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Pelham/68

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Pelham, ou Aventures d’un gentleman
Hachette (Tome IIp. 94-104).


CHAPITRE LXVIII


Je ne rencontrais plus Hélène que rarement, car j’allais peu dans le monde, et je m’occupais de plus en plus de politique. Parfois, cependant, fatigué de moi-même et de mes graves occupations, je me rendais aux sollicitations de ma mère, et je me laissais conduire dans quelqu’une de ces retraites nocturnes du dieu que nous appelons Plaisir, et que les Grecs appelaient Moria. Il était rare que le hasard ne nous fît pas trouver ensemble. C’est alors que ma tâche devenait pénible et douloureuse ; il me fallait commander à mes lèvres, à mes yeux, à mon âme, brider et garrotter mon cœur bondissant qui, chaque jour, à chaque instant, s’élançait vers elle. Il me fallait bien en convenir avec moi-même ; maintenant que les flots impétueux de mes passions étaient domptés, tout en moi était aride, desséché, brûlé d’un feu que je ne pouvais plus éteindre. Il y avait pourtant quelques charmes à ma tristesse ; quand je la regardais danser, quand je l’entendais chanter de sa douce voix, je me trouvais soulagé, presque heureux, à l’idée que son pas était moins léger maintenant, que lorsque je la menais à mon bras ; que les airs qu’elle se plaisait maintenant à chanter, étaient moins gais que ceux qu’elle chantait autrefois.

Placé à distance, loin des regards, j’aimais à laisser errer mes yeux sur ses joues pâles et tristes, à remarquer qu’elle était absorbée par moments, alors que ses yeux paraissaient le plus brillants, ses lèvres le plus animées, et à reconnaître que, malgré le mystère terrible qui s’opposait à l’union de nos mains, il y avait une chaîne invisible et magnétique qui retenait nos deux cœurs unis.

Hélas ! pourquoi faut-il que la plus noble des passions soit aussi la plus égoïste ? que même en faisant tous les sacrifices du monde à la personne que nous aimons, nous lui demandions perpétuellement de se sacrifier de même pour nous ; que si nous ne pouvons pas avoir le bonheur de lui faire du bien, nous trouvions une consolation à pouvoir l’affliger, et que nous soyons forcés de reconnaître, tout en la détestant, la vérité de cette maxime du sage :


L’on veut faire tout le bonheur, ou si cela ne se peut ainsi, tout le malheur de ce qu’on aime ?


La beauté d’Hélène n’était pas de celles qui ne consistent que dans la fraîcheur de la jeunesse et dans le prestige de l’expression ; elle était aussi exempte de défauts qu’elle était éblouissante ; personne ne pouvait mettre en doute, ni cet éclat, ni cette perfection ; partout où j’allais, j’entendais un concert de louanges en sa faveur. Nous pouvons dire ce que nous voudrons de la puissance de l’amour, il n’en est pas moins vrai qu’il emprunte une partie de sa force à l’opinion : rien ne sanctionne et ne consolide l’affection comme l’orgueil. Quand j’entendais toutes les voix faire à l’envi le panégyrique de sa beauté ; quand je voyais que la puissance de son esprit, les charmes de sa conversation, la fermeté de son jugement uni à la plus vive imagination, faisaient d’elle une personne remarquable aux yeux du monde, je sentais malgré moi s’accroître, et mon ambition, et ma tendresse. Je m’affermissais dans mon amour et je maudissais mille fois l’obstacle qui s’opposait à mon bonheur.

