Peintres et écrivains d’hier et d’aujourd’hui/Alfred Laliberté

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Texte établi par Édition privée,  (p. 15-26).


LE SCULPTEUR
ALFRED LALIBERTÉ



LE SCULPTEUR LALIBERTÉ
DANS SON ATELIER


Alfred laliberté



De la charrue à l’ébauchoir, d’ouvrier cardeur à l’état de grand artiste modeleur de formes humaines, voilà l’étape franchie par Alfred Laliberté, maître incontesté de la sculpture au Canada.

Un petit campagnard, fils d’un père successivement bûcheron, cultivateur, puis meunier, qui, dans son enfance a cultivé le champ paternel et a travaillé au moulin à carde, est devenu l’un des plus grands créateurs d’art que nous avons dans la vieille province de Québec. Au lieu d’ensemencer la terre comme l’auteur de ses jours pour y faire pousser le blé, il pétrit la glaise et façonne des figures de héros et de travailleurs auxquelles il donne la vie, de déesses et de muses qui possèdent le don divin de la beauté. Grâce à son prodigieux talent et grâce aussi à ses habitudes de travail, Laliberté a édifié une œuvre qui, non seulement honore son nom et sa famille, mais aussi toute la race canadienne française.

L’histoire des pionniers du Canada, des défricheurs de la Nouvelle-France écrite dans le bronze impérissable, voilà l’œuvre colossale accomplie par le sculpteur Alfred Laliberté, œuvre que nous pouvons admirer au Musée provincial à Québec.

En quatre ans d’un travail assidu et persévérant, le grand artiste canadien français a créé une série de deux cent quinze sujets qui ont été coulés en bronze et qui, achetés par le gouvernement provincial, ont été placés au Musée de la province de Québec, dans la vieille cité de Champlain.

Cette série de figures sculptées par Laliberté se divise en trois classes : Métiers, Coutumes et Légendes d’autrefois.

C’est toute l’histoire des fondateurs du pays, des défricheurs, des modestes artisans qui ont colonisé et développé la vieille province de Québec que l’on voit dans ces types que Laliberté a tout d’abord modelés dans la glaise avant de nous les présenter dans le bronze immortel. Cette galerie de portraits de nos ancêtres est un précieux patrimoine que l’artiste lègue aux générations futures.

Laliberté est arrivé au bon moment. Avec l’âge de la mécanique, avec le règne des machines, tous les métiers manuels d’autrefois, ces métiers si pittoresques, si intéressants, qui composaient la vie des populations rurales, sont disparus, ne sont plus qu’un souvenir qui va s’effaçant rapidement. Laliberté qui a eu l’occasion de voir les derniers représentants de ces métiers et qui a lui-même manié une foule d’outils, les a fait revivre dans l’admirable série de figures qui sont exposées au Musée. Le premier sujet de la collection, le premier exécuté par l’artiste est le Semeur. Le dernier terminé le 23 juin 1931, veille de la Saint-Jean-Baptiste, est le Vaisseau Fantôme de Roc Percé.

Laliberté était bien l’homme qu’il fallait pour modeler les portraits de ces patients, courageux et modestes travailleurs qui ont fondé et développé les paroisses et villages de la province. Enfant du sol, fils de la terre, Laliberté a été à même dans son enfance, de voir et d’observer les coutumes et les métiers qui lui ont inspiré sa vocation et qu’il a ensuite fait revivre dans le bronze. Laliberté est né à Sainte-Élisabeth de Warwick, comté d’Arthabasca. Son père qui avait tout d’abord été bûcheron et qui avait travaillé dans les chantiers, devint cultivateur et s’acheta une ferme. Malheureusement, la maladie vint, l’empêchant de vaquer aux durs travaux des champs. Il se décida à vendre sa terre pour acquérir un moulin à carde, un moulin à farine et un moulin à scie. À ce moment, le futur artiste, l’aîné de la famille, avait douze ans.



LE BAISER PAR LE SCULPTEUR LALIBERTÉ



LA PEINE, FIGURE ALLÉGORIQUE
PAR LE SCULPTEUR LALIBERTÉ


C’est dans ce milieu et sur la ferme où il avait travaillé auparavant qu’il a vu les métiers qu’il a représentés dans ses sculptures. C’est là qu’il a observé toutes ces coutumes particulières à la race canadienne française, c’est là qu’il a entendu raconter toutes ces légendes qui se mélangent et se confondent avec l’histoire.

