Pendant l’Exil Tome II Les Fenians. — À l’Angleterre

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II

LES FENIANS

Après la Crète, l’Irlande se tourne vers l’habitant de Guernesey. Les femmes des Fenians condamnés lui écrivent. De là une lettre de Victor Hugo à l’Angleterre.

à l’angleterre

L’angoisse est à Dublin. Les condamnations se succèdent, les grâces annoncées ne viennent pas. Une lettre que nous avons sous les yeux dit : — «… La potence va se dresser ; le général Burke d’abord ; viendront ensuite le capitaine Mac Afferty, le capitaine Mac Clure, puis trois autres, Kelly, Joice et Cullinane… Il n’y a pas une minute à perdre… Des femmes, des jeunes filles vous supplient… Notre lettre vous arrivera-t-elle à temps ?… » Nous lisons cela, et nous n’y croyons pas. On nous dit : L’échafaud est prêt. Nous répondons : Cela n’est pas possible. Calcraft n’a rien à voir à la politique. C’est déjà trop qu’il existe à côté. Non, l’échafaud politique n’est pas possible en Angleterre. Ce n’est pas pour imiter les gibets de la Hongrie que l’Angleterre a acclamé Kossuth ; ce n’est pas pour recommencer les potences de la Sicile que l’Angleterre a glorifié Garibaldi. Que signifieraient les hourras de Londres et de Southampton ? Supprimez alors tous vos comités polonais, grecs, italiens. Soyez l’Espagne.

Non, l’Angleterre, en 1867, n’exécutera pas l’Irlande. Cette Élisabeth ne décapitera pas cette Marie Stuart.

Le dix-neuvième siècle existe.

Pendre Burke ! Impossible. Allez-vous copier Tallaferro tuant John Brown, Chacon tuant Lopez, Geffrard tuant le jeune Delorme, Ferdinand tuant Pisacane ?

Quoi ! après la révolution anglaise ! quoi ! après la révolution française ! quoi ! dans la grande et lumineuse époque où nous sommes ! il n’a donc été rien dit, rien pensé, rien proclamé, rien fait, depuis quarante ans !

Quoi ! nous présents, qui sommes plus que des spectateurs, qui sommes des témoins, il se passerait de telles choses ! Quoi ! les vieilles pénalités sauvages sont encore là ! Quoi ! à cette heure, il se prononce de ces sentences : « Un tel, tel jour, vous serez traîné sur la claie au lieu de votre supplice, puis votre corps sera coupé en quatre quartiers, lesquels seront laissés à la disposition de sa majesté qui en ordonnera selon son bon plaisir ! » Quoi ! un matin de mai ou de juin, aujourd’hui, demain, un homme, parce qu’il a une foi politique ou nationale, parce qu’il a lutté pour cette foi, parce qu’il a été vaincu, sera lié de cordes, masqué du bonnet noir, et pendu et étranglé jusqu’à ce que mort s’ensuive ! Non ! vous n’êtes pas l’Angleterre pour cela.

Vous avez actuellement sur la France cet avantage d’être une nation libre. La France, aussi grande que l’Angleterre, n’est pas maîtresse d’elle-même, et c’est là un sombre amoindrissement. Vous en tirez vanité. Soit. Mais prenez garde. On peut en un jour reculer d’un siècle. Rétrograder jusqu’au gibet politique ! vous, l’Angleterre ! Alors, dressez une statue à Jeffryes.

Pendant ce temps-là, nous dresserons une statue à Voltaire.

Y pensez-vous ? Quoi ! vous avez Sheridan et Fox qui ont fondé l’éloquence parlementaire, vous avez Howard qui a aéré la prison et attendri la pénalité, vous avez Wilberforce qui a aboli l’esclavage, vous avez Rowland Hill qui a vivifié la circulation postale, vous avez Cobden qui a créé le libre échange, vous avez donné au monde l’impulsion colonisatrice, vous avez fait le premier câble transatlantique, vous êtes en pleine possession de la virilité politique, vous pratiquez magnifiquement sous toutes les formes le grand droit civique, vous avez la liberté de la presse, la liberté de la tribune, la liberté de la conscience, la liberté de l’association, la liberté de l’industrie, la liberté domiciliaire, la liberté individuelle, vous allez par la réforme arriver au suffrage universel, vous êtes le pays du vote, du poll, du meeting, vous êtes le puissant peuple de l’habeas corpus. Eh bien ! à toute cette splendeur ajoutez ceci, Burke pendu, et, précisément parce que vous êtes le plus grand des peuples libres, vous devenez le plus petit !

On ne sait point le ravage que fait une goutte de honte dans la gloire. De premier, vous tomberiez dernier ! Quelle est cette ambition en sens inverse ? Quelle est cette soif de déchoir ? Devant ces gibets dignes de la démence de George III, le continent ne reconnaîtrait plus l’auguste Grande-Bretagne du progrès. Les nations détourneraient leur face. Un affreux contre-sens de civilisation aurait été commis, et par qui ? par l’Angleterre ! Surprise lugubre. Stupeur indignée. Quoi de plus hideux qu’un soleil d’où, tout à coup, il sortirait de la nuit !

Non, non, non ! je le répète, vous n’êtes pas l’Angleterre pour cela.

Vous êtes l’Angleterre pour montrer aux nations le progrès, le travail, l’initiative, la vérité, le droit, la raison, la justice, la majesté de la liberté ! Vous êtes l’Angleterre pour donner le spectacle de la vie et non l’exemple de la mort.

L’Europe vous rappelle au devoir.

Prendre à cette heure la parole pour ces condamnés, c’est venir au secours de l’Irlande ; c’est aussi venir au secours de l’Angleterre.

L’une est en danger du côté de son droit, l’autre du côté de sa gloire.

Les gibets ne seront point dressés.

Burke, M’Clure, M’Afferty, Kelly, Joice, Cullinane, ne mourront point. Épouses et filles qui avez écrit à un proscrit, il est inutile de vous couper des robes noires. Regardez avec confiance vos enfants dormir dans leurs berceaux. C’est une femme en deuil qui gouverne l’Angleterre. Une mère ne fera pas des orphelins, une veuve ne fera pas des veuves.

Victor Hugo
Hauteville-House, 28 mai 1867.

Cette parole fut entendue. Les Fenians ne furent pas exécutés.