Cependant il y avait une circonstance à laquelle, en dépit de l’évidence du crime de Glanville, mon esprit aimait à se rattacher comme à une dernière planche de salut. En cherchant dans les poches du malheureux Tyrrell, on ne trouva pas l’argent qu’il m’avait dit avoir sur lui. Si c’eût été Glanville qui l’eût assassiné, en tous cas il ne l’eût pas volé. Il est vrai que, dans la lutte qui vraisemblablement s’était engagée entre la victime et le meurtrier, l’argent avait pu tomber de la poche de Tyrrell soit dans l’herbe qui était très-épaisse en cet endroit, soit dans l’étang bourbeux auprès duquel le meurtre avait été commis. Il était possible aussi que Thornton, sachant que la victime avait sur elle une aussi forte somme et n’ignorant pas que cette circonstance avait été communiquée soit à moi soit à quelque autre, n’eût pas pu, alors qu’il était venu sur le lieu du crime avec Dawson, résister à une pareille tentation. Néanmoins il y avait, dans ce fait, passage pour un rayon d’espoir, et j’étais trop emporté par mon tempérament et aussi par mon amour pour ne pas me retourner vivement de ce côté, et faire taire, par instants, les pensées sombres qui navraient mon esprit.

Je me trouvais souvent en contact immédiat avec Glanville. Engagés l’un et l’autre dans le même parti, dans les mêmes entreprises politiques, nous nous rencontrions souvent en public et quelquefois seuls. Je restais toujours froid et réservé, et l’attitude de Glanville confirmait plutôt qu’elle ne détruisait mes soupçons, car il ne me questionnait point sur les causes de ma conduite et il imitait ma froideur. Cependant, j’avais le cœur brisé lorsque je voyais dans sa maigreur croissante, dans ses joues creuses, le progrès fatal de la maladie qui devait le mettre au tombeau. Tandis que toute l’Angleterre retentissait du nom du jeune orateur sans rival et que tous les partis s’unissaient pour lui prédire les plus brillants succès, je sentais combien il était peu probable, quand même l’auteur de ce crime échapperait aux recherches vigilantes de la justice, que le monde possédât bientôt autre chose que le souvenir de cet homme de génie. Il y avait, dans son amour des lettres, ses habitudes de luxe et de dépense, l’énergie de son esprit, son isolement, sa tristesse, sa hauteur, la réserve de ses manières et la sévérité de ses mœurs, quelque chose qui me rappelait l’Allemand Wallenstein. Il n’était pas non plus tout à fait exempt des superstitions de cet homme méchant mais extraordinaire. À la vérité il ne croyait point aux fables romanesques de l’astrologie, mais il était, en secret, l’avocat zélé du monde des esprits. Il ne rejetait pas comme absolument fausse l’histoire des visites que les revenants font aux vivants. Si j’avais moins bien connu les inconséquences de l’esprit humain, j’aurais été surpris de voir un esprit si fort et si sensé du reste, montrer à cet égard tant de crédulité et de faiblesse, constater sa croyance en une fiction si contraire à la réflexion, en contradiction absolue avec la philosophie qu’il aimait passionnément et les principes qu’il professait hautement.

Un soir, chez lady Roseville, il n’y avait que Vincent, Clarendon et moi, lorsque Réginald et sa sœur entrèrent. Je me levai pour partir, la belle comtesse ne le voulut pas permettre, et lorsque jetant les yeux sur Hélène je la vis rougir sous mon regard, la faiblesse de mon cœur prit le dessus et je restai.

La conversation roula en partie sur les livres et principalement sur la science du cœur et du monde, car lady Roseville était un peu philosophe et un peu plus que littéraire ; sa maison comme les hôtels de Mme du Deffand et de Mme d’Épinay, était une de celles où l’on traitait le mieux les sujets les plus graves et les plus légers, où il était de mode de ne pas se gêner sur les choses et de ne pas ménager les personnes. Donc la médisance n’y était point interdite ; et les maximes sur les hommes, les réflexions sur les mœurs y étaient aussi bien à leur place que les observations sur l’opéra et les bals.

