Pelham/48

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Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 231-233).


CHAPITRE XLVIII


« Holà ! mon bon ami ; comment allez-vous ? Je suis diablement content de vous voir en Angleterre, » vociféra une voix forte, claire, d’un ton de bonne humeur. C’était par une froide matinée, je me rendais en grelottant, de Brook Street à Bond Street. Je me retournai et vis lord Dartmore, mon ancien convive au Rocher de Cancale. Je lui rendis son compliment, comme je l’avais reçu, avec une grande cordialité. Je fus aussitôt rivé au bras de Dartmore et entraîné à Bond Street, dans ce rendez-vous de tous les bons enfants bruyants et tapageurs, qu’on appelle l’Hôtel ***.

Je suivis mon guide dans un petit appartement bas de plafond que Dartmore me dit être sa résidence. Je m’y trouvai au milieu d’une vingtaine de jeunes gens qui formaient bien la plus belle troupe de vigoureux gaillards que j’eusse jamais vue en dehors d’un régiment en marche.

Dartmore était tout frais échappé d’Oxford ; ses camarades sortaient tous du collège de Christchurch : leurs occupations favorites étaient la boxe et la chasse (comme à Five’s Court) ; ils passaient les nuits à la taverne et les matinées à Bow-Street. Jugez un peu de l’effet que dut faire une pareille compagnie sur le héros de ce livre ? La table était couverte de gants de boxe, de cannes de combat, de haltères ; on y voyait aussi un grand pot à bière en étain et quatre fleurets dont un était cassé par le milieu.

« Eh bien, cria Dartmore à deux jeunes gens bien découplés, qui avaient mis habit bas, quel a été le vainqueur ?

— Oh ! ce n’est pas encore décidé, » lui répondit-on et aussitôt, le plus grand des deux porta à l’autre un coup de poing, à main gantée, qui aurait terrassé Ulysse lui-même. Or Ulysse, si j’ai bonne mémoire, n’y allait pas de main morte à ce jeu-là.

Ce léger avertissement fut le prélude un peu brusque d’un assaut dont les péripéties furent suivies avec attention par les assistants rangés en cercle ; je ne témoignai pas moins d’ardeur ni moins d’intérêt que les autres à cette lutte, cachant sous ma mine courageuse, ce qui est arrivé à bien d’autres en pareil cas, une disposition très-marquée à la peur.

Lorsque l’assaut qui se termina à l’avantage du plus petit des deux champions fut fini, Dartmore me dit : « Allons, Pelham, boxez avec moi.

— Vous êtes trop bon, lui répondis-je, en employant pour la première fois ce ton traînant que j’affectais dans les salons. Je vis un sourire et un clignement d’œil courir dans l’assistance.

— Eh bien ! alors, voulez-vous tirer avec Staunton ou faire un assaut de canne avec moi ? me dit le comte de Carlton, un petit monstre, aussi impudent que mal bâti.

— Oh ! lui répondis-je, je sais à peine manier un fleuret et encore moins me servir d’une canne, mais je serai heureux d’échanger un coup de canne ou deux avec lord Carlton.

— Non, non, dit cet excellent Dartmore, non, Carlton est le meilleur tireur de canne que j’aie jamais vu, » et il ajouta en parlant bas : « D’ailleurs il tape dur et n’épargne pas son adversaire.

— En vérité ! répondis-je à haute voix et de mon air le plus affecté, c’est grand dommage car je suis excessivement délicat, mais comme j’ai promis de me mesurer avec lui, je n’aime pas à me dédire. Voulez-vous permettre que je regarde la poignée ? l’osier tient bien, j’espère, car je ne voudrais pas avoir les doigts ratissés pour tout au monde. À présent, à la besogne. Je ne suis pas du tout à mon aise, Dartmore. » Et en disant cela je riais intérieurement de la joie qui se peignait sur les traits de Carlton et des assistants, à l’idée de voir un dandy rossé d’importance. Je pris une canne et me mis en garde, de l’air le plus gauche, et dans la pose la moins gracieuse que je pus prendre.

Carlton se plaça en face de moi dans la posture la plus académique, affectant à dessein un air de hauteur et de nonchalance, qui lui attira effectivement l’admiration générale.

« Est-ce pour tout de bon, et sans ménagement ? lui dis-je.

— Sans aucun doute, me répondit Carlton vivement.

— Très-bien, » lui dis-je ; et mettant mon chapeau je lui dis : « Vous devriez peut-être en faire autant ?

— Oh ! non ! me répondit Carlton d’un ton superbe, je saurai bien garantir ma tête sans cela ! » Et là-dessus nous commençâmes.

Je ne me fendis pas d’abord, négligeant de profiter de l’avantage de ma taille, et je me tins seulement sur la défensive. Carlton ne tirait pas mal pour un gentleman, mais il n était pas de force avec moi qui, à l’âge de treize ans, avais battu les gardes du corps à Angelo. Tout d’un coup, au moment où je venais d’exciter un rire général par la façon un peu gauche dont j’avais paré une attaque rapide de Carlton, je changeai de position, et tenant Carlton au bout de ma canne à longueur de bras, je le poussai dans un coin ; il fit alors une faute des plus imprudentes ; j’en profitai et, par une manœuvre bien connue dans les salles d’armes, je parai en fuyant un coup qu’il me portait dans les jambes, et fit retomber lourdement mon bâton sur sa tête, si bien que du coup, il tomba à terre.

J’eus d’abord quelque regret de l’avoir frappé si fort, mais jamais punition ne fut mieux méritée. Nous relevâmes le héros déconfit, et le plaçâmes sur une chaise pour le faire revenir à lui. Je reçus alors les félicitations de l’assistance avec une aisance et une franchise de manières qui les enchanta : il me fut impossible de me retirer ainsi, et je dus promettre à Dartmore de dîner avec lui et de passer le reste de la soirée avec lui et ses amis.