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Pensées, essais et maximes (Joubert)/Notice sur la vie, le caractère et les travaux de M. J. Joubert

La bibliothèque libre.
Librairie Ve le Normant (p. 5-80).


NOTICE
SUR
LA VIE, LE CARACTÈRE ET LES TRAVAUX
DE M. J. JOUBERT.


On trouve dans la correspondance de M. de Chateaubriand, pendant son voyage en Italie, trois lettres adressées à M. Joubert, son ami, « homme d’un esprit rare », ajoute en note l’illustre écrivain ; « d’une âme supérieure et bienveillante, d’un commerce sûr et charmant, d’un talent qui lui aurait donné une réputation méritée, s’il n’avait voulu cacher sa vie ; homme ravi trop tôt à sa famille, à la société choisie dont il était le lien ; homme de qui la mort a laissé dans mon existence un de ces vides que font les années, et qu’elles ne réparent point. »

Longtemps avant que ces lignes fussent écrites, M. de Fontanes, demandant à ses dieux pénates d’écarter de son manoir les visiteurs importuns et les insipides rimeurs, s’était écrié :


« Mais si Joubert, ami fidèle
« Que depuis trente ans je chéris,
« Des cœurs vrais le plus vrai modèle,
« Vers mes champs accourt de Paris,
« Qu’on ouvre ! j’aime sa présence ;
« De la paix et de l’espérance
« Il a toujours les yeux sereins…
« Que de fois sa douce éloquence
« Apaisa mes plus noirs chagrins ! »


Là ne se bornaient pas les amitiés illustres que M. Joubert comptait dans la vie. Autour de lui se pressaient une foule d’écrivains ou d’hommes de goût qui venaient puiser dans sa parole féconde des inspirations ou des conseils. Les femmes les plus distinguées de son temps entretenaient avec lui un commerce que n’interrompaient ni ses longs séjours en province, ni les langueurs d’une santé défaillante. On ne rencontre pas un esprit de cette portée sans lui supposer la force de produire un beau livre, ce témoignage suprême de l’humaine puissance. Ceux qui connaissaient M. Joubert prévoyaient donc et voulaient pour lui l’avenir littéraire auquel, pour sa part, il ne paraissait pas songer. M. de Fontanes lui écrivait en 1803 :

« Vous êtes dans la solitude, mon bon ami ; rien ne vous distrait. Je vous exhorte à écrire tous les soirs, en rentrant, les méditations de votre journée. Vous choisirez, au bout de quelque temps, dans ces fantaisies de votre pensée, et vous serez surpris d’avoir fait, presque à votre insu, un fort bel ouvrage. Profitez de mon conseil ; ce travail ne sera pas pénible et sera « glorieux. Il faut laisser quelque trace de son passage « et remplir sa mission. »

Presque dans le même temps, M. Molé soupconnait que cette tâche était plus avancée que M. de Fontanes ne le pensait.

« II y a dans votre tête, et peut-être dans vos papiers, » mandait-il à M. Joubert, « un volume composé d’un bout à l’autre des pensées les plus rares, des « vues les plus ingénieuses et les plus étendues, exprimées dans les tours les plus heureux. J’ai juré de l’en « faire sortir : ce sera le meilleur de mes ouvrages, et il « aura pour moi le mérite de satisfaire à la fois mon « cœur et mon esprit. C’est dans le sens le plus littéral « que je le dis : je répondrais de tirer des papiers de la « malle le plus excellent et le plus goûté des volumes. »

Quel était donc cet homme que les plus beaux esprits de son siècle entouraient d’une affection si vive, d’une admiration si désintéressée ? N’avait-il, en effet, laissé sur la terre que les vestiges inaperçus d’un talent ignoré ? Confident inactif des travaux de ses amis, était-il destiné à ne vivre, dans la mémoire du monde, que par les souvenirs échappés à leur plume ? Ou bien la malle mystérieuse dont parlait M. Molé devait-elle laisser échapper un jour les trésors devinés par cette jeune et noble intelligence ?

Le livre que je publie répond à ces questions.

Cependant, quand une œuvre pareille est jetée dans le domaine littéraire, le public a le besoin et le droit d’en savoir l’histoire, d’en connaître l’auteur. C’est donc un devoir de dire ici la vie et les travaux de M. Jouhert. Malheureusement ce récit, qui demanderait une plume habile, échoit à un homme livré dès sa jeunesse aux travaux sévères de l’administration des armées, et qui n’aborde qu’en tremblant la tâche inaccoutumée que le sort lui confie. N’importe : il cherchera sa force dans son dévouement ; les souvenirs du foyer lui viendront en aide, et, s’il s’égare sur la route ou la parcourt d’un pas mal assuré, il puisera son excuse dans le culte domestique dont la mémoire de M. Joubert est entourée, et qui commande à sa famille ce pieux et dernier hommage.

Joseph Joubert naquit, le 6 mai 1754, à Montignac, petite ville du Périgord, où son père exerçait la profession de médecin. C’était le premier fruit d’une union qui allait être féconde. Sa naissance fut suivie, en effet, de celle de sept autres enfants, et son éducation dut se ressentir de la gêne qu’apportait, dans une fortune étroite, la survenance de tant de puînés. Nous n’avons, au surplus, d’autres détails sur les premières années de sa vie que ceux qu’il a donnés lui-même dans sa correspondance. Jl rend grâces au ciel d’avoir été un enfant « doux », et raconte, avec une naïveté sous laquelle ou sent des larmes, l’amour passionné qu’il avait pour sa mère, femme d’un mérite éminent, qui, à défaut d’autres richesses, avait du moins donné à ses enfants celles du bon conseil et du bon exemple.

À quatorze ans, il avait appris tout ce qu’on pouvait apprendre alors dans une petite ville du Périgord. 11 partit bientôt pour Toulouse, dans le dessein d’y étudier le droit et de se consacrer ensuite au barreau. Mais il ne tarda guere à reconnaître que son instruction classique était fort incomplète, et que l’étude austère des lois répondait mal aux besoins de sa vive imagination. Son goût pour les travaux littéraires l’avait rapproché de quelques pères de la Doctrine chrétienne chargés de la direction du collège de Toulouse. Habiles comme les jésuites, leurs prédécesseurs, à démêler dans la foule les jeunes gens propres à honorer la congrégation, les bons pères savaient, comme les jésuites, les attirer à eux par de riantes espérances. M. Joubert ne résista pas à celles qui s’offraient à lui. La certitude d’échapper à l’isolement et au besoin, la sécurité de l’avenir, une existence commode mêlée de loisirs et d’étude, tout le séduisit. Il entra donc dans la Doctrine, et, sans prononcer de vœux, sans aliéner par conséquent sa liberté, il y resta jusqu’à l’âge de vingt-deux ans, disciple chéri de ses maîtres et maître chéri de ses disciples. Les jeunes doctrinaires, en effet. chargés, à leur début, du professorat des basses classes de latinité, suivaient simultanément les lecons des vieux pères qui, blanchis dans l’étude, avaient pénétré avant eux les secrets de l’antiquité grecque et latine. Professeurs le matin, ils redevenaient le soir écoliers, double rôle à la fois profitable aux élèves et aux maîtres, et qui pourrait expliquer, en partie du moins, le long succès des congrégations enseignantes.

Cependant M. Joubert n’avait pu supporter, sans en souffrir, les fatigues de l’enseignement. Sa constitution délicate répondait mal à l’ardeur de son zèle, et, après quelques hésitations, il reconnut qu’il y avait pour lui nécessité de songer au repos. Ce fut à Montignac, près de sa famille, qu’il alla le chercher. Les années 1776 et 1777 qu’il y passa ne furent pas perdues pour la culture de son esprit ; il les employa, non seulement à approfondir ce qu’il avait appris chez les doctrinaires, mais h acquérir une connaissance plus étendue de l’antiquité, en pratiquant ceux des auteurs anciens qui restent habituellement en dehors des études classiques. Déjà d’ailleurs s’était manifesté en lui, non pas précisément le besoin d’écrire, mais celui de résumer en sentences brèves et limpides le résultat de ses réflexions ou de ses lectures. C’est, en effet, à partir de 1774 que commence l’espèce de journal où sont consignées ses pensées. La persistance avec laquelle il l’a poursuivi, durant cinquante ans, au travers des agitations du temps et des phases de la bonne ou de la mauvaise fortune, démontre qu’en l’écrivant il obéissait à un besoin, je dirais presque à la loi de son intelligence. Je reviendrai bientôt, au surplus, sur cette partie de ses travaux, l’un des plus étranges monuments peut-être de notre littérature. Suivons d’abord les événements de sa vie, événements modestes, il est vrai, peu propres a causer de vives émotions, mais où se rencontre l’intérêt calme et doux qui, pour les âmes littéraires, s’attache à l’intimité d’un écrivain éminent.

M. Joubert était trop jeune et trop curieux de savoir pour qu’une retraite silencieuse, au fond de la province, pût longtemps lui suffire. Pendant son séjour à Toulouse, ville studieuse et lettrée, il avait goûté le charme de la vie intellectuelle vers laquelle ses instincts l’entraînaient. Dans les heures de loisir que les travaux de l’enseignement lui laissaient, il avait coutume de fréquenter les bibliothèques ; il recherchait avidement le commerce des hommes instruits ; enfin, quelques maisons honorables, celle, entre autres, de M. le baron de Falguière, dont je l’ai vu depuis protéger le petit-fils, M. le baron d’André, aujourd’hui premier secrétaire d’ambassade à Turin, s’étaient empressees d’accueillir un jeune homme qui alliait à la candeur de l’âge un esprit déjà plein de culture et d’urbanité. Montiguac, il faut bien l’avouer, ne lui offrait pas les mêmes ressources. Sans doute son cœur éprouvait de douces joies près d’une mère qu’il chérissait ; mais il fallait à son esprit des aliments qui devenaient de jour en jour plus rares. Il n’avait pas tardé a s’apercevoir que les interlocuteurs manquaient aux entretiens littéraires ; les petites bibliothèques du lieu s’étaient promptement épuisées sous ses mains, et, aux regrets de la vie qu’il venait de quitter, se mêlait une ambition dont nous avons tous été agités, nous qui avons passé notre jeunesse dans la province, l’ambition de connaître Paris. Là, en effet, le domaine des lettres s’était fort agrandi. Ce n’était plus la terre écartée où quelques hommes timides venaient laborieusement tracer leur sillon, se croyant assez honorés quand un regard tombant d’en haut daignait encourager leur effort, et ne songeant guère à confondre les choses de l’esprit avec celles du pouvoir. La littérature avait fait irruption dans le sanctuaire et dans les conseils ; elle régnait dans les salons, et la société tout entière s’abandonnait avec sécurité à un progrès qui semblait n’être que l’avènement de l’intelligence, tant il était empreint encore d’atticisme et de sérénité. M. Joubert aspirait impatiemment, non pas sans doute à prendre sa part du triomphe, il y avait en lui trop de modestie et de retenue, mais à connaître les écrivains qui exercaient tant d’influence sur son pays, à écouter de près ces bruits, ces conversations des salons dont il n’avait entendu jusque-là que le retentissement lointain. Comme toutes les provinces où s’était maintenue l’inégalité des partages, le Périgord avait l’antique coutume d’envoyer une partie de ses fils chercher fortune au dehors. Les emplois dans l’armée, les bénéfices ecclésiastiques, les charges de judicature ou de finances ouvraient leurs largesses à une foule de familles bourgeoises ou titrées. Une émigration incessante peuplait Paris et la province de ces enfants du Midi qui, pleins de vivacité et d’adresse, se pressaient aux avenues du pouvoir, y pénétraient en s’entr’aidant l’un l’autre, et souvent, dans leurs vieux jours, rapportaient au foyer natal quelque fortune amassée, un blason conquis, l’élégance du monde ou de la cour. M. Joubert n’en demandait pas tant ; il ne voulait que voir, apprendre, connaître, et, certain de trouver partout des compatriotes qui lui serviraient, sinon d’appuis, au moins d’introducteurs, il vint à Paris vers le commencement de 1778.

