Peintures (Segalen)/Peintures magiques/Fresque de laine

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Georges Crès et Cie (p. 59-62).

Ne reculez pas : ne vous jetez pas en arrière au sortir de ce vertige : ne cherchez pas à interposer de l’espace entre ce que vous voyez et vous : approchez, comme d’un parapet, de ce qui est une


FRESQUE DE LAINE,


comme aussi d’une personne aimée dont l’attouchement est nécessaire pour le repos du cœur et des doigts. Appliquez vos doigts et la plus mince et la plus sensible partie du poignet où sont les veines… Ceci est accueillant et moelleux ; c’est une bourre où les paumes, les coudes, les genoux, tout ce qui s’endolorit ailleurs, — la vue même, — enfonce et se complaît. Pour mieux le dépeindre, j’ai mis d’aplomb ce Tapis tendu comme une Peinture.

Ceci n’est point une Peinture : et pourtant plus riche en tons et plus dru dans ses teintes que bien des panneaux de soie gommée… Car vous percevez ici le hérissement, en millions de petits poils, de la surface dont chaque point est une pointe… Et surtout, ce Tapis n’offre pas de « sujet ».

Vous ne pouvez y définir aucune scène. Un Poète descripteur y serait perdu. Racontez donc cette histoire : ce sont des carrés et des angles ; des gestes géométriques ; un arpentage de champs rationnels ; aucun mouvement autre n’est permis ; toute ligne est ici discontinue : voyez ces grandes fleurs polygones dans leurs pacages réservés comme les prairies des plateaux inaccessibles… Toute une herborescence fleurir dont le style échappe sèchement à la sentimentalité. C’est la quadrature triomphant de la courbe vivante. On y compte les dents, les créneaux, les chevrons de couleurs logiques : on jalonne des aires à angles droits que seule régit la trame, (cette toile impitoyable par dessous, qui est la résistance, la raison d’être de ce tapis).

C’est pourquoi je vous prie d’approcher et de toucher. Un tapis n’est point noué pour être vu seulement, mais pressé, foulé, pénétré jusqu’à la trame. Plus encore :

Quand vous serez vraiment fatigués ou meurtris du jeu de porcelaine, — englués dans le marais des laques ruminantes, — quand vous vous sentirez contus des mondes qui ne sont ni de porcelaine ni de laques mais vivants, venez alors vous coucher comme en un deuil sur ce tapis déployé sur la terre. Venez étouffer dans ses toisons les battements trop durs du cœur qui est le vôtre, et les reflets trop aigres dans d’autres yeux. Étendez vous, de toute la longueur humaine, et, n’oubliant rien des couleurs, vautrez vous sans penser à rien qu’au repos amorti dans ses laines.