Peer Gynt (trad. Prozor)/Acte 5
ACTE V
(À bord d’un bâtiment longeant la côte de Norvège. Coucher de soleil. Temps houleux.)
(Peer Gynt, vigoureux vieillard, à la chevelure et à la barbe blanches, se tient à l’arrière du navire. Son costume est presque celui d’un marin. Il porte un veston et des bottes à longues tiges. Ses habits sont un peu usés. Il est hâlé. Ses traits ont une expression plus dure. Le capitaine se tient près du gouvernail. L’équipage est à l’avant.)
Voici le vieux Halling, en costume d’hiver, dressant son torse aux rayons du couchant. Comme il se rengorge, le vieillard ! Le Pic du Glacier, son frère, se tient en arrière modestement. Son manteau de glace verdoie toujours au soleil. La Mer de Neige s’étend, gracieuse, comme une vierge en longue robe de lin. Allons, pas de folies, mes vieux gaillards ! Restez où l’on vous a placés. Vous n’êtes, après tout, que des blocs inertes.
Deux hommes au gouvernail ! Hissez la lanterne !
Quelle bise !
Cette nuit nous aurons de l’orage.
Peut-on, du large, apercevoir les Ronden ?
Non, vraiment. Ils sont cachés par la Mer de Neige.
Et Blohœ ?
Non. Mais, quand le temps est beau, on peut, du haut du grand mât, voir le Pic de Galdhœ.
Où est Hasteigen ?
Par là.
Ah ! très bien.
Vous semblez connaître le pays.
Quand je l’ai quitté, j’ai passé par ici. Et les souvenirs du jeune âge sont, dit-on, ceux qui se gravent le mieux dans la mémoire. (Il crache et se remet à regarder la côte.) Ce qu’on voit bleuir là-bas entre les rochers à pic, ces gorges étroites noires comme des tombeaux, et les bords de ces fjords qui débouchent sur l’Océan, c’est donc là… (Au capitaine.) Les maisons y sont rares ?
Oui. Les enclos sont clairsemés.
Serons-nous arrivés avant le jour ?
Je l’espère, si la nuit n’est pas trop mauvaise.
Il y a d’épais nuages du côté du couchant.
Oui.
Dites donc ! vous me rappellerez avant d’aborder, que je compte faire de petites largesses à l’équipage.
Merci !
Ce ne sera pas grand’chose. J’ai été chercheur d’or, mais ce que j’ai trouvé, je l’ai reperdu. La fortune et moi, nous sommes dans de mauvais termes. Vous savez ce que j’ai déposé à bord. C’est
tout. Le reste est au diable.C’est plus qu’il n’en faut pour vous faire une situation chez nous.
Je n’ai pas de famille. Personne n’attend le riche vagabond. Au moins il n’y aura pas de simagrées sur le quai !
Voici le grain qui arrive.
Ainsi, c’est dit : si l’un de vos hommes se trouve dans l’embarras, je ne regarde pas trop à l’argent.
C’est gentil à vous. La plupart d’entre eux ne possèdent qu’un maigre pécule, et tous ont femme et enfants. Ils ne s’en tirent pas facilement avec leurs seuls gages. Ah ! s’ils avaient un peu d’extra en descendant, ce serait une fête dont on parlerait longtemps !
Que me dites-vous là ! Ils sont mariés ? Ils ont femme et enfants ?
Mais oui, tous, du premier jusqu’au dernier. Le plus à plaindre est le cuisinier. Chez lui, c’est la misère noire.
Mariés ? Quelqu’un les attend au foyer ? Quelqu’un se réjouira de les revoir ? Hein ?
Assurément, à la façon des pauvres.
Et le soir de leur arrivée, que se passera-t-il ?
Dame ! Je suppose que la commère, pour une fois, leur préparera un bon repas.
Il y aura une bougie sur la table ?
Peut-être deux. Et une goutte pour faire passer le repas.
Et ils seront là, se chauffant au foyer, avec un bon feu dans l’âtre, au milieu d’enfants en gaieté faisant un tintamarre à ne pas s’entendre ? Le bonheur, quoi ?
Ça se pourrait bien. Aussi, je le répète, est-ce
gentil à vous de leur donner un petit cadeau.Vous croyez ? Ah ça ! me prenez-vous pour un fou ? Pensez-vous que j’aille me ruiner pour faire plaisir aux enfants des autres ? J’ai assez trimé pour gagner mon argent. Je tiens à le garder ! Personne, là-bas, n’attend le vieux Peer Gynt.
Mon Dieu ! Vous en ferez ce que vous voudrez. Votre argent est à vous.
Pardieu ! il est à moi et à personne autre. Sitôt l’ancre jetée, vous me présenterez votre compte. Je paierai mon billet de Panama jusqu’ici et de l’eau-de-vie à l’équipage. C’est tout. Si je donne un sou de plus, capitaine, vous pourrez me cracher au visage.
Je vous dois un reçu et non des outrages. Excusez-moi : voici la tempête.
(Il se dirige vers l’avant. Le ciel s’est entièrement obscurci. On allume des lumières dans la cabine. Le bâtiment roule de plus en plus fort. Brouillard et nuées épaisses.)
De petits êtres turbulents au foyer, des pensées que votre souvenir rend joyeuses, qui vous suivent partout où vous allez ! Qui pense à moi ? Personne ! Ah ! il y aura des bougies sur la table ? Eh bien ! on trouvera moyen de les éteindre ! Je vais les enivrer tous. Il faut que pas un de ces animaux n’ait sa tête à lui en débarquant. Ivres, ils reverront leurs femmes et leurs enfants ! Ils auront des jurons à la bouche. Ils donneront des coups de poing sur la table. Ils feront un boucan d’enfer et une peur folle à ceux qui les attendent. Les femmes s’enfuiront en criant et en traînant leurs enfants derrière elles ! C’en sera fait de leur joie ! (Le bateau penche très fort. Peer Gynt trébuche et a peine à se maintenir sur ses jambes.) Eh ! oh ! Voilà une secousse qui compte. La mer travaille comme si on la payait pour ça. Rien n’est changé dans nos parages du nord. Toujours en butte aux mêmes fureurs ! (Écoutant.) Quel est ce cri ?
Une épave sous le vent !
Tribord la barre ! Serrez le vent !
Y a-t-il quelqu’un sur l’épave ?
Je vois trois hommes !
Il serait submergé. (Il se dirige vers l’avant.)
Qui est-ce qui pense à ces choses-là ? (À quelques hommes.) Sauvez-les, si vous êtes des hommes. Que diantre cela peut-il vous faire de vous mouiller la peau ?
C’est impossible par une mer comme celle-ci.
Vous entendez un cri ? Le vent fait rage ! Eh ! toi, le cuisinier ! À l’eau ! Je te donnerai de l’argent.
Pas pour vingt guinées !
Ah ! chiens que vous êtes ! Misérables capons ! Pensez que ces gens ont des femmes et des enfants qui les attendent au foyer !
Ils prendront patience.
Un coup de mer ! Laissez porter !
On n’entend plus rien…
S’ils étaient mariés comme vous dites, voici le monde plus riche de trois veuves.
(La tempête grandit. Peer Gynt passe à l’arrière du bateau. Il fait nuit. Un passager inconnu, débout à côté de Peer, le salue poliment.)
Bonsoir.
Bonsoir… Hein ?.. Qui êtes-vous ?
Votre compagnon de voyage, pour vous servir.
Tiens ! Je croyais être seul à bord, en fait de passagers.
C’était une erreur. La voilà dissipée.
Il est étrange, en tout cas, que je ne vous aie pas vu avant ce soir.
Vous êtes peut-être malade ? Je vous vois pâle comme un linge.
Mais non. Je me porte à merveille.
Quelle tempête !
Oui, l’ami, une vraie bénédiction !
Une bénédiction ?
Des vagues hautes comme des maisons ! On a la bouche pleine d’écume ! Pensez à toutes les épaves qu’il y aura demain, à tous les cadavres que rejettera la mer !
Oh ! mon Dieu, oui, il y en aura !
Avez-vous vu un homme étouffé, pendu… ou noyé ?
Les cadavres rient, ou plutôt ils grimacent et, le plus souvent, se mordent la langue.
Ah ! ça ! laissez-moi tranquille !