Son premier soin fut d’y rechercher la société des gens de lettres ; tentative heureuse, car, au bout de peu de mois, il connaissait Marmontel, Laharpe, d’AIembert. Bientôt même il était admis dans la familiarité de Diderot, qui tenait encore à Paris le sceptre de la conversation. C’était débuter par les grandes entrées. Ses relations avec les chefs des encyclopédistes ne nous sont connues que par les récits qu’il en faisait quelquefois et par des notes retrouvées dans ses cahiers. Il n’avait pu entendre, sans en être profondément remué, la parole de Diderot, cet homme étrange chez qui la conviction semblait s’allier au sophisme, la folie à l’éloquence, le cynisme à la bonhomie. Il étudiait les arts pour être digne de lui parler de ses Salons ; il s’occupait des questions sociales, afiu de s’eleverà lui par un autre côte : peu à peu, enfin, pour le suivre, il se laissait aller, du moins il s’en accuse, à l’entraînement du Ilot philosophique. Il était difficile, on le comprend, qu’un jeune homme récemment arrivé de la province et tombé, par une bonne fortune inattendue, dans cette enivrante atmosphère, se garantît complètement des séductions qui subjuguaient une société déjà blasée. .N’’était-il pas à cet âge où, pour peu qu’on relâche les rênes, l’esprit s’échappe en courses folles sans se détourner des obstacles, sans respecter les barrières" ? Diderot, d’ailleurs, l’accueillait avec bonté ; il lui ouvrait de toutes parts des vues nouvelles, l’encourageait dans ses travaux, et ne dédaignait pas de proposer à son ardeur impatiente certains sujets d’ouvrages dont je retrouve, dans le journal du néophyte, les traces abandonnées. C’étaient de ces aperçus fugitifs que la magie du grand causeur avait su revêtir de formes précises et douer d’une réalité saisissante. Plein de confiance en la parole du maître, le disciple ebloui se mettait à l’œuvre ; mais les lignes délicates d’un dessin improvisé ne tardaient guère à s’effacer sous le travail, et les éclairs du premier jet à s’éteindre dans la réflexion. Dupe de son illusion, cependant, M. Joubert imputait à sa propre impuissance des mécomptes dont il eût pu rejeter la faute sur la sterilité des sujets. Ce n’est que plus tard, au souvenir des efforts tentés par sa jeunesse pour donner l’être à je ne sais quels traités sur les perspectives de l’esprit, sur la bienveillance universelle, ou sur quelques autres thèmes tout aussi vagues, que, découvrant son erreur, il put à la fin s’écrier : * C’est la matière qui manquait, et je ne sus pas le « voir! » Combien d’hommes de lettres, avant de rencontrer l’idée que devait féconder leur génie, se sont égarés comme lui à la poursuite de feux follets décevants et insaisissables !

Ainsi trompé sur la valeur des données littéraires de Diderot, ne se méprenait-il pas également en attribuant à ses doctrines philosophiques plus d’influence qu’elles n’en exerçaient réellement sur son esprit ? Il est au moins permis de le croire. On comprend très-bien, en effet, qu’il s’abandonnât un moment aux séductions d’une société dont l’intelligence hardie, renversant les matériaux du vieux monde, se mettait bravement à reconstruire un monde nouveau. Il y avait, dans cette lutte de l’esprit d’une époque contre l’esprit des siècles passés, quelque chose d’audacieux et de puissant qui ne pouvait manquer d’échauffer, au moins à la surface, une imagination curieuse de mouvement et de nouveauté. Mais d’où vient que le journal de M. Joubert, confident habituel de ses pensées les plus intimes, laisse à peine découvrir levestige des opinions qu’il s’est reproché plus tard d’avoir partagées ? D’où vient qu’au milieu des aperçus de toute nature qui s’y trouvent jetés pêle-mêle et à la hâte, on rencontre d’innombrables sentences dignes de l’école du Portique ou de l’école des Pères, et presque aucune de celles qui composaient le symbole de la pléïade philosophique ? Ce recueil où, sous des formes diverses, sont fidèlement consignées les impressions reçues pendant une longue vie. aurait-il été épuré dans les derniers temps ? L’auteur aurait-il fait disparaître les passages où dominaient des principes qui n’étaient plus les siens ? En présence des manuscrits qu’il a laissés, une telle supposition ne sau rait être admise. Il y a là tant de précipitation et de désordre, tant de négligences et de contradictions, qu’il est impossible, en y jetant les yeux, de s’arrêter à la pensée d’une révision ultérieure.

Quoi qu’il en soit, M. Joubert s’accuse, et peut-être n’est-ce point à moi de lui donner un démenti. Admettons donc que, dans un jour d’abandon, il a touché du bout des lèvres la coupe où s’abreuvaient ses amis. Mais si sa sérénité n’en a point été troublée, si les germes renfermés en son âme ne se sont point desséchés à ce contact, si sa pensée est demeurée chaste et pieuse, et qu’en passant au milieu des erreurs du temps il ait appris à mieux aimer les vérités éternelles, qu’importe qu’il se soit assis un moment au banquet de la philosophie ? Nous tous qui n’avons vécu que des restes tombés de la table, en serions-nous sortis, comme lui, avec la parole libre, l’esprit ferme et le cœur droit ?

Il trouvait, au surplus, dans l’étude un puissant préservatif contre tous les entraînements. Au milieu du tumulte de Paris, il ne mettait pas en oubli les écrivains de l’antiquité, délices de sa jeunesse, et son bonheur était grand lorsque, dans le monde littéraire, il rencontrait des hommes qui les aimaient et savaient les comprendre comme lui. C’est ainsi qu’il s’était rapproché d’un jeune écrivain dont le début récent et plein d’éclat semblait promettre à la France un grand poëte de plus. Recherché par lui, M. de Fontanes n’avait pas tardé à reconnaître le prix de son commerce. Aussi bientôt s’était formée entre eux une de ces amitiés vivaces et fécondes qu’alimentent et resserrent chaque jour, à défaut des souvenirs de l’enfance, l’échange d’abondantes idées et les sympathies de l’intelligence. Etaient-ce pourtant leurs ressemblances ou leurs contrastes qui les réunissaient ? Grande question qu’on retrouve au seuil de toutes les amitiés, et qui semble plus facile à poser qu’à résoudre. N’est-il pas permis de penser, néanmoins, qu’un sérieux attachement n’est possible, entre des hommes éminents, qu’à la condition d’une certaine égalité de talents, établie par des compensations plutôt que par des rivalités, et d’une certaine différence dans les goûts, adoucie par une complaisance réciproque et une mutuelle admiration ? Tels étaient, du moins, les caractères de cette intimité.

Nourris de l’antiquité l’un et l’autre, ils la regardaient comme la plus noble expression de l’intelligence humaine, et cherchaient ensemble à en retrouver les secrets, à en reproduire les merveilles. Mais, dans ce commun effort, ils s’animaient de sentiments divers. M. deFontanes songeait à l’illustration que procurent les lettres, pendant que M. Joubert s’inquiétait de perfection bien plus que de gloire. Le premier étudiait les poetes, le second se sentait entraîné vers les philosophes, ou du moins il cherchait de la philosophie où son ami cherchait des vers. L’un, prenant l’antiquité par son côté le plus grave, en interrogeait l’expérience, en écoutait les leçons afin d’y conformer sa vie ; l’autre en étudiait surtout les habitudes poétiques, les procédés et les délicatesses littéraires pour les approprier à ses œuvres. Tous deux, enfin, couraient dans la même lice, pleins d’émulation et de curiosité ; mais ils pouvaient s’encourager de la voix et du regard, car ils tendaient vers un but différent et ne risquaient point de se heurter dans la carrière.

Ils n’étaient pas d’ailleurs toujours d’accord sur le mérite des livres et sur les règles de la composition littéraire. Héritier des doctrines du siècle de Louis XIV, M. de Fontanes ne comprenait pas de plus belle gloire que celle d’imiter et de faire revivre ses grands écrivains, en demandant comme eux à la muse française de revêtir les couleurs des muses grecque et latine. Pendant qu’il s’abandonnait avec confiance, avec paresse peut-être, à cette sorte d’inspiration d’emprunt, reflet un peu terne de l’éclat antique, M. Joubert se plaignait de ce que les écrivains montraient moins de spontanéité que de déférence aux modèles. Il voulait que toute œuvre de l’art offrît, comme les traits du visage humain, ce caractère distinct et personnel qui sépare chaque individu des individus qui l’entourent. Dans le livre, enh’n, il cherchait l’homme et se détournait quand il ne le trouvait pas.

Avec de telles réserves on devient un juge difficile ; aussi M. de Fontanes s’irritait-il souvent des froideurs qu’opposait son ami à des admirations moins exigeantes. Je n’ai le droit d’en blâmer M. Joubert ni de l’en défendre ; mais je me demande si tant de sévérité ne s’expliquerait pas par cette simple parole dite par lui quelques années plus tard, « qu’il faut éviter dans toutes les opérations littéraires ce qui sépare l’esprit de l’âme. » L’esprit, il me semble, c’est quelque chose de. palpable et qui se trouve presque à la surface. On le voit, on le touche, il se communique aisément. C’est lui qui nous défraye dans les relations du monde, dans la conversation, dans les affaires ; il suffit pour placer un homme trèshaut dans l’estime de son temps ; il fait la fortune de beaucoup de livres, et j’en sais, même parmi les fameux, qui ne vivent que par lui. Mais l’âme, c’est la substance divine un moment prêtée à la terre, éternel élément qui se laisse difficilement incorporer aux ouvrages des hommes, et qui leur communique, lorsqu’il s’y attache, une part de son immortalité. N’était-ce point là ce que M. Joubert cherchait dans les livres, non par exigence calculée et de propos prémédité, mais parce que ses sympathies se refusaient malgré lui aux écrivains que n’animait pas ce souffle céleste, ou qui n’avaient pas su du moins le faire passer dans leur œuvre ? M. de Fontanes peut-être se contentait à moins. Plus indulgent pour les autres et pour lui-même, il n’exigeait pas qu’au travers des jeux de l’esprit, de ses grâces ou de ses caprices, on entendît résonner sans cesse la voix profonde de l’âme, mêlant à chaque parole ses vibrations pénétrantes. Le marbre lui suffisait, quand l’élégance et la forme avaient été données ; son approbation n’attendait pas que la statue s’animât et frémît sous le ciseau du Pygmalion.

