Peintures (Segalen)/Peintures dynastiques/Étape à la chute de Souei

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Georges Crès et Cie (p. 177-181).


ÉTAPE À LA CHUTE


DE SOUEI

C’est une ville dans le soir : une forte et puissante ville crénelée dont nous sommes à la fois les hôtes et les maîtres, — car maintenus par la géomancie à la croisée des deux voies cardinales, nous avons devant nous l’horizon Sud. Nous voilà plus hauts que tous les édifices, excepté celui qui nous élève, le Pavillon de la Tour porte-tambour. Moins que les visages renfoncés des façades, ce sont les ondulements des toits que nous dominons. Ils se poussent et se pressent, ailes déployées, ces grands oiseaux couveurs des familles humaines. On en voit toutes les crêtes, les cornes et les chevrons volants ; ils disputent entre eux le diagramme dentelé du Ciel ; ils appellent la pénétration du clair d’en haut dans les mordants obscurs : toute la Divination de la Ville. Et c’est le soir.

Plus loin que les toits, les créneaux. Et plus loin que les créneaux, le bourbillement de mouches des faubourgs marchands. Et par delà, la ligne des montagnes coupée d’une brèche : les deux promontoires s’affrontent sans jamais se saisir au museau, grâce au filet clair de la rivière entre eux deux.

Mais tournez à droite : voici l’Occident. Cette peinture n’est pas comme les autres disposée sur un plan seul. Voici bien l’horizon d’hier et le soleil couché et les derniers coups de feu qu’il lance encore sur les nues.

Et tournez vous aussi vers le Nord, face au pays du froid : ce sont des collines plissées se surmontant en pleine terre jaune, toutes habitées de sépultures. C’est un oreiller funèbre sous la tête de la ville pesant sa nuque et son sommeil sur les Ancêtres enterrés là. Car maintenant toute la nuit s’abat sur eux tous et leurs descendants. Le sombre se pose, exaltant le blanc, noyant le noir. Il fait décidément noir au Nord, et c’est en vain que vous tenteriez par là de prolonger un peu plus ce jour.

Tournez vous donc vers la porte qui sera demain, — vers l’Est où la lune lève dans un lac plus nacré que les jours. Les lointains sont proches tant que la lumière descend dans la rue, sur le parvis des Palais, des Ministères et des Prétoires, et plus bas, dans les impasses où l’on discute le cours non officieux des délices et de la joie temporelles. Vous assistez aux allées et venues, aux échanges, aux dons. Une vie affairée, un commerce nocturne s’établissent ici pendant que les autres cantons s’endorment.

Et tournez vous une dernière fois : nous voici de nouveau face au Midi, étonnés du geste entièrement révolu : cette peinture sous ses quatre angles est donc infinie et circulaire comme l’horizon même ? Oui. Et la ville que nous habitons ainsi n’est donc autre que Lo-Yang redevenue Capitale par la faveur du second et dernier de SOUEI, de Yang-Ti ?

C’est bien cela, dites-vous ? La brèche au Sud est la « Porte-montagneuse du Dragon », Long-men. La double colline mortuaire Nord est Mang-chan. Les feux rouges du ciel de l’Ouest, et l’incandescence terrestre orientale, — nous-mêmes, entre hier et demain, plantés au milieu sur la tour, — et voilà les cinq cardinaux répondant à la plus locale expertise : c’est une peinture géographique : c’est bien à Lo-Yang que nous sommes…

Non. À mille lieues plus au Nord, au plein désert, environnés d’étendues planes comme les mers sans murs et non bâties, sur de hauts plateaux herbeux où jamais ville Capitale ni chinoise n’établit son carré logique. Cette peinture enveloppantes et continue, c’est la tente de repos que Yang-Ti, dans son voyage aux confins, exige qu’on déploie autour de Lui, chaque soir, aux quatre pans de l’espace. Dès qu’on s’arrête, fût-ce au cœur du désert des sables, il exige que, d’un jet, peintres et soldats dressent à deux mille pas à la ronde cette soie longue de deux mille pas. Il Lui convient que l’Empereur n’émigre pas comme un nomade, et n’atteigne ou n’habite jamais un ciel cru ni une terre non cadastrée. Daignant se mouvoir dans l’inconnu, il ne permet pas au spectacle de changer. Que la ville entière, quotidienne, soit fidèle à l’audience du crépuscule, à la veillée de la nuit : ceci ressort du cérémonial.

Ceci ne fut pas compris de son temps. Yang-Ti laissa le renom d’un égoïste et d’un sédentaire, parce que, fidèle à Lui-même, il n’aimait contempler le monde qu’en se tenant au milieu.