Une question seulement ? Si nous échouions et coulions bas cette nuit…
Vous croyez qu’il y a danger ?
Je n’en sais trop rien. Mais supposez que j’en réchappe et que vous vous noyiez.
Allons donc !
Une simple possibilité. Eh bien ! quand on a un pied dans la tombe, le cœur s’attendrit, on se fait généreux.
Bon ! il s’agit d’argent ?
Non. Mais me feriez-vous la grâce de m’accorder
votre précieux cadavre ?Par exemple ! Voilà qui est trop fort !
Je ne demande que cela. Votre cadavre. C’est pour mes expériences scientifiques.
Me laisserez-vous en paix, à la fin !
Voyons, mon ami, réfléchissez. Vous y trouverez votre avantage. Je vous ferai ouvrir et exposer au jour. L’objet de mes recherches, c’est, avant tout, le siège du rêve. Je vous promets, d’ailleurs, de vous soumettre tout entier à mon analyse.
Allez-vous-en !
Voyons, mon ami, — un corps noyé…
Blasphémateur qui défiez la tempête ! Ah ! c’est trop de folie ! Nous sommes battus par la pluie et les vents, impitoyablement ballottés. On peut craindre pour nos vies. Et vous semblez vouloir
hâter la catastrophe !Je vois que vous n’êtes pas bien disposé en ce moment. Mais cela peut changer. (Avec un aimable salut.) Nous nous rencontrerons au fond de l’eau, et peut-être avant. J’espère vous trouver alors de meilleure humeur. (Il entre dans les cabines.)
Quels répugnants personnages que ces hommes de science ! En voilà un mécréant ! (Au maître d’équipage qui passe devant lui.) Un instant, l’ami ! Quel est ce fou que vous avez comme passager à bord ?
Un passager ? Je ne sache pas que nous en ayons d’autres que vous.
Vous n’en avez pas d’autres ? Ça devient de plus en plus étrange. (Au pilotin.) Qui est-ce qui vient de descendre dans les cabines ?
Le chien de bord, Monsieur. (Il passe.)
Terre tout près !
Nous avons autre chose à faire.
Je plaisantais, capitaine ! Ce n’était pas sérieux ! Mais oui, je viendrai en aide au cuisinier.
Le grand mât est brisé !
Voici le foc qui tombe !
La proue a touché !
Elle est fendue !
(Le navire échoue. Bruit. Tumulte.)
(Bancs et récifs près de la côte. Le vaisseau coule à fond. On aperçoit à travers le brouillard le canot de sauvetage portant deux hommes. Une lame le submerge et le fait chavirer. Un cri, puis un instant de silence. Peu à peu on voit émerger le canot, la quille en l’air et, à côté, la tête de Peer Gynt sortant de l’eau.)
Au secours ! Un canot ! Au secours ! Je vais périr ! Il est écrit : « Sauvez-moi, Seigneur ! » (Il se cramponne à la carène.)
Seigneur Dieu ! ayez pitié de mes petits enfants !
Faites, que j’atteigne la côte ! (Il s’attache à la carène.)Lâche le canot !
Lâche-le toi-même !
Je vais te montrer… !
Tu vas voir !
Je t’assommerai à coups de pieds et de poings ! Lâche, te dis-je ! L’épave est trop petite pour deux !
Je le sais. À toi de lâcher !
Non, c’est à toi !
Tu vas voir ! (Ils luttent. Le cuisinier se démet une main. Il se cramponne avec l’autre.)
À bas la patte !
De grâce, mon bon Monsieur ! Ayez pitié de
moi ! Pensez à mes petits enfants !J’ai plus besoin de vivre que toi, puisque je n’en ai pas encore.
Lâchez l’épave ! Vous avez vécu, et je suis jeune !
Allons ! Décampe ! tu deviens de plus en plus lourd !
Grâce ! Laissez-moi vivre pour l’amour de Dieu ! Vous n’avez personne pour vous pleurer.
Je te tiens ! Récite ton Pater.
Je ne me souviens de rien. Je n’y vois plus !
Vite ! L’essentiel !
Donnez-nous…
Plonge ! Tu as tout ce qu’il te faut !
Toujours la même chanson ! On voit bien que tu as été cuisinier.
Donnez-nous aujourd’hui notre… (Il se noie.)
Amen, mon garçon ! Tu es resté toi-même jusqu’au bout. (Il se hisse sur la quille.) Tant qu’il y a vie, il y a espoir.
Bonjour !
Aïe !
J’ai entendu un cri. Enchanté de vous revoir. Vous voyez bien, j’ai prédit juste.
À bas les mains ! Il n’y a ici de place que pour un seul !
Je m’aiderai du pied gauche. Une fois le doigt dans ce joint, je nagerai. À propos, pour en revenir à notre cadavre…
Il n’y a plus à compter sur les autres.
Assez !
Comme il vous plaira. (Un silence.)
Eh bien ?
Je me tais.
Par Satan !… Que faites-vous ?
J’attends.
C’est à rendre fou ! Qui êtes-vous ?
Votre serviteur.
Et puis ? Voyons ! parlez !
Devinez ? N’avez-vous jamais vu personne qui
me ressemble ?Que le diable !…
Aurait-il coutume d’employer la peur pour nous éclairer dans le danger ?
Bon ! Il se trouvera que vous êtes un esprit de lumière !
Mon ami, savez-vous ce que c’est que l’angoisse ? Y avez-vous sérieusement pensé, ne fût-ce que deux fois par an ?
Quand on est en danger, on a peur. Ce n’est pas plus malin que ça.
Savez-vous quel triomphe il y a dans l’angoisse ? L’avez-vous éprouvé, ne fût-ce qu’une fois dans votre vie ?
Si vous voulez mon salut, vous vous y prenez tard ! c’est absurde ! La mer va m’engloutir !
Auriez-vous plus facilement triomphé au coin
de votre feu ?Arrière, fantôme ! Décampe ! Je ne veux pas mourir ! Je veux gagner la côte !
Quant à ça, rassurez-vous. On ne meurt pas au milieu d’un cinquième acte. (Il disparaît.)
Enfin il s’est démasqué ! Ce n’était qu’un insipide moraliste.
(Un cimetière dans les montagnes.) (Un convoi funèbre. Au bord de la fosse, un prêtre. On achève un cantique. Peer Gynt apparaît sur la route, hors de l’enceinte.)
Sans doute un concitoyen qui prend le chemin de toute poussière humaine. Dieu merci, ce n’est pas moi. (Il entre.)
Et maintenant, mes chers frères, maintenant que l’âme se présente au tribunal suprême et que le corps repose, semblable à une cosse vide, nous dirons quelques mots du chemin que le défunt parcourut ici-bas.