Quoi qu’il en soit des dissidences qui séparaient les deux amis, leur mutuelle estime se chargeait de les adoucir, et les fondait, si je puis dire, en nuances insensibles. M. Joubert aimait les vers de M. de Fontanes plus que M.deFontanesnelesaimaitlui-même, et celui-ci, charmé, tout en le combattant, de la franchise et de l’originalité de ses doctrines, y puisait des idées nouvelles qui devaient, même à son insu, modifier pi us tard les régI es de sa critique. Ainsi, lorsqu’au début du siècle suivant, quelques esprits chagrins de l’aréopage académique attaquèrent si vivement l’auteur A’Âtala et des Martyrs, il en embrassa la défense avec une ardeur qu’alimentaient moins encore peut-être ses sentiments pour la personne du grand écrivain que les perspectives plus larges, les convictions plus libres que M. Joubcrt avait dès longtemps ouvertes ou préparéesii son esprit. Bien plus, le temps u’était point eloigné où, par un de ces retours qui n’appartiennent qu’aux esprits sincères, M. de Fontanes devenait un des plus vifs admirateurs de Shakspearc, de Richardson, de lord Byron lui-même… Et qui pourrait aflinncr que, vers les dernières années de sa vie, quand ses amis lui reprochaient de négliger sa gloire, il n’y avait pas, dans cet abandon de la muse, un excès de sévérité pour lui-même, le découragement secret du génie et comme un de ces scrupules virgiliens qui vouent les épopées aux flammes ?

11 n’avait pas toutefois cédé sans combattre aux influences qui devaient ainsi le modilier. Je retrouve, dans quelques lettres adressées par lui de Londres à son contradicteur, la trace de leurs débats. Conduit en Angleterre, vers la fin de 1783, par le projet, bientôt abandonné, d’une Revue littéraire quiIs avaient espéré de fonder en commun, il gourmandait assez vivement M. Joubcrt sur son goût pour les écrivains d’outre-Manche :

%Les idées changent étrangement quand on habite « Londres », lui écrivait-il. « Vous avez entendu dire « quelquefois que Richardson était moins admiré des « Anglais que de nous ; mais on est loin de vous avoir « tout appris. Le fait est que Richardson est à peine lu « aujourd’hui. On le trouve hors denature, sans éloquence « et surchargé de longueurs. Paméla est dans le mépris ; « Clémentine seule fait lire Grandisson, et Clarisse est « mise fort au-dessous de tous les romans de Fielding, « sans exception. Voilà la vérité ; le contraire n’est que « mensonge. À Paris je n’oserais parler de ce que j’en« tends à Londres : ou me prendrait infailliblement pour « un homme de mauvaise foi. Shakspeare seul conserve « ses honneurs. Cependant les Ecossais n’ont pas pour « cet auteur la même vénération que les Anglais ; ils se « rapprochent fort du goût français à cet égard. Les « descendants d’Ossian regardent un peu leurs vainqueurs comme des barbares. Plusieurs gens d’esprit. « d’Edimbourg’m’ont parlé en blasphémateurs de Shakspeare ; mais ils ont tous ajouté qu’aucun d’eux ne « voudrait écrire publiquement ce qu’il pensait. Je n’ai « nul intérêt à vous tromper. Je me mets en garde contre « les fausses observations, et jusqu’à présent je pense « n’en avoir laissé entrer aucune dans ma tête. Cepeudant, comme je ne veux pas vous donner plus de vérités que n’en peut porter votre foi chancelante, je ne « vous dirai pas que toutes les tragédies de Voltaire sont « traduites et jouées souvent ; que Mahomet, Ahire et « Tancrède ont été représentes depuis mon séjour en « cette ville ; que Voltaire, comme poète tragique et « comme historien, jouit de la plus grande célébrité. « J’attends que vous soyez plus fort pour vous met&fc à « de si cruelles épreuves. »

II n’attendait pas longtemps ; car, quelques jours après, il lui écrivait encore :

« La France a souvent averti les Anglais du mérite de « leurs grands hommes. Ce n’est qu’en 1742 que Shaki speare a eu un monument à» Westminster. Voltaire, qui « passe maintenant, chez quelques enthousiastes, pour « son détracteur, l’a véritablement plus loué dans ses « premières Lettres sur l’Angleterre, que milord Boliugbroke, que lord Shaftesbury, que Dryden, Walter, « Buckingham, Rochester et tous les autres écrivains « du siècle de Charles II et de la reine Anne. Pope luimême, dans sa préface de l’édition de Shakspearc, met « de grandes restrictions à ses éloges. Les critiques n’ont « point été traduites dans la Préface des Préfaces de « Letourneur. Je ne crois pas, au surplus, qu’il y ait « rien de plus réjouissant par l’absurdité que cette Préface des Préfaces. Je ne connais que l’ouvrage du chcvalier de Cubières qui soit digne de lui être comparé. « Je m’amuse le soir avec un ministre écossais, homme « d’esprit et même de génie, qui entend fort bien notre « langue, à lire cette étrange traduction. Il en rit comme « un fou, et ne conçoit pas l’enthousiasme forcené de « Letourneur, qui admire obstinément tout ce qui est « honni, même en Angleterre. J’ai été obligé, pour sauver « l’honneur du traducteur d’0ssian],|de mettre ces éloges « ridicules sur le compte de Catuelan. Cet estimable ministre, dont je vous porterai des vers, me dit souvent : « Nous ne vaudrons rien en littérature tant que l’Anglcterre ne sera pas, sous ce rapport, une province de « la France. » II croit, avec tout ce qui a quelque instruction, que la renommée de Shakspcare ne tardera pas « à décliner dans sa patrie. Il m’a donné de bonnes raisons pour m’expliquer sa grande réputation, et je

« m’applaudis d’en avoir deviné plusieurs

« Voilà des vérités dures. Qu’y puis-je faire ? Je sais « admirer ce qui le mérite dans la littérature anglaise ; « mais je vous avoue que votre Shakspearc me fait rarement plaisir. Dans l’effervescence de la première jcunesse, j’ai [eu la plus grande admiration pour les Soiréen helvétienncs et Y An 2440 ; aujourd’hui que mes « idées sont mûres, je vous dirai en conscience qu’il ne « faudrait, pour me punir, que me condamner à relire « ces ouvrages.

« II y a mille choses que je vous écrirais, si je ne craignais de vous bouleverser totalement. Ma conclusion « est que le peuple anglais vaut moins de près que de « loin. La patrie de l’imagination est celle où vous êtes « né. Pour Dieu ! ne calomniez point la France, à qui « vous pouvez faire tant d’honneur ! Lisez dorénavant « quelques pages de Shakspeare, et tout Athalie, toute « Zaïre, toute Mérope ; félicitons-nous d’être nés sous « ce beau ciel, sur cette belle terre, parmi ces aimables « habitants du premier royaume de l’Europe. »

Ces vives attaques contre la littérature anglaise bouleversaient-elles, en effet, les idées de M. Joubert ? Peutêtre sou admiration pour Shakspeare eu était-elle intimidée, car il ne pouvait le lire que dans une traduction qu’on lui disait mauvaise ; mais assurément elles ne modifiaient pas son opinion sur les productions de notre langue. Il est, eu effet, deux manières dejuger les livres. L’une consiste à connaître les règles posées par les maitres, et à appliquer à chaque œuvre une mesure convenue, en dehors de laquelle toute approbation est refusée. L’autre s’occupe moins de la règle observée que du sentiment produit, ou plutôt elle cherche la règle dans le sentiment lui-même. Cette dernière, pleine de périls et pour les esprits vulgaires et pour ceux qu’ont faussés ou de mauvaises passions ou de mauvaises doctrines, est le privilège réservé aux intelligences d’élite qu’aucune préoccupation n’égare. C’était celle de M. Joubert. Si les philosophes, ses maîtres, n’avaient pu l’amener au dédain de l’autorite religieuse ou politique, leurs enseignements du moins lui avaient laissé, du côté de l’art, une singulière indépendance. Il préférait de beaucoup, à cette sorte de critique officielle qui s’appuie aveuglément sur la tradition et l’autorité, la voix bien écoutée de ses impressions personnelles. La fibre littéraire était d’ailleurs chez lui si facilement émue, et son habileté était telle à en distinguer les plus légers frémissements, que M. deFontanes, après ces premières luttes, ne tarda guère à l’accepter comme le juge le plus consciencieux et le plus sur des travaux de l’intelligence.

L’amitié cependant ne se nourrit pas seulement de l’échange des idées. Il faut que les intérêts de la vie y trouvent leur compte aussi bien que ceux de l’esprit. Sans doute il n’est pas rare de rencontrer, dans la région des lettres, des hommes habiles à peindre toutes les passions, toutes les tendresses, et pourtant assez robustes, à l’endroit du cœur, pour n’en éprouver sérieusement aucune : sortes d’histrions qui ne quittent guère l’habit de parade pour le déshabillé de l’intimité, et qui, du théâtre où la foule les contemple, daignent rarement descendre aux faiblesses pratiques des affections privées et des secrets dévouements. Peut-être, au surplus, littérairement parlant, ne faut-il pas s’en plaindre. Il est des mouvements de l’âme qui ne peuvent être bien vus et bien décrits qu’à distance, des émotions qui ne seraient fertiles qu’en lieux communs, si l’analyse n’avait plus depart à leur expression que le sentiment ; et il me semble qu’en ce cas l’écrivain a la main plus sûre en copiant ce qu’il voit qu’en montrant ce qu’il éprouve, comme le peintre réussit mieux à faire le portrait des autres que le sien. Mais l’âme de M. Joubert n’était pas à ce point dégagée. L’iutérèt de ses amis était pour lui l’objet d’une préoccupation constante. Ce n’était pas assez, à son gré, que M. de Fontanes fit bien les vers et jugeât bien des livres ; il s’inquiétait du bonheur de l’homme autant que de la gloire de l’écrivain. Ainsi que le rappelle cette strophe amicale que je citais en commençant, la sérénité de son âme tempérait ce qu’avait d’un peu brusque et mobile l’humeur du poete. Il savait des mots qui rendaient ses douleurs plus courtes, ses joies plus durables, et bientôt l’occasion allait lui être donnée d’exercer sur son avenir une influence décisive.

Pendant l’été de 1788, un de ses parents, officier de cavalerie retiré du service, l’avait invité à venir passer quelque temps à Villeneuve-le-Roi, petite ville de la Bourgogne assise sur les bords de l’Yonne, et traversée par la route de Paris à Lyon. Ce voyage, accepté avec empressement, décida du sort des deux amis. C’étaitàYilleneuve, en effet, que M. Joubert devait se marier quelques années plus tard ; ce fut là qu’avant de songer à lui-même, son amitié ingénieuse sut ménager à M. de Fontanes les avantages d’une alliance honorable.