En 1898, le jeune Laliberté laissa sa campagne pour venir suivre les cours du Conseil des Arts et Métiers à Montréal. Au printemps, il retourna au moulin à carde de son père. Pendant trois hivers, il mit de côté ses outils d’artisan pour venir étudier la sculpture dans la métropole. Vint ensuite une période critique. Possédant le talent, mais manquant de fonds, Laliberté demeura indécis pendant toute une année, ne sachant que faire. Finalement, une souscription publique fut organisée afin de l’aider à aller développer ses dons naturels en Europe. Enfin, en 1902, il partit pour Paris.

Généreusement doté par la nature, doué d’un extraordinaire talent d’observation, et d’une profonde sensibilité, Laliberté a saisi les gestes et les attitudes de ses personnages et il nous les montre réels et vivants. Possédant la sobriété, la simplicité, le don d’émotion et la sincérité d’un Millet, l’artiste a campé les hommes et les femmes des champs avec une vérité saisissante. Le Semeur, le Faucheur, les Scieurs de long, le Vanneur, le Batteur au fléau, le Bûcheron, le Charron, le Tonnelier, le Bêcheur, etc., sont des portraits puissants et fidèles. Ce ne sont pas des images, des simulacres, ce sont des hommes véritables. Ces travailleurs agissent et accomplissent leur tâche devant nous.

Et ce ne sont pas seulement les métiers de la terre que nous montre Laliberté, mais toutes ces coutumes qui sont dans notre tradition et que connaissent tous ceux qui ont été élevés à la campagne : la Bénédiction du Père, la Guignolée, le Chanteur de cantiques, la Croix sur le pain, la Prière en famille, l’Épi de blé d’Inde rouge, la Rente au seigneur, la Criée pour les âmes, Ti-Quenne à la tire, etc.

Pour compléter son œuvre, Laliberté a illustré les nombreuses légendes qui ont pris naissance aux premiers jours de la colonie et que nos ancêtres nous ont léguées : le Sauvage mouillé, la Corriveau, le Blasphémateur d’église, le Quêteux jeteur de sorts, le Loup-garou, la Tête à Pierre, le Diable et le cheval blanc, etc.

Tous les métiers, toutes les coutumes, toutes les légendes sont représentés dans la série des deux cent quinze sujets de l’artiste. Comme je l’écrivais en commençant cette étude, toute l’histoire de nos ancêtres tient dans cette collection de bronze.

Il fallait le talent de Laliberté, il fallait sa persévérance, sa capacité de travail et surtout l’amour de son sujet pour mener à bonne fin cette entreprise énorme. Bien que l’exécution proprement dite de la série ait nécessité quatre ans et demi de travail, l’artiste avait passé des années à rêver à ses sujets, à choisir ses types, à concevoir et à mûrir son œuvre. On peut dire que l’exécution et l’élaboration de cette immen­se production ont occupé quinze années de la vie de Lali­berté.

Si considérable qu’elle soit, cette série de Métiers, Cou­tumes et Légendes d’autrefois ne représente qu’une faible partie de l’œuvre artistique exécutée par le sculpteur Lali­berté. On peut en effet porter à sept cents le nombre de compositions qu’il a modelées de ses mains. Ce nombre com­prend plusieurs monuments importants élevés à la mémoire de héros de notre histoire.

Les œuvres de Laliberté nous montrent que cet artiste, si réaliste dans ses portraits des travailleurs des champs et des échoppes de boutiquiers, est aussi un poète, un mystique. Il a modelé toute une série d’allégories poétiques et même quel­ques déesses d’une rare perfection de forme et d’une beauté impressionnante.

Au cours de sa carrière, Laliberté a exécuté un grand nombre de bustes, pleins de caractère, de vérité et de res­ semblance. Chacun d’eux est un portrait fidèle et bien vivant. Ces œuvres modelées avec talent et d’une grande sincérité sauveront les modèles de l’oubli.

Parmi les innombrables créations d’art du sculpteur, il en est une qui s’impose particulièrement à l’attention et qui, dans mon opinion, est un pur chef-d’œuvre. C’est une noble figure de femme en marbre, une figure, douce, grave, pensive, d’une rare beauté. On ne peut la contempler sans émo­tion. Placée à l’entrée du cabinet de travail, tout à côté de la porte, cette figure vous accueille en entrant et elle est aussi la dernière image que vous voyez ; en sortant, la dernière impression que vous emportez, en vous en allant. Laliberté n’aurait-il créé que cette tête, son nom mériterait de passer à la postérité comme celui d’un maître.



