sauvages, ennemis jurés de toute civilisation, n’ont point encore perdu tout espoir de revanche. Dans sa marche progressive, l’élément blanc les presse de toutes parts, les accule vers l’Océan-Pacifique, vers les frontières du Dominion, sans avoir pu améliorer leur condition ni adoucir leurs coutumes barbares. Et l’on peut appliquer en particulier aux misérables dans des Montagnes-Rocheuses ce qu’écrivait J. de Maistre : « Le sauvage dételle le bœuf que les missionnaires viennent de lui confier, et le fait cuire avec le bois de la charrue. »

Ceci, toutefois, ne saurait s’appliquer à tous les Indiens en dehors des Cinq-Nations, et il y a lieu d’établir entre elles de très notables distinctions. Ceux qui habitent au bord des grands lacs se sont groupés en villages. Autour de leurs huttes, arrondies comme celles des castors, des patates étalent leurs feuilles triangulaires, et le mais ses épis gonflés d’où sortent des touffes de fils blanchâtres.

Les Sioux et les Shoshones, campés dans les gorges des Montagnes-Rocheuses, en compagnie des vautours au cou décharné, réfractaires à toute civilisation, répondent au portrait humoristique de J. de Maistre. Le Shoshone considère le travail des mains comme dégradant, il poursuit au galop de son cheval le bison, qui fuit l’approche de l’infatigable pionnier ; ses femmes, images vivantes de la misère, le suivent par derrière, en courant de toute la vitesse de leurs jambes. Ceux qui n’ont point de chevaux voient le gibier leur échapper, ils vivent de racines et cherchent à extorquer par la ruse ce que la chasse ne peut plus leur fournir. De là aussi résuite une aversion profonde entre ces deux fractions de la tribu, qui amené des rixes sanglantes, survies de représailles terribles. Quelques Américains prétendent que tenter de les fixer au sol est aussi difficile que de « contraindre les loups à brouter l’herbe et les singes à vivre en société. » En tout cas, l’abus du whisky, la misère croissante et les épidémies paraissent devoir amener leur extinction graduelle, cette dernière cause surtout fait, parmi eux, d’affreux ravages. En 1837, la petite vérole enleva 10,000 victimes parmi les Dakotahs : un clan de 1,600 personnes fut réduit à 31 et des villages entiers devinrent déserts. Le docteur Williamson trace de cette époque néfaste un lamentable tableau : « On n’apercevait de toutes parts que des morts et des agonisans, des huttes dont il ne sortait plus de fumée ; des enfans affamés errant auprès des froides dépouilles de leurs parens ; des corbeaux et des loups déchirant les cadavres abandonnés sans sépultures. Chez les Arickarées, très fiers de leur beauté, des guerriers, se trouvant défigurés après leur guérison, se précipitaient du haut des rochers ou se donnaient la mort à coups de poignard. »

Nous ne parlerons que pour mémoire de certaines familles rouges éparses dans des réserves de quelques milles carrés. Ces épaves de tribus, enclavées quelquefois dans les états les plus peuplés de l’Union, fondent au contact des blancs. Tels sont, par exemple, les Peaux-Rouges de certaines réserves établies aux bords des grands lacs ou même dans l’Etat de New-York.

Un jour (c’était en 1865), le hasard nous conduisit au bord de l’Hudson, entre New-York et Albany. À cette hauteur, les falaises ne tombent plus perpendiculairement dans le fleuve, comme aux environs du tombeau du général Grant. La prairie, bordée de sapins, vient, par une déclivité insensible, mourir dans l’eau.

C’était le soir : la brise rayait de légères ondulations la vaste nappe de l’Hudson. On entendait au loin le beuglement des bestiaux qui rentraient du pâturage, et, par intervalles, les locomotives grondaient sur les rails en déposant sur les prairies de petits panaches de vapeur. Accroupi sur l’herbe, un Indien paraissait méditer profondément. Deux plumes d’aigle teintes de vermillon se dressaient dans ses cheveux tordus. Ce n’est pas qu’il eût scalpé deux ennemis ; un tel ornement n’avait plus maintenant aucune signification. Au lieu de tenir à la main un tomahawk rougi du sang des pionniers, il ne possédait qu’un mauvais fusil de traite incapable de servir à la chasse des moineaux. Depuis longtemps, il ne combattait plus ; il mendiait pour vivre, grignotant çà et, là quelques épis de maïs que de bons samaritains lui distribuaient encore. C’était bien un représentant de ces hommes inertes devant la force, impassibles devant la menace, immobiles devant le progrès. D’une main distraite, il faisait brûler des feuilles de tabac. Un vol de ces sortes de merles à ventre rouge, que les Américains désignent sous le nom de robbins, sautillaient dans l’herbe et semblaient vouloir narguer, par leurs cris, ce barbare égaré dans un monde qui n’était plus le sien.