Il n’avait ni fortune, ni esprit. Sa voix était grêle, son maintien peu viril ; il s’exprimait mollement, avec hésitation et savait à peine gouverner sa maison. À l’église, il semblait demander humblement la permission de s’asseoir à côté des autres. Il était, vous le savez, originaire du Gudbrandsdal. Presque enfant, il était venu dans ce pays. Vous vous souvenez de l’avoir vu, jusqu’à sa mort, circuler parmi vous, la main droite dans la poche. C’est dans cette posture que son image s’est gravée dans vos esprits. Ajoutez-y son allure embarrassée et la réserve de son attitude chaque fois qu’il se trouvait dans une réunion. Mais, bien qu’il préférât se tenir à l’écart et qu’il fût toujours resté un étranger parmi nous, vous n’ignorez sans doute pas le secret qu’il s’efforçait de cacher : cette main qu’il tenait ainsi dans sa poche, cette main n’avait que quatre doigts. Je m’en souviens encore, — il y a longtemps de cela : un matin, des recruteurs vinrent à Lunde. Nous avions la guerre, et l’on ne s’entretenait que des calamités publiques. Chacun était préoccupé de l’avenir du pays. J’étais présent. Le capitaine siégeait derrière une table, avec le bailli et les sergents. L’un après l’autre, nos gars étaient examinés, mesurés, enrôlés. La chambre s’était remplie. Dehors, dans la cour, retentissaient les rires bruyants de la jeunesse. Là-dessus, un nom fut prononcé. Un nouveau venu répondit à l’appel. Il était pâle comme la mort, blanc comme la neige des montagnes. On le fit avancer. Il vint jusqu’à la table. Sa main droite était enveloppée d’un linge. Haletant, avalant sa salive, hors d’état de prononcer un mot, il ne répondait rien aux questions du capitaine. À la fin cependant son visage s’empourpra : tantôt retenant, tantôt précipitant ses paroles, il bégaya quelque chose où il était question d’un accident, d’une faucille qui lui avait coupé un doigt. Un silence se fit aussitôt dans la pièce. Il y eut des coups d’œil échangés, des lèvres qui se contractèrent, des regards foudroyants dirigés sur le gars. Les yeux baissés, il sentait la tempête autour de lui. Tout à coup, le vieux capitaine se leva, cracha, allongea le bras et dit : « Va-t’en ! » Et le gars partit. On fit la haie, et il passa, comme sous des verges. Il marcha ainsi jusqu’à la porte et, de là, s’élança en courant et gagna les hauteurs. Il bondit à travers bois, escalada les pentes, trébuchant aux pierres, aux rocailles, jusqu’à sa demeure, dans le fjaell. Six mois plus tard, il vint ici, avec sa mère, de petits enfants et une femme qu’il épousa dès qu’il put le faire. Il avait défriché un terrain dans la lande qui s’élève vers Lomb et s’y était construit une maison. La glèbe était dure, mais il en vint à bout, comme en témoignaient les mottes brisées, dressant partout leurs fauves arêtes. Si, à l’église, il tenait une main dans sa poche, on voyait bien que, dans les champs, ses neuf doigts travaillaient pour dix. Un printemps, tout fut emporté par le torrent. L’homme et sa famille furent sauvés. Sans ressources, sans abri, il se remit au travail et, avant que l’été fût passé, on vit, dans la montagne, un nouveau champ de seigle sur un point mieux protégé que l’autre. Oui, mieux protégé contre l’inondation, mais non contre l’avalanche. Deux ans plus tard, tout était enseveli sous la neige. Tout, sauf le courage de cet homme. Il creusa, déblaya, travailla si bien qu’avant l’hiver sa petite maison était une troisième fois rebâtie. Il avait trois fils, trois gars solides. L’école était loin. Là où finit le chemin communal, il fallait encore prendre un sentier étroit et abrupt, creusé dans la neige durcie. Que faisait-il ? laissant l’aîné grimper comme il pouvait et se contentant de le soutenir, de temps en temps, quand la pente était trop raide, il portait les autres sur son dos. Ainsi s’écoulèrent quelques dures années. Les enfants devinrent des hommes. C’était le moment de leur demander aide pour aide… Mais bah ! trois citoyens aisés ont oublié, aujourd’hui, dans le nouveau monde, leur père norvégien et le chemin de l’école. C’était un homme à courte vue. Par-delà le petit cercle de ceux qui lui tenaient de près, il n’apercevait rien. Les mots puissants qui devraient faire battre tous les cœurs sonnaient à ses oreilles comme de vains grelots. Peuple, patrie, tout ce qu’il y a d’élevé, de sublime, était, pour lui, plongé dans un brouillard épais. Mais c’était un humble, un humble que cet homme. Depuis le jour du recrutement, il semblait sous le poids d’un arrêt, la honte au front et la main cachée dans sa poche. Devant la loi du pays, n’était-ce pas un réfractaire ? Oui, c’est vrai. Mais il y a quelque chose qui brille au-dessus de la loi, comme les hauts sommets blanchissent derrière le Glittertind et font descendre sur ce glacier des nuées qui le voilent. C’était un mauvais citoyen. Pour l’Église et pour l’État, c’était un arbre stérile. Mais là-haut, sur la crête, là où nos chemins se rétrécissent, dans ce travail auquel il se sentait appelé, il était grand, parce qu’il était lui-même. Sa vie rendit le son qui lui était propre. Elle vibra toujours en sourdine. Repose en paix, modeste guerrier, qui luttas et mourus dans l’humble combat du paysan ! Ce n’est pas à nous, poussière, de sonder les reins et les cœurs ; c’est à Celui qui nous dirige. Mais j’en ai le ferme espoir et j’ose librement l’exprimer : ce n’est point en infirme que cet homme paraît devant Dieu ! (Le cortège se disperse et s’éloigne. Peer Gynt reste seul.)
Voilà ce que j’appelle du christianisme ! Rien de cruel ni de pénible pour l’âme. Et le prêtre a choisi une thèse édifiante en prêchant l’obligation pour chacun d’être invariablement soi-même. (Il plonge les regards dans la fosse.) Cet homme, n’est-ce pas celui que j’ai vu se coupant un doigt dans la forêt, à l’époque où j’abattais des arbres ? Qui sait ? si je ne me tenais pas là, en ce moment, un bâton à la main, au bord de cette fosse paisible, je pourrais croire que c’est moi qui dors dans ce cercueil et que cet éloge funèbre est le mien. Vraiment c’est une belle coutume chrétienne que de se remémorer ainsi, avec bienveillance, toute la carrière d’un défunt. Je ne demanderais pas mieux que d’être jugé de la sorte par ce digne pasteur de campagne. Allons ! j’ai encore un peu de temps jusqu’au jour où le fossoyeur viendra m’offrir ses services à moi-même. Et l’écriture affirme que le mieux est l’ennemi du bien. « À chaque temps sa peine », est-il encore écrit. Et plus loin : « Ne te fais pas enterrer à crédit. » C’est égal, il n’y a encore de vraie consolatrice que l’Église. Je ne l’ai pas assez estimée jusqu’ici ; mais aujourd’hui je vois quel bien cela fait de s’entendre dire par une voix autorisée : « Tu récolteras ce que tu auras semé. » — Oui, il faut être soi-même. Dans les petites choses comme dans les grandes, il faut avoir souci de soi et de ce qui est sien. Que si l’on est trahi par la fortune, on a du moins l’honneur d’avoir conformé sa vie à sa doctrine. Et maintenant, rentrons ! Qu’importe si le sentier est étroit et la pente abrupte ! Qu’importe si le destin continue à me narguer ! Le vieux Peer Gynt n’en suivra pas moins son propre chemin et restera toujours ce qu’il est : pauvre, mais honnête. (Il s’en va.)
(Une côte. Près d’un lit de torrent desséché, on aperçoit un moulin en ruine. Tout autour la dévastation, les traces d’un éboulement. Plus haut, sur la côte, un grand enclos.)
(Devant l’enclos, il y a une vente aux enchères. La foule assemblée boit et s’agite bruyamment. Peer Gynt est assis sur des décombres, près des ruines du moulin.)
De quelque côté que je me tourne, c’est toujours la même chose. Le temps ronge tout, le torrent use ses bords. « Fais le tour », a dit la Courbe. Il faut toujours en revenir là.
Il ne reste plus que de la pacotille. (Il aperçoit Peer Gynt.) Tiens ! Il y a même des étrangers. Dieu vous garde, l’ami !
Bonjour ! Ça a l’air gai ici, aujourd’hui. Que se passe-t-il ? Une noce ? Des relevailles ?
Dites plutôt qu’on pend la crémaillère. Voici la
mariée établie avec les vers.Et d’autres vers se disputent ses guenilles.
Eh ! c’est la fin de la chanson.
Toujours la même. Elle est vieille aujourd’hui. Je l’ai chantée enfant.
Regardez un peu la belle pièce que j’ai achetée. C’est le moule où Peer Gynt coulait ses boutons d’argent.
Et moi ! Voici une bourse que j’ai payée un schelling.
J’ai fait une merveilleuse affaire ! Un schelling et demi pour un sac de colporteur.
Quel est ce Peer Gynt que vous avez nommé ?
Tout ce que je sais, c’est qu’il était de la famille de la morte et d’Aslak le forgeron.
Et moi ? Tu m’oublies ? Il faut que tu aies trop
bu.C’est toi qui perds la mémoire. Tu ne te souviens plus de certaine porte de grenier à Hægstad.
Je sais bien, et je sais aussi que tu n’as pas été dégoûté.
Pour peu que, maintenant, elle ne fasse pas quelque trait à la mort.
Viens, cousin ! Un petit verre en l’honneur de notre parenté !
Cousin ? le diable t’emporte ! Tu es ivre et ne sais ce que tu dis !
Allons donc ! On a beau faire, on se sent toujours de la famille de Peer Gynt. (Ils s’éloignent ensemble.)