Toutes les personnes qui se trouvaient réunies ce soir-là, étaient faites pour se comprendre ; elles étaient toutes du monde, et en même temps habituées aux travaux de cabinet, mais chacune d’elles avait une manière différente d’exprimer ses connaissances ou ses observations. Clarendon était sec, précis, fin ; il avait cette philosophie soupçonneuse commune à tous les hommes qui n’en sont pas à leur début dans le monde. Vincent relevait son érudition par des citations ou des métaphores, et par une grande originalité d’expression. Lady Roseville ordinairement parlait peu, sa conversation avait plus de grâce que de solidité. Elle était naturellement mélancolique et pensive, et ses observations se ressentaient de ces dispositions de son esprit, mais elle était aussi dame de cour, accoutumée à dissimuler, et son langage était gai et badin, alors que les sentiments qu’il couvrait, étaient tristes et rêveurs.

Hélène Glanville écoutait avec attention et ne parlait qu’à regret. Bien que la variété et l’étendue de ses connaissances fussent très-supérieures à celles de la plupart des femmes, elle détestait d’en faire parade. L’enfantillage, la vivacité, la tendresse étaient les traits saillants de son caractère.

Les fleurs étaient à la surface ; mais au fond se cachait la mine précieuse ; la beauté des unes frappait tout le monde, à peine soupçonnait-on la richesse de l’autre.

La manière dont s’exprimait Glanville était élégante et sentencieuse. Il n’aimait pas les détails fatigants ; il résumait, en un axiome, plusieurs années d’études. Il était quelquefois fantasque, quelquefois paradoxal ; le plus souvent sombre, mélancolique, plein d’amertume.

Quant à moi, j’étais plus expansif chez lady Roseville que partout ailleurs, mettant selon ma philosophie favorite, de la gaieté dans les choses sérieuses, et de la gravité dans les choses gaies. Peut-être est-ce là une méthode plus judicieuse qu’on ne se l’imaginerait : en effet, la plupart des choses auxquelles on attache ordinairement de l’importance, ne méritent que le ridicule, et celles qu’on regarde comme des bagatelles, ont souvent une portée qu’on ne soupçonnait pas.

Vincent prit un volume, c’étaient les poésies posthumes de Shelley. « Que de jolies choses il y a là, dit-il ; malheureusement ce sont de jolis fragments d’une architecture de mauvais goût ; ils sont imparfaits en eux-mêmes et procèdent d’une école défectueuse ; pourtant tels qu’ils sont, on y voit la main d’un maître. Cela ressemble aux tableaux de Paul Véronèse qui souvent blessent les yeux, offensent la raison, mais respirent la force et la puissance ; les fautes mêmes y ont de la majesté. Ce siècle-ci sera peut-être le seul qui leur ait rendu justice, mais les disciples des écoles futures mettront au pillage leurs glorieux débris. Les écrits de Shelley fourniraient la matière de cent volumes, c’est un admirable musée de curiosités mal classées ; ce sont des diamants maladroitement montés, mais un seul de ces diamants ferait la fortune d’un bijoutier habile. Les poètes de l’avenir se serviront de lui comme le Mercure d’Homère se sert de la tortue, qu’il fait chanter après sa mort ; leurs lyres seront faites avec son écaille.

« Si je ne me trompe, dit Clarendon, voici ses défauts littéraires : il est trop savant dans ses poésies, trop poète dans ses œuvres scientifiques. La science est le fléau des poètes. Vous figurez-vous comme Pétrarque serait beau, sans ses conceptions platoniques ? Représentez-vous l’imagination luxuriante de Cowley, se développant en liberté sur les spectacles sublimes de la nature, au lieu de s’arrêter aux minuties de l’art. Milton lui-même qui a peut-être fait un étalage de science plus gracieux et plus magnifique qu’aucun autre poète, aurait été beaucoup plus populaire s’il avait voulu être plus simple. La poésie est faite pour la multitude, la science n’est faite que pour quelques-uns. Vous n’avez qu’à les mêler, l’érudition y gagnera quelques lecteurs, mais la poésie perdra les siens.

— C’est vrai, dit Glanville, aussi les philosophes-poètes sont-ils les plus populaires et les poètes-philosophes sont-ils les moins lus de tous.

