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Pelham/50

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Pelham, ou les Aventures d’un gentleman (1828)
Hachette (Tome Ip. 243-248).


CHAPITRE L


Nous suivîmes notre étrange ami hors de la boutique au milieu de la foule où il se faisait faire place en jouant des coudes. Il montrait le dédain le plus aristocratique et ne s’inquiétait aucunement des quolibets qu’on se permettait sur son costume et ses manières. Nous ne fûmes pas plus tôt sortis qu’il s’arrêta tout court au milieu du ruisseau, pour nous offrir son bras. C’était là un honneur dont nous n’étions point du tout jaloux, car sans parler de l’extérieur sordide de M. Gordon, il s’exhalait de ses vêtements une certaine odeur qui était peut-être supportable pour leur propriétaire, mais qui ne l’était guère pour ses voisins. Aussi, feignant de n’avoir pas compris son invitation, le priâmes-nous de marcher devant pour nous montrer le chemin. Il prit par une petite ruelle et après nous avoir fait passer à travers les plus piteuses allées que j’aie jamais eu le bonheur de voir, il s’arrêta devant une porte basse et frappa deux coups. La personne qui vint ouvrir était une fille en savates, qui bâillait démesurément. Elle avait comme agréments particuliers de grosses mains rouges et une profusion de cheveux d’un blond très-ardent. M. Gordon accueillit cette Hébé avec un baiser qui lui valut de la part de la belle une virulente apostrophe où le dégoût n’était nullement déguisé.

« Silence ! ma reine des clubs, ma sultane, dit M. Gordon ; silence ! Ces messieurs pourraient croire que vous êtes fâchée pour tout de bon. J’amène trois nouvelles pratiques à mon club. »

Ce discours apaisa un peu la houri furibonde du paradis de M. Gordon, et elle nous invita poliment à entrer.

« Halte ! dit M. Gordon d’un air d’importance. Il faut que j’entre d’abord pour demander à ces messieurs la permission de vous introduire… pure affaire de forme. Un mot de moi suffira. » Là-dessus, il disparut, nous laissant seuls pendant cinq minutes.

Il reparut enfin et, d’un air joyeux, il nous annonça que nous étions admis, mais que nous devions payer chacun un shilling pour notre bienvenue. Cette somme fut bientôt recueillie par lui et nous la vîmes disparaître dans la poche de son gilet. Ensuite, il nous fit passer du couloir dans une petite chambre où étaient assis sept ou huit hommes qui fumaient en buvant de la bière. En entrant, je vis M. Gordon s’avancer vers une espèce de comptoir et y déposer trois pence ; d’où je conjecturai, non sans raison, qu’il gagnait sur notre droit d’admission la somme de deux shillings neuf pence. Il s’avança ensuite d’un air arrogant vers le haut bout de la table, s’y assit crânement et demanda du ton d’un casseur d’assiettes une pinte d’absinthe et une pipe. Nous, de notre côté, ne voulant pas rester en arrière, nous nous fîmes servir les mêmes articles de luxe.

Après que nous eûmes allumé nos pipes et lancé quelques bouffées de fumée, je me mis à examiner nos compagnons ; ils avaient tous l’air d’être dans un piteux état, et désirant savoir si leur langage ressemblait à leur plumage, je me tournai vers M. Gordon et le priai à voix basse, de nous donner quelques détails sur le caractère et la condition des gens qui composaient son club. M. Gordon déclara qu’il était enchanté de notre proposition ; nous nous installâmes à une table séparée dans un coin de la salle et M. Gordon, après une longue rasade de son absinthe, commença ainsi :

« Vous voyez là-bas un animal, mince, maigre, cadavéreux, dont la figure intelligente a une expression mélancolique ; son nom est Chitterling Crabtree. Son père qui était un riche marchand de charbon lui a laisse 10, 000 livres sterling. Crabtree voulut se mêler de politique. Quand le destin a envie de ruiner un homme d’une habileté et d’une fortune médiocres, il en fait un orateur. M. Chitterling Crabtree assista à tous les meetings qui se tenaient à l’hôtel de la Couronne et de l’Ancre. Il souscrivit en faveur des âmes souffrantes de la liberté, il harangua, pérora, sua, écrivit ; il fut mis à l’amende et emprisonné, il recouvra sa liberté et se maria. Sa femme, qui n’était pas moins communiste que lui, s’enfuit avec un citoyen tandis que son mari prêchait le partage des biens. Chitterling sécha ses larmes et se consola avec cette réflexion que, dans un état social bien constitué, pareil événement serait impossible.