Eh bien ! voilà de vieilles connaissances !
Hé Aslak ! si tu bois, ma défunte mère viendra
te prendre !Ne fouillons pas trop. Quoi qu’en disent les agronomes, les entrailles de la terre ne sentent pas bon.
Regardez ! Voici le chat de Dovre ou, du moins, sa peau. C’est lui qui, une veille de Noël, fit si grand peur au troll !
Et voici le beau bouquetin qui porta Peer Gynt sur la crête de Gendin !
Ohé, Aslak ! est-ce là le marteau dont tu te servais contre le diable quand il a percé le toit de la forge ?
Ohé, Mads Moen, voici la veste invisible dans laquelle Peer et Ingrid se sont envolés !
Allons les gars ! payez-moi la goutte ! Je me sens vieux. J’ai de la vieillerie à vendre.
Un château dans les Ronden. Les murs en sont solides.
J’offre un bouton.
Tu peux aller jusqu’au petit verre. On n’offre pas moins. Ce n’est pas convenable.
Il est drôle, le vieux !
(On s’attroupe autour de lui.)
Mon cheval Bruneau ! Y a-t-il offre ?
Où est-il ?
Là-bas, très loin, à l’ouest. Au couchant, mes enfants. C’est un bon trotteur. Il court aussi bien que Peer Gynt savait mentir.
Qu’as-tu encore à vendre ?
Or et pacotille, tout ce qu’on veut ! C’est acheté
à perte. Ça se vend au rabais.L’ombre d’un livre de cantiques, pour une simple agrafe !
Le diable soit des ombres !
Mon empire ! Je vous le jette. À qui l’attrapera !
La couronne avec ?
Une superbe couronne de paille. Elle va au premier venu. Allons ! encore ! Une coquille d’œuf ! Un cheveu gris de fou ! La barbe du Prophète ! Tout ça à celui qui me montrera sur la montagne un poteau indicateur avec ces mots : « Par ici ! »
Mon gaillard, tu as des façons d’être qui te conduiront droit en prison.
C’est probable. Mais voudriez-vous me dire qui était Peer Gynt ?
Je vous en prie ! Dites-le-moi.
Hein ? On prétend que c’était une espèce de méchant conteur.
Un conteur ?
Oui, il ne faisait que des contes, s’attribuant à lui-même tout ce qui s’est accompli de beau ou de grand dans le monde. Mais, vous m’excuserez, mon ami, — j’ai d’autres devoirs. (Il s’en va.)
Et où est-il maintenant, ce singulier personnage ?
Il a passé les mers pour se rendre en pays étranger. Comme on pouvait s’y attendre, il y a mal tourné, et voilà déjà des années qu’on l’a pendu.
Pendu ? Tiens, tiens. J’en étais sûr. Feu Peer Gynt est resté lui-même jusqu’au bout. (Saluant.) Adieu, la compagnie, grand merci et portez-vous
bien ! (Il fait quelques pas pour s’éloigner, mais se ravise et s’arrête.)Mes joyeux gars, et vous, aimables femmes, permettez-moi de vous témoigner ma reconnaissance en vous contant une histoire.
Tu sais une histoire ? Conte-nous-la !
Je ne demande pas mieux. (Il s’approche, son visage prend une expression énigmatique.) C’était à San-Francisco, où j’étais chercheur d’or. La ville était pleine de bateleurs. L’un jouait du violon avec ses pieds, un autre exécutait sur les genoux un pas espagnol, un troisième, dit-on, faisait des vers pendant qu’on lui perçait le crâne. Or il advint que le diable, s’étant joint à ces saltimbanques, voulut faire fortune à son tour. Ce qu’il imagina fut d’imiter en perfection un grognement de pourceau. Sa physionomie attirait la foule. Inconnu la veille, il faisait maintenant salle comble. Tout se taisait à son apparition. Il savait d’ailleurs se draper, revêtant pour la représentation un grand manteau aux pans flottants. Et personne ne s’apercevait que, sous ce manteau, le malin dissimulait un vrai pourceau. Le moment venu, il le pinçait, et l’instrument rendait un son. Tout ce morceau de bravoure avait le caractère d’une fantaisie exécutée sur un thème donné : le passage d’un pourceau de l’état de liberté à celui d’esclavage. À la fin, on entendait un cri aigu, celui que pousse l’animal sous le fer du boucher, après quoi l’artiste saluait le public et se retirait. Il y eut là matière à discussion et à critiques savantes, où le blâme alternait avec l’éloge. Quelques-uns trouvaient le grognement trop grêle, d’autres le cri de la fin trop étudié. Sur un point cependant, tout le monde était d’accord : c’est que l’effet, dans son ensemble, était démesurément outré. Voilà ce qui advint au diable pour avoir été maladroit et compté sans son public.
(Il salue et s’éloigne. La foule garde un silence inquiet.)
(La veille de la Pentecôte. Dans les grands bois. Au fond, dans une éclaircie, une cabane. Bois de renne sur le pignon, au-dessus de la porte.
(Peer Gynt rampe par terre, cueillant des oignons.)
Une nouvelle étape ! Il faut bien, je le vois,
Tâter un peu de tout avant de faire un choix.
Ce fut là mon destin. Maintenant je m’applique
À sonder les leçons de l’histoire biblique.
De César je me fais Nabuchodonosor.
Vieil enfant, voici donc où finit ton essor :
Dans le sein de ta mère ! Pulvis es, dit le livre.
Se remplir l’estomac, c’est là tout l’art de vivre.
Un peu d’oignon… ce n’est peut-être pas assez
Il faut être inventif et tendre des lacets.
Tiens ! je vois un ruisseau d’eau pure où je peux boire.
Être roi des forêts, c’est encor de la gloire.
À l’instant de mourir, ne puis-je pas toujours
Contre un arbre abattu me blottir comme un ours,
Et, sur sa vieille écorce, en un effort suprême,
Me tracer une fière épitaphe à moi-même :
« Ci-gît Peer Gynt, gaillard alerte et grand coureur.
Des fauves de ces bois, il est mort empereur. » ?
Empereur ?
Tu n’es plus aujourd’hui qu’un oignon qu’on épluche.
Et je vais t’éplucher, Peer Gynt, mon bel ami.
Tu sais, je ne fais pas les choses à demi.
(Il prend un oignon et en arrache toutes les pelures, une à une.)
D’abord une pelure, en lambeaux que j’enlève :
Le triste naufragé rejeté sur la grève.
Puis une autre, minable et piteuse d’aspect :
Le passager vantard, prometteur et suspect,
Qui sent déjà son Gynt. Cette feuille jaunie,
C’est le maigre chercheur d’or en Californie.
Et cette autre, dessous, dure, au bord recourbé,
C’est le rude chasseur des phoques d’Hudson-bay.
Une couronne ? Ah ! bah ! la farce est pitoyable !
Arrachons cette feuille et la jetons au diable !
Courte et forte, — c’est Peer le sondeur d’inconnu.
Et voici le Prophète : il est frais et charnu,
Mais il sent le mensonge, ainsi que dit la Bible.
On en pleure, vraiment, tant l’odeur est horrible.
Cette feuille tordue au reflet purpurin,
C’est le Crésus vivant sans mesure et sans frein.
Et cette autre, malade, à points noirs, ne peut être
Que Peer Gynt, le courtier passant du nègre au prêtre.
(Il arrache plusieurs feuilles à la fois.)
L’oignon se rapetisse, il disparaît, il fond,
Et je n’entrevois pas de noyau ni de fond.
(Il épluche tout l’oignon.)
Eh ! c’est qu’il n’en a pas ! Non ! rien que ces coquines
De feuilles qui se font de plus en plus mesquines.
La nature est folâtre !
(Jetant les feuilles d’oignon.)
Qui marche en trop songeant finit par se heurter
Le front au mur. Au lieu de fouiller le mystère,
Rampe donc, mon vieux Gynt, la face contre terre.
(Se grattant la tête.)
C’est égal, la vie est un drôle d’instrument,
Muet, ou répondant par une note fausse.
On voudrait en jouer, et l’on ne sait comment.
Du sot qui l’étudie on dirait qu’il se gausse.
(Il s’est approché de la cabane, l’aperçoit et tressaille.)
Là ! — Ce coin de forêt — et cette cabane… Eh !