— Prenez garde, dit Vincent en souriant, votre observation est très-fine, mais elle pourrait nous égarer ; la remarque est vraie, avec une certaine restriction toutefois, c’est que la philosophie qui nuit à la popularité d’un poète, c’est celle de la science et non celle de la sagesse. Toutes les fois qu’elle consiste dans la connaissance des ressorts les plus apparents du cœur humain et non dans les recherches abstraites de subtilités métaphysiques, la philosophie devient populaire au même titre que la poésie, parce que, au lieu de ne s’adresser qu’à un petit nombre d’hommes, elle frappe tout le monde. Ainsi c’est la philosophie de Shakspeare qui fait qu’il est dans toutes les mains et pénètre dans tous les esprits ; tandis que la philosophie du poète Lucrèce, un des plus puissants esprits qui aient existé, nous force souvent à fermer son livre fatigant à force de profondeur. La philosophie n’est donc déplacée dans la poésie que lorsque, revêtant le costume de la science, elle devient sévère et rude, et qu’elle cesse dès lors, d’être harmonieuse comme le luth d’Apollon.

— Hélas ! dis-je, combien l’éducation est devenue plus difficile aujourd’hui qu’autrefois ! On n’avait anciennement qu’un but, acquérir des connaissances, et maintenant il nous faut non-seulement les acquérir, mais encore apprendre à nous en servir, et même il y a bien des circonstances où le comble de la science est de paraître ignorant.

— Peut-être, dit Glanville, le dernier degré du savoir doit-il être de garder en effet notre ignorance ? Quel est l’homme qui après avoir consumé sa vie et sa santé à la poursuite de la science, s’est jamais déclaré satisfait et a jamais été récompense de ses peines ? Le sens commun nous dit que la meilleure manière d’employer la vie est d’en jouir. Le sens commun nous apprend également ce qu’il nous faut pour cela : la santé, le bien-être, la satisfaction, mais la satisfaction modérée de nos passions. Qu’est-ce que tout cela a à faire avec la science ?

— Je pourrais vous répondre, dit Vincent, que j’ai été moi-même un de ces chercheurs qui creusent et explorent péniblement les profondeurs de l’esprit humain. Je puis donc, par expérience, vous parler du plaisir, de l’orgueil, de la satisfaction, que j’ai retirés de ces études et dont j’ai accru la somme de mes jouissances. Mais j’aurai la candeur d’avouer que j’y ai éprouvé d’un autre côté des désappointements, des mortifications, des désespoirs, et un affaiblissement physique qui ont plus que balancé les avantages précédents. Le fait est, à mon avis, que l’individu est victime de la peine qu’il se donne, mais que le résultat de ses efforts n’est pas perdu pour l’humanité. C’est nous qui avons le plaisir facile de récolter ce qu’a semé péniblement le laboureur. Le génie de Milton ne l’a point sauvé de la pauvreté et de la cécité. Le Tasse est mort en prison, et Galilée a été poursuivi par l’inquisition. Ils ont été victimes de leur peine, et nous, la postérité, nous en profitons. L’empire de la littérature est tout le contraire des gouvernements : ici c’est tout pour un seul, là c’est un seul pour tous. La sagesse et le génie doivent avoir leurs martyrs comme la religion ; et le résultat est le même : semen ecclesiæ est sanguis martyrum. Cette réflexion doit nous consoler de leur malheur, car peut-être a-t-elle suffi pour les consoler eux-mêmes. Au milieu du passage le plus touchant du livre le plus admirable qui existe, car on y goûte à la fois les pensées les plus générales et un intérêt soutenu pour le héros, je veux parler des deux derniers chants de Childe Harold, le poëte s’échauffe à l’idée qu’il laissera

… Dans son genre un certain souvenir à la langue de son pays.

