Pelham/46

La bibliothèque libre.


Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 220-226).


CHAPITRE XLVI


En sortant de chez lady Roseville, j’allai à l’hôtel de Glanville. Il était chez lui. Je fus introduit dans un bel appartement tapissé de riche damas, et rempli de glaces. À droite du salon, il y avait un petit réduit tout encombré de livres. Cette chambre, qui était évidemment un lieu de retraite favori, était ornée de girandoles d’argent et de nacre. Les boutons des portes étaient faits de la même matière.

Ce cabinet s’ouvrait sur un salon spacieux et magnifique, dont les murs étaient couverts d’excellents tableaux flamands et italiens. De cet appartement je passai, conduit par un valet obséquieux, avec force révérences, dans une quatrième chambre où était assis Réginald Glanville négligemment enveloppé dans sa robe de chambre. Grands Dieux ! me dis-je en l’approchant, est-ce bien là l’homme qui avait choisi pour résidence une misérable cabane exposée à tous les vents !

Notre entrevue fut aussi cordiale que possible ; Glanville, quoique pâle et mince, me parut être mieux portant que je ne l’avais jamais vu depuis notre enfance. Il était ou affectait de paraître dans les dispositions les plus gaies. Quand ses yeux bleus brillaient d’un vif éclat, tandis que ses lèvres souriaient et que son beau et noble visage s’éclairait d’un rayon de joie, je me dis que je n’avais jamais vu un plus beau modèle de la beauté masculine.

« Mon cher Pelham, me dit Glanville, si vous voulez, nous nous verrons souvent ; je vis presque toujours seul ; j’ai un excellent cuisinier qui m’a été envoyé de France par le maréchal de***, un fameux gourmet. Je dîne tous les jours à huit heures précises, et je n’accepte jamais de dîner en ville. Ma table est toujours servie pour trois personnes et vous êtes sûr de trouver ici à dîner toutes les fois que vous n’aurez pas d’engagement ailleurs. Que pensez-vous de mon goût en fait de tableaux ?

— Je n’ai qu’une chose à dire, lui répondis-je, c’est que, depuis que je sais que je dois dîner si souvent avec vous, je souhaite que votre goût en fait de vins soit seulement à moitié aussi bon.

— Nous sommes tous, me dit Glanville avec un léger sourire, nous sommes tous, comme dit un vieux proverbe très-sensé, de grands enfants. Notre premier jouet est l’amour, le second le bruit et le besoin d’attirer sur nous l’attention, chacun suivant son genre d’ambition. Il y en a qui choisissent les chevaux, d’autres les honneurs, d’autres les festins, d’autres, le mobilier ou les tableaux. Tant il est vrai, Pelham, que nos premiers désirs sont les plus purs : en amour, nous ne sommes avides des belles choses qu’en vue de l’objet aimé ; dans le faste nous ne sommes occupés que de nous-mêmes. Ainsi la première couche de notre esprit est fertile et productive pour les autres ; la seconde, plus aride, suffit à peine à notre propre consommation. Mais voilà assez de morale. Voulez-vous m’emmener dans votre voiture ? je vous promets que vous n’aurez jamais vu personne de plus prompt à sa toilette.

— Non, lui dis-je, je me suis fait une règle de ne jamais promener dans ma voiture un ami mal habillé, j’aime mieux que vous preniez votre temps, et alors je vous permettrai de venir avec moi.

— Allons, soit. Lisez-vous quelquefois ? Si cela est, mes livres sont faits pour être ouverts et vous pouvez les feuilleter pendant que je vais me mettre à ma toilette. Tenez, voici deux ouvrages, l’un en vers, l’autre, en prose. Le second traite de la question catholique : tous les deux me sont dédiés. — Seymour, mon gilet ! — Voyez ce que l’on gagne à meubler sa maison autrement que tout le monde ; on devient un bel esprit et un Mécène immédiatement. Croyez-moi, si vous êtes assez riche pour cela, soyez excentrique, il n’y a pas de meilleur passeport pour la célébrité. — Seymour, mon habit ! Je suis à vos ordres, Pelham. Vous voyez bien qu’on peut s’habiller convenablement en peu de temps.