Deux dames de Lyon, madame deC*** et sa (ille, voyageant à petites journées avec M. le baron de J***, vieux parent qui les accompagnait à Paris, avaient été forcées de s’arrêter quelques jours à Villeneuve. Le hasard fournit à M. Joubert l’occasion de les y voir. On abrège volontiers les préliminaires, dans ces rencontres sur un terrain neutre, et la coniiance, si quelque sympathie la provoque, s’établit d’autant plus vite qu’on a moins de temps à perdre. Avec M. Joubert, la coniiance, c’c tait presque l’intimité. Charmé de la bonté de la mere et des grâces de la fille, instruit d’ailleurs de leur état dans le monde, il juge qu’il y a là pour M. de Fontanes un excellent parti, et prend la résolution de pousser hardiment dans cette voie. L’absence de toutes relations entre son ami et la famille au sein de laquelle il prétend l’introduire, la disproportion des fortunes, l’esprit trèspositif du baron de J***, dont le sort de la jeune personne dépend : rien ne l’arrête. Après avoir, à la faveur d’une correspondance adroitement préparée, ouvert à M. de Fontanes l’entrée de la maison, il fait habilement valoir la distinction de sa naissance, l’éclat de son talent, les précieuses qualités de son caractère. Si, dans le cours des négociations, la courtoisie du prétendant vient à languir, il l’excite et la réveille ; si l’on se plaint de sa froideur, il l’excuse jusqu’à la faire aimer ; et quand il ne reste plus à combattre que les calculs du vieux parent, qui, de Lyon où il avait ramené ses compagnes de voyage, faisait tête à toutes les tentatives, les lettres du négociateur deviennent si pressantes que la résistance chancelle et perd chaque jour du terrain. « Platon », disait plus tard M. de Fontanes, lorsque cette correspondance lui fut connue, « IMaton, écrivant pour « marier son disciple, n’aurait pu tenir un langage plus « persuasif et plus beau. » Tant d’eflbrts ne pouvaient demeurer stériles. M. de Fontanes leur dut bientôt l’heureuse indépendance qui, en assurant le repos et la dignité de sa vie, devait permettre à son talent de se développer sans s’aigrir, et préserver sa grandeur à venir des éblouissements que la fortune apporte trop souvont avec elle. Ce petit roman par lettres, car tout s était passé sans que M. Joubert revînt à Paris, n’avait pas absorbé son attention jusqu’à l’empêcher de former à Villeneuve quelques relations étroites. Il quitta la Bourgogne, emportant des regrets qui devaient l’y ramener plus tard. Peu s’en fallut cependant qu’à cette époque son existence ne prît un autre cours. On était en 1790. L’Assemblée constituante venait de modifier l’organisation judiciaire et d’y introduire les justices de paix, magistrature élective qui avait été accueillie en France avec un grand enthousiasme. Le choix de ces juges du foyer, abandonné aux justiciables eux-mêmes, semblait dans chaque canton d’une haute importance. Plus d’une ambition de localité briguait le suffrage d’électeurs dont la ferveur encore vierge cherchait avant tout les plus capables et les plus dignes. À Montignac, leur choix se porta sur un homme qui n’y songeait guère. Malgré son éloignement et son silence, M. Joubert fut élu. Ce témoignage spontané de la confiance de ses compatriotes vint le trouver à Paris. Il y avait reçu, peu de temps auparavant, la nouvelle de la mort de son père. Ses frères, poussés par le besoin de choisir un état, avaient successivement après lui quitté la maison paternelle, et, demeurée seule avec ses filles, sa mère avait besoin d’un appui. 11 avait donc à remplir à la fois les devoirs du fils et ceux du citoyen. C’était plus qu’il n’en fallait pour mettre fin à toute hésitation, et, laissant ses occupations littéraires pour des travaux plus graves, après douze années d’absence, il retourna en Périgord.

H rapportait dans son pays natal un esprit agrandi par la réllexion et le commerce du monde. Aussi combien, pour se mcttrc au niveau des fonctions nouvelles qui lui étaient échues, u’avait-il pas a descendre des hauteurs où s’était plu jusque là sa pensée ! Les affaires ont leur importance sans doute ; elles tiennent une grande place dans la vie, et pèsent d’un poids considérable dans la balance des biens et des maux réservés aux sociétés et aux familles. Peut-être même les esprits qui savent s’y appliquer et les comprendre sont-ils plus précieux et plus rares qu’on ne l’imagine. Mais, quand elles ne touchent pas à de vastes intérêts, comme ceux des gouvernements ou des peuples, et que la politique ne les revêt pas de son manteau de pourpre et d’or, elles offrent peu d’attraits aux hommes qui ont plus vécu dans le domaine des idées que dans celui des faits. Habitues aux grandes évolutions de la pensée, aux splendides contemplations de la vérité et du beau, les philosophes et les poetes, ces enfants du ciel, se trouvent à l’étroit dans la région où s’ébattent les passions subalternes de la terre : d’invincibles élans les portent et plus haut et plus loin. M. Joubert y résistait de son mieux. 11 étudiait avec un soin poussé jusqu’au scrupule les causes déférées à son tribunal, les règlements ou les lois remis à sa défense. L’amour du devoir lui tenait lieu de vocation, et il était rare que les calculs de la cupidité, les ruses de la mauvaise foi ou l’obstination des plaideurs missent en défaut la perspicacité du juge ou l’habileté du conciliateur. Le souvenir de sa sollicitude et de ses succès vit encore à Montignac dans la mémoire des vieillards ; mais cette mission de paix, quelque habile qu’il fut à la remplir, n’eu était pas moins une mission de contrainte et d’efforts. Aussi, quand, vers l’expiration des deux années que devait durer sa magistrature, ses concitoyens vinrent une seconde fois lui offrir leurs suffrages, il crut avoir acquis le droit de s’y soustraire et déclina formellement l’honneur d’un nouveau mandat.

Pendant ces deux années, d’ailleurs, l’horizon politique s’était couvert de nuages chaque jour plus sombres ; le tonnerre grondait de toutes parts, et les rugissements de la tourmente à l’entour de l’édifice social annonçaient à M. Joubert que les fonctions publiques, même les plus modestes et les plus calmes, ne tarderaient guère à devenir actives jusqu’à la violence. C’était pour lui le signal impérieux de la retraite. Il ne voulait plus qu’un abri d’où l’on pût contempler l’orage, quand, par une conjoncture imprévue, Villeneuve lui offrit l’asile qu’appelaient ses vœux.

Là vivait une de ces nobles filles qui, par une abnégation d’autant plus méritoire qu’elle est moins admirée du monde, consacrent à quelques devoirs de famille, mesurés en silence, et les belles années de leur jeunesse et le doux espoir de la maternité. Celle-ci s’était dévouée à l’éducation d’une nièce, privée de mère dès le berceau, et au soin d’une maison considérable où plusieurs de ses frères vivaient avec elle près de leur vieille mère infirme. Peut-être, au surplus, le sacrifice d’un avenir de femme lui avait-il peu coûté. La distinction de son esprit la mettait fort au-dessus des prétendants de petite ville qui pouvaient aspirer à sa main, et un célibat utile, au milieu d’êtres qu’elle chérissait, avait pu lui sembler préférable aux chaînes de quelque établissement médiocre. Quoi qu’il en soit, sa famille était une de celles où M. .Tnubcrt avait recu le plus cordial accueil. Non-seulement ses frères, qui étaient gens d’esprit, avaient su apprécier tout ce que valait un tel hôte ; mais il s’était formé, entre elle et lui, une de ces liaisons pleines de charme qu’épure déjà la maturité de l’âge, et que colorent pourtant les derniers reflets de la jeunesse.

Personne ne connaissait mieux que M. Joubert les secrets de ce commerce à la fois tendre et pur. Il y portait la courtoisie élégante qui était un des priviléges de la société de son temps ; mais ses empressements s’alliaient à des habitudes de respect où se discernaient aisément les chastes influences de l’éducation maternelle. Son culte pour les femmes était désintéressé de tout calcul de vanité personnelle ou de secrets triomphes. Il les aimait pour elles-mêmes, etne les croyait pas moins nécessaires aux plaisirs de l’esprit qu’aux félicités du cœur. Habile, dans les relations du monde, à féconder, même au fond des esprits inactifs ou timides, les germes inertes de la pensée, et à les faire fleurir par une attention bienveillante, il aimait que, près de lui, chacun eût toute sa valeur et la sentît ; je ne sais même si son aimable industrie n’ajoutait pas sous ce rapport un peu d’illusion à la réalité. Mais c’était pour les femmes surtout qu’il se montrait prodigue de cette sorte de complaisance inspiratrice. Il se plaisait à interroger leur intelligence, à encourager leurs idées, à ménager même aux plus réservées un rôle dans la conversation, ce concert de la parole où quelque chose manquait, à son gré, quand des sons doux ne s’y mariaient point aux sons graves, des voix naïves aux voix savantes. Aussi, plus confiantes près de lui, les femmes se sentaient-elles plus Ibrtes et devenaient-elles plus aimables. Parmi celles qui l’ont connu et qui lui survivent, il n’en est point qui ne se rappellent (avec reconnaissance, j’ai presque dit avec attendrissement, les délices de son intimité. Qu’on juge des regrets qu’il avait dû laisser en Bourgogne, après un séjour dont aucune distraction n’était venue depuis effacer les souvenirs !

L’absence, qui dissout tant de liaisons éphémères, n’avait donc servi qu’à affermir celles qu’il y avait formées. Une correspondance active s’était établie entre Villeneuve et lui. Bientôt même des lettres s’étaient succédé d’autant plus rapidement qu’on avait eu besoin de ses consolations. Deux fois déjà, depuis son départ, des pertes douloureuses avaient porté le deuil au sein de la famille dont je viens de parler, quand le frère aîné, qui en était le chef, fut enlevé par une mort soudaine. Il était entré pour une grande part dans les calculs d’avenir de sa sœur, et celle-ci, en le perdant, se voyait privée de l’objet le plus cher de son dévouement et du soutien sur lequel s’appuyait sa vie. Vainement, pour adoucir la douleur dont clic était accablée, M. Joubert appelait à son aide toutes les puissances de la raison, tous les trésors de la philosophie : il avait affaire à un de ces caractères énergiques qui, s’alliant à une sensibilité profonde, alimentent les peines de l’âme aux sources mêmes de la volonté. Mais durant cette lutte inutile de consolations et de douleurs, de plaintes et de conseils, ils s’étaient, à leur insu, tous les deux engagés dans des voies nouvelles. La tendresse se glisse aisément sous les larmes, et ils ne tardèrent pas à s’apercevoir que, sans y songer, ils étaient devenus néccs saires l’un à l’autre. M. Joubert le comprit le premier ; il jugea que, tôt ou tard, leur sotr devait s’unir, et i-oupant court, comme il convenait entre gens d’un âge mûr, aux lenteurs d’une recherche vulgaire, il offrit sa main, avec un si ferme propos de s’opiniàtrcr qu’on n’eut garde de la refuser. Ce fut le 8 juin 1793, terrible époque, où l’incertitude du lendemain donnait hâte à chacun de mener à terme les résolutions du jour, que leur mariage fut célébré à Paris. Ils s’y étaient rendus de part et d’autre, pour éviter l’éclat incommode qui, dans les petites villes, s’attache d’ordinaire aux événements de cette nature ; mais leur séjour y fut de courte durée. Par une exception rare en ces temps désastreux, Villeneuve avait échappé aux passions qui remplissaient nos villes de troubles et de dangers. Il y avait tant de douceur dans les mœurs de ses habitants, tant de calme et de fraîcheur dans son riant paysage, qu’on eût dit une oasis de verdure et de paix, ouverte à la sérénité du philosophe. M. Joubert courut s’y enfermer avec sa compagne.