Non loin de là se dressaient les toitures coniques de wigwams en ruine. Les perches de la charpente, liées par le haut, restaient encore debout, dépourvues des nattes qui, jadis, préservaient ses habitans contre les intempéries. L’herbe envahissait le foyer désert, et, tout à l’entour, des acanthes recroquevillaient leurs feuilles sur cet antique patrimoine des Peaux-Rouges.

A quoi songeait cet Indien, dans son isolement farouche ? Ecoutait-il au loin le cri plaintif des castors ? Suivait-il par la pensée les spectres des guerriers disparus poursuivant des fantômes de bisons à travers la prairie où s’alignent aujourd’hui de rians cottages, où des carrés d’avoine ondulent au souffle de cette même brise qui balance des squelettes dans les hamacs suspendus aux acacias qu’aucune main amie ne vient plus ébrancher en signe de deuil ? Entendait-il l’assemblée aux mille voix tumultueuses, où les chants patriotiques, exaltant l’imagination, faisaient bouillonner le sang dans les veines des guerriers ?

Un ferry-boat immense, qui montait à Albany, vint à passer. Les remous soulevés par les roues gigantesques du Léviathan, se propageant de proche en proche, clapotèrent à la rive, imprimant de légères oscillations à une pirogue attachée près de là… Sans s’émouvoir, abstrait du monde extérieur, le sauvage continuait à regarder dans le vide.

— A quoi pense-t-il ? demandai-je à mon guide.

— A rien, sans doute ; mais soyez sûr que, s’il a quelque idée en tête, il déplore de n’être point à la solde du gouvernement fédéral. Il est seul de sa tribu ; les autres peuplades, d’ailleurs très peu nombreuses aux environs, le repoussent ; il n’est plus ni assez adroit ni assez alerte pour gagner son existence.

Nous nous approchâmes du solitaire.

— Où est ta tribu ?

— Je n’en ai point, répondit-il sans se retourner.

— Cette pirogue est-elle à toi ? Il secoua la tête négativement.

— Où est ta femme ? où sont tes frères et tes fils ?

Il ne répondit rien. Et, quoiqu’il me semblât voir briller une larme sous sa paupière, aucun muscle de son visage ne trahit son émotion. Il ramassa son fusil et s’en alla. Toute sa tribu était éteinte. Presque personne ne comprenait plus son langage guttural. Il attendait la mort.

On le connaissait dans le voisinage. C’était là, me dit-on, que jadis se réunissaient ses ancêtres, quand tous les hommes valides de la tribu devaient prendre une décision. Ici, les assemblées houleuses décidaient la paix ou la guerre. Le silence a maintenant envahi le site, les wigwams ne fument plus et des settlers irlandais ont remplacé les Peaux-Rouges. Celui-ci revient ici instinctivement ; il s’assied sur l’herbe et reste immobile de longues heures. Parfois, se croyant seul, il pousse des cris rauques, des whoop stridens, comme des cris de guerre, de ces mots de ralliement qui, île proche en proche, rassemblaient autrefois les membres épars des tribus.

L’écho seul répond à sa voix. Et quand des enfans (cet âge est sans pitié) tirent derrière lui des pistolets chargés à poudre, le sauvage bondit et rentre dans le bois.

Tout seul, ce dernier représentant d’une peuplade sur le point de descendre dans la tombe disparut derrière les sapins. Un mince filet de fumée bleuâtre s’échappait encore des feuilles de tabac et portait au ciel peut-être la dernière prière de ce Peau-Rouge dégénéré.


IV

D’après ce qui précède, le gouvernement fédéral, à plusieurs reprises, affecta des territoires à l’habitat des tribus indiennes, en les indemnisant pour payer les terrains qu’elles abandonnaient. Mais l’expérience a démontré que la propriété commune offrait de graves inconvéniens et conduisait à d’étranges abus. En théorie, le sol appartient à tous les membres de la tribu ; mais, en pratique, il finit par devenir la chose des plus influens et des plus riches, au mépris des droits des autres unités du clan.

