Pelham/64

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Pelham, ou Aventures d’un gentleman
Hachette (Tome IIp. 55-62).


CHAPITRE LXIV


J’étais triste, mélancolique, pensif, lorsque je quittai le presbytère. Je maudissais du fond de mon cœur ce système d’éducation si stérile pour le plus grand nombre, si pernicieux pour quelques-uns. « Misérable illusion, me disais-je, qui ruine la santé et fausse l’intelligence, à l’aide de ces études aussi inutiles au monde que dangereuses pour celui qui les entreprend ; car elles le mènent à l’incapacité dans la vie publique, à l’ineptie dans la vie privée ; elles l’exposent à faire rire de lui des étrangers ; à être victime de sa femme, bafoué et volé par ses domestiques ? » J’avançais rapidement, fort occupé de ces réflexions, et je me retrouvai bientôt sur le terrain des courses. Je cherchai des yeux avec attention l’équipage brillant de lady Chester, mais en vain. La foule s’écoulait ; tous les personnages de distinction étaient partis ; les gens du peuple, groupés çà et là, criant et se débattant, paraissaient prêts à quitter le terrain. Les voix stridentes des distributeurs ambulants de cartes et de billets se taisaient, et tout allait bientôt rentrer dans le silence. Je parcourus la plaine espérant rencontrer quelqu’un de nos compagnons de voyage attardé. Hélas ! il n’y avait plus personne. Je dus donc, non sans ennui et sans regrets, opérer seul ma retraite.

Il était presque nuit, mais la lune brillait au milieu d’un ciel gris, et c’était bien le cas de lui adresser un sonnet car si jamais lumière fut accueillie par moi avec joie ce fut celle-là. Je songeais en effet aux chemins de traverse et au lugubre pays qu’il me faudrait parcourir avant d’atteindre au port désiré de Chester-Park. Comme je venais de quitter la grande route, le vent qui jusque là était vif et pénétrant tomba tout à coup, et je vis un nuage noir qui s’avançait derrière moi et fut bientôt au-dessus de ma tête.

En général une ondée ne me fait pas peur, mais, comme il arrive toujours, lorsque nous sommes mal disposés, que nous nous exagérons le moindre désagrément qui survient, je jetai un regard terriblement malveillant au nuage qui me poursuivait. En même temps, je mis mon cheval à une allure qui convenait mieux à mes sentiments qu’aux siens, car la pauvre bête paraissait songer avec tristesse à l’écurie dépourvue d’avoine de mon ami Clutterbuck.

J’avais fait environ trois milles, lorsque j’entendis retentir derrière moi le sabot d’un cheval. J’allais si lentement que je fus bientôt rejoint ; le cavalier qui survint tira les rênes lorsqu’il arriva vers moi, et en me retournant je vis que c’était sir John Tyrrel.

« Bon, pensai-je, voilà qui est heureux : car je commençais à craindre de faire route tout seul par cette nuit froide.

— Je pensais que vous étiez rentré depuis longtemps à Chester-Park par ce mauvais temps, lui dis-je, vous n’avez donc pas quitté les courses avec notre société ?

— Non, répondit Tyrrell, j’avais affaire à Newmarket avec un drôle, qui a nom Dawson. Il a perdu contre moi un pari considérable, et il m’avait prié de l’accompagner en ville après la course pour toucher la somme. Comme il me dit qu’il habitait sur la route de Chester-Park et qu’il me dirigerait et au besoin m’accompagnerait pour me montrer le chemin qui n’est pas facile, je regrettai moins d’avoir abandonné Chester et ses amis. Vous savez, Pelham, quand le plaisir vous tire d’un côté et l’argent de l’autre, c’est le premier qui a tort. Mais pour en revenir à mon gredin, croiriez-vous que, à peine engagés sur la route de Newmarket, il me laisse à l’auberge sous prétexte d’aller chercher son argent, et qu’après l’avoir attendu pendant plus d’une heure dans une chambre froide, avec une cheminée qui fumait, et ne le voyant pas revenir, je pris le parti de sortir et de parcourir la ville. Je trouvai enfin mon Dawson tranquillement assis dans un tripot avec ce gueux de Thornton ? Jusque-là je n’avais jamais compris comment il fréquentait un pareil homme, mais tout s’expliqua. Il paraît qu’il jouait là à la roulette et essayait de rattraper l’argent nécessaire pour s’acquitter. Vous devez comprendre quelle fut ma colère, et comment elle s’accrut encore quand il se leva, vint à moi, m’exprima son regret, se plaignit de sa mauvaise chance, et me dit qu’il ne pourrait pas me payer avant trois mois. Vous conviendrez que je ne pouvais me risquer à faire route avec un pareil homme, il eût été capable de me voler ma bourse. Alors je retournai à mon auberge, j’y dînai, je fis seller mon cheval, et je demandai ma route de çà et de là, aux passants. Enfin après avoir erré dans toutes les directions, me voilà dans le bon chemin.