— « On », je ne dis pas ; mais tout le monde, non. »

Je remarquai que Glanville était en grand deuil, et je pensai, d’après cette circonstance et le titre que je lui avais entendu donner d’abord, que son père venait de mourir. Je dus bientôt renoncer à cette explication. Il y avait plusieurs années qu’il avait perdu son père. Glanville me parla de sa famille : « Pour ce qui est de ma mère, dit-il, je désire particulièrement vous présenter à elle ; je ne vous dirai rien de ma sœur ; je crois qu’elle vous surprendra. Je l’aime plus que tout au monde, maintenant, » et en disant cela, il pâlit.

Nous étions dans le parc ; lady Roseville passa près de nous, nous la saluâmes tous les deux. Je fus frappé de la soudaine rougeur qui se montra sur son visage lorsqu’elle nous rendit notre salut. Ce ne peut pas être pour moi, me dis-je. Je regardai Glanville, sa figure avait repris toute sa sérénité, et ses traits étaient revenus à leur expression habituelle de calme, fier, mais non pas déplaisant.

« Vous connaissez lady Roseville ? lui dis-je.

— Beaucoup, » me répondit-il laconiquement et il changea de sujet de conversation. Comme nous allions sortir du parc par la porte de Cumberland, nous fûmes arrêtés par un embarras de voitures ; une voix forte, rude et d’un accent vulgaire appela Glanville par son nom, je me retournai et vis Thornton.

« Au nom du ciel, Pelham, avançons ! » me cria Glanville, sauvez-moi une bonne fois de cet atroce plébéien.

Thornton s’avançait sur la chaussée pour nous rejoindre, je lui fis de la main un salut assez civil (car je ne froisse jamais personne) et je sortis rapidement par l’autre porte sans avoir l’air de remarquer qu’il eût envie de nous parler.

« Dieu soit loué ! » me dit Glanville, et il tomba dans une rêverie dont je ne pus le distraire que lorsque je le déposai à sa porte.

En rentrant chez Mivart, je trouvai la carte de lord Dawton et une lettre de ma mère ainsi conçue :

« Mon cher Henry,

« Lord Dawton ayant eu la bonté de me promettre d’aller vous voir en personne, et de vous remettre ce billet, je saisis avec empressement cette occasion pour vous dire combien je désire que vous cultiviez sa connaissance. C’est, vous le savez, l’un des membres les plus éminents de l’opposition. Et si jamais, ce qui est possible, les whigs revenaient au pouvoir, il aurait grande chance d’être premier ministre. J’espère, cependant, que vous ne verrez pas les choses à ce point de vue seulement. Les whigs sont un affreux parti (politiquement parlant), ils votent pour les catholiques romains et ne peuvent jamais arriver aux emplois ; mais cela ne les empêche pas de donner de très-beaux dîners, et, en attendant que vous ayez choisi votre ligne politique, il n’y a pas de mal que vous en tiriez le meilleur parti. À propos, j’espère que vous verrez beaucoup lord Vincent ; tout le monde dit le plus grand bien de son talent ; et il n’y a pas plus de quinze jours il a dit publiquement de vous, que dans son opinion vous étiez le jeune homme qui aviez le plus d’avenir, et l’esprit le plus naturellement distingué. J’espère que vous ne perdrez pas de vue vos devoirs parlementaires ; et surtout Henry, je vous en prie, voyez Cartwright, le dentiste, le plus tôt possible. J’ai l’intention de retourner à Londres trois semaines plus tôt que je ne voulais d’abord, afin de vous y rendre quelques services. J’ai déjà écrit à cette chère lady Roseville, que je la priais de vous présenter chez lady C…s et à lady***, ce sont les deux seules maisons qui vaillent la peine qu’on les fréquente en ce moment. On m’a dit qu’il avait paru dans ces derniers temps un horrible, vulgaire et misérable livre, sur… ; comme vous devez être très-versé dans la littérature moderne, je pense que vous le lirez et que vous m’en direz votre avis. Adieu, mon cher Henry.

« Votre mère affectionnée à tout jamais,
« Frances Pelham. »

J’étais encore à mon dîner solitaire, quand je reçus le billet suivant de lady Roseville :

« Cher monsieur Pelham,

« Lady Frances désire que lady C… fasse votre connaissance ; c’est aujourd’hui son jour, et je vous envoie une carte d’invitation. Comme je dîne à… j’aurai l’occasion de faire votre éloge avant votre arrivée.