VANITÉ DES VANITÉS, FIGURE ALLÉGORIQUE
PAR LE SCULPTEUR LALIBERTÉ


LE SEMEUR
BRONZE PAR LE SCULPTEUR LALIBERTÉ


C’est le grand désir de l’artiste que sa maison et son ate­lier de la rue Sainte-Famille, numéro 3531, deviennent un jour un musée, le musée de sa ville. Il n’est pas douteux que ce rêve se réalisera. C’est là qu’il a vécu, c’est là qu’il a créé son œuvre. Son atelier est peuplé de mille figures qu’il a modelées, auxquelles il a donné la vie. Les unes sont en plâ­tre, d’autres en bronze. Il y a aussi un grand nombre de terres cuites. C’est toute une vie d’artiste, c’est l’œuvre d’un travailleur fécond, infatigable que l’on trouve dans ce vaste logis de la rue Sainte-Famille. Le catalogue de ses créations remplirait plusieurs pages de ce livre.

D’un caractère noble, généreux, Laliberté a non seule­ment toujours su reconnaître les services rendus, mais on n’a jamais fait appel en vain à sa générosité en faveur des misé­reux et des déshérités. En plusieurs circonstances, il a donné pour des ventes de charité ou des tombolas, des bronzes va­lant au bas mot cent cinquante dollars. Quel millionnaire en aurait fait autant ? Sa grande joie a été d’aider, dans la me­sure de ses moyens, les artistes dans le besoin. Se rendant compte de ce qu’un peu d’encouragement peut parfois accom­plir pour stimuler un camarade, Laliberté a systématiquement acheté des tableaux de la plupart des peintres canadiens, même lorsque sa bourse était plutôt légère. Sa collection se compose de plus d’une centaine d’œuvres. Non seulement La­liberté est d’une rare générosité, mais il possède en outre une extrême délicatesse. En une circonstance, alors que je lui parlais d’un peintre qui se trouvait à ce moment dans une passe plutôt difficile, il me dit qu’il lui achèterait volontiers un tableau. Il me pria toutefois de l’accompagner chez ce dernier pour servir d’intermédiaire, « car, dit-il, je ne veux pas qu’il soit question d’argent entre nous deux. Personnellement, je ne veux pas de transaction. Vous vous chargerez ; de la chose. » J’acceptai. Ayant choisi deux petits pastels, Laliberté me pria de demander à l’intéressé si telle somme serait un paiement suffisant. Sur la réponse affirmative de ce dernier, Laliberté me donna le montant qu’à mon tour, je plaçai dans la main de l’artiste. Pas de vulgaire marchandage, pas de commerce entre les deux artistes. L’un avait présenté deux pastels, l’autre les recevait et moi je payais, avec l’argent de Laliberté. C’était subtil et délicat, mais il aimait qu’il en fut ainsi.

Ce qui en dehors de son talent caractérise Laliberté, ce sont ses habitudes de travail, de simplicité, de modestie et de frugalité. Il est constamment à l’œuvre, sculptant, peignant, écrivant. Déjeunant à bonne heure le matin de trois beignets et d’une tasse de café, il se met à la besogne, donnant forme à ses conceptions et à ses idées.

Non seulement Laliberté s’est placé au nombre des meilleurs sculpteurs de son pays, mais, comme plusieurs grands maîtres dont parle l’histoire, il a abordé avec un remarquable succès la peinture, la littérature, le meuble d’art et même la joaillerie.

« Si j’étais plus jeune, me confiait-il un jour, j’étudierais la musique, non pas pour l’interprétation mais pour la composition. »

Comme peintre, Laliberté est un artiste richement doué, très personnel, humain et poétique au plus haut degré. Il s’est beaucoup adonné à la peinture dans ces dernières années et il a peint plus de deux cents toiles : symboles spirituels et allégories dans lesquels il s’est appliqué à rendre les lignes harmonieuses du corps de la femme. Ses quelques paysages d’automne sont pleins de charme et de douceur.

L’œuvre écrite de Laliberté n’est pas encore publiée, mais après avoir été longtemps sur le métier, elle est presque complètement terminée. Elle comprendra quatre volumes : Mes Mémoires, pratiquement finis, Les Hommes et les choses, Les Artistes de mon temps, Mille Réflexions.

Au moment où ces lignes sont écrites, la rédaction du troisième ouvrage est achevée. Dans ce livre, Laliberté consacre une étude à chacun des cent trois artistes canadiens depuis Bourrassa jusqu’aux peintres d’aujourd’hui.