Pelham/70

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Pelham, ou Aventures d’un gentleman
Hachette (Tome IIp. 115-121).


CHAPITRE LXX


Je restai huit jours dans le repos de ma retraite, pendant lesquels je ne jetai pas une seule fois les yeux sur un journal. Admirez un peu ma philosophie ! Le neuvième, je commençai à penser qu’il était grandement temps pour moi d’avoir des nouvelles de Dawton ; et m’apercevant que je n’avais mangé que deux flûtes pour mon déjeuner, et que certaines rides prématurées commençaient à me donner une plus chétive apparence, je me préoccupai de nouveau des « Beautés de Babylone. »

Tandis que j’étais dans ces obligeantes dispositions à l’égard de la grande ville et de ses habitants, mon hôtesse me remit deux lettres. L’une était de ma mère, l’autre de Guloseton. J’ouvris la dernière d’abord ; elle s’exprimait ainsi.


« Cher Pelham,

« J’ai été très-chagrin d’apprendre que vous aviez quitté la ville, et d’une manière si inattendue encore. J’ai obtenu votre adresse à l’hôtel Mivart et je me dépêche d’en faire usage. Je vous en prie, revenez à la ville sur-le-champ. On m’a fait cadeau d’un filet de chevreuil sur lequel je veux avoir votre opinion ; c’est un morceau trop délicat pour le garder, car ce sont les meilleurs qui se gâtent le plus vite : corruptio optimi pessima, comme Moore, si je ne me trompe, le dit des fleurs, appliquant seulement à la douceur de leur parfum ce que je dis ici de la corruption d’un mets savoureux. Ainsi, vous le voyez, il faut que vous veniez sans perdre de temps.

« Mais vous, mon ami, à quoi donc avez-vous pu dépenser votre temps ? Moi j’ai été tenu éveillé toute la nuit, à me demander comment diable vous faites pour dîner. Le poisson, il n’en faut pas parler à la campagne ; les poulets meurent de la pépie partout ailleurs qu’à Londres ; le gibier n’est plus de saison ; il est impossible d’envoyer chez Giblet pour de la viande. Il est également impossible d’en avoir partout ailleurs ; et quant aux seules productions naturelles de la campagne, les végétaux et les œufs, je n’ai pas besoin d’une pénétration extraordinaire pour être certain que votre cuisinier ne peut transformer les derniers en omelette aux huîtres, ni les premiers en légumes à la crème.

« Vous voyez donc par une série de démonstrations incontestables que vous devez littéralement mourir de faim. À cette pensée des pleurs roulent dans mes yeux ; pour l’amour du ciel, pour l’amour de moi, pour l’amour de vous-même, par-dessus tout, pour l’amour du chevreuil, hâtez-vous de revenir à Londres. Je me figure vous voir au dernier degré d’atrophie, léger comme un fétu, maigre comme l’ombre d’un lévrier.

« Je n’ai pas besoin d’en dire là-dessus davantage. Je puis me reposer sur votre propre prudence du soin de me procurer le plaisir immédiat de votre compagnie. Vraiment, si j’avais à m’appesantir plus longtemps sur votre mélancolique position, je ne pourrais résister à ma sensibilité. Mais revenons à nos moutons (expression charmante, soit dit en passant). Ah ! les Français sont nos maîtres en toutes choses, depuis la science souveraine de la cuisine jusqu’à l’art moins important de la conversation. Ils faut que vous me disiez votre opinion sincère, impartiale, réfléchie sur le chevreuil. Pour ma part je ne m’étonnerais pas de voir la mythologie du nord placer la chasse parmi les principaux plaisirs de leur paradis, si le chevreuil était l’objet de leur chasse, mais nihil est omni parte beatum. Je ne le trouve pas assez gras, mon cher Pelham, et je ne vois pas comment remédier à ce défaut ; car si nous nous adressons à l’art pour le rendre plus moelleux ce sera aux dépens du fumet qu’il doit à la nature ; divin fumet, mon cher Pelham, qui fut toujours mon grand argument en faveur de la liberté. Claquemurées, enchaînées, confinées dans les villes, et dans l’esclavage, toutes choses perdent la fraîche et généreuse saveur que peuvent seules leur donner la liberté et la campagne.

« Dites-moi, mon ami, quel a été le dernier sujet de vos réflexions ? Mes pensées se sont arrêtées, souvent et sérieusement, sur la terra incognita. Les régions encore inconnues du pays culinaire, que les plus profonds investigateurs ont laissées vierges et inexplorées… sur le veau. Mais nous en reparlerons, plus tard ; la légèreté d’une lettre convient mal aux profondeurs d’une recherche philosophique.