(Se frottant les yeux.)
N’ai-je pas déjà vu ce gîte abandonné ?
Au-dessus du pignon, là-haut, des bois de renne…
Sur le toit, — n’est-ce pas ? — se dresse une sirène…
Non, c’est faux… ! Mais voici la serrure à secret
Qui ferme la pensée au lutin indiscret !
Ami, tu tardes bien longtemps,
Tout est prêt pour Pâques-aux-roses
Et je t’attends.
Mais si tu te reposes, —
Le poids est lourd, —
J’attendrai, fidèle, ô mon cher amour.
Ici le triste oubli ; — là-bas la foi gardée,
Et l’âme riche ; — ici l’âme dépossédée,
L’angoisse mordant le cœur comme un vampire ;
Là-bas la Vérité ; — là-bas fut mon empire !
(Il se précipite dans le bois.)
(La nuit. Clairière de pins dévastée par l’incendie. Partout, à une grande distance à la ronde, des troncs calcinés. Çà et là, une buée s’étend au-dessus du sol.)
(Peer Gynt traverse la clairière en courant.)
Poussière, cendre et pourriture,
Ruine et dévastation,
Lugubre odeur de sépulture,
Ah ! quel bois de construction !
Faux savoir, contes et songes
De l’édifice de mensonges
Seront la base, et je pourrai
Bâtir dessus l’horreur du vrai.
La peur de tout sentiment grave
Me servira pour l’architrave,
Et je signerai ça, ma foi,
« Petrus Gynt, Empereur et roi. »
(Écoutant.)
J’entends un enfant qui sanglote :
On chante. Non ! c’est tout un chœur
(Des pelotes se mettent à rouler devant lui. Il les regarde.)
Qu’est-ce ? Pelote après pelote
Roule, arrêtant mon pas vainqueur ?
(Il les repousse du pied.)
Nous, les pensées
Que tu n’eus pas,
Roulions pressées
Devant tes pas,
Esprits subtils
À ton cœur vide,
Soufflant : « Dévide
Nos pauvres fils ! »
Impossible ! Dans un autre ordre
J’avais trop de fil à retordre !
(Il trébuche, se jette de côté et veut fuir.)
Mots inconnus
Du vieux mystère,
Des arbres nus
Tombés à terre,
Tu nous laissas
Dans notre fange
Au ver qui mange,
Et tu passas !
Bast ! Une autre saison commence.
Engraissez la jeune semence !
Nous, les chansons
Inexprimées,
Vous maudissons,
Âmes fermées,
N’ayant pas su
Nous faire entendre
Par un soir tendre.
Maudit sois-tu !
Vivre en troubadour ? Pas si bête !
J’avais bien autre chose en tête.
(veut fuir par la traverse.)
Gouttes de pleurs
Non répandues,
Par nous des cœurs
Seraient fondues
Les glaces. Mais,
Quand l’âme est dure,
Notre onde pure
Sèche à jamais.
J’ai pleuré dans quelques alarmes,
Mais à quoi m’ont servi mes larmes ?
Actes rêvés
Et morts en route,
Inachevés,
Au froid du doute,
Homme sans foi,
Ton cœur inerte
Fit notre perte.
Malheur à toi !
Je n’ai pas peur ! La belle affaire !
S’abstenir, ce n’est pas forfaire !
(Il hâte sa course.)
Mauvais gamin,
Sous la gelée,
Par quel chemin
M’as-tu roulée ?
Château, clocher,
Vision vaine !
Satan te mène,
Mauvais cocher !
Puisque c’est la faute du diable,
Le ciel doit m’être pitoyable.
Mais il m’en veut. — Encore un coup,
Je prends mes jambes à mon cou !
(Il détale.)
(Un autre point de la lande.)
Fossoyeurs, bedeaux, arrivez, canailles,
Bêlez votre vieux chant de funérailles.
Je veux qu’on me couse un crêpe au chapeau,
J’ai beaucoup de morts à mettre au tombeau !
(Le Fondeur, portant une boite à outils et une grande cuiller à fondre, arrive par un chemin de traverse.)
Bonsoir, mon vieux.
Bonsoir, l’ami.
Tu sembles pressé. Où vas-tu donc ?
À des funérailles.
Vraiment ? Eh ! tu n’as pas très bonne mine. Excuse-moi, tu ne t’appellerais pas Peer ?
Voilà ce qui s’appelle avoir de la chance. C’est justement Peer Gynt que je viens chercher ce soir.
Tiens, tiens ! Et que me veux-tu ?
Je vais te le dire. Je suis fondeur. Il faut que tu entres dans ma cuiller.
Pour quoi faire ?
Pour être fondu à neuf.
Fondu ?
Tu vois, elle est toute prête. Ta fosse est creusée, ton cercueil commandé. Dans ton corps, les vers célébreront bientôt leur festin. Quant à ton âme, le Maître m’a chargé de la lui apporter sans retard.
Allons donc ! Comme cela ? De but en blanc ?
Un vieil usage. Qu’il s’agisse de funérailles ou de baptême, on choisit le jour en secret sans en avertir le héros de la fête.
Oui, oui. La tête me tourne, tu serais…
Je suis fondeur, comme je te l’ai dit.
Je comprends. Votre Gentillesse a plusieurs noms. Ainsi donc, Peer, voici le terme de ton voyage. Mais c’est là, mon ami, un vilain procédé. Ma foi, je méritais mieux que ça. Je suis moins mauvais qu’il ne vous semble et ai fait quelque bien en ce monde. Tout au plus, pourrais-je passer pour un vaurien, mais non pour un grand pécheur.
Eh oui ! mon ami, et c’est précisément là la question. Tu n’es pas un pécheur au sens élevé du mot. Voilà pourquoi tu échappes aux tourments et n’es digne que de la cuiller à fondre.
Quelle est cette nouvelle invention que vous avez inaugurée en mon absence ?
La coutume est vieille comme le serpent de la Bible et destinée à réparer les déchets. Tu connais le métier et sais que le moulage ne donne souvent que de fichus résultats. On obtient, par exemple, des boutons sans attaches. Qu’en faisais-tu, toi ?
Je les jetais aux ordures.
Ah ! oui ! ton père, Jean Gynt, fut un gaspilleur célèbre tant qu’il lui resta un sou en poche. Mais le Maître, vois-tu, est économe. Il tient à conserver ses richesses et se garde bien de rejeter l’ouvrage manqué aussi longtemps qu’il peut lui servir de matière première. Destiné à briller comme bouton sur la veste universelle, tu es venu sans attache. Il n’y a plus qu’à te jeter dans la caisse aux boutons ratés pour que tu retournes à la masse.
Quoi ! tu prétendrais me faire fondre avec Pierre et Jean pour obtenir de nouveaux produits !
Certainement. Et tu ne seras pas le premier à qui c’est arrivé ! C’est ainsi qu’on agit à la Monnaie avec les pièces dont l’effigie est usée.
Mais c’est là une sordide avarice ! Allons, mon ami, laisse-moi tranquille. Une pièce sans effigie, un bouton sans attache ! Qu’est-ce pour un richard comme ton Maître ?
Eh ! eh ! tant qu’il y a âme, il y a valeur !
Non, non, et encore une fois non ! Je me défendrai des pieds et des mains ! Tout plutôt que cela !
Qu’entends-tu par tout ? Allons, sois raisonnable. Tu es trop lourd pour monter au ciel.
Je suis plus modeste et n’aspire pas si haut. Mais, quant à mon moi, je n’en céderai pas un brin. Jugez-moi d’après les anciennes coutumes. Enfermez-moi pour un certain temps chez Sa Majesté Très Cornue : pour un siècle, si le juge est sévère. C’est encore supportable. Après tout, il ne s’agit que de souffrances morales : ce n’est pas une si terrible affaire. Mais que je sois dissous pour constituer ensuite telle ou telle parcelle d’un corps étranger, — ah ! non ! Tout cet appareil de fonderie, cette disparition du moi gyntien, tout cela me bouleverse d’horreur jusqu’au fond de mon être !
Voyons, Peer, mon ami, il ne faut pas t’emporter pour si peu. Toi-même ? Mais tu ne l’as jamais été que je sache. Cela te changera-t-il tant que ça de mourir tout à fait ?
