Pensée française, pages choisies/24

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Éditions de l’Action canadienne française (p. 169-171).

À PROPOS DE L’AFFAIRE LINDBERGH




NOUS ne savons trop si les Lindbergh ont vraiment l’intention d’aller habiter la France, mais cela serait, qu’on les comprendrait facilement. À chaque chapitre du drame eschyléen dont ils viennent d’être les victimes, la civilisation américaine s’est montrée sordide. La presse, ne voyant dans le rapt de leur enfant qu’une occasion d’augmenter son tirage, a renseigné jour par jour, heure par heure, les auteurs du rapt sur les mouvements et les intentions de la police. La radio, pour des motifs analogues, a fait de même. Au sein de la police on s’est battu à qui accaparerait la gloire d’appréhender les criminels, et dans cette lutte répugnante dont le gros Hoover, hébété ou impuissant, suivait de Washington les péripéties, la bêtise l’a encore emporté sur l’inconscience. Des professeurs d’université, des « pasteurs », des officiers supérieurs de la marine, se sont entremis pour faire tenir aux ravisseurs la rançon que ceux-ci exigeaient, et il est même arrivé cette chose épouvantable que, pendant que la pauvre petite victime, meurtrie, pourrissait dans la forêt à quelques milles de la maison de ses parents, un brave homme d’universitaire a personnellement remis à l’un des scélérats, de la main à la main, dans l’obscurité, par-dessus le mur d’un cimetière, une somme de cinquante mille dollars qu’il avait obtenue des parents justement affolés. On découvre les restes de l’enfant, et voici qu’un constructeur de navires du nom de Curtis, homme jusque-là très considéré, qui prétendait avoir négocié lui aussi avec les ravisseurs, admet sous sa signature qu’il a inventé cette histoire pour extorquer de l’argent aux Lindbergh. Jusqu’à la découverte (accidentelle) du cadavre, la police pouvait, avec une certaine vraisemblance, se dire paralysée par le désir impérieux des parents de ménager les ravisseurs pour recouvrer à tout prix leur enfant ; maintenant qu’il n’y a plus de ménagements à garder, la main de la justice va s’appesantir sur les coupables… Mais la cupidité des journaux est toujours en éveil ; sous le commode prétexte d’aider à la traque, une fois de plus, jour par jour, heure par heure, ces dévoués protecteurs de la société apprendront aux criminels quelle nouvelle manœuvre les menace et comment ils pourront y échapper. Grâce à eux l’on saura qui est soupçonné, de quel côté la police va tourner sa lanterne.

L’argent ! l’argent ! voilà le mot qui sera revenu comme un sombre leitmotiv tout au cours de ce drame si parfaitement accordé à une civilisation qui a fait de l’argent son dieu. Un à un, tous les rouages de ce qu’on appelle, faute d’un autre nom, la société américaine, se seront révélés détraqués par l’amour du lucre. Devant les sanguinaires chefs de bande qui du fond de leurs repaires, ou de leurs cachots, traitaient d’égal à égal avec l’autorité, un peuple de 120 millions d’âmes, abêti par le culte de l’argent, s’est déshonoré dans de niais et crapuleux calculs, contraires à l’intelligence comme à la morale, à l’heure où sa colère aurait dû frapper comme la foudre. D’un seul coup on a vu ce qu’est véritablement cette terre des États-Unis qui depuis la guerre, sous la direction de pédants « fêlés » comme Wilson ou de corpulents affairistes comme Hoover, prétend donner des lois au monde. Par un beau soir d’été, il y a cinq ans, un aigle aux traits humains baignés d’une infinie douceur descendait du ciel sur Paris. Il s’appelait Lindbergh. Il était venu solitaire d’Amérique, d’un seul vol. La France, qu’il venait de devancer dans cet exploit surhumain, le souleva dans ses bras, pleura de joie sur son cœur. Depuis ce jour, lui, que seuls les hasards de l’émigration firent naître en Amérique, et qui, s’il venait aujourd’hui aux États-Unis en étranger, serait traité comme une viande quelconque par les agents d’immigration d’Ellis Island, il est, autant qu’Américain, Français. En allant vivre avec les siens dans le pays humain vers lequel le portèrent, il y a cinq ans, son courage et son génie, il donnera à ses compatriotes la seule leçon qu’ils soient encore capables d’entendre. Peut-être comprendront-ils enfin qu’il y a au monde autre chose que l’argent et qu’un pays où la passion du lucre a tout corrompu, tout sali, tout avili, n’est pas un pays pour civilisés.


Le Canada, 19 mai 1932.