« Lord Dawton m’a sondé hier sur mon vote. Et puis, me disait-il, quel dommage que vous ne parliez jamais à la chambre des Lords : « Fit orator », lui répondis-je, fi des orateurs ! Vous voyez que je n’ai pas trop mal paraphrasé le vieil adage des rhéteurs.

« Adieu, mon cher ami, car mon ami, vous l’êtes, si le philosophe est dans le vrai en définissant la véritable amitié, celle qui consiste à rechercher les mêmes biens, à fuir les mêmes maux[1]. Vous détestez les panais au naturel… ainsi fais-je ; vous aimez les pâtés de foie gras, et moi aussi, mon ami : nous voilà donc les meilleurs amis du monde !

« Guloseton. »


Passons de mon ami, à ma mère, pensai-je, en ouvrant l’épître maternelle que je transcris ici :


« Mon cher Henri,

« Venez à la ville sans perdre de temps ; chaque jour les ministres remplissent les moindres places, et il faut une mémoire bien sûre chez un homme politique pour se souvenir des absents. M. V*** a dit hier à un dîner auquel j’étais présente, que lord Dawton lui a promis le bourg de ***. Or vous savez, mon cher Henri, que c’est justement celui qu’il vous a promis à vous-même, faites-y attention. Lord Dawton est une assez bonne pâte d’homme, mais il a refusé une fois de se battre en duel ; or s’il a négligé son honneur dans une circonstance, il peut le négliger dans une autre : à tout, événement, vous n’avez pas de temps à perdre.

« Le jeune duc de *** donne un bal demain soir : c’est mistress *** qui paye toute la dépense, et je sais avec certitude qu’elle l’épousera dans une semaine ; ceci est un secret encore. La société sera bien mêlée, mais le bal mérite qu’on y aille. J’ai un billet pour vous.

« Lady Huffemail et moi, nous pensons que nous ne patronnerons pas la nouvelle duchesse, mais nous ne sommes pas encore décidées. Lady Roseville, cependant, parle avec un grand respect du mariage projeté, et dit que puisque nous admettons la convenance comme règle principale dans un mariage, elle ne se souvient pas d’un exemple où on en ait tenu plus de compte que dans celui-ci.

« Il doit y avoir plusieurs promotions dans la noblesse. Les amis de lord *** font exprès courir le bruit qu’il obtiendra un titre de duc ; mais j’en doute. Cependant, il l’a bien mérité ; car non-seulement il donne les meilleurs dîners de la ville, mais aussi les meilleurs comptes-rendus de ces dîners dans le Morning Post le lendemain ; voilà ce qui s’appelle, ou je ne m’y connais pas, soutenir comme il faut la dignité de notre ordre.

« J’espère très-ardemment que, dans votre retraite à la campagne, vous ne négligez pas votre santé, ni, permettez-moi d’ajouter, votre esprit, et que vous trouvez l’occasion tous les deux jours de cultiver la valse, ce que vous pouvez très-bien faire avec le secours d’un fauteuil. Je vous enverrais, si je ne vous attendais pas sitôt ici, les Réminiscences musicales de lord Mount E… ; non-seulement parce que c’est un livre très-amusant, mais aussi parce que je désire que vous donniez à la musique plus d’attention que vous ne paraissez disposé à le faire. B**** qui n’est jamais très-raffiné dans ses bons mots, dit que lord M*** semble avoir considéré le monde comme un concert, dans lequel le meilleur rôle est au premier violon. En vérité, il est très-divertissant de voir la vénération que porte notre musical ami à l’orchestre et à ses exécutants. Je fais des vœux au ciel, mon cher Henri, pour que le cher homme puisse vous communiquer un peu de son ardeur. Je suis tout à fait mortifiée parfois de votre ignorance des airs et des opéras ; rien ne fait un meilleur effet dans la conversation que la connaissance de la musique, comme vous l’apprendrez un jour ou l’autre.

« Dieu vous bénisse, mon très-cher Henri. Sûre de vous voir, prochainement, j’ai envoyé retenir votre ancien appartement à l’hôtel Mivart ; n’allez pas me désappointer.