« Et qui peut lire la noble et saisissante apologie d’Algernon Sidney, sans prendre part autant à sa consolation qu’à ses malheurs ? En parlant de la loi qui est devenue un piège au lieu d’être une protection et en signalant son incertitude et ses dangers sous le règne de Richard II, il dit : « Dieu seul sait quel sera le résultat de pareils actes commis de nos jours ; peut-être dans sa miséricorde viendra-t-il bientôt visiter son peuple affligé, je meurs dans cette espérance, bien que je ne sache ni quand ni comment il le fera. »

— J’aime, dit Clarendon, l’enthousiasme qui tire son espoir d’une si noble source ; mais, croyez-vous que la vanité soit un mobile moins puissant que la philanthropie ? n’est-ce pas le désir de briller parmi les hommes qui nous pousse aux actions éclatantes ? Et si ce désir peut créer ne peut-il pas aussi soutenir ? Je veux bien que l’éclat, le bruit, la réputation, ne président point aux commencements des grands travaux, mais la certitude d’obtenir par la suite ces avantages n’est pas un médiocre stimulant. Supposez par exemple que cet espoir ait produit le Paradis perdu, et vous conviendrez qu’il a pu également soutenir le poète au milieu de ses malheurs. Croyez-vous qu’il ait pensé plus au plaisir que son ouvrage procurerait à la postérité, qu’à l’estime que la postérité ferait de son ouvrage ? Si Cicéron ne nous avait pas laissé sur lui-même des mémoires où il se peint avec tant de franchise, combien n’exalterions-nous pas son patriotisme et sa philanthropie ! Maintenant que nous savons que son but et sa récompense étaient la vanité, pourquoi n’étendrions-nous pas aux autres cette connaissance que nous avons grâce à lui de la nature humaine ? Pour ma part, je serais désolé de savoir pour combien la vanité entrait dans le patriotisme sublime de Sydney, ou dans la fermeté invincible de Caton. »

Glanville fit un signe d’assentiment.

« Mais, dis-je ironiquement, pourquoi se montrer si peu charitable pour cette pauvre vanité, puisque personne ne nie qu’elle puisse produire de bonnes et grandes actions ? Pourquoi la flétrir comme un vice, quand elle engendre ou du moins seconde tant de vertus ? Je m’étonne que les anciens n’aient pas élevé le plus beau de leurs temples au Dieu de la vanité ? Quant à moi, je ne parlerai plus dorénavant de la vanité que comme du primum mobile de tout ce qui excite notre vénération et notre admiration. Oui, je croirai faire un très-beau compliment à un homme en lui disant qu’il est doué d’une remarquable vanité.

— Je suis de votre avis, dit Vincent en riant. La cause qui fait que nous n’aimons pas la vanité des autres c’est qu’elle est continuellement en rivalité avec la nôtre. De toutes les passions (si toutefois la vanité en est une) c’est la plus indiscrète ; elle va toujours contant ses secrets. Si elle consentait à se taire, elle serait aussi gracieusement reçue dans la société, que n’importe quel autre, intrus de qualité, dont les habits sont bien faits et les manières irréprochables. C’est son bavardage qui la perd. Mais en vérité il est clair que la vanité en elle-même n’est ni un vice ni une vertu, pas plus qu’un canif n’est en lui-même dangereux ni utile. C’est la personne qui l’emploie qui lui donne ses qualités ; par exemple où un grand esprit désire-t-il briller, où met-il sa vanité ? dans les grandes actions. Pour un esprit frivole la vanité sera dans les frivolités ; et ainsi de suite pour toutes les variétés d’esprits. Mais je ne puis admettre, avec M. Clarendon, que mon admiration pour Algernon Sydney (quant à Caton je ne l’ai jamais admiré) serait bien diminuée, si je découvrais que sa résistance à la tyrannie ait été due en grande partie à sa vanité, ou que cette même vanité l’ait consolé lorsqu’il fut tombé victime de son héroïque résistance. Qu’est-ce que cela prouverait ? qu’au milieu des sentiments divers qui se disputaient son âme, l’indignation contre les oppresseurs, l’enthousiasme pour la liberté, l’amour de ses semblables, la noble ambition d’être conséquent avec lui-même jusqu’à la mort, une foule d’autres sentiments tout aussi purs et aussi honorables, il y en avait un moins désintéressé, (et peut-être n’occupait-il qu’une très-petite place) le désir que sa vie et sa mort fussent appréciées avec justice ? Mépriser la renommée c’est presque mépriser la vertu. N’accusez pas cette vanité qui se borne à désirer que l’on tienne compte aux braves gens de leurs bonnes actions. Après l’estime de nous-mêmes, dit le meilleur des philosophes romains, c’est encore une vertu que de désirer l’estime des autres.