À peine se vit-il maître d’une situation qui assurait son repos, que, malgré les grands bruits qui grondaient autour de sa retraite, il se remit à la poursuite de la vérité et du beau, passion et rêve de sa vie. Pour les découvrir, ne fût-ce, comme il le dit quelque part, « qu’en parcelles « menues ou en légères étincelles », il ne craignait pas d’entreprendre les plus longues et souvent les plus arides lectures. Elles étaient pour lui un moyen d’arriver plutôt que de jouir, un chemin plutôt qu’un but. C’est ainsi qu’on le retrouve, à diverses époques, s’épuisant en d’immenses travaux pour recueillir un peu d’or dans les nombreux fiions ouverts à l’investigation humaine. Il aborde tour à tour les orateurs, les poëtes, les philosophes, impatient, comme il l’écrit un jour, « d’être quitte des opinions « d’autrui, de connaître ce qu’on a su et de pouvoir être « ignorant en toute sûreté de conscience. » À la bonne heure ; mais il me semble qu’il cherchait encore autre chose. Il lui fallait plus d’espace qu’il n’en trouvait dans les livres ; son œil sondait de plus lointaines perspectives, et, s’il avait tant de hâte d’atteindre les limites où se sont arrêtées la poésie, la philosophie, la science humaine, c’est qu’il voulait, j’imagine, avoir le loisir et le droit de regarder au delà.

Je l’avouerai, toutefois, il n’était pas entièrement désabusé des droits de l’imagination et du pouvoir de l’hypothèse dans l’ordre des connaissances qui se sont peu à peu détachées du domaine de la philosophie antique pour former l’apanage de nos sciences diverses. À la suite de Platon, d’Aristote ou d’Erasme, son esprit curieux ne se refusait pas les excursions lointaines au travers des merveilles du monde et des mystères de la création. Il aimait à parcourir ces grands espaces, abordant les éléments, le feu, la terre et le ciel et les eaux, sans trop s’embarrasser des outils de la science, sans charger son bagage de cornues ou d’équerres, de télescopes ou de compas. C’était alors surtout que, confiant aux libres élans de la conjecture, il s’animait d’une sorte d’humeur contre les procédés rigoureux de l’analyse moderne, et cherchait querelle aux savants de lui gâter son univers par toutes sortes d’entraves mises aux allures des esprits voyageurs. On eût dit que, semblable à ces Gentils qui, tout en se soumettant à l’empire de la croix, quand le vrai Dieu apparut au monde dans son austérité douce et nue, pleuraient en secret les poésies de l’Olympe vaincu, il voulait, de sa main tendue en arrière, arrêter l’antiquité dans sa fuite, et s’attacher à sa robe pour ne la pas quitter.

Ces regrets cependant, cette haute contemplation ne l’arrachaient pas aux jouissances simples et paisibles du foyer. Il savait allier la vie intérieure à la vie philosophique, le sentiment à la méditation. Son séjour à Villeneuve n’avait rien changé aux habitudes de la famille dans laquelle il venait d’entrer. Elle comptait seulement un frère de plus, frère qu’elle entourait d’une affection chaque jour plus vive, car il n’apportait dans la communauté que désintéressement, égalité d’humeur et bienveillante joie. Nul homme, en effet, n’avait un commerce plus facile ; nul n’était plus doux et plus commode à ses amis. À cette époque surtout où son existence solitaire venait de finir et où l’avenir se montrait à lui sous de riantes couleurs, sa faculté d’aimer et d’être heureux, faculté rare qu’il avait reçue du ciel à un merveilleux degré, débordait, si je puis dire, sur tout ce qui rapprochait, en tendres effusions et en caressantes paroles ; ce fut dans ce temps que prit naissance une des affections les plus vives qui aient charmé sa vie.

Dans un château situé entre Villeneuve et Sens, s’étaient réunies deux familles opulentes, celles de M. de Sérilly, trésorier général de l’extraordinaire des guerres et de *M. de Montmorin, ancien ministre des affaires étrangères. Elles avaient fui Paris, pour se soustraire aux dangers qui menaçaient alors tous les genres de supériorités. Il semblait qu’à la faveur d’une réclusion volontaire et inoffensive, elles dussent être aisément oubliées ; mais la délation, abjecte et vigilante esclave de la violence, eut bientôt découvert leur retraite. Elles furent dénoncées au Comité de sûreté générale dont les pourvoyeurs ne tardèrent pas a se présentera Passy. Ils arrêtèrent tous les hôtes du château, n’épargnant que quelques enfants en bas-âge, et une jeune femme qui, malgré ses prières, ne put obtenir de partager le sort de ses proches. C’était madame de Beaumont, fille deM. de Montmorin. Elle était depuis longtemps souffrante ; l’abattement, la pâleur empreinte sur son visage semblaient présager une fin prochaine, et les envoyés du Comité la repoussèrent comme une proie trop chétivc pour être offerte à leurs maîtres. Bien que M. Joubert ne la connût point et n’en fût pas connu, profondément touché de son isolement et de ses douleurs, il courut lui offrir quelques consolations. Ce fut devant la porte d’une chaumière, où de pauvres paysans l’avaient recueillie, après le désastre du château, qu’eut lieu leur première entrevue, origine d’une intimité que la mort seule a pu rompre.

Madame de Beaumont, après avoir subi fort jeune une de ces unions qui gâtent toute une vie, avait cherché quel ques dédommagements dans les lettres ; non pas qu’elle eût songé à s’y faire un nom ; elle regardait, au contraire, ces deux vers de Lebrun :

« Voulez-vous ressembler aux Muses ? « Inspire ?,, mais n’écrivez pas »,


comme un beau conseil et une belle leçon donnés à tout son sexe ; mais douée d’un goût exquis et d’une ad miiable intelligence, elle saisissait sans effort ce qu’il y avait de plus délicat dans les pensées, dans les mots, et y applaudissait avec une franchise pure des retours intéressés qui sont la condition tacite de tant d’éloges. Les esprits d’élite qui savent ainsi discerner les saveurs littéraires, sont le complément nécessaire de ceux qui savent les produire. Non-seulement ils les encouragent, mais ils les fécondent. Leur voix protectrice est comme une voix divine : elle enfante des prodiges. Aussi madame de Beaumont exercait-elle, sans y prétendre, l’influence créatrice dont parlait le poëte. Chénier avait écrit, dans son cabinet même, les pages dignes de Tacite qu’il nous a léguées ; c’était près d’elle que plus tard M. de Chateaubriand devait rencontrer ses plus brillantes inspirations ; madame de Staël interrogeait son goût avant celuidu public ; enfin, s’il est permis de rapprocher de ces noms illustres un nom modeste encore, M. Joubert trouvait d’inépuisables aliments dans son commerce avec elle, et regrettait bientôt pour son jeune ami, M. Molé, les trésors de cette approbation féconde.

Il y avait bien chez madame de Bcaumont une sorte de dédain négligent, sans apprêt, mais aussi sans contrainte, pour tout ce qui était vulgaire dans les choses ou parmi les hommes. Soit que le malheur eût désenchanté sa vie, soit qu’elle reçût de ses souffrances l’avertissement silencieux qu’il faudrait de bonne heure quitter la terre, elle se défiait des affections humaines et se laissait aller, avec trop d’indifférence peut-être, au détachement du monde ; mais sous cette enveloppe un peu froide, les ardeurs de son âme étaient promptes à slé\ ciller pour tout ce qui était noble, juste et bon : peu émue des petites choses, elle se passionnait pour les grandes. « Elle aimait le mérite », au dire de M. Joubert, « comme d’autres aiment la beauté », et dès qu’elle le rencontrait sur ses pas, elle s’y attachait avec une constance sur laquelle ni le temps, ni les événements ne pouvaient prévaloir.

C’était à cette promptitude à admirer, a cette fidélité dans ses affections, qu’un homme d’esprit, M. de Rulhière, faisait allusion, un jour que, renouvelant pourelle la galanterie jadis imaginée par lui pour madame d’Egmont, fille du maréchal de Richelieu, il lui annonçait l’envoi de son portrait et joignait à sa lettre un cachet où il avait fait graver un chêne avec cette devise : « Un rien m’agite, « et rien ne m’ébranle. »

En écrivant ces lignes, j’ai sous les yeux quelques lettres de madame de Beaumont a M. Joubert où se montrent à la fois et son dévouement pour ses amis, et sa lutte mélancolique et gracieuse contre les rigueurs du sort.

« M. Desprez m’a dit hier, » lui écrivait-elle, « que « vous étiez bien mécontent de votre santé. Personne « assurément n’est plus en mesure que moi de vous « plaindre ; mais n’est-ce pas un chagrin poignant de « penser qu’on ne peut ôter a ses amis la plus légère « douleur, même en consentant à en être accablé, dûton fléchir sous le poids I Au moins suis-je sûre que « vous avez du courage, et cette pensée me console. « Quant à moi, je vous ferais pitié. J’ai retrouvé ma solitude avec humeur ; je m’occupe avec dégoût ; je me « promène sans plaisir ; je rêve sans charme, et je ne puis « trouver une idée consolante. Je sais bien que cet état « ne peut durer longtemps ; mais la jeunesse se passe ; « les ressources s’enfuient, et il ne reste que des regrets. » Un peu plus tard elle lui mandait : « J’ai retrouvé ici « d’anciennes lettres de vous qui me recommandent l’amoiir du repos et de la solitude. Vous aviez raison, je le « sentais ; mais j’étais alors indignede hi solitude et incapable du repos dont je sens tout le mérite aujourd’hui. « sans en excepter celui qui est voisin de l’anéantissement. 11 me semble que je végète assez bien, quoique « moins agréablement que les plantes qui m’environnent. « Beauchêne vous dira que je suis engraissée ; j’en suis « moins sûre que lui, car ma santé ne me donne pas « toute satisfaction. J’ai pris de vous la mauvaise habitude de ne digérer qu’en marchant ; mais, en mar<e chant, la rêverie est funeste ; il me faut donc, dans « mes promenades, m’accoster de M. Perron, me faire « ennuyer par le pauvre homme et le lui rendre. Je lui « adresse chaque soir les mêmes questions, et je recois « les mêmes réponses que je n’écoute pas toujours jusqu’à la fin. De son côté, régulièrement, aux mêmes « passages, il me raconte les mêmes histoires. À quelques pas près, je me les annonce, sans jamais me « tromper d’une minute. Ce petit commerce, si propre à « reposer l’âme, l’esprit et l’imagination, ne me déplaît « pas toujours et me divertit quelquefois. C’est d’ailleurs « par régime que je m’y livre ; mais je ne sais si le bon « M. Perron, qui n’a nullement besoin de régime, s’en « accommode également. Pour calmer mes remords, je « tâche de me persuader qu’il n’est pas bien sûr de son « ennui et n’en est encore qu’au doute. »

Je ne parlerais pas des charmes extérieurs de madame deBeaumont,carce n’était pas là ce queM. Joubert cher chait auprès d elle, si, même dans nos relations les plus pures avec les femmes, ces avantages éphémères semblaient n’être, à notre insu, une des causes des longs attachements. La grâce de sa physionomie était duc, moins à la beauté de ses traits, qu’à l’expression d’intelligence ct de sentiment qui les animait. Son regard était profond, vif et tendre ; son sourire spirituel et doux, toute sa personne empreinte de délicatesse et d’élégance. M. Joubert la comparait « à ces figures d’IIerculanum qui coulent « sans bruit dans les airs, à peine enveloppées d’un « corps. » Autant que j’en puis juger par un portrait d’elle, dû au pinceau de madame Lebrun, et dont elle fit plus tard présent à notre famille, la comparaison n’était pas moins juste qu’ingénieuse.

