Pendant l’Exil Tome II La Crète

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Actes et paroles volume 4J Hetzel (p. 83-85).

III

LA CRÈTE

Un cri m’arrive d’Athènes.

Dans la ville de Phidias et d’Eschyle un appel m’est fait, des voix prononcent mon nom.

Qui suis-je pour mériter un tel honneur ? Rien. Un vaincu.

Et qui est-ce qui s’adresse à moi ? Des vainqueurs.

Oui, candiotes héroïques, opprimés d’aujourd’hui, vous êtes les vainqueurs de l’avenir. Persévérez. Même étouffés, vous triompherez. La protestation de l’agonie est une force. C’est l’appel devant Dieu, qui casse… quoi ? les rois.

Ces toutes-puissances que vous avez contre vous, ces coalitions de forces aveugles et de préjugés tenaces, ces antiques tyrannies armées, ont pour principal attribut une remarquable facilité de naufrage. La tiare en poupe, le turban en proue, le vieux navire monarchique fait eau. Il sombre à cette heure au Mexique, en Autriche, en Espagne, en Hanovre, en Saxe, à Rome, et ailleurs. Persévérez.

Vaincus, vous ne pouvez l’être.

Une insurrection étouffée n’est point un principe supprimé.

Il n’y a pas de faits accomplis. Il n’y a que le droit.

Les faits ne s’accomplissent jamais. Leur inachèvement perpétuel est l’en-cas laissé au droit. Le droit est insubmersible. Des vagues d’événements passent dessus ; il reparaît. La Pologne noyée surnage. Voilà quatre vingt-quatorze ans que la politique européenne charrie ce cadavre, et que les peuples regardent flotter, au-dessus des faits accomplis, cette âme.

Peuple de Crète, vous aussi vous êtes une âme.

Grecs de Candie, vous avez pour vous le droit, et vous avez pour vous le bon sens. Le pourquoi d’un pacha en Crète échappe à la raison. Ce qui est vrai de l’Italie est vrai de la Grèce. Venise ne peut être rendue à l’une sans que la Crète soit rendue à l’autre. Le même principe ne peut affirmer d’un côté, et mentir de l’autre. Ce qui est là l’aurore ne peut être ici le sépulcre.

En attendant, le sang coule, et l’Europe laisse faire. Elle en prend l’habitude. C’est aujourd’hui le tour du sultan. Il extermine une nationalité.

Existe-t-il un droit divin turc, vénérable au droit divin chrétien ? Le meurtre, le vol, le viol, s’abattent à cette heure sur Candie comme ils se ruaient, il y a six mois, sur l’Allemagne. Ce qui ne serait pas permis à Schinderhannes est permis à la politique. Avoir l’épée au côté et assister tranquillement à des massacres, cela s’appelle être homme d’état. Il paraît que la religion est intéressée à ce que les turcs fassent paisiblement l’égorgement de Candie, et que la société serait ébranlée si, entre Scarpento et Cythère, on ne passait point les petits enfants au fil de l’épée. Saccager les moissons et brûler les villages est utile. Le motif qui explique ces exterminations et les fait tolérer est au-dessus de notre pénétration. Ce qui s’est fait en Allemagne cet été nous étonne également. Une des humiliations des hommes qu’un long exil a rendus stupides — j’en suis un — c’est de ne point comprendre les grandes raisons des assassins actuels.

N’importe. La question crétoise est désormais posée.

Elle sera résolue, et résolue, comme toutes les questions de ce siècle, dans le sens de la délivrance.

La Grèce complète, l’Italie complète, Athènes au sommet de l’une, Rome au sommet de l’autre ; voilà ce que nous, France, nous devons à nos deux mères.

C’est une dette, la France l’acquittera. C’est un devoir, la France le remplira.

Quand ?

Persévérez.

Victor Hugo

Hauteville-House, 2 décembre 1866.