Pendant l’Exil Tome V La démission

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J Hetzel (p. 105-112).

V

DÉMISSION DE VICTOR HUGO

Le 8 mars, au moment où le représentant Victor Hugo se préparait à prendre la parole pour défendre Paris contre la droite, survint un incident inattendu. Un rapport fut fait à l’Assemblée sur l’élection d’Alger. Le général Garibaldi avait été nommé représentant d’Alger par 10,600 voix. Le candidat qui avait après lui le plus de voix n’avait eu que 4,973 suffrages. On proposa l’annulation de l’élection de Garibaldi. Victor Hugo intervint.

SÉANCE DU 8 MARS 1871

m. victor hugo. — Je demande la parole.

m. le président. — M. Victor Hugo a la parole. (Mouvements divers.)

m. victor hugo. — Je ne dirai qu’un mot.

La France vient de traverser une épreuve terrible, d’où elle est sortie sanglante et vaincue. On peut être vaincu et rester grand ; la France le prouve. La France accablée, en présence des nations, a rencontré la lâcheté de l’Europe. (Mouvement.)

De toutes les puissances européennes, aucune ne s’est levée pour défendre cette France qui, tant de fois, avait pris en main la cause de l’Europe… (Bravo ! à gauche), pas un roi, pas un état, personne ! un seul homme excepté… (Sourires ironiques à droite. — Très bien ! à gauche.)

Ah ! les puissances, comme on dit, n’intervenaient pas ; eh bien, un homme est intervenu, et cet homme est une puissance. (Exclamations sur plusieurs bancs à droite.)

Cet homme, messieurs, qu’avait-il ? son épée.

m. le vicomte de lorgeril. — Et Bordone ! (On rit.)

m. victor hugo. — Son épée, et cette épée avait déjà délivré un peuple … (exclamations) et cette épée pouvait en sauver un autre. (Nouvelles exclamations.)

Il l’a pensé ; il est venu, il a combattu.

À droite. — Non ! non !

m. le vicomte de lorgeril. — Ce sont des réclames qui ont été faites ; il n’a pas combattu.

m. victor hugo. — Les interruptions ne m’empêcheront pas d’achever ma pensée.

Il a combattu… (Nouvelles interruptions.)

Voix nombreuses à droite. — Non ! non !

À gauche. — Si ! si !

m. le vicomte de lorgeril. — Il a fait semblant !

Un membre à droite. — Il n’a pas vaincu en tout cas !

m. victor hugo. — Je ne veux blesser personne dans cette assemblée, mais je dirai qu’il est le seul des généraux qui ont lutté pour la France, le seul qui n’ait pas été vaincu. (Bruyantes réclamations à droite. — Applaudissements à gauche.)

Plusieurs membres à droite. — À l’ordre ! à l’ordre !

m. de jouvencel. — Je prie M. le président d’inviter l’orateur à retirer une parole qui est antifrançaise.

m. le vicomte de lorgeril. — C’est un comparse de mélodrame. (Vives réclamations à gauche.) Il n’a pas été vaincu parce qu’il ne s’est pas battu.

m. le président. — Monsieur de Lorgeril, veuillez garder le silence ; vous aurez la parole ensuite. Mais respectez la liberté de l’orateur. (Très bien !)

m. le général ducrot. — Je demande la parole. (Mouvement.)

m. le président. — Général, vous aurez la parole après M. Victor Hugo.

(Plusieurs membres se lèvent et interpellent vivement M. Victor Hugo.)

m. le président aux interrupteurs. La parole est à M. Victor Hugo seul.

m. richier. — Un français ne peut pas entendre des paroles semblables à celles qui viennent d’être prononcées. (Agitation générale.)

m. le vicomte de lorgeril. — L’Assemblée refuse la parole à M. Victor Hugo, parce qu’il ne parle pas français. (Oh ! oh ! — Rumeurs confuses.)

m. le président. — Vous n’avez pas la parole, monsieur de Lorgeril… Vous l’aurez à votre tour.

m. le vicomte de lorgeril. — J’ai voulu dire que l’Assemblée ne veut pas écouter parce qu’elle n’entend pas ce français-là. (Bruit.)