On n’aime pas faiblement ces êtres fragiles qui semblent n’être retenus dans la vie que par quelques liens prêts a se rompre. M. Joubert ne tarda pas à l’éprouver. Sa correspondance renferme trop de témoignages de l’affection profonde qui l’unit à madame de Bcaumont, pour que je ne me dispense pasd’en parlerici ; mais je nesaurais manquer d’insister sur une observation qui se rattache, si l’on peut dire, à l’histoire de son esprit : c’est que, pendant tout le temps que dura sa liaison avec elle, c’està-dire de 1794 à 1803, époque de la mort de cette femme si digne de regrets, les cahiers où il inscrivait ses pensées étaient plus vite remplis, plus fréquemment renouvelés, plus remarquables par le nombre, la fraîcheur, la finesse des aperçus. Il semble qu’une source intarissable et nouvelle se fût ouverte devant lui, une de ces sources sacrées que l’antiquité avait placées au pied do l’Hélicon.Madame de Boaumont était pour lui plus qu’une amie : c’était sa musc. « Confidente de mes pensées et de « mes erreurs, » s’écriait-il quand il l’eut perdue, « de « mes travaux et de mes écarts, de mes témérités anciennes et de ma sagesse tardive, à qui les dire désormais ? Vous étiez pour moi le public. »

Autour d’elle, il est vrai, s’était formé, dès son retour ii Paris, un des petits cercles où s’assemblaient, vers la fin du siècle dernier, les débris échappés à la tourmente révolutionnaire. Cette réunion, peu nombreuse, se distinguait par une simplicité charmante On se réunissait chaque soir dans le salon de madame de Beaumont, sans autre dessein que celui de se voir, de causer, de se féliciter de vivre encore. Chacun y apportait le désir d’écouter plus que de se faire entendre, d’approuver plus que d’être applaudi. On n’avait là, en faveur ou a l’cncoatre de personne, de ces partis pris qui font dégénérer les intimités en coteries. Il s’y dépensait beaucoup d’esprit, sans doute, car aucun des interlocuteurs n’avait aux mains la menue monnaie qui fait les frais de tant de conversations vulgaires ; mais on le dépensait sans prétentions, sans exigence, comme les princes répandent de l’or. « Paisible société, » disait plus tard M. Joubert, « où « n’avait accès aucune des prétentions qui peuvent désunir les hommes ; où la bonhomie s’unissait à la célébrité ; où, sans y penser, on se faisait une occupation « assidue de louer tout ce qui est louable, où l’on ne « songeait qu’à ce qui est beau ; paisible société dont « les débris ne se réuniront jamais que pour s’entretenir « entre eux de celle qui en était le nœud et qui les avait « rassemblés. » Je voudrais nommer tous les membres de rcttc réunion trop tôt dispersée. Les plus fidèles étaient MM. l’asquier, Molé, de Vintimille, Julien, Chênedollé, Guéneau de Mussy, de Fontanes ; mesdames de Krudner, de Vintimille, de Duras, de Lévis. Dans cet élégant cénacle, M. Joubert avait été bientôt distingué, et la bienveillance parfaite dont on l’honorait, les hautes relations qu’il trouvait ainsi l’occasion de former n’étaient pas sans influence sur le progrès et l’élévation de ses idées. C’était, pourquoi le taire ? une heureuse circonstance dans sa vie que cette familiarité par hasard établie entre lui et ce que Paris comptait encore de gens distingués par la naissance, la fortune, l’éducation et le bon goût. Les hommes assurément sont enfants de leurs œuvres ; mais, quelque doués qu’ils soient, ils doivent presque toujours à de fortuites rencontres une partie de leur dernière valeur. Ces bons hasards leur deviennent surtout profitables quand, placés au niveau de tous par les qualités de l’esprit, ils doivent à la modestie de leur caractère d’échapper aux jalousies, aux aigreurs, qui, dans de telles situations, altèrent ou corrompent eu secret de moins heureuses natures.

M. Joubert, au surplus, payait généreusement l’accueil qu’il recevait chez madamedeBeaumont.IIyavaitconduit M. de Fontanes, et il y introduisait M. de Chateaubriand, M. de Chateaubriand bientôt devenu le dieu du temple.

C’était par M. de Fontanes qu’il l’avait connu. Ce dernier, comme on sait, réfugié en Angleterre au temps de la déportation, s’y était lié étroitement avec l’illustre écrivain. Frappés par la politique l’un et l’autre, ces hommes de lettres éminents s’occupaient moins encore, sur la terre étrangère, de la politique que des lettres, et M. Joubert, quoique absent, avait plus d’une fois trouveplace dans leurs entretiens. Malgré l’heureuse compensation que l’exil venait de lui offrir, M. de Fontanes, en effet, n’avait garde d’oublier les entretiens interrompus de son plus ancien ami. « Si je suis la seconde personne, » lui écrivait M. de Chateaubriand, « à laquelle vous ayez « trouvé quelques rapports d’âme avec vous (l’autre personne était M. Joubert), vous êtes la première qui ayez « rempli toutes les conditions que je cherchais dans un « homme. » Mais dès qu’ils avaient pu se rejoindre en France, les deux compagnons d’exil étaient venus, un matin, chercher M. Joubert dans sa bibliothèque de la rue Saint-Honoré, et M. de Chateaubriand n’avait guère tardé à reconnaître qu’un autre homme se trouvait là qui pouvait répoudre aussi aux exigences de l’amitié la plus difficile.

Cette bibliothèque, puisque j’en ai parlé, mérite que je m’y arrête un instant, car une grande partie de la vie de M. Joubert s’y est écoulée. Aussitôt que le retour de l’ordre le lui avait permis, il était venu s’établir à Paris, dans une maison possédée par la famille de sa femme, près du lieu où s’est ouvert depuis le passage Delorme. Là, tout au sommet, le plus haut qu’il avait pu, il avait fait disposer une galerie où, suivant son vœu, « beaucoup de ciel se mêlait à peu de terre. » C’était l’asile préparé à ses rêveries, le temple élevé à ses écrivains chéris. Ou y trouvait peu d’ouvrages modernes ; mais les siècles de Louis XIV, d’Auguste et de Périclès y tenaient une grande place, à côté de l’Histoire ecclésiastique, de la Métaphysique, des Voyages et, ledirais-je, des Contesdefées, récits merveilleux et naïfs où sa raison aimait à se distraire. H ne fallait chercher là ni Voltaire, ni.l.-J. Rousseau, ni les autres écrivains de l’école philosophique ; on y rencontrait, en revanche, toutes sorte* d’éditions de Platon, d’Homère, de Virgile, d’Àristote, de Plutarque, une foule de ces vieux livres où les xvie et xvne siècles ont recueilli les débris épars de l’antiquité grecque ou romaine, et les curiosités bibliographiques que recommandait le double mérite de la rareté et de l’originalité. Sa passion pour les livres n’était pas celle du bibliomane qui, comme l’avare, amoncelle des trésors dont il ne sait point user. Il lisait tout, et la plupart des volumes de sa bibliothèque portent encore les vestiges du passage de sa pensée : ce sont de petits signes dont j’ai vainement étudié le sens, une croix, un triangle, une fleur, un thyrse, une main, un soleil, vrais hiéroglyphes que lui seul savait comprendre et dont il a emporté la clef. Son heureuse mémoire cependant aurait pu se passer d’un tel secours. Il n’oubliait rien en effet des choses qu’il avait lues ; l’aspect seul du volume, un regard jeté sur la couverture, sur le titre, suffisaient pour réveiller tous ses souvenirs et renouveler soudainement ses impressions premières. C’était, de ses livres à lui, un commerce de tous les instants, une sorte de courant intellectuel presque ininterrompu. Ils ne renfermaient pas une bonne parole dont il ne leur tînt compte en passant, un mauvais propos dont il ne leur gardât rancune. Aussi était-il devenu fort scrupuleux dans le choix des volumes qu’il admettait sur ses rayons. Il avait grand soin de ne s’entourer que d’ouvrages amis et proscrivait, comme un voisinage fâcheux, les auteurs qui blessaient sa pensée. Mais les autres, comme il les aimait ! Je me rappelle à ce sujet, et l’on me pardonnera (le redire la première visite que j eus l’honneur de lui faire quelques années avant sa mort.

Mon père, son compatriote et presque son collègue, entretenait avec lui, de Bourges où le retenaient les fonctions du rectorat, une correspondance qui, engagée à l’occasion de détails universitaires, était devenue peu à peu, comme il arrive entre gens de cœur et d’esprit, plus personnelle et plus intime. Souvent, quoique fort jeune alors, j’avais été frappé du style ct de la forme des lettres de M. Joubert, lettres qu’au surplus, suivant le vœu trop bien exaucé de leur auteur, mon père éprouve aujourd’hui le regret de n’avoir pas conservées. Elles étaient écrites sur de grossier papier, et leurs caractères surannés me semblaient appartenir à un autre siècle. L’orthographe même d’un grand nombre de mots, comme auctorité, thrésors, manuscripts, sentait son vieil homme ; on eût dit d’un ancien attardé, fourvoyé au travers des âges.

Appelé cependant par la haute estime de M. RoycrCollard aux fonctions d’inspecteur-général des études, mon père vint bientôt à Paris. Ses succès universitaires, l’affection de M. de Fontanes et quelques voyages faits dans l’intervalle avaient achevé une liaison préparée par sa correspondance. Son premier soin, en arrivant, fut de nous présenter à M. Joubert.