— Je ne saurais être affligé de votre malheur, lui dis-je, puisque j’en profite. Mais ne pouvez-vous vous dispenser de trotter si vite ? j’ai peur que mon cheval ne soit pas en état de suivre le vôtre. »

Tyrrell jeta un regard d’impatience sur ma monture essoufflée. « C’est bien malheureux que vous soyez si mal monté, nous allons recevoir une pluie atroce. »

Pour lui faire plaisir, je tâchai d’accélérer le pas de ma monture. Le chemin était rugueux et difficile ; je venais de mettre au petit trot la pauvre bête harassée, lorsque son pied ayant porté à faux dans une ornière ou sur un caillou, ou pour toute autre raison, elle se mit tout à coup à boiter. L’impétuosité de Tyrrell s’exhala en jurons et nous mîmes tous deux pied à terre pour voir ce qui faisait boiter mon cheval, espérant que ce n’était peut-être qu’une petite pierre entrée dans son sabot. Tandis que nous étions occupés à cet examen, deux cavaliers passèrent près de nous. Tyrrell releva la tête et s’écria d’une voix contenue : « Parbleu ! c’est ce chien de Dawson avec son digne associé Tom Thornton.

— Qu’y a-t-il, messieurs ? s’écria ce dernier avec sa grosse voix. Puis-je vous être bon à quelque chose ? » Et sans attendre notre réponse, il mit pied à terre et vint à nous. Il n’eut pas plus tôt regardé la jambe de mon cheval qu’il nous assura que le mal était grave, et que ce que j’avais de mieux à faire c’était de ramener tout doucement l’animal à la maison.

Comme Tyrrell exprimait vivement son mécontentement de cet avis, l’escroc le regarda avec une expression qui ne me plut pas du tout ; puis, d’un ton très-civil et presque respectueux, il lui dit : « Si vous voulez, sir John, rentrer à Chester-Park avant M. Pelham, venez avec nous, nous vous montrerons le chemin. » (Voilà qui est joli, me dis-je, de vouloir me laisser là tout seul chercher mon chemin au milieu de ce labyrinthe rempli de pierres et de fondrières !) Cependant Tyrrell qui était de fort mauvaise humeur, refusa leur offre, d’une façon peu courtoise, ajoutant qu’il resterait avec moi aussi longtemps qu’il le pourrait et que lorsqu’il me quitterait il était probable qu’il trouverait bien son chemin tout seul. Thornton le pressa vivement d’accepter son offre, lui disant même sotto voce que si c’était Dawson qui le gênait, il l’en débarrasserait, en l’envoyant devant.

« Je vous prie, monsieur, lui dit Tyrrel, de me laisser tranquille et d’aller à vos affaires. » À cette réponse aigre, Thornton jugea qu’il était inutile de rien ajouter ; il remonta à cheval et nous faisant un salut muet, d’un air de familiarité, il se remit en route avec son compagnon.

« Je suis fâché, dis-je, lorsque nous nous fûmes remis à marcher au pas, que vous ayez refusé l’offre de Thornton.

— Oh ! à dire la vérité, répondit Tyrrell, j’ai si mauvaise opinion de lui que j’étais tout à fait effrayé de l’idée de me trouver seul avec lui dans un chemin aussi désert et aussi sombre que celui-ci. J’ai sur moi (et il le sait) environ deux mille livres, car j’ai eu assez de bonheur dans mes paris de course aujourd’hui.

— Je n’entends rien aux habitudes de course, lui dis-je, mais je croyais que des sommes aussi importantes que celle-là ne se soldaient jamais sur le terrain même.