« C. Roseville. »

Je serais bien curieux de savoir, me disais-je tout en faisant ma toilette, si lady Roseville est, oui ou non, amoureuse de son nouveau correspondant ? J’allai de bonne heure chez lady C… et avant de me retirer, j’étais détrompé ; ma vanité avait reçu un échec. Lady Roseville jouait à l’écarté quand j’entrai ; elle me fit signe d’approcher, je lui obéis. Son antagoniste était M. Bedford, un fils naturel du duc de Shrewsburg, et l’un des meilleurs et des plus beaux dandys de la capitale. Il y avait cercle autour de la table, lady Roseville jouait admirablement bien, on pariait gros pour elle. Tout à coup sa figure changea, sa main se mit à trembler, sa présence d’esprit l’abandonna, elle perdit la partie. Je levai les yeux et je vis juste en face d’elle, mais dans une attitude insouciante et tout à fait tranquille, Réginald Glanville. Nous n’eûmes que le temps d’échanger un salut, car lady Roseville quitta la table, prit mon bras et m’emmena à l’autre bout du salon pour me présenter à la maîtresse de la maison.

Je lui dis quelques mots, mais elle était distraite et ne m’entendait pas ; ma pénétration ne demanda pas d’autres preuves qu’elle n’était pas tout à fait insensible aux charmes de Glanville. Lady *** fut aussi civile et aussi insignifiante que le sont en général ces poupées du grand monde, et comme je m’ennuyais à mourir, je me retirai bientôt dans le coin le plus obscur du salon. Glanville vint m’y retrouver.

« Il est bien rare, me dit-il, que je vienne dans ces réunions ; mais ce soir ma sœur m’a persuadé de venir m’y aventurer avec elle.

— Est-ce qu’elle est ici ? lui dis-je.

— Oui, me répondit-il, elle vient de passer dans la salle des rafraîchissements avec ma mère ; sitôt qu’elles seront rentrées, je vous présenterai. »

Pendant que Glanville me parlait, trois dames entre deux âges, qui depuis dix minutes avaient entre elles une conversation très-animée, s’approchèrent de nous.

« Lequel est-ce ? lequel est-ce ? » dirent deux d’entre elles, assez haut pour que nous pussions les entendre.

« Celui-ci ! » répliqua la troisième ; et, venant droit à Glanville, elle s’adressa à lui, à mon grand étonnement, dans des termes hyperboliquement élogieux :

« Votre ouvrage est admirable, admirable ! lui dit-elle.

— Oh ! tout à fait, dirent les deux autres, faisant écho.

— Je ne dirai pas, recommença la Coryphée, que j’en aime la morale… au moins, pas sans réserve, non, non, pas sans réserve.

— Pas tout à fait sans réserve, » répétèrent ses coadjutrices.

Glanville prit son air le plus superbe, et, après trois profonds saluts accompagnés d’un sourire qui annonçait un dédain peu équivoque, il tourna sur ses talons et s’éloigna.

« Votre Grâce a-t-elle jamais vu un ours pareil ? dit l’un des échos.

— Jamais ! répondit la duchesse d’un air mortifié. Mais c’est égal, je ne le lâcherai pas comme cela. Il est bien beau, pour un auteur ! »

Je descendais l’escalier, ennuyé à périr, lorsque Glanville me mit la main sur l’épaule.

« Voulez-vous que je vous emmène chez vous ? me dit-il, ma voiture est en bas. »

Je fus trop heureux d’accepter.

« Depuis quand êtes-vous devenu auteur ? lui dis-je dans la voiture.

— Depuis quelques jours, me répondit-il. J’ai essayé de tout…, et de tout en vain. Oh ! mon Dieu, que je serais heureux d’avoir une illusion ! faut-il que je sois toute ma vie martyr d’une vérité brûlante, toujours présente, éternelle, ineffaçable. »

Glanville prononça ces mots avec une énergie sauvage ; il se tut pendant une minute, puis reprit d’une voix altérée :

« Mon cher Pelham, ne cédez jamais à la tentation trompeuse de vous faire imprimer ; car dès ce jour on vous regarderait comme une propriété publique, et le dernier animal d’Exeter-Change aurait plus de liberté que vous. Mais nous voici chez Mivart. Adieu. Je passerai chez vous demain matin, si l’état pitoyable de ma santé me le permet. »

Là-dessus nous nous séparâmes.