Quoique souffrant au moment de notre visite, celui-ci voulut nous recevoir, et madame Joubert nous introduisit près de lui. Tout me parut, dans son appartement, d’une remarquable simplicité. Le seul ornement qu’on y distinguât consistait en gravures françaises ou étrangères, dont le choix avait été évidemment dicté par une prédilection décidée pour les scènes de famille. les sentiments religieux, la délicatesse et l’ingénuité des expressions.... Qui m’eût dit qu’à quinze ans de là, uni à la famille de M. Joubert par les liens les plus étroits et les plus chers, j’habiterais à mon tour la modeste demeure où je venais de pénétrer en étranger ; que le sort m’appellerait à recueillir, aux lieux où elles étaient écloses, les pensées de cet excellent homme ; que sa bibliothèque deviendrait la mienne ; que j’écrirais ces lignes obscures et sans valeur sur la table même où tant de perles étaient tombées de sa plume !

M. Joubert était assis dans son lit, à demi vêtu d’un spencer de soie, et entouré de livres. Il nous reçut avec cette bienveillance exquise dont on se sent flatté comme d’une distinction personnelle. Dès l’abord cependant une singularité m’avait frappé. Je l’avais vu quitter, à notre approche, un volume dont il était occupé, la main envepée dans un gant ciré, à polir la couverture. J’ai su depuis que, lorsque sa santé ne lui permettait ni de monter à sa galerie, ni de se livrer aux travaux de la pensée, il lui arrivait souvent de faire descendre quelques-uns de ses écrivains favoris, pour rendre à leur parure de ces petits soins humbles et naïfs où se laissait aller son amour pour eux. On concevra du reste le prix qu’il attachait à ses livres, en songeant que c’était peu à peu, sur des épargnes dont l’emploi était parfois contesté, et presque toujours après de longues recherches, qu’il les avait successivement acquis. La librairie d’alors n’offrait pas les richesses qu’étale aujourd’hui la nôtre. Les auteurs de quelque prix n’avaient point encore reçu les honneurs de ces réimpressions fécondes qui, sous des formes multiples, viennent, presque malgré nous, envahir nos rayons. H fallait chercher les occasions et les saisir. Or, pour M. Joubert, les occasions devenaient d’autant plus rares qu’il était curieux de livres peu répandus et délicat dans le choix des éditions. Tel volume avait été par lui vivement disputé ’a la chaleur des enchères ; tel autre, obstiné à ne se point montrer, s’était laissé chercher durant des mois entiers. Celui-ci provenait de quelque collection célèbre, celui-là avait appartenu à quelque homme fameux. À l’origine de chacun enfin se rattachaient des souvenirs de bonne fortune ou de labeur qui n’étaient pas sans charme. Il les aimait et du plaisir qu’ils lui causaient et de la peine qu’ils lui avaient coûtée.—C’étaient d’ailleurs des serviteurs fidèles dont il n’invoquait jamais en vain l’assistance, de vieux amis qui, après avoir réjoui son âge mûr, étaient prêts à consoler sa vieillesse. Ils méritaient bien l’échange de quelques bons procédés.

Mais reprenons le récit de sa liaison avec M. de Chateaubriand, un moment interrompu par des détails d’intérieur et des souvenirs personnels que je n’ai pu écarter. M. Joubert confondit bientôt, dans une communauté d’affections, les deux écrivains que l’exil avait rapprochés, et que ne devait pas séparer plus tard la différence des opinions et des fortunes. À compter du jour où il connut M. de Chateaubriand, il y eut dans son existence un grand intérêt, une grande amitié de plus. C’était, je le remarque en passant, un singulier jeu du sort que cette rencontre, dans une intimité presque fraternelle de trois hommes qui, par des goûts et un génie divers, semblaient résumer, à la limite des deux siècles, les doctrines littéraires prêtes à. se disputer l’empire. Pendant que, sous la main sans défiance de M. deFontanes, les cordes un peu détendues de la harpe antique jetaient encore de gracieux sons, M. Joubert rêvait je ne sais quels accords plus nouveaux, notes vibrantes, voix intimes qui déjà murmuraient confuses au sein de son jeune ami et devaient bientôt retentir avec tant de puissance. Ces temps, déjà loin du nôtre, étaient pour M. Joubert pleins de promesses et d’enchantements. Non-seulement il voyait, à la suite de tant d’orages, la terre et le ciei reprendre leur sérénité ; mais il assistait de très-près au travail de rénovation dans lequel une plume inspirée préparait aux lettres un rôle si considérable ; sa bibliothèque de la rue Saint-Honoré, la retraite de Villeneuve où il se plaisait à attirer ses amis, recevaient tour à tour les prémices de ces pages éloquentes, à la fin devenues une des gloires de notre âge. Après les extases de l’inspiration, rien n’est plus ravissant, j’imagine, pour les esprits littéraires, que ces confidences du génie livrant son œuvre vierge aux premières caresses de l’admiration. M. Joubert en jouissait avec d’autant plus de complaisance qu’il y entrevoyait, et le triomphe de ses doctrines, ct la grandeur prochaine de l’homme qu’il aimait. Ainsi croissait par la réflexion et par le sentiment cette affection à la fois philosophique et tendre qu’aiguisait peut-être encore un stimulant de plus, l’espèce de sollicitude paternelle qu’autorise envers le génie lui-même la priorité de l’âge et des travaux. Je me hâte de le dire, au surplus, il n’avait point affaire à un ingrat. Si nul homme n’a plus aimé dans le sens sérieux et mâle que ce mot a perdu, nul n’a été plus aimé que lui. Je voudrais ue pas laisser éteindre les souvenirs qu’on en garde autour de moi, car les exemples de ces amitiés désintéres secs deviennent plus précieux à recueillir, à proportion qu’ils se montrent plus rares Mais comment raconter les détails d’une intimité que la mort a brisée ? Heureusement aux témoignages répandus dans les œuvres de notre grand écrivain, il m’est permis d’en joindre un autre qui n’est pas, ce me semble, moins digne de survivre.

M. de Chateaubriand, se rendant à Rome, à une époque où il n’avait point encore visité M. Joubert d ;ins sa retraite de Villeneuve, lui écrivait de Lyon une lettre pleine de détails sur la partie de la route déjà parcourue « J’avais calculéqu’il ferait jour », lui disait-il, «lorsque " nous arriverions à Villeneuvc-sur-Yonne. Mon cher « Joubert, quelle fatalité I Je m’endors et ne me réveille « qu’à la porte de la ville. Il fait grand jour ; je demande « où est Villeneuve ; je regarde derrière moi, et je vois « une jolie petite église ; je descends et j’y cours. Je « cherche à découvrir votre rue ; madame de Bcaumont « me l’avait décrite : une petite rue en descendant à « droite. Je crois que je l’ai vue ; mais je n’en suis pas « bien sûr ; il n’est que quatre heures : le moyen d’éveiller mademoiselle Piat ! Je balance un moment, mais « enfin je renonce à ce pèlerinage. Qui m’aurait dit que, ’e dans cette petite ville, demeurerait un homme que j’aimerais tendrement, un homme rare dont le cœur est de « l’or, qui a autant d’esprit que les plus spirituels, et « qui a par-ci par-là du génie ? Mon cher ami, je vous le « dis les larmes aux yeux, parce que je suis loin de vous : « il n’y a point d’homme d’un commerce plus sur, plus « doux et plus piquant que le vôtre, d’homme avec lequel « j’aimasse mieux passer ma vie. Après cela, rengorgez « vous, et convenez que je suis un grand homme. Mais « mangez du roast-beef et buvez du vin de Porto ; vous « avez besoin de vous fortifier, mon cher enfant ; il faut « faire vie ou feu qui dure, je ne sais lequel on dit ; « mais cela veut dire qu’il faut vous conserver longtemps « et très-longtemps pour madame deBeaumont, pour « madame de Vintimille, pour M. Julien, pour M. Pasquier, pour Chênedollé, pour ce misérable Fontanes, « et enfin pour moi ; c’est par politesse pour la société « que je me nomme le dernier. »

Je ne saurais me décider à en rester-là de cette lettre par hasard retrouvée. Elle contient encore quelques mots qui se rattachent de trop près à mon sujet, pour que je n’abuse pas de ma bonne fortune en les citant.

« Au reste », ajoutait le noble voyageur, « je trouve « madame de Beaumonttrop sévère. Les coteaux de Yilleneuve sont, il est vrai, secs et pelés (1 ), mais ils « sont assez hauts et ont un faux air de montagnes qui « ne leur va pas mal. J’ai vu aussi certain bois dans « un enfoncement qui pourrait être produit parmi les « pièces du procès, sans compter les couchers du soleil, qui sont beaux, de l’aveu des deux parties. Je « n’ai vu qu’un soleil levant qui n’était pas merveilleux « à la vérité ; mais le matin n’est pas le soir, et je tiens « qu’à la brune, entre chien et loup, Villeneuve est un « très-joli pays ; il y a des beautés qui, comme vous savez, ne supportent pas le grand jour. Franchement, je « vous aime encore mieux juché dans votre bibliothèque

(\) Ces coteaux n’avaient pas à cette époque ta verdure qui tes pare aujourd’hui. A. J. de la rue Saint-Honoré, que dans la petite rue, en « descendant à droite, que j’ai vue à quatre heures du « matin. Je crains que le maire, s’il m’a aperçu, Iip « m’ait pris pour un anglais qui venait examiner les « lieux et peut-être sonder l’Yonne pour y conduire Ih « flotte de Nelson. «

À ce ton de plaisanterie charmante, ne semble-t-il pas qu’on aperçoive dans le lointain les premiers sourires de cette imagination devenue si pathétique et si grave en traversant les événements et les années ? Il faut le dire pourtant, M. Joubert avait quelque part à la sérénité de son ami ; car si, dans le commerce d’une correspondance intime, les lettres montrent celui qui les écrit, elles montrent aussi celui qui les inspire, l’un prenant toujours, ou par complaisance amie ou par imitation involontaire, quelques-unes des couleurs de l’autre. Or la gallé, une gaîté spirituelle et modérée, formait un des traits saillants du caractère de M. Joubert. C’est à sa famille surtout qu’il appartient d’en parler. Il n’était pas de ceux qui, réservan ! toutes leurs grâces pour le dehors, n’apportent dans la vie commune que les caprices de leur humeur ou les langueurs de leur ennui. Personne n’observait plus à la lettre les préceptes qu’il a donnés, et qui, de sa part, étaient plutôt encore des résolutions que des conseils. Aimable avec les siens, autant au moins qu’avec les étrangers, il n’oubliait jamais, au milieu d’eux, qu’il faut, comme il le dit, « porter son velours en dedans et faire plaisir a toute heure. » Je ne crois pas même qu’il eût besoin d’efforts pour atteindre ce but. Les plus vulgaires travaux de la vie commune, les occupations les plus simples, comme les amusements les plus naïfs, lui inspiraient naturellement la curiosité bienveil" lante qu’il a si bien décrite en parlant de la bonhomie, « cette enfance conservée, affermie et développée, qui « ne refuse son intérêt à rien de ce qui occupe l’attention, « et son attention à rien de ce qui est innocent. > Il était ingénieux à entretenir autour du foyer une joie douce, intime, sans éclats, ou, pour parler encore son langage, « un « perpétuel enchantement. » Même sa sollicitude à cet égard ne se bornait pas aux membres de sa famille. Il aimait à n’être entouré que de visages, contents ; aussi, tout en conservant la dignité du patriarche, n’avait-il pas laissé s’élever chez lui ce mur de glace que des mœurs plus gourmées placent entre le serviteur et le maître. Il entendait la maison à la manière, antique, ainsi que son illustre ami semblait l’entendre lui-même, lorsque dans cette lettre, deux fois citée, et que je n’épuiserai pas, il ajoutait :