— Ah, répondit Tyrrell, c’est que j’ai gagné là-dessus, dix-huit cents livres à un cultivateur de Norfolk qui m’a dit qu’il ne savait pas quand il pourrait me revoir et a insisté pour me payer sur le champ. Ma foi ! je n’ai pas fait le difficile. Thornton se trouvait là et je n’ai pas été content de l’expression de ses yeux quand il m’a vu empocher l’argent.

Croiriez-vous, continua Tyrrell après un instant de silence, que je suis suivi depuis hier par un diable d’individu qui ne me perd pas de vue une minute ? Partout où je vais je suis sûr de le rencontrer. Il a toujours l’air de me surveiller de loin ; et ce qu’il y a de pis, c’est qu’il se drape si bien et prend tellement soin de se tenir à distance, qu’il m’a été impossible d’apercevoir un* seul trait de sa physionomie. »

Je ne sais pourquoi, à ce moment, la singulière figure masquée que j’avais vue sur la lande au delà du terrain des courses, me revint à l’esprit.

« Ne porte-t-il pas un grand manteau de cheval ? dis-je à Tyrrell.

— Oui, me répondit-il, avec surprise, est-ce que vous l’avez remarqué ?

— J’ai vu un homme qui se rapporte à ce signalement, sur le champ de courses, lui dis-je, mais pendant un instant seulement. »

Notre conversation fut interrompue par de grosses gouttes de pluie qui se mirent à tomber sur nous. Le nuage obscurcissait la lune et s’avançait d’une manière menaçante au-dessus de nos têtes. Tyrrell n’était ni d’âge, ni de complexion, ni de caractère à supporter avec la même indifférence que moi la perspective d’être trempé jusqu’aux os.

« Allons, allons ! me cria-t-il, il faut que vous fassiez marcher votre cheval plus vite ; pour tous les chevaux du monde je ne voudrais pas être mouillé. »

Le ton impératif de cette observation ne me plut pas du tout.

« Impossible, lui dis-je, d’autant plus que le cheval n’est pas à moi, et qu’il paraît boiter encore plus fort que tout à l’heure ; mais que je ne vous retienne pas.

— C’est bon, me cria Tyrrell d’une voix brève et sèche qui me plut encore moins que sa précédente observation, mais comment vais-je faire pour trouver mon chemin si je pars sans vous ?

— Allez tout droit, lui dis-je, à un mille d’ici vous trouverez un poteau indicateur et vous prendrez à gauche ; vous ne serez pas longtemps sans rencontrer une côte rapide que vous descendrez ; au bas s’étend une vaste mare où vous verrez un vieil arbre d’une forme bizarre ; une fois arrivé là vous n’avez plus qu’à suivre tout droit jusqu’à une maison qui appartient à M. Dawson.

— Après, Pelham ? dépêchez-vous, dit Tyrrell d’un ton d’impatience, comme la pluie commençait à tomber dru.

— Quand vous avez dépassé cette maison, repris-je lentement, pour mieux jouir de son impatience, vous ferez environ six milles sur la droite et en moins d’une heure vous serez à Chester-Park. »

Tyrrell, sans me répondre piqua des deux. Bientôt le bruit de la pluie tombant à torrents et les mugissements du ciel en fureur me firent perdre la trace du cavalier.

En vain je cherchai des yeux un arbre, je ne pus pas même trouver le plus petit arbrisseau. La plaine s’étendait au loin, nue et aride, et de chaque côté la route était bordée par une haie morte et un fossé profond. Melius fit patientia, me dis-je, en souvenir d’Horace et de lord Vincent qui n’eût pas manqué de me faire cette citation. Voulant détourner mes pensées de ma situation présente, je me mis à songer à mes succès diplomatiques auprès de lord Chester. En ce moment, c’est-à-dire environ cinq minutes après que Tyrrell m’eut quitté, je fus dépassé par un cavalier au grand trot ; la lune était cachée par les nuages ; et la nuit sans être tout à fait noire était cependant sombre et obscure ; aussi ne pus-je distinguer que l’apparence générale de ce cavalier. Un frisson de frayeur parcourut tout mon corps quand je vis qu’il était enveloppé dans un grand manteau. Je me remis bientôt en songeant qu’au bout du compte il n’y avait pas qu’un seul manteau au monde ; d’ailleurs, me disais-je, si c’est là l’homme qui poursuit Tyrrell, le baronnet est mieux monté que n’importe quel voleur de grand chemin ne l’a jamais été depuis le temps de Du Val. Outre cela il est assez fort et assez adroit pour se défendre admirablement. Ces réflexions calmèrent mes inquiétudes d’un moment et je me remis de plus belle à me congratuler de mon incomparable génie. Maintenant, me disais-je, j’ai bien gagné mon siège au parlement. Dawton sera sans conteste premier ministre, ou au moins le ministre le plus important par son rang et son influence ; il ne peut manquer de me pousser, car son intérêt est lié au mien ; et une fois que j’aurai mis un pied à Saint-Stéphens j’aurai bientôt mis la main sur un emploi : « le pouvoir » a dit quelqu’un « est comme le serpent, une fois qu’il a rencontré un trou où sa tête peut passer, il trouve bientôt le moyen d’y glisser tout le reste du corps. »