De cette façon, les terrains qui constituent la propriété d’un seul acquièrent d’énormes étendues. Ainsi, la vallée de Washita, chez les Chickasaws, constitue une ferme unique de 50 milles carrés. On en compte d’autres de 4,000 acres et même de 8,000. M. Atkins, directeur des affaires indiennes, fut informé, en 1885, qu’un Indien creek possédait une propriété close de plus de 1,900 acres. Il faisait travailler sa terre par les indigènes de la tribu, ses parens peut-être, à raison de 16 dollars par mois. La récolte, comprenant 25,000 boisseaux de blé, lui revenait en entier. De telle sorte que le propriétaire s’enrichissait, tandis que la misère augmentait d’année en année parmi ses travailleurs, de même race que lui, et, en somme, copropriétaires du sol.

Cette sorte de demi-esclavage, répandu chez les Cinq-Nations, est inhérente au système agraire actuel. Si bien que l’on pourrait appliquer à la plupart des indigènes du Territoire-Indien ce que l’on disait autrefois des fellahs : « Ce peuple paraît destiné à travailler pour les autres sans recueillir lui-même les fruits de son labeur. »

À la suite d’un vote presque unanime du congrès, le président des États-Unis promulgua, le 8 février 1887, la loi du partage des terres (Allotment Act). En vertu de cette loi, le président peut faire mesurer chaque réserve indienne ou partie de réserve et en répartir les parcelles, à titre de possession individuelle, entre les indigènes qui l’habitent.

Cet acte règle la superficie des lots à accorder à chaque chef de famille, aux enfans et aux orphelins, ajoutant que les partages seront faits par les agens titulaires affectés aux réserves respectives, assistés de délégués spéciaux que le président nommera à cet effet. Une pièce officielle constatant le partage, et constituant un véritable titre de propriété, sera remise à l’Indien concessionnaire ; copie de cet acte sera déposée aux archives du bureau des Terres. La division du territoire entre tous les membres d’une tribu une fois effectuée, le secrétaire de l’intérieur peut négocier avec cette tribu la vente des terres non concédées, ces négociations devant être soumises à la délibération du congrès. Dans le cas où des terrains de l’espèce seraient vendus, la somme représentant le prix sera versée au trésor des États-Unis, au compte de la tribu. Le congrès devra employer l’intérêt de cette somme, fixé à 3 pour 100, au développement de la civilisation du clan en question. Enfin, tout Indien qui accepte un lot de terre à titre de concession individuelle devient, ipso facto, citoyen des États-Unis.

Telle est, dans ses grandes lignes, l’économie de la nouvelle loi du partage des terres.

Les indigènes de quelques réserves se montrent opposés à cet établissement de la propriété individuelle. Fiers de leurs coutumes barbares, ils considèrent avec méfiance toute innovation qui porte atteinte à leur existence nomade.

Comme dans le Aïeux monde, les masses indiennes accoutumées à écouter et à obéir, adoptent volontiers les idées de leurs chefs. Ceux-ci pressentent que l’allotment marquera la ruiné de leur influence et de leur pouvoir. Notamment, dans le Dakota, ils tentèrent de soulever leurs tribus contre cette loi nouvelle qui devait entraîner des changemens si profonds. Aussitôt que vous aurez vos titres, assuraient-ils, on ne vous distribuera plus ni vivres ni argent ; on vous obligera à payer l’impôt de la terre, et les parcelles de votre territoire demeurées en dehors du partage seront vendues à des blancs qui s’établiront dans la réserve. Or le Peau-Rouge éprouve, pour le settler blanc, une horreur profonde. Il redoute par-dessus tout le voisinage dangereux de ces visages pâles sans foi ni loi, dont maintes fois il éprouva les instincts cruels.

A la tête des opposans se montrèrent les Cinq Nations civilisées du Territoire Indien. Exclues des bénéfices de la loi, certaines d’entre elles invitèrent les autres tribus rouges à en repousser l’acceptation.

Toutefois, ce sentiment n’était pas unanime. Voici un extrait de la profession de foi récente d’un parti de Creeks : « Un petit nombre de citoyens possèdent, à l’exclusion des autres, de vastes étendues de terrain. Nous condamnons cette pratique comme une espèce de monopole. Chaque citoyen, riche ou pauvre, n’a droit qu’à une fraction de notre patrimoine commun. En conséquence, nous demandons au conseil national de voter une loi réglant l’étendue des propriétés closes et des pâturages. »

Les avis étaient donc partagés, et si certains indigènes se montraient les adversaires de l’Allotment Act, d’autres regardaient comme indispensable de rogner les terres des riches propriétaires et de diviser les terrains entre tous les membres de la tribu.