« Votre mère,
« F. P. »


Je lus la lettre qui précède deux fois d’un bout à l’autre, et je sentis mes joues s’enflammer et mon cœur se gonfler en revoyant le passage relatif à lord Dawton et au bourg. Le nouveau ministre avait certainement depuis quelques semaines joué double jeu avec moi. Il lui aurait été facile depuis longtemps de me procurer une position subordonnée, plus facile encore de me placer dans le parlement ; cependant il s’était contenté de promesses douteuses et de vaines civilités. Ce qui pourtant me paraissait le plus inexplicable, c’était son motif pour rompre ou pour éluder ses engagements ; il savait que je l’avais servi lui et son parti plus que la moitié de tous les siens ; il professait, non-seulement en ma présence, mais dans la société, la plus haute estime pour mon habileté, mes connaissances et mon application : il savait donc bien si je pouvais être dans l’occasion un ami utile ; et, les mêmes qualités jointes à la position que me donnaient ma naissance et mes relations pouvaient facilement lui faire augurer que je ne serais pas au besoin un ennemi moins influent.

Cette réflexion calma les battements de mon cœur et l’agitation de mon pouls. Je froissai la maudite lettre dans ma main ; j’arpentai trois fois la chambre, je m’arrêtai à la sonnette, je la tirai avec violence, je commandai des chevaux de poste à l’instant même, et en moins d’une heure j’étais sur la route de Londres.

Combien varie l’esprit humain selon la différence des lieux ! Dans nos passions, aussi bien que dans nos croyances, nous sommes de vrais esclaves de notre position géographique. Même l’imperceptible variation d’un seul mille suffira pour mettre en révolution tous les flux et les reflux, tous les torrents de nos cœurs. L’homme qui est doux, généreux, bienveillant et bon, à la campagne, entre-t-il sur la scène des débats, le voilà qui devient aussitôt fier ou rampant, égoïste ou dur, précisément comme si les vertus n’étaient faites que pour la solitude, et les vices pour la ville. Je sens que j’ai mal exprimé ce que je voulais dire ; n’importe, je n’en rendrai que mieux mes sentiments à l’instant dont je parle, car pour l’instant j’étais trop ardent et trop préoccupé pour ajuster mes mots. À mon arrivée chez Mivart je me donnai à peine le temps de changer de toilette avant de me rendre chez lord Dawton. Il faut qu’il me donne une explication, pensais-je, ou un dédommagement, ou une réparation. Je frappai à la porte ; le ministre était sorti. « Vous lui donnerez cette carte, dis-je au portier, et lui direz que je reviendrai demain à trois heures. » J’allai me promener à Brookes ; là je rencontrai M. V***. Ma connaissance avec lui était légère ; mais c’était un homme de talent, et, ce qui convenait mieux à mon but, un homme d’un naturel ouvert. J’allai à lui, et nous entrâmes en conversation. « Est-il vrai, lui dis-je, que j’aie à vous féliciter sur la certitude de votre nomination à *** au bourg de *** de lord Dawton ?

— Je le crois, reprit V***, lord Dawton me l’a promis la semaine passée, et M. H***, le présent membre, a accepté les districts de Chiltern[2]. Vous savez que toute notre famille soutient chaudement lord Dawton dans la crise présente, et l’on a positivement insisté pour ma nomination à ce bourg. Ainsi vont les choses, vous voyez, M. Pelham, même en ces vertueux jours de pureté parlementaire.

— C’est vrai, dis-je, en dissimulant mon chagrin, vous et Dawton vous avez fait un admirable échange. Pensez-vous que l’on puisse croire que le ministère est bien assis ?

— Nullement ; tout dépend de la motion qui sera présentée la semaine prochaine. Dawton la regarde comme la bataille décisive de cette session. »

Lord Gavelton nous ayant rejoint en ce moment, je continuai notre promenade de l’air le plus indifférent en apparence. Au bout de Saint-James-Street, la voiture bien connue de lady Roseville passa devant moi. Elle s’arrêta un moment. « Nous nous rencontrerons chez le duc de *** ce soir, dit-elle, n’est-ce pas ?

— Si vous y allez, certainement, » repris-je.

Je retournai chez moi, à mon appartement solitaire, et si je souffris quelque peu des tourments de l’espérance déçue et de l’ambition mécontente, l’ennui ne doit pas en revenir au lecteur. Mes moments agréables sont pour le monde, mes heures sombres sont pour moi seul ; et, comme cet enfant de Sparte, au milieu même des douleurs de la mort, je voudrais garder sous mon manteau les dents et les griffes qui s’enfonceraient dans ma poitrine.



  1. Idem velle, atque idem nolle, ea demùm firma amicitia. (Sall.)
  2. Manière familière de dire qu’un membre du parlement a cédé son siège pour une compensation, pour une place du gouvernement, par exemple.