— Au ton dont vous prononcez le mot estime, dit lady Roseville, je suppose que vous y attachez un sens particulier.

— Oui certainement, dit Vincent, je l’emploie par opposition au mot admiration. Nous pouvons convoiter l’admiration générale en faisant une mauvaise action (car il y a telle mauvaise action qui a un clinquant qu’on peut prendre pour le brillant de l’or), mais on ne peut s’attendre à l’estime générale que si l’on a fait une bonne action.

— Ne pouvons-nous pas, dit Hélène, tirer de cette distinction une conséquence qui nous aidera beaucoup à mieux définir la vanité ? ne devons-nous pas en conclure que la vanité qui ne désire que l’estime des autres est toujours une vertu, et que celle qui ne vise qu’à l’admiration est fréquemment un vice ?

— Nous pouvons admettre cette déduction, dit Vincent, mais avant d’en finir avec ce sujet, je ne puis m’empêcher de signaler la sottise des esprits superficiels qui s’imaginent qu’en étudiant les mobiles qui font agir les hommes, les philosophes ont pour but de déprécier leurs actions. Diriger où il convient notre admiration n’est pas la détruire ; et pourtant combien n’excitons-nous pas la colère des enthousiastes mal à propos, lorsque nous décrivons des sentiments vrais au lieu des sentiments exagérés qu’ils préféreraient ! C’est ce qui fait que les avocats de la doctrine de l’utilité, la plus bienfaisante et la plus indulgente de toutes les philosophies, sont flétris des épithètes de gens intéressés et égoïstes. On leur reproche de décrier la perfection morale et de ne pas croire aux actions généreuses. Le vice n’a pas de meilleur ami que le préjugé qui s’intitule vertu. Le prétexte ordinaire de ceux qui font le malheur des autres, c’est qu’ils veulent leur bien. »

Au moment où Vincent finissait de parler, mes yeux se fixèrent par hasard sur Glanville ; il s’en aperçut et rougit. Mais il n’évita pas mon regard ; nous tenions les yeux fixés l’un sur l’autre avec persistance, lorsque Hélène, se retournant subitement, remarqua l’expression singulière de nos yeux et mit sa main dans celle de son frère avec une sorte de frayeur.

Il était tard ; il se leva pour sortir et en passant près de moi il me dit, à voix basse : « Encore un peu de temps et vous saurez tout. » Je ne répondis rien. Il quitta la chambre avec Hélène.

« Lady Roseville, dit Vincent, voilà une soirée bien sérieuse par la faute de notre pédantisme et de nos assommantes citations d’histoire ancienne. » Les yeux de la personne à laquelle il s’adressait étaient fixés sur la porte. Moi, j’étais tout contre elle, et, en entendant ces mots, elle se détourna brusquement, une larme tomba sur ma main ; elle s’en aperçut. Je ne voyais pas son visage, mais je compris qu’elle rougissait. Elle était comme moi, si parfois elle s’abandonnait à un sentiment, elle avait une connaissance trop profonde du monde pour ne pas rentrer promptement en possession d’elle-même ; aussi répondit-elle sur un ton railleur au mauvais compliment que Vincent nous faisait, et reçut-elle nos adieux avec sa grâce habituelle et même avec plus d’enjouement que de coutume.