Quoi qu’il en soit, le président ordonna, dès le courant de 1887, l’arpentage des réserves où les indigènes se montraient favorables à la loi. Des agens expédiés sur les lieux entreprirent immédiatement les travaux.

En assignant aux Cinq Nations, sous le nom de Territoire Indien, le vaste domaine compris entre l’Arkansas et la Rivière-Rouge, le gouvernement fédéral avait, en fait, aggloméré ces indigènes en une masse compacte, formé une sorte de confédération d’individus de même race dont l’alliance, à un moment donné, eût pu nuire à ses intérêts. Mais, fidèle à sa politique, il ne tarda pas à opérer, à prix d’argent, le démembrement de cette vaste réserve : ce mouvement commença dès 1866. Les terres inoccupées coupent aujourd’hui les divers parallélogrammes attribués aux peuplades rouges. Une partie de ce terrain sans propriétaire (l’Oklahoma) vient d’être ouverte à la colonisation, et les settlers s’y sont précipités avec avidité en attaquant ce territoire au sol vierge par tous les points à la fois.

En 1887, M. Atkins, directeur des affaires indiennes, traitait ce sujet avec la compétence que lui donne l’exercice de ses hautes fonctions. Deux choses, selon lui, devaient marquer leur influence sur l’avenir du territoire libre, enclavé dans la grande réserve des Cinq Nations. D’abord, le chemin de fer de construction récente qui pénètre au cœur de l’Oklahoma, sans compter les six autres dont les stations-frontières menacent directement le domaine des Peaux-Rouges ; en second lieu, la loi de partage à titre individuel, destinée à déterminer enfin l’habitat permanent des tribus actuellement cantonnées à l’ouest du 100e méridien.

Il prévoyait déjà que le gouvernement se refuserait à attribuer certaines portions du territoire en excédent à l’établissement éventuel d’Indiens amis, et, dans ce cas, le refoulement vers l’Est des tribus occidentales (Citoyennes, Arapahoes, Wichitas, Kiowas et Comanches) paraissait s’imposer. Ce qui revenait à dire, avec le chef de l’agence de Belknap (Montana) : « Il n’est pas prudent de mettre à exécution la loi de partage jusqu’à ce que le congrès se décide à réduire l’étendue de la réserve. » Et, en supposant opérée cette concentration des Indiens, qui massait ceux-ci dans des domaines contigus, on ne pouvait plus ouvrir aux immigrans de race blanche qu’une fraction occidentale du Territoire Indien. Le congrès avait le droit de disposer de cette terre inoccupée, sur laquelle les Indiens actuels ne peuvent élever aucune prétention, et qui présentait à l’agriculture un vaste champ. D’après l’estimation de M. Atkins, on transportant dans le Territoire les 260,000 Indiens des États-Unis (ce nombre ne comprenant pas les Peaux-Rouges de l’Alaska), il reviendrait à chacun d’eux 158 acres, le Territoire mesurant 64,222 milles carrés, soit 520 acres pour chaque personne présente dans ses limites, superficie manifestement trop étendue. La question se pose de la manière suivante : Trouver un mode de groupement et de partage qui satisfasse la logique et l’équité.

Voici la solution préconisée par M. Atkins : Remarquons d’abord que les tribus cantonnées dans la partie occidentale du territoire sont les seules à l’ouest du 100e méridien, et constatons la surface des terres de la réserve, des deux côtés de cette ligne, ainsi que la distribution de la population de part et d’autre.

Des 41,102,546 acres qui composent la superficie du Territoire Indien, 13,740,223 acres sont à l’ouest du 100e méridien, 27 millions 362,323 à l’est, et les terres vacantes à l’est de cette ligne mesurent 3,683,605 acres. D’autre part, on compte, à l’ouest de la même ligne, 7,616 Peaux-Rouges, et 68,183 à l’est ; soit, au total, 75,799, ce nombre représentant la totalité des indigènes du Territoire.

Si l’on transplantait les 7,610 Indiens cantonnés à l’ouest du 100e méridien sur les 3,683,605 acres inoccupées à l’est de cette même ligne, chacun d’eux aurait 483 acres, c’est-à-dire une superficie supérieure de beaucoup à la quantité qu’il pourrait mettre en culture.

Mais nous voyons aussi qu’il reste, à l’ouest du 100e, 13 millions 740,223 acres, étendue suffisante pour donner 100 acres à 137,402 individus ; et, en supposant chaque settler à la tête d’une famille de 5 personnes, ce pays pourrait nourrir une population de 687,010 âmes. Si l’on ajoute à cela le No Man’s Land, dont les 3,672,640 acres gisent immédiatement à l’ouest, on arrive à cette conclusion que ces deux superficies pourraient former un territoire aussi vaste que plusieurs des États de l’Union.