Je n’ai jamais été… ? Ah ça ! tu me fais rire. Il se trouvera à la fin que Peer Gynt n’était pas Peer Gynt. Allons, fondeur, tu juges à l’aveugle. Tu aurais beau me sonder les reins, tu n’y trouverais que Peer et encore Peer, rien de plus, rien de moins.
Ce n’est pas possible. Voici mon mandat. Il porte bien expressément : « Tu demanderas Peer Gynt, qui, ayant manqué sa destination, doit, en qualité de produit raté, être fondu dans le moule. »
Quelle bêtise ! Il s’agit probablement de quelqu’un d’autre. Est-ce bien Peer qu’il est dit, n’est-ce pas Rasmus ou Jean ?
Il y a longtemps que je les ai fondus, ceux-là ! Allons, soit bon enfant et ne perdons pas de temps !
Ah ! non, par exemple ! Ce serait du propre si l’on s’apercevait demain qu’il y a eu erreur en la personne ! Prends garde, mon bonhomme, et songe à la responsabilité que tu encoures !
Je possède un document qui me couvre.
Au moins, accorde-moi un délai !
Pour quoi faire ?
Pour prouver que, toute ma vie, j’ai été moi-même. Car, enfin, c’est de ça qu’il s’agit.
Et comment le prouverais-tu ?
En produisant des certificats, des témoins.
Je crains fort que le Maître ne les trouve insuffisants.
C’est impossible. D’ailleurs, qui vivra verra. Voyons, mon ami, fais-moi crédit de moi-même pour quelque temps. Je reviendrai sous peu. On
ne naît qu’une fois, et l’on tient beaucoup à soi-même : tu consens ?Eh bien, oui. Va, mais souviens-toi que nous nous rencontrerons au prochain carrefour. (Peer Gynt s’enfuit.)
(Un autre point dans les bols.)
Il est écrit : « Le temps c’est de l’argent. » Si seulement je savais où les routes se croisent. Est-ce près, est-ce loin d’ici ? J’ai le feu aux talons. Les pieds me brûlent. Un témoin ! un témoin ! Où en trouver un dans cette forêt. C’est impossible ! Ah ! le monde est fait à la diable ! Essayez donc d’y prouver le droit le plus clair !
(Un vieillard tout courbé vient au-devant de lui, clopin-clopant, un bâton à la main, un sac sur le dos.)
Un petit sou, mon bon monsieur, à un pauvre diable sans abri !
Excusez-moi. Je n’ai pas de petite monnaie.
Le prince Peer ! Voici donc où l’on se rencontre !
Il ne se souvient plus du vieux des Ronden !
Comment ! Tu serais… ?
Le Vieux de Dovre, mon petit père !
Le Vieux de Dovre ? Vraiment ? Réponds ? Tu es le vieux de Dovre ?
Ah ! je suis tombé bien bas !
Ruiné ?
De fond en comble ! Je me traîne par les chemins, affamé comme un loup.
Tra ! la ! la ! Voici un témoin, et un fameux encore !
Monseigneur a grisonné depuis que nous nous sommes vus.
Cher beau-père, on s’use avec les années. Allons ! ne pensons plus à nos vieilles affaires, oublions les brouilles de famille. J’étais fou, ce jour-là.
Oui, oui, Monseigneur était jeune, Ça fait faire tant de choses ! Mais Monseigneur a été bien sage de rejeter sa fiancée. Il s’est épargné là beaucoup de soucis et de honte. Car elle a fini par tourner tout à fait mal.
Tiens, tiens !
Oui, elle a jeté son bonnet par-dessus les moulins, et, — pensez un peu, — elle habite maintenant avec Trond.
Quel Trond ?
Eh ! le lutin !
Ah ! oui ! Celui à qui j’ai enlevé une bergère.
Mon petit-fils est à présent un grand et gros
gars qui peuple tout le pays de sa descendance.Assez radoté, mon ami. J’ai bien autre chose sur le cœur. Je me trouve dans une assez fausse situation et aurais besoin d’un témoignage ou d’un certificat. Beau-père, vous pourriez m’en délivrer un. Je trouverai toujours un pourboire à vous donner.
Quoi ? Vraiment ? Je pourrais être utile à Monseigneur. J’espère que j’aurai une récompense honnête.
Comment donc ! Bien que je sois un peu gêné pour le moment et forcé de me restreindre en tout… Mais écoutez ce dont il s’agit : Vous vous rappelez le soir où je me présentai aux Ronden en qualité de prétendant ?
Assurément, mon prince !
Laissez là ce titre de prince et arrivons au sujet. De gré ou de force, vous vouliez me fausser la vue en me faisant une incision dans la lentille et, de Peer Gynt, me faire troll. Qu’ai-je fait ? J’ai résisté, jurant que je resterai moi-même. J’ai renoncé à tout, amour, pouvoir, honneur, pour conserver mon moi. Eh bien ! ce fait, vous devez l’attester sous serment.
Hélas ! c’est tout à fait impossible.
Qu’est-ce à dire ?
Vous ne voudriez pas me rendre parjure. Et la culotte de troll que vous avez passée, et l’hydromel que vous goûtâtes, il ne vous en souvient donc plus ?
Oui, oui, vous m’avez tenté de mille façons, mais je me suis refusé à faire le pas décisif, et tout est bien qui finit bien. C’est à ça qu’on reconnaît son homme.
Mais c’est justement la fin qui te dément.
Que me chantes-tu là ?
En quittant les Ronden, tu avais ma devise écrite derrière l’oreille.
Mais oui, cette parole forte et tranchante que je t’ai dictée.
Quelle parole ?
Celle qui distingue les hommes des trolls : « Troll, contente-toi de toi-même ! »
Contente-toi !…
Oui, et, depuis, tu l’as appliquée de toutes les forces de ton àme.
Moi ! Peer Gynt !
Ah ! l’ingrat ! Secrètement tu as toujours vécu en troll. Cette devise que je t’ai donnée t’a fait faire ton chemin. Tu lui as dû grandeur et opulence. Et maintenant tu viens nous renier, moi et ma bienfaisante devise.
Contente-toi !… Vécu en troll ! en égoïste ! Bah !
des absurdités.Tu crois que nous n’avons pas de journaux ? Attends un peu. Tu vas voir rouge sur noir les louanges que te décerne le Messager du Blocksberg et l’Écho d’Hekfield, et cela depuis le jour même de ton départ. Veux-tu les lire, Peer ? Je te les prêterai. Voici un article signé : Sabot de Bouc. En voici un autre intitulé : De l’esprit national chez les trolls. L’auteur démontre qu’il importe peu d’avoir une queue et des cornes. Il ne tient qu’à la courroie de peau humaine. Au surplus, il conclut ainsi : « Notre contente-toi, voilà la vraie marque du troll. Tout homme en est un qui la porte sur lui. » Et il te cite en exemple.
Un troll ? Moi !
Mais oui, c’est clair comme le jour.
J’aurais pu aussi bien demeurer où j’étais, rester tranquillement dans les Ronden. Cela m’aurait épargné bien des peines et des chaussures. Peer Gynt… un troll ! Allons donc ! Ce sont des contes, des sornettes ! Adieu ! Voici un sou pour acheter
du tabac.Attendez un peu, mon bon prince Peer !
Lâche-moi ! tu es fou ou tombé en enfance. Fais-toi admettre à l’hôpital.
Ah ! je le voudrais bien. Mais je te l’ai dit, ma fille a peuplé le pays de sa descendance. Le pouvoir est entre leurs mains, et ils prétendent que je ne suis qu’un personnage fabuleux. On n’est jamais trahi que par les siens. J’éprouve sur moi la vérité de ces mots. Pauvre diable que je suis ! C’est bien dur de passer pour un personnage fabuleux.
Mon ami, vous n’êtes pas le premier à qui ça arrive.
Et nous n’avons nous-mêmes ni fonds de secours, ni caisse d’épargne. Ça n’aurait pas pris dans les Ronden.
Oh ! Monseigneur n’a pas à se plaindre de la devise. Il trouvera bien moyen, de façon ou d’autre…
Mon brave homme, vous vous méprenez du tout au tout. Je suis moi-même ce qui s’appelle à sec.
Ce n’est pas possible ! Monseigneur est à sec ?
Entièrement. J’ai engagé toutes mes principautés. Et c’est à vous, maudits trolls, que je dois ça. Voilà où mène la mauvaise compagnie.
