Peintures (Segalen)/Peintures magiques/Ronde des immortels

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Georges Crès et Cie (p. 9-16).

I

PEINTURES MAGIQUES

Et, d’un coup, nous voici jetés dans les nues, en plein ciel. Des toits griffus lancent des Palais dans les nues. Des rochers surplombent les toits et remontent au faîte, à toucher cette poutre d’où se dépend toute la Peinture, descendant jusqu’aux monts terrestres, jusqu’aux creux habités des vallées humaines. Mais, entre ciel et terre, une esplanade losangique offre sa grève à des atterrissages d’irréel.

Car, dans tout l’espace quadrangulaire, vous ne voyez qu’une seule volée, innombrable, de ces magiques oiseaux blancs. Ce sont des flèches bien empennées, au bec acéré, avec des pattes rouges et fines : ce sont des flèches bien chevauchées : chacune emporte un de ces vieillards au front bossu, aux joues roses sur une barbe de craie, aux robes onduleuses déferlant dans le sillage ; et chaque vieux et sa monture ne font qu’un : lui, volant par ses ailes ; elle, conduite d’un trait de sa pensée. D’un îlot à l’autre îlot des nues, ils viennent se poser sur la terrasse blanche, losangique, portée par la colonnade que l’on aperçoit maintenant.

Et tout en bas, ici-bas, reconnaissez la mer liquide, figurée dans son clapotis par ces ondulations minces. C’est d’elle, base de la terre, que monte vers le Ciel ce vertige. N’est-ce pas que le « point de vue » est immensément haut ? En plein Ciel ! Ceci est peint, non pas à l’usage de mortels priant et suppliant, ceci n’est pas une ascension ni une intercession. Ceci n’est habité que de Génies dépouillés de leur chrysalide humaine. Une Peinture céleste. Si vous la parcourez ainsi commodément de vos yeux, c’est par la magie du Peintre qui vous offre cette haute cime, cette domination des sommets ? On enfourche ici les oies célestes et l’on voyage seulement par la route des airs. Ne cherchez pas de traces appuyées : aucun départ, mais une arrivée légère. Non point des corps ! Des Esprits glorieux. Une vie frêle et immortelle. De ces êtres, qui n’ont du vieillard que la barbe et le front en calebasse rose, il y a bien un millier, et plus.

Et maintenant, que le décor soit solide ou non, que cette esplanade, (vous la voyez, losangique et blanche, portée sur sa colonnade) se révèle d’albâtre ou de jade, ou taillée dans les mots ou dans le rêve… trouvez-vous donc une grande importance ? Une grande différence ? Les Esprits soufflent et règnent partout où Il veut. Ceci est la Peinture des Esprits, des Génies, des Immortels. Tout ce qui est peint ici n’a de concret que sa complaisance d’être vu. Tout ceci daigne apparaître. Mais sachez bien, d’un souffle, tout ceci peut disparaître. Ces vieux hommes, nous devinons ce qu’ils expriment : la glorification de la durée. Ce sont les vieux fils du Temps-Empereur.

Et avec l’âge, vous savez bien que toute âme s’accroît : que toute intelligence exagère et déborde son degré : l’âme d’une vieille cloche en remontre à un jeune arbre : l’âme d’un vieil arbre rayonne au-delà des branches sèches : l’âme d’un vieil animal pense presqu’aussi faussement qu’un homme sage. L’âme d’un vieil homme qui a su très longuement accumuler les ans, — comme d’autres les monnaies de cuivre, — pénètre les âmes et les hommes, s’élance et vient voleter ici dans la ronde frémissante. Reconnaissons le pouvoir vraiment magique de la seule longévité.

Et ne vous étonnez pas de ces attributs obligatoires : les fanons qui pendent sous le menton, le ventre qui fait poche. Cela se voit peu sous les vêtements cérémonieux. Et quel besoin de muscles jeunes ? Ces vieilles gens ont la noble traîne. Qu’ils soient bancals ou borgnes, ils ont l’air pour chemin favori : des chars ailés, le rythme vif du drapeau giflé sur les deux faces et qui fuit : c’est le transport dans l’azur intelligent : tout est plein de fluide comme un vaisseau pulsatile : tout se meut : le Ciel bat !

Regardez encore. On voudrait, au bout de quelque temps, ne plus voir. On voudrait s’essuyer les yeux… (une buée magique). Chacune des figures, même projetée à dix mille pieds dans les espaces, est cernée, posée, finie. Mais le trouble vient précisément de ceci que vous comprenez maintenant que tout se meut et que tout bat dans la plus grande indifférence. Ce génie vibre à volonté dans ce sens ou bien dans l’autre. L’esplanade est prête à voltiger aussi ; les rochers, à se dissoudre dans les nues. Tout peut se tourner bout pour bout : rien ne sera changé : ces vieillards vont devenir enfants et ces nouveaux-nés des vieillards. Tout est un. Deux n’est pas deux. Tout danse, tout pétille ; tout est prêt à se rouler en spirale (comme le grand vent de l’univers). Tout s’exprime donc dans l’esprit.

Et songez bien, cette Peinture, tombée du pinceau d’un vieux Maître du temps de T’ang, par cela même qu’elle est, est esprit.

Assez vu. Déroulons alors la seconde…

(Ah ! J’oubliais de lire les derniers caractères commentant la Première Magique. Est-ce donc bien nécessaire ?) Cela s’appelle :


RONDE DES IMMORTELS.