Naguère, on aurait pu facilement mettre à exécution la mesure indiquée par M. Atkins. Les Peaux-Rouges fixés à l’ouest du 100e méridien, notamment les Cheyennes et les Arapahoes, molestaient ceux d’entre eux qui manifestaient une certaine propension à adopter les coutumes des blancs. Le gouvernement dut s’interposer et les récalcitrans capitulèrent : depuis lors, un grand nombre de ces Indiens cultivent le sol et bâtissent des maisons ; ils ont même construit des villages et défriché une vaste étendue de prairie. Avant ces événemens, il est facile de le comprendre, leur refoulement vers l’est ne leur aurait causé aucun préjudice. Mais, dès 1887, cette sorte de déportation était devenue moins aisée. Néanmoins, en raison du faible déplacement à opérer et de la supériorité du nouveau domaine à assigner aux Arapahoes et aux Cheyennes, M. Atkins pensait que, moyennant un dédommagement métallique, on les déciderait à obéir aux vœux du congrès, dans le cas où celui-ci prendrait la résolution de les diriger sur l’Oklahoma ou sur d’autres terres inoccupées à l’est du 100e méridien.

Avec très juste raison, M. Atkins considérait en outre comme un essai dangereux à tenter, au point de vue indien, l’ouverture à la colonisation blanche du territoire de l’Oklahoma, environné de trois côtés par des tribus rouges. N’y avait-il pas dix chances contre une pour que les indigènes cantonnés à l’occident de cette terre fussent écrasés par les vagues de settlers déferlant sur eux de tous les points de l’horizon ?

Un tel sujet méritait donc la sollicitude du gouvernement. L’ouverture, à la colonisation blanche, de ces parcelles libres du territoire indien étant décidée, le moyen déjà indiqué paraissait le plus rationnel et susceptible de causer le minimum d’effervescence parmi les Peaux-Rouges.

Pourtant, le congrès n’adopta point cette manière de voir. On laissa les Indiens dans leurs cantonnemens et l’on ouvrit aux settlers blancs des terres sans maître qui, de trois côtés, étaient bornées par des peuplades rouges.

Lorsque le gouvernement assigna aux Peaux-Rouges le Territoire Indien, il leur donna en outre, au nord de ce domaine, un vaste terrain de chasse que les indigènes ne tardèrent pas à dépeupler. Notons, en passant, que jamais la frontière qui sépare ce pays de chasse de l’État du Kansas n’a été bien définie. On ne prit pas la peine de la jalonner exactement dès le principe, parce que la terre de cette région n’a que peu de valeur. Elle n’est d’ailleurs habitée que par quelques squatters, d’où son nom de No Man’s Land.

Plus tard, une compagnie de chemin de fer proposa de traverser le Territoire pour aller à Santa-Fé (Nouveau-Mexique), se contentant du droit de passage sur les réserves indiennes, sans demander (contrairement à la coutume établie) aucune concession de terrain le long de la voie.

L’autorisation fut accordée ; mais la compagnie fit faillite, après avoir jalonné la ligne. Les agens chargés de ce travail remarquèrent la richesse et la fertilité d’une partie de ces terrains : ce fut le commencement des compétitions.

L’Américain, aventureux par instinct, hardi dans ses conceptions, travailleur infatigable, sans cesse à la recherche d’un milieu où son activité puisse se donner libre carrière, vit dans un état perpétuel d’agitation. Les villes lui offrent les combinaisons financières avec des alternatives variées de fortunes soudaines et de krachs formidables. Dans l’intérieur des États, les défrichemens et les spéculations de terrains lui présentent le même attrait inéluctable.

D’ailleurs, depuis quelques années, une multitude de gens cherchent fortune à l’ouest du 100e méridien. Ces colons nomades, en quête d’un home, désignés dans le pays sous le nom de movers, cherchèrent à envahir les terres libres du territoire. Des groupes de spéculateurs et de colons s’associèrent même dans le dessein avoué de s’approprier ces enclaves sans habitans et sans maître. D’autre part, la compagnie du chemin de fer qui, depuis peu, traverse le pays du nord au sud, ne cherchait qu’à mettre en valeur sa concession, et, par suite, qu’à attirer l’émigration de ce côté.