« M. Crabtree était arrivé à la moitié de la vie, et sa fortune décroissant selon la même proportion, avait diminué de moitié. On ne peut pas souscrire en faveur des amis de la liberté et déclamer dans des banquets, sans que la bourse s’en ressente. Mais il lui restait à boire le calice jusqu’à la lie. Le meilleur ami, le familier le plus intime de M. Chitterling Crabtree entreprit une spéculation dont les résultats devaient être magnifiques ; le succès était certain. Notre homme n’hésita pas à y mettre toute sa fortune, l’entreprise tomba dans l’eau, l’ami s’enfuit et M. Crabtree ruiné. Mais il n’était pas d’un caractère à se désespérer pour si peu. Qu’est-ce en effet que le pain, la viande et la bière, pour le champion de l’égalité ? Il retourna le soir au meeting et déclara qu’il se glorifiait de la perte de sa fortune, parce qu’il l’avait perdue pour la bonne cause. Il fut couvert d’applaudissements et alla se coucher plus heureux que jamais. Inutile de vous en dire davantage : Vous le voyez ici ; verbum sat. Il parle au club Cicéronien pour une demi-couronne par soirée, et il paie jusqu’à ce jour six pence de souscription par semaine pour la cause de la liberté et de la diffusion des lumières dans le monde entier.

— Pardieu ! s’écria Dartmore ; c’est un brave garçon et il faut que mon père fasse quelque chose pour lui. »

Gordon dressa l’oreille et continua ainsi :

« Passons, messieurs, au deuxième personnage que je veux vous décrire. Vous voyez ce gros homme de moyenne taille qui louche un peu et qui a une physionomie inquiète, fourbe et rusée ?

— Celui qui a une culotte de Casimir et une jaquette verte ? lui dis-je.

— Celui-là même, me répondit Gordon. Son vrai nom, quand il ne voyage pas sous un pseudonyme, est Job Jonson. C’est un des filous les plus remarquables de la chrétienté. C’est un fourbe si bien connu qu’il n’y a pas un pick-pocket dans toute l’Angleterre qui voulût se trouver en sa compagnie, s’il avait sur lui quelque chose à perdre. Il était l’enfant favori de son père, lequel avait résolu de lui laisser toute sa fortune qui était considérable. Le fils dévalisa un jour son papa sur la grande route, et le papa qui le reconnut le déshérita. Il entra alors chez un commerçant et arriva peu à peu à occuper la place de premier commis et à gagner le cœur de son patron qui voulut en faire son gendre. Trois jours avant le mariage, il força la caisse, et fut mis à la porte le lendemain. Fussiez-vous en train de lui rendre le plus grand service du monde, il ne pourrait s’empêcher, en attendant, de mettre la main dans votre poche. Enfin il s’est volé à lui-même une douzaine de belles fortunes, une centaine d’amis, et grâce à son incroyable dextérité, il a fini de succès en succès par se réduire à la mendicité et à un pot de bière.

— Pardon, lui dis-je, mais je pense qu’une esquisse de votre propre vie serait plus amusante que l’histoire de toute autre personne ; trouvez-vous ma demande indiscrète ?

— Pas du tout, répliqua M. Gordon, je vais vous satisfaire en peu de mots :

« Je suis né gentleman, et j’ai été élevé avec beaucoup de soins ; on ne cessa de me répéter que j’étais un petit prodige, et l’on n’eut pas grand’peine à me le persuader. Je faisais des vers admirables, je dévalisais les vergers suivant les règles de la tactique militaire, je ne jouais jamais aux billes sans expliquer à mes camarades la théorie de l’attraction, et j’étais le mieux élevé et le plus mauvais petit gredin de toute l’école. Ma famille était fort embarrassée de savoir que faire d’un prodige comme moi ; les uns parlaient du barreau, les autres de l’église, un autre proposait la diplomatie, et un quatrième assurait à ma mère que si je pouvais être présenté à la cour, je serais lord chambellan dans l’armée. Pendant que mes amis délibéraient, je pris la liberté de décider de mon avenir ; et dans un accès d’humeur belliqueuse, je m’engageai dans un régiment qui partait pour faire campagne. Mes amis firent contre mauvaise fortune bon cœur, et l’on m’acheta un brevet d’enseigne.

