Pendant L Exil Tome II Le centenaire de Shakespeare

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I

LE CENTENAIRE DE SHAKESPEARE

le comite de shakespeare à victor hugo
Cher et illustre maître,

Une réunion d’écrivains, d’auteurs et d’artistes dramatiques, et de représentants de toutes les professions libérales, a eu lieu dans le but d’organiser, à Paris, pour le 23 avril, une fête à l’occasion du trois centième anniversaire de la naissance de Shakespeare.

Ont été nommés membres du comité shakespearien français :

MM. Auguste Barbier, Barye, Charles Bataille (du Conservatoire), Hector Berlioz, Alexandre Dumas, Jules Favre, George Sand, Jules Janin, Théophile Gautier, François-V. Hugo, Legouvé, Littré, Paul Meurice, Michelet, Eugène Pelletan, Régnier (de la Comédie française). Secrétaires : MM. Laurent Pichat, Leconte de Lisle, Félicien Mallefille, Paul de Saint-Victor, Thoré.

La présidence vous a été décernée à l’unanimité.

Elle était due au grand poëte et au grand citoyen.

Nous attendons avec confiance une adhésion qui donnera à cette fête sa complète signification.

Les délégués du comité :
Laurent
Henri Rochefort.
Louis Ulbach.
Auguste Vacquerie.
E. Valnay.
au comité pour shakespeare
Hauteville-House, 16 avril 1864.
Messieurs,

Il me semble que je rentre en France. C’est y être que de se sentir parmi vous. Vous m’appelez, et mon âme accourt.

En glorifiant Shakespeare, vous, français, vous donnez un admirable exemple. Vous le mettez de plain-pied avec vos illustrations nationales ; vous le faites fraterniser avec Molière que vous lui associez, et avec Voltaire que vous lui ramenez. Au moment où l’Angleterre fait Garibaldi bourgeois de la cité de Londres, vous faites Shakespeare citoyen de la république des lettres françaises. C’est qu’en effet Shakespeare est vôtre. Vous aimez tout dans cet homme ; d’abord ceci, qu’il est un homme ; et vous couronnez en lui le comédien qui a souffert, le philosophe qui a lutté, le poëte qui a vaincu. Vos acclamations honorent dans sa vie la volonté, dans son génie la puissance, dans son art la conscience, dans son théâtre l’humanité.

Vous avez raison, et c’est juste. La civilisation bat des mains autour de cette noble fête.

Vous êtes les poëtes glorifiant la poésie, vous êtes les penseurs glorifiant la philosophie, vous êtes les artistes glorifiant l’art ; vous êtes autre chose encore, vous êtes la France saluant l’Angleterre. C’est la magnanime accolade de la sœur à la sœur, de la nation qui a eu Vincent de Paul à la nation qui a eu Wilberforce, et de Paris où est l’égalité à Londres où est la liberté. De cet embrassement jaillira l’échange. L’une donnera à l’autre ce qu’elle a.

Saluer l’Angleterre dans son grand homme au nom de la France, c’est beau ; vous faites plus encore. Vous dépassez les limites géographiques ; plus de français, plus d’anglais ; vous êtes les frères d’un génie, et vous le fêtez ; vous fêtez ce globe lui-même, vous félicitez la terre qui, à pareil jour, il y a trois cents ans, a vu naître Shakespeare. Vous consacrez ce principe sublime de l’ubiquité des esprits, d’où sort l’unité de civilisation ; vous ôtez l’égoïsme du cœur des nationalités ; Corneille n’est pas à nous, Milton n’est pas à eux, tous sont à tous ; toute la terre est patrie à l’intelligence ; vous prenez tous les génies pour les donner à tous les peuples ; en ôtant la barrière entre les poëtes vous l’ôtez entre les hommes, et par l’amalgame des gloires vous commencez l’effacement des frontières. Sainte promiscuité ! Ceci est un grand jour !

Homère, Dante, Shakespeare, Molière, Voltaire, indivis ; la prise de possession des grands hommes par le genre humain tout entier ; la mise en commun des chefs-d’œuvre ; tel est le premier pas. Le reste suivra.

C’est là l’œuvre que vous inaugurez ; œuvre cosmopolite, humaine, solidaire, fraternelle, désintéressée de toute nationalité, supérieure aux démarcations locales ; magnifique adoption de l’Europe par la France, et du monde entier par l’Europe. D’une fête comme celle-ci, il découle de la civilisation.

Pour présider cette réunion mémorable, vous aviez le choix des plus hautes renommées ; les noms illustres et populaires abondent parmi vous ; votre liste en rayonne ; les éclatantes incarnations de l’art, du drame, du roman, de l’histoire, de la poésie, de la philosophie, de l’éloquence, sont groupées presque toutes dans cette solennité autour du piédestal de Shakespeare ; mais vous avez eu sans doute cette pensée, qu’afin de donner à la célébration de cet anniversaire son caractère particulièrement externe, afin que cette manifestation fût en dehors et au delà de toute frontière, il vous fallait pour président un homme placé lui-même dans cette exception, un français hors de France, à la fois absent et présent, ayant le pied en Angleterre et le cœur à Paris, espèce de trait d’union possible, situé à la distance voulue, et à portée en quelque sorte de mettre l’une dans l’autre les deux mains augustes des deux nations. Il s’est trouvé, par un arrangement de la destinée, que cette position était la mienne, et le choix glorieux que vous avez fait de moi, je le dois à ce hasard, heureux aujourd’hui.

Je vous rends grâce, et je vous propose ce toast : — « À Shakespeare et à l’Angleterre. À la réussite définitive des grands hommes de l’intelligence, et à la communion des peuples dans le progrès et dans l’idéal ! »

Victor Hugo.

Le gouvernement de Bonaparte s’inquiéta de la fête de Shakespeare, et crut devoir l’interdire.