Vers 1877, un aventurier nommé David Payne, cherchant un moyen de faire ouvrir le Territoire Indien à la colonisation, découvrit qu’une bande de terrain, située au cœur de cette grande réserve et mesurant environ 2 millions d’acres, avait été cédée par les Séminoles aux États-Unis (traité du 21 mars 1866). Aussitôt, il songea à prendre possession de cette terre qui s’enfonce comme un coin dans le territoire indien, et dont la colonisation paraissait devoir faciliter la conquête du refuge des cinq tribus civilisées. Il n’eut pas de peine à s’assurer l’aide des movers et se mit en marche au mois de décembre 1880, à la tête de 600 de ces nomades insatiables.

Toutefois, ses préparatifs, qui durèrent deux ans, avaient attiré l’attention des troupes chargées de veiller à la garde du territoire ; aussi, dès que Payne et ses boomers se présentèrent aux confins de la réserve, ils trouvèrent des cavaliers de l’armée des États-Unis qui les rejetèrent dans le Kansas.

La mort de Payne, survenue en 1884, ne mit pas fin aux tentatives de colonisation de cette terre, que l’on nomma Oklahoma, « belle terre. » dans la langue des Indiens.

Mais une loi formelle continuait à interdire aux settlers l’accès de ce territoire. Le congrès, plusieurs fois appelé à donner son opinion, ne répondait point et les choses restaient en l’état. Les troupes chargées de la police de la grande réserve déconcertaient toutes les tentatives de prise de possession, en chassant les bandes organisées, en expulsant quelques settlers isolés qui avaient réussi à tromper leur vigilance et à fouiller les bois dans l’espoir d’y découvrir des mines. Le settler refusait-il de rebrousser chemin ? on l’attachait à sa propre charrette et on le traînait de vive force hors de la frontière.

Cependant, les spéculateurs, plus pratiques que Payne, n’usèrent point leurs forces dans de stériles tentatives. Ils présentèrent à la sanction des pouvoirs publics un projet de loi ouvrant non-seulement l’Oklahoma proprement dit, mais aussi toute partie du territoire indien non occupée par les cinq tribus civilisées.

Le sénat n’adopta pas dans son ensemble ce projet de loi connu sous le nom de Springer bill. Il autorisa simplement la colonisation de l’Oklahoma, c’est-à-dire du 1/6 environ des terres vacantes du Territoire Indien. Le général Harrison, président des États-Unis, autorisa les colons à y pénétrer le 22 avril 1889, à midi.

D’après ce qui précède, et contrairement à ce que la plupart des journaux ont annoncé, le territoire en question ne constitue point le dernier refuge des Peaux-Rouges, et l’invasion des settlers n’a point marqué l’anéantissement de cette race, vraisemblablement en effet condamnée à disparaître, mais dont l’Europe a sonné le glas prématurément.

Loin de calmer les impatiences, la proclamation du général Harrison surexcita la cupidité des États d’alentour. On fit d’immenses préparatifs ; un grand nombre de fermiers, décidés à abandonner des terres médiocres, démontèrent leurs habitations pour se lancer dans le nouvel Eldorado.

Des groupes se formèrent avec l’intention d’arriver dans l’Oklahoma le 22 avril au matin. Il paraît que ces associations, désireuses de choisir leur terrain avant l’arrivée du gros des colons, offrirent à la compagnie Atchison des sommes colossales pour la location du premier train du 22, à destination de l’Oklahoma. Toutefois, la compagnie, redoutant sans doute les conséquences que pouvait entraîner son acceptation, refusa. Les settlers, furieux en voyant passer le convoi surchargé de voyageurs, auraient peut-être coupé la voie, tiré sur le train et causé d’irréparables désastres. La compagnie refusa donc d’assumer cette responsabilité.

Plusieurs jours avant la date fixée, de toutes parts, les colons débouchaient en masses pressées ; la compagnie du chemin de fer accumula du matériel en quantité suffisante et prit les mesures nécessaires pour transporter 5,000 iminigrans en un jour.

Le Territoire Indien devint le centre vers lequel rayonnaient de profondes colonnes de settlers, suivis de centaines d’enfans et de femmes, pourvus d’armes, de munitions, d’objets de campement et de vivres. Ces pionniers faisaient songer aux hordes confuses de barbares qui se ruèrent jadis sur l’Occident, mêlées où marchaient côte à côte le bétail, les chariots et les guerriers. La même passion agite la tourbe américaine ; mais celle-ci a des armes plus terribles, elle possède des instrumens plus perfectionnés, et, dans l’espace d’un instant, elle accomplit ses destinées, brise les obstacles et nivelle tout, hommes et choses, sur son passage.