Un membre. — C’est une insulte au pays !

m. le général ducrot. — J’insiste pour demander la parole.

m. le président. — Vous aurez la parole si M. Victor Hugo y consent.

m. victor hugo. — Je demande à finir.

Plusieurs membres à M. Victor Hugo. — Expliquez-vous ! (Assez ! assez !)

m. le président. — Vous demandez à M. Victor Hugo de s’expliquer ; il va le faire. Veuillez l’écouter et garder le silence… (Non ! non ! — À l’ordre !)

m. le général ducrot. — On ne peut pas rester là-dessus.

m. victor hugo. — Vous y resterez pourtant, général.

m. le président. — Vous aurez la parole après l’orateur.

m. le général ducrot. — Je proteste contre des paroles qui sont un outrage… (À la tribune ! à la tribune !)

m. victor hugo. — Il est impossible… (Les cris : À l’ordre ! continuent.)

Un membre. — Retirez vos paroles. On ne vous les pardonne pas.

(Un autre membre à droite se lève et adresse à l’orateur des interpellations qui se perdent dans le bruit.)

m. le président. — Veuillez vous asseoir !

Le même membre. — À l’ordre ! Rappelez l’orateur à l’ordre !

m. le président. — Je vous rappellerai vous-même à l’ordre, si vous continuez à le troubler. (Très bien ! très bien !) Je rappellerai à l’ordre ceux qui empêcheront le président d’exercer sa fonction. Je suis le juge du rappel à l’ordre.

Sur plusieurs bancs à droite. — Nous le demandons, le rappel à l’ordre !

m. le président. — Il ne suffit pas que vous le demandiez. (Très bien ! — Interpellations diverses et confuses.)

m. de chabaud-latour. — Paris n’a pas été vaincu, il a été affamé. (C’est vrai ! c’est vrai ! — Assentiment général. )

m. le président. — Je donne la parole à M. Victor Hugo pour s’expliquer, et ceux qui l’interrompront seront rappelés à l’ordre. (Très bien !)

m. victor hugo. — Je vais vous satisfaire, messieurs, et aller plus loin que vous. (Profond silence.)

Il y a trois semaines, vous avez refusé d’entendre Garibaldi…

Un membre. — Il avait donné sa démission !

m. victor hugo. — Aujourd’hui vous refusez de m’entendre. Cela me suffit. Je donne ma démission. (Longues rumeurs. — Non ! non ! — Applaudissements à gauche.)

Un membre. — L’Assemblée n’accepte pas votre démission !

m. victor hugo. — Je l’ai donnée et je la maintiens.

(L’honorable membre qui se trouve, en descendant de la tribune, au pied du bureau sténographique situé à l’entrée du couloir de gauche, saisit la plume de l’un des sténographes de l’Assemblée et écrit, debout, sur le rebord extérieur du bureau, sa lettre de démission au président.)

m. le général ducrot. — Messieurs, avant de juger le général Garibaldi, je demande qu’une enquête sérieuse soit faite sur les faits qui ont amené le désastre de l’armée de l’est. (Très bien ! très bien !)

Quand cette enquête sera faite, nous vous produirons des télégrammes émanant de M. Gambetta, et prouvant qu’il reprochait au général Garibaldi son inaction dans un moment où cette inaction amenait le désastre que vous connaissez. On pourra examiner alors si le général Garibaldi est venu payer une dette de reconnaissance à la France, ou s’il n’est pas venu, plutôt, défendre sa république universelle. (Applaudissements prolongés sur un grand nombre de bancs.)

m. lockroy. — Je demande la parole.

m. le président. — M. Victor Hugo est-il présent ?