« Je me souviens d’avoir lu Platon dans la nuit qui précéda notre première affaire ; le lendemain on me dit que je m’étais sauvé et que j’avais eu peur. Je suis sûr que c’était pure calomnie, car si cela avait été, je m’en serais souvenu ; au lieu que je fus au contraire dans une telle confusion que je ne pus rien me rappeler des événements de cette journée. Environ six mois après je me trouvai hors de l’armée et en prison : grâce à mes relations de famille, je sortis bientôt de ce mauvais pas et commençai à voyager. À Dublin, je me laissai enlever mon cœur par une veuve riche (à ce que je croyais) ; je l’épousai et il se trouva qu’elle était aussi pauvre que moi. Dieu sait ce que je serais devenu si je ne m’étais mis à boire ; ma femme ne voulut pas être en reste avec moi, elle suivit mon exemple et moi je suivis son convoi un an plus tard. Depuis cette époque je me tins pour averti et je devins extrêmement sobre. Betty, mon amour, une autre pinte d’absinthe !

« J’étais donc redevenu libre à la fleur de mon âge, bel homme, comme vous voyez, messieurs, avec cela, fort et entreprenant comme un jeune Hercule. Je séchai mes larmes, je devins croupier la nuit à une table de jeu, et pendant le jour, je faisais le beau dans *** Street (car j’étais revenu à Londres). Je me rappelle très-bien qu’un jour, Sa Majesté actuelle eut la bonté, en passant, de remarquer ma peau de daim, — tempora mutantur.

« Eh bien, messieurs, un soir il y eut une rixe dans notre salon et mon nez fut invité avec peu de ménagement à passer à droite. J’allai, en toute hâte et fort effrayé, trouver un chirurgien qui, pour remédier à cet état de choses, le repoussa du côté gauche. Depuis lors, il n’a plus bougé, Dieu merci. Il est inutile de vous dire la nature de la querelle qui donna lieu à cet accident ; cependant, mes amis jugèrent prudent de me faire quitter l’emploi que j’occupais alors. J’allai ensuite en Irlande où je fus présenté à un « ami de la liberté » ; j’étais pauvre, c’est tout ce qu’il faut pour faire un patriote. On m’envoya à Paris pour y remplir une mission secrète : lorsque je revins, mes amis étaient en prison. Comme j’ai toujours eu du goût pour la liberté, je n’enviai pas leur sort. Je revins en Angleterre. M’étant arrêté à Liverpool avec une bourse très-peu garnie, j’entrai dans une boutique d’orfèvre pour me refaire, et six mois après je me trouvais en pleine mer faisant une excursion à Botany-Bay. À mon retour de ce pays, je résolus de tirer parti de mes connaissances en littérature. J’allai à Cambridge, j’écrivis des discours de rhétorique et traduisis Virgile à tant la feuille. Ma famille (grâce à mes lettres) découvrit, peu de temps après, où j’étais ; elle me fit une pension d’une demi-guinée par semaine, qu’elle me paie encore aujourd’hui ; grâce à cette petite ressource et à mes déclamations, je puis vivre. Depuis cette époque, ma résidence habituelle est à Cambridge ; je suis le favori des gradués et sous-gradués. J’ai réformé ma vie et mes manières et je suis devenu l’homme tranquille, étrange que vous voyez. L’âge finit par dompter les plus fougueux :


Non sum qualis eram.


Betty, apporte-moi mon absinthe et va-t’en au diable !

« Nous sommes dans ce moment en vacances, et je suis venu en ville avec l’idée de faire des lectures publiques sur l’état actuel de notre système d’éducation. M. Dartmore, à votre santé. Mon histoire est finie, et je vous prie de vouloir bien payer mon absinthe. »