Chacun accourant avec ardeur à la curée, le chemin de fer prenait à chaque station des multitudes de voyageurs qui s’entassaient dans les wagons, et les plates-formes de séparation regorgeaient de monde. Aux dernières gares, le train subissait un assaut véritable : les pionniers envahissaient les marchepieds, après avoir brisé les vitres et éventré les wagons à coups de hache ! De chaque côté de la voie, de lourds chariots enfoncés dans le terrain détrempé restaient en détresse.

Cinquante mille colons s’échelonnèrent ainsi sur la frontière de ce territoire, qui pouvait nourrir à peine 20,000 individus. Ces terrains, on le remarquera, passaient pour très fertiles et, pourtant, on comptait parmi les nouveaux venus très peu d’agriculteurs, mais surtout des ouvriers de toute espèce, escortés d’une tourbe de spéculateurs, d’aventuriers et de joueurs de profession. Les trains s’arrêtèrent à l’endroit où la troupe avait dressé ses tentes. Et, le soir, les feux de milliers de bivouacs enserraient la terre promise dans un cercle de flamme.

Le général Merrilt, chargé de contenir cette multitude et d’empêcher l’invasion des terres avant l’heure fixée, jugea prudent, à la suite de rixes sanglantes, de faire désarmer nombre de settlers. Mais, vu l’effectif réduit dont il disposait, une surveillance sérieuse ne put être établie et, à la faveur de la nuit, quelques colons se faufilèrent dans la réserve. Des cavaliers lancés à la poursuite des délinquans les criblaient de balles sans autre forme de procès et obligeaient les survivans à rebrousser chemin. Le commandant des troupes ne fit qu’une exception en faveur des pontonniers, chargés de jeter à l’avance des ponts sur les rivières que les settlers devaient traverser.

Le lundi, à midi précis, ces masses confuses se livrèrent à un mouvement formidable, comme la poussée d’une foule aveugle qui s’écrase dans un passage étroit, afin d’échapper à un danger imminent. Dévastant tout, la trombe humaine pénétrait enfin dans la terre promise. Les trains regorgeant de voyageurs arrivèrent les premiers, suivis de près par les cavaliers et les charrettes.

Les settlers se groupèrent dans les sites choisis d’avance pour l’établissement des villes. En un instant, les tentes couvrirent le nouveau domaine, comme les pâquerettes émaillent une prairie ; et des photographes disséminés à l’entour exécutèrent des épreuves instantanées de ces campemens où l’agitation était à son comble.

Le premier hôtel, fondé au capital de 2,500,000 francs, comprenait cinquante tentes, dont cinq réservées à la salle à manger. Dès le 22 avril, lendemain de l’arrivée des colons, le bureau de poste fonctionnait et le premier journal faisait son apparition.

Assemblées en un instant, les planches des maisons s’aligneront en rues, laissant entre elles des terrains vagues destinés aux squares de l’avenir. En quatre ou cinq jours, Oklahoma-City, Kingfisher et Guthrie se dressèrent comme par enchantement. Les emplacemens de ces villes paraissent heureusement choisis : le premier occupe le centre de la région nouvelle ; les deux autres, les points d’intersection des deux chemins de fer projetés. Sous peu, les pionniers, s’ils sont en assez grand nombre, dessécheront les marécages, abattront les forêts, défricheront les terres ; la charrue tracera les sillons, et les rails posés, dans les bois, sur les troncs d’arbre sciés à bonne hauteur pour préserver la voie des grandes crues, achèveront l’œuvre de pénétration. Pendant ce temps, on vivra sous le régime de la loi de Lynch, en adorant le dieu-dollar dans des temples au fronton desquels brilleront en lettres d’or les mots : Oklahoma Indian Bank.

On peut se demander si les settlers se renfermeront exactement dans les limites du nouveau territoire, sans chercher au dehors d’une frontière mal définie et encore moins surveillée, soit des terres plus fertiles, soit des mines ou même des esclaves ? Nous pensons qu’une telle éventualité n’est point impossible, fondant en partie notre opinion sur l’effroi que le voisinage de ces colons inspire aux Indiens, même les plus civilisés. En résumé, 300,000 Indiens, plus ou moins fixés au sol, sont éparpillés entre New-York, et San-Francisco. Ces sauvages, entraînant avec eux le bison, reculèrent longtemps devant le flot des immigrans européens. Mais, aujourd’hui, leur mouvement subit un arrêt ; chaque tribu se meut dans des enclaves mesurées par le gouvernement fédéral. L’application graduelle et méthodique de la loi de partage du 8 février 1887 achèvera de conduire la plupart des indigènes à l’état le plus rapproché de la civilisation et constituera les réserves en véritables pépinières de citoyens américains.