Voix diverses. — Oui ! — Non ! il est parti !

m. le président. — Avant de donner lecture à l’Assemblée de la lettre que vient de me remettre M. Victor Hugo, je voulais le prier de se recueillir et de se demander à lui-même s’il y persiste.

m. victor hugo, au pied de la tribune. — J’y persiste.

m. le président. — Voici la lettre de M. Victor Hugo ; mais M. Victor Hugo… (Rumeurs diverses.)

m. victor hugo. — J’y persiste. Je le déclare, je ne paraîtrai plus dans cette enceinte.

m. le président. — Mais M. Victor Hugo ayant écrit cette lettre dans la vivacité de l’émotion que ce débat a soulevée, j’ai dû en quelque sorte l’inviter à se recueillir lui-même, et je crois avoir exprimé l’impression de l’Assemblée. (Oui ! oui ! Très bien !)

m. victor hugo. — Monsieur le président, je vous remercie ; mais je déclare que je refuse de rester plus longtemps dans cette Assemblée. (Non ! non !)

De toutes parts. — À demain ! à demain !

m. victor hugo. — Non ! non ! j’y persiste. Je ne rentrerai pas dans cette Assemblée !

(M. Victor Hugo sort de la salle.)

m. le président. — Si l’Assemblée veut me le permettre, je ne lui donnerai connaissance de cette lettre que dans la séance de demain. (Oui ! oui ! — Assentiment général.)

Cet incident est terminé, et je regrette que les élections de l’Algérie y aient donné lieu…

Un membre à gauche. — C’est la violence de la droite qui y a donné lieu.


séance du 9 mars

m. le président. — Messieurs, je regrette profondément que notre illustre collègue, M. Victor Hugo, n’ait pas cru pouvoir se rendre aux instances d’un grand nombre de nos collègues, et, je crois pouvoir le dire, au sentiment général de l’Assemblée. (Oui ! oui ! — Très bien !) Il persiste dans la démission qu’il m’a remise hier au soir, et dont il ne me reste, à mon grand regret, qu’à donner connaissance à l’Assemblée :

La voici :

« Il y a trois semaines, l’Assemblée a refusé d’entendre Garibaldi ; aujourd’hui elle refuse de m’entendre. Cela me suffit.

« Je donne ma démission.

« victor hugo. »
8 mars 1871.

La démission sera transmise à M. le ministre de l’intérieur.

m. louis blanc. — Je demande la parole.

m. le président. — M. Louis Blanc a la parole.

m. louis blanc. — Messieurs, je n’ai qu’un mot à dire.

À ceux d’entre nous qui sont plus particulièrement en communion de sentiments et d’idées avec Victor Hugo, il est commandé de dire bien haut de quelle douleur leur âme a été saisie…

Voix à gauche. — Oui ! oui ! c’est vrai !

m. louis blanc. — En voyant le grand citoyen, l’homme de génie dont la France est fière, réduit à donner sa démission de membre d’une Assemblée française…

Voix à droite. — C’est qu’il l’a bien voulu.

m. le duc de marmier. — C’est par sa volonté !

m. louis blanc. — C’est un malheur ajouté à tant d’autres malheurs… (mouvements divers) que cette voix puissante ait été étouffée… (Réclamations sur un grand nombre de bancs.)

m. de tillancourt. — La voix de M. Victor Hugo a constamment été étouffée !

Plusieurs membres. — C’est vrai ! c’est vrai !

m. louis blanc. — Au moment où elle proclamait la reconnaissance de la patrie pour d’éminents services.

Je me borne à ces quelques paroles. Elles expriment des sentiments qui, j’en suis sûr, seront partagés par tous ceux qui chérissent et révèrent le génie combattant pour la liberté. (Vive approbation sur plusieurs bancs à gauche.)

m. schœlcher. — Louis Blanc, vous avez dignement exprimé nos sentiments à tous.

À gauche. — Oui ! oui ! — Très bien !


Caprera, 11 avril 1870.
« Mon cher Victor Hugo,

« J’aurais dû plus tôt vous donner un signe de gratitude pour l’honneur immense dont vous m’avez décoré à l’Assemblée de Bordeaux.

« Sans manifestation écrite, nos âmes se sont cependant bien entendues, la vôtre par le bienfait, et la mienne par l’amitié et la reconnaissance que je vous consacre depuis longtemps.

« Le brevet que vous m’avez signé à Bordeaux suffit à toute une existence dévouée à la cause sainte de l’humanité, dont vous êtes le premier apôtre.

« Je suis pour la vie,

« Votre dévoué,
« Garibaldi. »