Pendant l’Exil Tome II Lettre de Félix Pyat : Dehors ou dedans

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Voici des extraits de la très belle lettre de Félix Pyat. Malgré les éloquentes incitations de Félix Pyat, Victor Hugo, on le sait, maintint sa résolution.

DEHORS OU DEDANS
« Mon cher Victor Hugo,

« Les tyrans qui savent leur métier font de leurs sujets comme l’enfant fait de ses cerises, ils commencent par les plus rouges. Ils suivent la bonne vieille leçon de leur maître Tarquin, ils abattent les plus hauts épis du champ. Ils s’installent et se maintiennent ainsi en excluant de leur mieux l’élite de leurs ennemis. Ils tuent les uns, chassent les autres et gardent le reste. Ayant banni l’âme, ils tiennent le corps. Les voilà sûrs pour vingt ans. L’histoire prouve que tout parvenu monte par l’élimination des libres et ne tombe que par leur réintégration.

« Si c’est vrai, je me demande donc quel est le devoir des proscrits. Le devoir ? non, le mot n’est pas juste ici, car il s’agit moins de principe, Dieu merci ! que de moyen. La conduite ? pas même ; il y a encore là une nuance morale qui est de trop. Je dis donc la tactique des proscrits. Eh bien, leur tactique me semble toute tracée par celle du proscripteur. Ils n’ont qu’à prendre le contre-pied de ses actes. La dictature les chasse quand elle les croit forts ? qu’ils rentrent quand elle les croit faibles. En réalité, la tyrannie n’a à craindre que les revenants… les présents plus que les absents. Les libérateurs viennent toujours du dehors, mais ils ne réussissent qu’au dedans. C’est du moins l’histoire du passé. Et le passé dit l’avenir.

« … Sans doute, l’exil du dehors a bien mérité de la patrie. Il a ses services et ses dangers. Votre fils Charles les a montrés avec une poésie toute naturelle, héréditaire, et qui me ferait recroire au droit de noblesse, si j’étais moins vilain.

« Mais, soyons juste envers les mérites du dedans. Ceux du dehors n’ont pas besoin d’être surfaits pour être reconnus. Qui nie les vôtres nie le soleil ! Pour moi, caillou erratique, ballotté de prison en prison, en Suisse, en Savoie, en France, en Hollande, en Belgique, j’ai connu toute la gendarmerie européenne et je ne m’en vante ni ne m’en plains, il n’y a pas de quoi. Mes amis et moi, dénoncés en Angleterre comme des Marat par un sénateur délateur et comme des Peltier par un délateur ambassadeur, travestis en Guy-Fawkes et pendus en efligie pour les Lettres à la reine, un peu cause de vos troubles à Jersey, saisis, jugés et menacés de l’alien bill pour l’affaire Orsini et trois fois d’extradition pour la Commune révolutionnaire, nous avons eu aussi notre part d’épreuves ; et, comme vous à Jersey, nous avons eu la sécurité de l’exil à Londres.

« … Le devoir, j’ai dit, est hors de cause comme le péril. Il s’accomplit bravement en Angleterre comme en France, dehors comme dedans, mais moins utilement, j’ose le croire ; avec plus d’éclat, mais avec moins d’effet ; avec plus de liberté et de gloire privée, mais avec moins de salut public. Si le procès Baudin, le procès d’un revenant mort, a réveillé Paris, que ne ferait pas le procès de la « grande ombre », comme vous nomme le Constitutionnel, le procès d’un revenant vivant, le procès de Victor Hugo ! Tyrtée a soulevé Sparte. Puis le procès Ledru, Louis Blanc, Quinet, Barbès… le Palais de Justice sauterait ! Sophocle a eu son procès, qu’il a gagné. Il avait vos cheveux blancs et vous avez ses lauriers !

« Le frère de Charles et son égal en talent, votre fils François, a reconnu lui-même, avec le coup d’œil paternel, le mal que nous a fait l’amnistie. L’armée de l’exil, a-t-il dit justement, avait son ordre, ses guides et guidons. L’amnistie l’a licenciée, débandée, dispersée au dedans, avec ses guides au dehors. L’armée est battue. Rentrée d’Achille, chute d’Hector. Achille meurt, c’est vrai, mais Troie tombe. Si le plus fort attend la victoire du plus faible, c’est le monde renversé. Adieu Patrocle et ses myrmidons !

« Loin de moi l’idée que vous reposez sous votre tente ! Vos armes, comme la foudre, brillent dans l’immensité. Mais elles s’y perdent aussi. Elles gagneraient à se concentrer du dehors au dedans. Excusez-moi ! franchise est républicaine. Et la mienne n’est pas bouche d’or comme la vôtre. Elle est de fer. Quel choc dans Paris, si vous rentriez tous le 22 septembre !

« Vous avez fait l’Homme qui Rit, un événement. Vous feriez l’Homme qui Pleure, un tremblement !

« Toutefois, ce n’est là qu’une opinion. L’histoire même n’a point d’ordre à donner. À peine un conseil. Et ce conseil ne gagne pas en autorité, venant de moi. Je vous propose, ou plutôt je vous soumets mon avis aussi humblement que témérairement. Prenez-le pour ce qu’il vaut. J’ajouterai même qu’il n’y a rien d’absolu de ce qui est humain ; que les faits du passé peuvent avoir tort pour l’avenir.

« Ainsi donc, en définitive, à chacun l’appréciation de sa propre utilité. Respect à toute conviction ! liberté à toute conscience ! À la vôtre surtout. Vous avez prérogative d’astre, plus splendide encore à votre couchant qu’à votre lever ! Peut-être vaut-il mieux que vous restiez dans votre ciel de feu, comme le dieu d’Homère, pour éclairer le combat. Chacun sa tâche ; le phare porte la flamme et le flot la nef ; soit ! Mais, quelle que soit la décision prise, qu’on agisse en détail ou en bloc, sur un même point ou à différents postes, épars ou massés, de loin ou de près, dedans ou dehors, en France ou en Chine, peu importe ! le devoir sera rempli, l’honneur sauf partout — sinon la victoire !

« Ce qui importe surtout et avant tout, c’est que nous soyons unis. Sinon, nous sommes morts.

« Pour l’amour du droit, dehors ou dedans, soyons unis ! J’ai admiré et béni votre recommandation magistrale au début du Rappel. C’est le salut.

« En avant donc tous ensemble ! absents ou présents, tout ce qui vibre, tout ce qui vit, tout ce qui hait ; tout ce qui a vécu au nom du droit, de l’ordre, de la paix, de la vie de la France ; tout ce qui préfère le droit aux hommes, le principe à tout ; tout ce qui est prêt à leur sacrifier corps, biens et âme, art, gloire et nom, colonies et mémoire, tout, hors la conscience ; tout ce qui se donnerait au diable même pour allié, s’il pouvait s’attaquer dans sa pire forme ; tout ce qui n’a qu’une colère et qui l’épargne, l’amasse, l’accumule et la capitalise en avare, sans en rien distraire, sans en rien prêter même à la plus mortelle injure ; tout ce qui ne se sent pas trop de tout son être contre l’ennemi commun ! En avant tous contre lui seul, avec un seul cœur, un seul bras, un seul cri, un seul but, le but des pères comme des fils, le but d’aujourd’hui comme d’hier, le but idéal et éternel de la France et du monde, le but à jamais glorieux, à jamais sacré du 22 de ce grand mois de septembre : Liberté, Égalité, Fraternité.

« Félix Pyat. »
Londres, 9 septembre 1869.