C’était avec de telles méditations que je tâchais de tromper le temps, de m’arracher au regret d’avoir un cheval boiteux, et de me sentir trempé jusqu’aux os. Enfin l’orage s’apaisa ; une pluie diluvienne dont la violence avait toujours été croissante fit place à un moment de calme bientôt suivi d’une nouvelle ondée moins terrible que la précédente. Elle cessa à son tour ; la lune se montra radieuse, les nuages noirs s’enfuirent au loin, laissant à découvert le ciel aussi brillant, aussi souriant que la belle lady*** lorsqu’elle entra au bal après avoir battu son mari à la maison.

À peine une seconde s’était-elle écoulée depuis que le bruit de l’orage avait cessé, lorsqu’il me sembla entendre des cris humains. Je m’arrêtai, comprimant les battements de mon cœur. — À ce moment j’aurais entendu une mouche voler. — Les cris ne se firent plus entendre, mon oreille ne saisit plus que le bruit des gouttes d’eau tombant de la haie et le murmure des ruisseaux qui, gonflés par la pluie, se précipitaient dans le fossé de la route. À ce moment un hibou s’éleva de terre à côté de moi, et traversa la route en criant ; tout cela fut l’affaire d’un instant. Je souris, j’accusai mon imagination et je repris ma route. J’arrivai bientôt à cette descente rapide dont j’ai parlé plus haut ; je mis pied à terre pour plus de sûreté et prenant par la bride mon pauvre cheval harassé et surmené, je lui fis descendre la côte à la main.

À quelque distance devant moi j’aperçus quelque chose de noir qui s’agitait sur le gazon au bord de la route ; comme j’avançais, cet objet sortit de l’ombre et se mit à fuir rapidement ; à la clarté de la lune je reconnus que c’était un cheval sans cavalier. Un violent frisson m’agita, je cherchai autour de moi une arme quelconque, je m’approchai de la haie voisine et en arrachai un bâton solide avec lequel je pouvais me défendre. Ainsi armé j’avançai avec prudence, mais sans peur. J’étais arrivé au bas de la colline, la lumière de la lune tombait sur l’arbre solitaire et étrange que j’avais remarqué le matin. Triste, dénudé, gigantesque, ce vieil arbre se dressait au milieu d’une vaste plaine désolée ; il empruntait un aspect encore plus lugubre et plus effrayant aux froids et mornes rayons de la lune qui l’entouraient d’une pâle auréole, semblable à un linceul. Le cheval échappé vint se réfugier au pied de cet arbre. Je hâtai le pas, obéissant à je ne sais quelle impulsion, autant que me le permettait l’animal affaibli et épuisé que je traînais après moi. Tout à coup j’aperçus un cavalier qui fuyait à bride abattue à travers la plaine ; la lune l’éclairait, et je reconnus comme en plein jour l’homme au long manteau. Je m’arrêtai : mes yeux qui le suivaient toujours, tombèrent sur un objet sombre qui reposait à ma gauche, au bord de la mare. J’attachai la bride de mon cheval à la haie et saisissant mon bâton d’une main ferme, j’allai droit à cet objet ; je vis bientôt que c’était un homme couché et sans mouvement. Ses jambes étaient à moitié enfoncées dans l’eau et sa face était tournée vers le ciel. Son cou et sa poitrine étaient tachées de sang, ses cheveux rares, d’un noir foncé, étaient collés à sa tempe où se voyait une affreuse blessure. Je me baissai en frissonnant, je retenais ma respiration, je tremblais… ce visage, c’était bien celui de John Tyrrell.