Allons ! voici mes espérances à vau l’eau. Adieu ! Je vais tâcher de me traîner jusqu’à la ville.
Que vas-tu faire en ville ?
Je tâcherai de me faire engager au théâtre. On y cherche des types nationaux.
Bon voyage ! Saluez tout le monde de ma part. Si je parviens à m’arranger, je prendrai le même chemin. Je suis en train d’écrire une farce à la fois profonde et folle. Titre : Sic transit gloria mundi.
(Il reprend sa route en courant. Le vieux de Dovre lui crie des paroles qui se perdent.)
(Un carrefour.)
Eh bien, Peer ! tu n’as encore jamais été où tu en es ! Ce Contente-toi t’a donné le coup de grâce. Ta barque fait eau de toutes parts. Il faut t’accrocher à une épave. Tout plutôt que d’être confondu avec d’autres débris !
Eh bien, Peer Gynt ! Où est ton certificat ?
Suis-je déjà au carrefour ? C’est aller vite !
Je lis sur ton visage comme dans un livre. Je sais ce que ça veut dire.
Vois-tu, l’affaire est un peu embrouillée. Je renonce à être moi-même. La preuve pourrait être difficile à établir. J’abandonne ce côté de la question. Mais tout à l’heure, en cheminant dans cette solitude, j’ai senti un poids sur ma conscience. « Peer, me suis-je dit, tu es tout de même un grand pécheur. »
Eh, eh ! Nous voici revenus au point de départ.
Du tout ! Je dis un grand pécheur, non seulement en actions, mais en pensées et en paroles. J’ai mené à l’étranger une vie d’enfer.
C’est possible ; mais je voudrais un certificat.
Très bien ! Accorde-moi seulement un petit délai. J’irai trouver le prêtre, me confesserai en un tour de main et t’apporterai un billet en règle.
Si tu me l’apportes, il est clair que tu échapperas à la refonte. Cependant ce mandat…
Bah ! un vieux document, à ce que je vois. Il date d’une époque où je menai une vie fade et nonchalante, jouant au prophète et croyant au destin. Allons, tu me permets ?
Voyons, mon ami, sois gentil. Tu n’as, sans doute, pas grand’chose à faire. L’air est si bon dans ce district. Ça allonge la vie des habitants. « On meurt rarement dans cette vallée, » comme disait le curé de Justedal.
Eh bien donc ! jusqu’au prochain carrefour ! Mais pas plus loin…
Un prêtre ! dussé-je aller au feu pour le trouver !
(Une pente couverte de bruyère. Un chemin serpente sur la hauteur.)
« Ça peut toujours servir, à quelque chose », disait Esbing en ramassant son vieux soulier. Qui eût pu prévoir qu’un soir viendrait où l’on serait sauvé par ses péchés ? Mon Dieu, ce n’est pas que ça m’avance à grand’chose. À vrai dire, je tombe de la poêle dans la braise. N’importe ! « tant qu’il y a vie, il y a espoir ». Je me laisse aller à cette consolante pensée. (Un personnage maigre en robe de prêtre boutonnée jusqu’au menton descend en courant la colline, un rets sur l’épaule.)
Qui va là ? Un prêtre portant un rets ? Hope-là ! Je suis décidément l’enfant gâté du sort ! Bonsoir, Monsieur le pasteur ! Un mauvais chemin, n’est-ce pas ?
Assurément. Mais que ne fait-on pas pour accueillir une âme ?
Ah ! il se présente un candidat au ciel ?
Non. J’espère qu’il prendra l’autre direction.
Me permettrez-vous, Monsieur le pasteur, de vous accompagner un bout de chemin ?
Très volontiers. Votre compagnie me convient.
J’ai quelque chose sur le cœur.
Allons ! déchargez-vous !
Vous voyez devant vous un homme correct. J’ai toujours respecté la loi ; je n’ai jamais été sous les verrous. Il arrive cependant qu’on perde pied,
qu’on trébuche.Hélas ! ça arrive aux meilleurs.
Eh bien ! ces bagatelles…
Ah ! ce ne sont que des bagatelles ?
Oui, je n’ai jamais pratiqué le péché en gros.
En ce cas, mon ami, laissez-moi tranquille. Vous semblez me prendre pour un autre. Vous regardez mes mains. Qu’y remarquez-vous ?
Un développement d’ongles inaccoutumé.
Maintenant vous regardez mes pieds. Eh bien !
Est-ce là un pied naturel ?
Je m’en flatte.
J’aurais juré que vous étiez prêtre. Et voici que j’ai l’honneur… Allons, tant mieux ! Quand on peut entrer par la grande porte, on ne prend pas le chemin de cuisine. Il vaut mieux parler au roi qu’à ses ministres.
Votre main ! Vous me paraissez libre de préjugés. Voyons, mon cher ! En quoi puis-je vous servir ? Il ne faut me demander ni argent ni pouvoir. Qu’on me pende si je puis vous en procurer. Vous ne sauriez croire comme les affaires vont mal. Plus de transactions, pas d’âmes à acquérir, si ce n’est, de temps en temps, quelque sujet isolé.
Ah ! La race est donc devenue meilleure ?
Mais non, au contraire ! Elle a honteusement baissé. La plupart sont à jeter au moule.
Oui, on m’a déjà parlé de ce moule. À vrai dire, c’est même là ce qui m’amène.
Parlez sans crainte !
Si ce n’est pas indiscret, je voudrais bien…
Vous avez deviné ma prière.
Un logement bien chauffé ?
Pas trop. Une entrée séparée si possible, et une libre sortie, une porte de derrière, que j’aurais peut-être la chance d’utiliser.
Mon cher ami, j’en suis vraiment désolé, mais vous ne sauriez croire combien j’ai de requêtes du même genre. Je reçois tous les jours des bonnes âmes prêtes à quitter ce bas monde.
Cependant, si l’on considère mes faits et gestes, j’ai quelque droit à une entrée séparée.
Puisque ce n’étaient que bagatelles !
Jusqu’à un certain point. Je me souviens toutefois avoir fait la traite des noirs.
Bah ! il y en a qui ont fait la traite des âmes et des volontés ; mais ils s’y sont sottement pris et n’ont pas obtenu leur entrée.
J’ai envoyé en Chine quelques idoles de Boudha.
Encore des vétilles. Nous nous soucions bien de ça. D’autres ont répandu de pires idoles à l’aide de la littérature et de la chaire sans réussir à se faire ouvrir.
Oui, mais vous savez bien que j’ai joué au prophète ?
À l’étranger ? La belle affaire ! Si vous n’avez pas de titres plus sérieux que ça, avec la meilleure volonté du monde, je ne puis vous loger.
Eh bien, écoutez ! Dans un naufrage, je m’étais réfugié sur une épave. Il est écrit : « Un naufragé s’accroche à un brin d’herbe. » Il est écrit aussi : « Personne ne t’est plus proche que toi-même. » Enfin j’ai été à moitié cause qu’un cuisinier a perdu la vie.
Ou qu’une cuisinière a perdu… autre chose. À moitié… ? À moitié… ? Balivernes que tout ça ! Vous croyez donc que, par le temps qui court, on a du combustible à perdre pour d’aussi pauvres sujets ? Allons, mon cher ami, ne vous faites pas de mauvais sang et résignez-vous tranquillement au moule. À quoi vous servirait-il que je vous hébergeasse ? Pensez-y. Vous êtes un homme raisonnable. Vous avez une bonne mémoire, je n’en disconviens pas. Mais elle ne vous offre au cœur et à l’esprit que des images ennuyeuses, un paysage plat et morne. Il n’y a là de quoi ni rire ni pleurer ; cela ne vous fait ni chaud ni froid, tout au plus un peu de dépit.
Il est écrit : « Tu ne peux savoir où le soulier te blesse quand tu marches pieds nus. »
C’est vrai. En fait de souliers et grâce aux circonstances, je me contente d’une paire dépareillée. À propos ! ça me fait souvenir que je dois presser le pas. J’ai là un certain gigot dont j’espère un brillant régal. Ainsi, pas de temps à perdre en niaiseries !
Il a, si je ne me trompe, réalisé la principale condition exigée par nous. Jour et nuit, il est toujours resté lui-même.
Lui-même ? C’est donc là ce qu’il faut pour entrer chez vous ?
