Pendant l’Exil Tome II La peine de mort 1865

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Actes et paroles volume 4J Hetzel (p. 236-238).

1865

LA PEINE DE MORT

Ce qui suit est extrait du Courrier de l’Europe :

« Les symptômes précurseurs de l’abolition de la peine de mort se prononcent de plus en plus, et de tous les côtés à la fois. Les exécutions elle-mêmes, en se multipliant, hâtent la suppression de l’échafaud par le soulèvement de la conscience publique. Tout récemment, M. Victor Hugo a reçu, dans la même semaine, à quelques jours d’intervalle, deux lettres relatives à la peine de mort, venant l’une d’Italie, l’autre d’Angleterre. La première, écrite à Victor Hugo par le comité central italien, était signée « comte Ferdinand Trivulzio, docteur Georges de Giulini, avocat Jean Capretti, docteur Albert Sarola, docteur Joseph Mussi, conseiller provincial, docteur Frédéric Bonola. » Cette lettre, datée de Milan, 1er février, annonçait à Victor Hugo la convocation d’un grand meeting populaire à Milan, pour l’abrogation de la peine capitale, et priait l’exilé de Guernesey d’envoyer, par télégramme, immédiatement, au peuple de Milan assemblé ; quelques paroles « destinées, nous citons la lettre, à produire une commotion électrique dans toute l’Italie ». Le comité ignorait qu’il n’y a malheureusement point de fil télégraphique à Guernesey. La deuxième lettre, envoyée de Londres, émanée d’un philanthrope anglais distingué, M. Lilly, contenait le détail du procès d’un italien nommé Polioni, condamné au gibet pour un coup de couteau donné dans une rixe de cabaret, et priait Victor Hugo d’intervenir pour empêcher l’exécution de cet homme.

M. Victor Hugo a répondu au message venu d’Italie la lettre qu’on va lire :

À MM. LES MEMBRES DU COMITÉ CENTRAL ITALIEN
POUR L’ABOLITION DE LA PEINE DE MORT
Hauteville-House, samedi 4 février 1865.

Messieurs, — Il n’y a point de télégraphe électrique à Guernesey. Votre lettre m’arrive aujourd’hui 4, et la poste ne repart que lundi 6. Mon regret est profond de ne pouvoir répondre en temps utile à votre noble et touchant appel. J’eusse été heureux que mon applaudissement arrivât au peuple de Milan faisant un grand acte.

L’inviolabilité de la vie humaine est le droit des droits. Tous les principes découlent de celui-là. Il est la racine, ils sont les rameaux. L’échafaud est un crime permanent. C’est le plus insolent des outrages à la dignité humaine, à la civilisation, au progrès. Toutes les fois que l’échafaud est dressé, nous recevons un soufflet. Ce crime est commis en notre nom.

L’Italie a été la mère des grands hommes, et elle est la mère des grands exemples. Elle va, je n’en doute pas, abroger la peine de mort. Votre commission, composée de tant d’hommes distingués et généreux, réussira. Avant peu, nous verrons cet admirable spectacle : l’Italie, avec l’échafaud de moins et Rome et Venise de plus.

Je serre vos mains dans les miennes, et je suis votre ami.

Victor Hugo.

À la lettre venue d’Angleterre, Victor Hugo a répondu :

À M. LILLY, 9, SAINT-PETER’S TERRACE, NOTTING-HILL, LONDRES.
Hauteville-House, 12 février 1865.

Monsieur, — Vous me faites l’honneur de vous tourner vers moi, je vous en remercie.

Un échafaud va se dresser ; vous m’en avertissez. Vous me croyez la puissance de renverser cet échafaud. Hélas ! je ne l’ai pas. Je n’ai pu sauver Tapner, je ne pourrais sauver Polioni. À qui m’adresser ? Au gouvernement ? au peuple ? Pour le peuple anglais je suis un étranger, et pour le gouvernement anglais un proscrit. Moins que rien, vous le voyez. Je suis pour l’Angleterre une voix quelconque, importune peut-être, impuissante à coup sûr. Je ne puis rien, monsieur ; plaignez Polioni et plaignez-moi.

En France, Polioni eût été condamné, pour meurtre sans préméditation, à une peine temporaire. La pénalité anglaise manque de ce grand correctif, les circonstances atténuantes.

Que l’Angleterre, dans sa fierté, y songe ; à l’heure qu’il est, sa législation criminelle ne vaut pas la législation criminelle française, si imparfaite pourtant. De ce côté, l’Angleterre est en retard sur la France. L’Angleterre veut-elle regagner en un instant tout le terrain perdu, et laisser la France derrière elle ? Elle le peut. Elle n’a qu’à faire ce pas : Abolir la peine de mort.

Cette grande chose est digne de ce grand peuple. Je l’y convie.

La peine de mort vient d’être abolie dans plusieurs républiques de l’Amérique du Sud. Elle va l’être, si elle ne l’est déjà, en Italie, en Portugal, en Suisse, en Roumanie, en Grèce. La Belgique ne tardera point à suivre ces beaux exemples. Il serait admirable que l’Angleterre prît la même initiative, et prouvât, par la suppression de l’échafaud, que la nation de la liberté est aussi la nation de l’humanité.

Il va sans dire, monsieur, que je vous laisse maître de faire de cette lettre l’usage que vous voudrez.

Recevez l’assurance de mes sentiments très distingués.

Victor Hugo.

Après avoir cité ces deux lettres, le Courrier de l’Europe ajoute :

« Il y a vraiment quelque chose de touchant à voir les adversaires du bourreau se tourner tous vers le rocher de Guernesey, pour demander aide et assistance à celui dont la main puissante a déjà ébranlé l’échafaud et finira par le renverser. « Le beau, serviteur du vrai » est le plus grand des spectacles. Victor Hugo se faisant l’avocat de Dieu pour revendiquer ses droits immuables — usurpés par la justice humaine — sur la vie de l’homme, c’est naturel. Qui parlera au nom de la divinité ; si ce n’est le génie ! »