Reprenant la classification établie plus haut, nous dirons, en ce qui concerne les Cinq Nations, que les agens constatent de sérieux progrès dans la culture de la terre, l’instruction publique et l’art de la construction. Ces tribus, fixées maintenant au Territoire, tendent à s’accroître, au lieu de présenter la décroissance effrayante de colles qui errent dans les Montagnes-Rocheuses.

Les autres peuplades, éparpillées dans l’Ouest et le Nord, s’obstinent (surtout celles de l’Ouest) à croupir dans la barbarie, jetant sur les pionniers blancs des regards pleins de haine et « vieillissant dans une éternelle enfance. » Bien que les Américains laissent à ceux-ci la grâce de vivre, l’alcool fait parmi eux de tels ravages, qu’ils paraissent devoir subir le sort des Maoris océaniens, c’est-à-dire disparaître dans un avenir prochain. Le temps poursuit son œuvre, comme l’Indien le bison : dédaigneux des lumières de la civilisation, les Peaux-Rouges de cette catégorie n’échapperont pas à la loi et céderont la place aux représentans de la famille caucasienne. Déjà peut-être serait-il à propos d’appliquer à ces tribus du Far-West le mot du sénateur Elliot : « Il n’en restera bientôt plus assez pour nous indiquer où sont les tombeaux de leurs pères et pour raconter comment leur triste race a disparu. »

Le trait dominant de la politique américaine à l’égard des Peaux-Rouges, c’est la diminution constante de la superficie des réserves et la colonisation des terrains devenus vacans, non point par d’autres peuplades rouges, mais par des blancs. Après avoir groupé les tribus dans des territoires séparés, le gouvernement fédéral leur achète des terrains de loin en loin, et ces achats successifs diminuent considérablement l’étendue de leur domaine. Enfin, l’Allotmenl Act achève de les réduire à la portion congrue. D’après les termes de cette loi, chaque homme rouge reçoit le lot de terre que, raisonnablement, il est capable de cultiver. On arpente les réserves, on les mesure, et ces opérations ont encore pour résultat, sinon pour but, de diminuer l’étendue des terres indiennes ; les nouveaux terrains rendus ainsi disponibles sont ouverts à la colonisation des settlers. Il est vrai que ces sortes d’expropriations ne se font qu’avec le consentement des intéressés et que quelques tribus, flairant le piège, refusent encore de répondre aux. sommations déguisées du gouvernement fédéral : le dieu-dollar les touchera de sa grâce et leur déliera la langue.

De la sorte, les îlots figurés par les réserves sur la carte des États-Unis ne peuvent tarder à être submergés par la marée montante de la population blanche, d’autant plus que l’on pousse activement les voies ferrées à travers les domaines des Peaux-Rouges. En janvier 1888, on comptait quinze voies nouvelles en projet ou en construction. Le congrès, libre d’accorder le droit de passage sur ces territoires, use largement de cette faculté. Dans les trois premiers mois de 1887, ce droit a été accordé six fois, pour des chemins de fer, des télégraphes et même des lignes téléphoniques. Suivant l’importance de ces concessions, la loi impose aux compagnies, sous peine de déchéance, l’obligation de terminer les lignes avant deux ans, ou d’en construire au moins 50 milles (83 kilomètres) dans l’espace de trois années.

En somme, le désintéressement que montre l’Etat à l’égard des tribus indiennes semble plus apparent que réel. Le gouvernement protège sans doute les Peaux-Rouges, disent les philanthropes, mais avec le secret espoir de voir bientôt disparaître ces indigènes plus nuisibles qu’utiles et dont les terres seraient mieux cultivées par les boomers du Far-West.

Dans un avenir plus ou moins rapproché, les Indiens paraissent devoir perdre leur nationalité. Traversés, nivelés, pétris par la civilisation, les descendans des Peaux-Rouges actuels, devenus de simples settlers sur un domaine mesuré par ordre du gouvernement, oublieront ce mot poignant d’un Huron qui refusait de vendre son patrimoine et repoussait toutes les offres, en répétant : « Dirai-je aux ossemens de mes ancêtres de se lever et de me suivre ? »


ALBERT DE CHENCLOS.


  1. Le président des États-Unis.
  2. On compte, pendant l’année 1887, 196 crimes commis par les blancs contre les Indiens.
  3. Pendant nombre d’années (à partir de 1839), les Osages reçurent annuellement 1,000 charrues, 1,000 chevaux harnachés et 1,000 vaches.