Peintures (Segalen)/Peintures magiques/Peintes sur porcelaine
Et ceci fait, approchez vous impassiblement du panneau dur et froid que je dresse.
Voici,
PEINTES SUR PORCELAINE
sous un glacis léger, voici des femmes longues
vêtues de couleurs aubergines, de manteaux
vert-transparent, et dont les visages d’argile
blanche cernés de la minceur d’un trait rouge,
ne dessinent que bonne éducation. Les étoffes
seules font le geste d’un corps délicatement
absent. Ces femmes jouent, avec un sérieux frivole, aux emplois de la meilleure société.
Quelques unes, très inoccupées, relèvent anguleusement
des doigts aux ongles vifs pour
piquer d’une épingle des cheveux vert-noir.
Et voici des enfants replets, à tête ronde et rase, coiffés d’une touffe bien liée. Voici des officiers civils en cérémonie dans l’ample robe verte, et présentant aux belles fardées aux faces de lunes froides, un pinceau levé qui peut élégamment jeter des poèmes sur la paroi blanc-impassible, ou peindre des sourcils sur le blanc des fronts.
Il y a des arches symétriques ; des palmes retombant comme des manches ; des phénix aux plumes éberlues ; des cigognes bleues ; des dragons dont le ventre est parti de rouge et vert, rouge et bleu ou jaune et rouge. Il y a des cavaliers immobiles dans un galop d’apparat. Un Empereur globuleux, penché dessus des créneaux violets vers le départ du héros favori… qui ne part point.
Il y a des Sages, des fantômes, des satellites infernaux éclatant comme un pétard de fumée. Il y a les tribunaux de l’autre terre, souterraine, et les jeux secrets de celle-ci : l’homme vautré nu entre les jambes de la femme… Tout cela, ô Spectateurs exilés de ces décors, tout cela, non point palpitant et gesticulant parmi nous, mais à l’abri, très à l’abri sous le vernis froid et transparent de la couverte, ou bien adhérent à la mince lamelle vitreuse, et plus miroitant, alors, et plus cristallin… Tout cela dans un monde plat, poli, non rayable à l’acier trempé ; un monde dur, un monde imputrescible, insoluble, éclatant : un monde de porcelaine. Suivez ces lignes sans épaisseur ; touchez ces émaux sans profondeur ; voyez ces faces sans cerveaux ; glissez sur ces poitrines sans ressaut ; baisez ces lèvres qui ne vous le rendront pas ; ces cheveux qui ne se tressent pas ; ces robes qu’on ne dépouille pas… Tout cela, fixé par le feu dans une éternelle blancheur et une éternelle transparence. C’est un monde vitrifié : la douleur et la joie cuites à grandes flammes, et refroidies…
Êtes-vous envieux de ce monde inaltérable ?