Cela dépend. Souvenez-vous qu’il y a deux manières d’être soi-même, l’envers et l’endroit. Vous connaissez la nouvelle découverte qui nous vient de Paris, l’art de se faire portraicturer par le soleil. Il résulte deux sortes d’épreuves, la positive et la négative. Celle-ci montre des ombres en place de lumière, et vice versa. L’œil profane la juge ratée. Eh bien, non ! la figure y est, seulement il faut savoir la faire ressortir. Ainsi des âmes. Il y en a dont la vie a produit des épreuves négatives. Ce n’est pas une raison pour détruire le cliché, — il suffit de me l’envoyer, et je continue l’opération. Je connais les réactifs, soufre et autres substances, dont il faut se servir. Je baigne, brûle, vaporise, et bientôt la transfiguration s’opère ; l’image paraît telle qu’elle doit être. De négative elle devient positive, à moins qu’elle ne soit, comme chez vous, à moitié effacée. En ce
cas, rien ne sert, ni soufre, ni potasse.Et de qui donc est le portrait dont vous allez manipuler l’épreuve négative ?
C’est celui d’un certain Peer Gynt.
Peer Gynt ? Tiens, liens ! Il est donc lui-même, ce monsieur Gynt ?
Ah ! ça, j’en réponds !
Et c’est un homme digne de foi, ce monsieur Peer ?
Vous le connaissez peut-être ?
Hem… un peu. On connaît tant de monde.
Mon temps est compté. Où était-il, la dernière fois que vous l’avez rencontré ?
Très loin, au Cap…
Oui. Mais il devait, si je ne me trompe, s’embarquer sur le premier bateau en partance.
J’y cours de ce pas. Pourvu que je n’arrive pas trop tard ! Ah ! ce Cap, ce Cap ! il m’a toujours répugné. Il est infesté de missionnaires norvégiens.
(Il s’en va rapidement vers le sud.)
L’imbécile ! Le voici qui prend ses jambes à son
cou. Il sera joliment attrapé. C’est un vrai plaisir
que d’avoir mis cette brute dedans. Et il fait
l’important ! Il y a vraiment de quoi ! Ce n’est pas
son métier qui l’enrichira. Il court au-devant d’un
krach complet. — Hem ! Cela ne veut pas dire
que je sois ferme en selle. Me voici, pour ainsi
dire, expulsé de la noble tribu des moi. (une étoile
file.) Bien des choses à Peer Gynt, sœur étoile !
Ah ! briller, s’éteindre, disparaître ainsi… (Il fait un
soubresaut d’angoisse et s’enfonce plus profondément dans le brouillard.
un instant de silence. Puis il s’écrie.) Lamentable
pauvreté de
l’âme qui retourne au néant et se perd dans le
gris ! Terre verdoyante, pardonne-moi d’avoir foulé
pour rien l’herbe de tes prairies ! Adorable soleil
qui versa tes rayons dans une chambre vide, où il
n’y avait personne pour recevoir de toi lumière, chaleur et vie ! Le maître du logis était toujours
absent. Ah ! terre verdoyante, adorable soleil, que
vous fûtes bêtes de nourrir et d’éclairer ma mère !
La nature est prodigue et l’esprit avare. Il est dur
de payer de sa vie la faute d’être né. — Je veux,
encore une fois, grimper sur les cimes rocheuses,
voir le soleil se lever, m’épuiser les yeux à
regarder la terre promise.
Après cela, que la neige s’amoncelle sur moi et qu’on trace ces mots sur ma tombe : « Ci-gît personne. » Et ensuite — ensuite ! — Advienne que pourra !
C’est le jour radieux
Où les langues de flamme,
Apportant l’Esprit du Seigneur,
Descendirent des cieux.
Élevons-y notre âme,
Nos yeux et notre cœur.
Non, non, je ne veux pas les regarder ! Ils sont vides et déserts. Ah ! je crains d’être mort bien avant mon trépas. (En cherchant à se glisser dans les broussailles, il arrive tout à coup au carrefour.)
Tu me croiras, si je te dis que j’ai cherché un confesseur tant que j’ai pu.
Et tu n’en as pas trouvé ?
Je n’ai rencontré qu’un photographe ambulant.
Tant pis ! Le délai est expiré.
Tout est fini ! Ça sent la mort. Entends-tu hululer la chouette ?
Mais non. C’est la cloche des matines.
Quelle est cette lumière ?
Une simple bougie qui brûle dans une cabane.
D’où vient ce son ?
Voilà où je me ferai délivrer un billet de confession.
Allons ! règle tes affaires !
(Ils sont sortis des broussailles et se trouvent devant une cabane. Le jour commence à poindre.)
Mes affaires, c’est là que je les réglerai. Je suis chez moi ! Va-t-en ! Décampe ! Ton monde fût-il cent fois plus grand qu’il ne l’est, il ne pourrait nous contenir, moi et les péchés que tu verras, inscrit sur mon billet.
Allons, Peer, je t’attendrai au troisième carrefour. Mais alors !…
(Il s’écarte et s’éloigne.)
De quelque côté qu’on se tourne, c’est toujours la même chose. (Il s’arrête.) Non ! C’est trop de misère, trop de désolation que de rentrer chez soi pour en ressortir ainsi ! (Il fait quelques pas et s’arrête de nonveau.) Fais le tour, disait le Courbe ! (Il écoute le chant qui reprend dans la cabane.) Non. Cette fois-ci, j’irai tout droit, quel que soit le chemin ! (Il se précipite vers la maison. Au même moment Solveig en sort, en habit de dimanche, tenant un livre de cantiques enveloppé d’un mouchoir. Un bâton à la main, elle se dresse svelte et douce.)
Parle et prononce la sentence du pécheur !
C’est lui ! c’est lui ! Béni soit le Seigneur ! (Elle tâtonne dans les demi-ténèbres, pour le trouver.)
Plains-toi ! Reproche-moi mes torts et mes péchés !
Je ne te connais aucun tort, ô mon unique amour !
(Elle tâtonne encore et finit par le trouver.)
Allons, Peer ! ton billet !
Ah ! crie bien haut tous mes forfaits !
Ô toi qui de ma vie as fait un chant d’amour ! sois béni d’être revenu près de moi. Et béni soit Pâques-aux-Roses qui te ramène ici !
Ah ! je suis perdu !
Il en est un qui te viendra en aide.
Oui, perdu, à moins toutefois que tu ne saches deviner les énigmes !
Parle.
Eh ! oui ! je vais parler ! Écoute ! Peux-tu me dire où a été Peer Gynt depuis que tu ne l’as vu ?
Où il a été ?
Oui, où était-il, tel que Dieu l’a marqué du sceau de la prédestination, tel qu’il est éclos de la pensée divine ? Peux-tu me le dire ? Sinon il me faut rentrer d’où je suis sorti, disparaître dans le pays des brumes.
Oh ! l’énigme est facile à résoudre.
Allons ! dis ce que tu penses ! Où étais-je moi-même, dans ma plénitude et dans ma vérité ? Où
étais-je, tel que je fus marqué du sceau divin ?Dans ma foi, dans mon espérance, dans mon amour.
Que dis-tu ? Ah ! tais-toi ! Ce ne sont là que paroles enjôleuses. Tu parles d’un enfant qui ne vit qu’en toi, qui par toi seule existe, qui n’a qu’une mère.
Mais oui, c’est bien mon enfant. Mais n’a-t-il donc pas de père ? Si ! son père est celui qui pardonne, cédant aux instances de la mère.
Ma mère ! mon épouse ! ô Vierge sans tache ! Cache-moi, cache-moi sur ton sein !
(Il s’attache à elle et se cache la figure dans le sein de Solveig. Un long silence. Le soleil se lève.)
Dors en paix, mon petit enfant,
Je vais te bercer doucement.
L’enfant rit et joue au bras de sa mère.
Ils passent ensemble une vie entière,
L’enfant sur mon sein sourit et s’endort.
Que la vie est bonne, ô mon doux trésor !
L’enfant a penché sa tête lassée
Sur mon cœur. Ainsi la vie est passée.
Nous nous rencontrerons au prochain carrefour, Peer. On verra bien. Je ne te dis que ça.
Je te bercerai, mon enfant ;
Sur mon cœur repose en rêvant.