« Je me suis trouvé engagé dans les monticules du « Morvan, partie de jour et partie de nuit. Les oiseaux « chantaient de tous côtés, et j’ai entendu à la fois les « trois passagers du printemps, le coucou, la caille et le « rossignol. Un petitbout du croissant de la lune était dans « le ciel, tout justement pour m’empêcher de mentir ; car « je sens que si la lune n’avait pas été là, je l’aurais toujours mise dans ma lettre, c’eût été à vous de me convaincre de fausseté l’almanach à la main. Tandis que « je faisais un roman, Auguste dormait sur mon épaule. « Pauvre jeune homme ! 11 va commencer la vie sous les « auspices d’uu maître dont les premiers jours n’ont été « protégés par personne ; nul ne s’est chargé de me faire « voyager ; mais je ne suis pas Auguste, et tout le monde n’est pas le tilleul de madame de Beaumont !… Savez-vous que j’eusse assez aimé autrefois à être « l’esclave d’un bou maître ? Je suis sur que cette propriété de l’homme sur l’homme devait établir parmi 1rs « anciens des relations d’amour et d’intérêt que nous ne « connaissons plus. C’est pourquoi le mot domestique, « qui vient de domus, indiquait dans le serviteur une « partie de la maison, presqu’un membre de la famille. « Tout cela n’est pas bien fier ; mais je suis ennuyé de « courir toujours pour mon compte les chances de la « vie, et si quelqu’un voulait se charger de me nourrir, « de me vêtir et de m’aimer, cela me ferait grand « plaisir. »

II y avait longtemps que chez lui M. Joubert avait accepté ce rôle d’affectueuse protection. Sans rompre de justes distances et sans donner à personne la fantaisie de les franchir, il se préoccupait volontiers des intérêts, des petits propos de ses gens. Volontiers il jetait au milieu d’eux de bonnes paroles qui les comblaient d’aise et d’encouragement. Parmi les solennités de famille dont il ne laissait guère échapper l’occasion, les bonnes fêtes étaient celles où de son salon, de son lit même, si la souffrance l’y retenait, il pouvait entendre les éclats un peu bruyants, mais reconnaissants et naïfs, de la joie qu’il avait su leur ménager. Les inégalités de sa santé n’apportaient point en effet d’inégalité dans son humeur. S’il ne pouvait écrire une lettre, soutenir une conversation un peu vive, mener à terme quelqu’une de ses hautes méditations, sans que d’insurmontables accablements s’ensuivissent, son corps du moins éprouvait seul, après ces efforts, une douloureuse réaction. Ni l’activité de son es prit, ni la chaleur de son âme n’en étaient atteintes. Soit qu’il acceptât une santé débile comme la condition nécessaire de l’exquise délicatesse de son organisation intellectuelle ; soit, ainsi que M. de Chateaubriand le lui écrivait un jour, « qu’il voulût voir l’enfer même du « bon côté », il gardait jusque dans ses plus grands abattements sa bienveillance et sa sérénité. J’en rencontre un exemple qu’on me pardonnera de citer. Atteint d’une maladie grave, pendant l’été de 1810, il avait été forcé d’interrompre son journal ; voici comment, lorsqu’il put le reprendre, il remplit la lacune qui séparait les dates :

« Du jeudi 7 juin au jeudi 12 juillet : ma grande et « bonne maladie l Deo gratiasl »

De pareils traits sont plus propres que mes paroles a peindre cette aménité singulière qui ne pouvait se démentir en face même de la souffrance 11 y avait là mieux que du stoïcisme, il me semble, plus même que delà résignation chrétienne, car on n’y saurait découvrir la préméditation d’aucun calcul ni l’indice d’aucun effort. On dirait l’épanchement continu d’une âme d’où les pensées heureuses, les joies tendres et naïves rayonnaient comme une auréole de douceur et de paix. C’est par là surtout que son souvenir est demeuré délicieux à sa famille et à ses amis. Combien de fois, dans la crainte que mon jugement ne s’égarât au milieu des influences du foyer, n’ai-je pas interrogé, avant d’écrire cette notice, les étrangers qui ont vécu dans son intimité I Je n’en ai point rencontré qui ne gardassent une sorte de culte pour sa mémoire et ne s’associassent à nos regrets avec une spontanéité dont la vive et sympathique expression m’a bien souvent touché. Qu’il me soit permis de dire ici quelques mots de luu des hommes qui m’ont semblé 1 avoir le mieux compris et le plus aimé.

Parmi les personnes qui fréquentaient le salon de madame de Beaumont, j’ai nommé M. Molé. M. Molé, fort jeune encore, se distinguait par une maturité précoce. Son éducation venait de s’achever au milieu des grandes scènes de notre révolution, et aux leçons de l’histoire s’étaient joints pour lui les enseignements des faits contemporains. Il avait vu se dérouler le drame d’un œil plus ferme qu’il ne semblait appartenir à son âge et à sa condition. Je m’en étonne peu toutefois. Il me semble en effet que l’aristocratie française devait être, suivant son origine, différemment impressionnée par les modifications survenues dans notre ordre politique. Je comprends ii merveille les regrets amers, la longue fidélité, la résistance même désespérée des famillesquidevaientàraffection privée de nos rois leur nom, leurs honneurs, leurs richesses ; mais je conçois aussi que celles qui puisaient leur illustration dans les services rendus au pays plutôt qu’à la cour, acceptassent, avec moins de répugnance, des événements qui, d’ailleurs plus forts qu’elles, laissaient encore la France debout. C’est surtout par ces vieilles races patriciennes qui, à la tête des communes ou dans le sein des parlements, s’étaient signalées par une résistance séculaire aux désordres de l’administration et aux envahissements du pouvoir, que devait être jugée avec plus d’indulgence une révolution au travers de laquelle, malgré ses écarts, malgré ses excès, on pouvait entrevoir l’ordre légal comme but suprême du public effort. Dominé plus qu’un autre par ces grands souvenirs de famille, M. Mole ne se croyait donc pas quitte envers le pays. Il s’initiait eu silence, par de sérieuses études philosophiques, à la science du gouvernement des peuples, et, dès le commencement de ce siècle, il consignait dans un écrit célèbre le fruit de ses premières méditations. Il ne m’appartient pas d’examiner ici l’ouvrage qu’il fit paraître à cette époque sous le titre d’essais de morale et de politique ; je n’en parle que parce que le manuscrit en fut par lui communiqué à M. Joubert. C’était un hommage rendu à la supériorité de cet esprit éminent, hommage dont le retour ne se fit pas attendre. Singulièrement frappé des efforts tentés par un si jeune homme pour rattacher les théories de la liberté aux observations d’une saine psychologie et aux grands principes de religion et de morale que tant de nuages venaient d’obscurcir, M. Joubert paya de conseils utiles la conGance qui lui était donnée ; mais comme il ne savait pas se livrer à demi, l’affection vint bientôt à la suite des conseils. Il trouvait d’ailleurs chez M. Molé des qualités qu’il tenait en grande estime : de l’ardeur sans emportement, le culte sincère du devoir, et cette sorte d’austérité qui dénote la pureté de la jeunesse et présage l’incorruptibilité de l’âge mûr ; il l’appelait « son Catonde vingt ans. »

À l’époque où cette liaison commençait, unepeine profonde vint désoler son âme. Madame deBeaumont, que ses médecins avaient envoyée en Italie, ne tarda pas à y succomber au mal sans remède dont elle était atteinte. Elle mourut à Rome, le 4 novembre 1803 ; et pendant qu’une illustre amitié faisait graver sur sa tombe ce verset de Jol> souvent répété par elle : « Quare misera data est lux cl « vita his qui in amaritudine unimœ sunt ? Pourquoi « la lumière a-t-elle été donnée au misérable et la vie a « ceux qui ont le cœur dans l’amertume ? » pendant que les arts s’unissaient à la religion et à la poésie, pour la représenter couchée sur le marbre, et indiquant du doigt, au-dessous du nom de ses proches, tombés sous la hache révolutionnaire, cette plainte suprême qu’elle avait acquis le droit de répéter après Rachel : Quia non sunt, M. Joubert honora de bien des larmes les funérailles lointaines de l’amie qui lui avait été si chère. La nouvelle du triste événement lui était parvenue à Villeneuve, où il avait coutume de passer la belle saison ; il y resta tout l’hiver suivant, silencieux et comme enveloppé dans sa douleur.

Cependant un autre attachementsemblait destiné à remplir le vide que cette mort venait de laisser dans son existence. Madame de Vintimille, avec laquelle il avait déjà commencé de se lier, ne pouvait pas sans doute lui faire oublier madame de Beaumont, car il cultivait ses souvenirs autant que ses amitiés ; mais elle réussissait du moins à adoucir ses regrets en y mêlant une affection nouvelle. Une grande bonté de cœur s’unissait chez elle à un esprit très-orné, àunjugement plein de rectitude, et M. Joubert lui trouvait, pour les choses morales, la supériorité qui distinguait madame de Beaumont sous le rapport intellectuel . Il faut bien le rappeler d’ailleurs, quoique assurément madame de Vintimille fût une des femmes qui eussent le moins besoin d’indulgence, personne n’avait plus que lui le droit de dire : « Quand on aime, c’est le cœur qui juge » ; ou de répéter ce mot singulier et charmant : « Quand mes « amis sont borgnes, je les regarde de profil. » Comme il lui fallait des tendresses entières, des admirations que rien ne vînt amoindrir ou contrarier, il prêtait volontiers aux personnes qu’il aimait tout ce qui manquait à leur perfection. Soit par l’effet de la bienveillance qui lui était naturelle, soit, ainsi qu’il le disait encore, qu’il lui semblât nécessaire de savoir bravement « s’aveugler pour « le bonheur de la vie », son imagination complaisante effacait les aspérités de leur caractère, comblait les petites lacunes de leurs bonnes qualités, et, une fois éprise par un point, se laissait éprendre par tous, ainsi qu’un aimant flexible qui suivrait, eu s’y attachant, les sinuosités d’une surface inégale. Il y avait d’ailleurs en son âme des trésors de sentiment, une surabondance d’idées dans son esprit, qui lui permettaient d’en céder à mains pleines à ses amis : il se plaisait a les enrichir de sou superflu.

Aussi, dès son retour à Paris, devint-il tout naturellement le centre de la société qui, naguère réunie près de madame de Beaumont, s’était, depuis sa mort, un moment dispersée. Son salon remplaca celui de la rue Neuve-duLuxembourg. Bientôt même les soirées semblèrent trop courtes à ses amis ; et, comme il restait d’ordinaire couché jusque vers trois heures de l’après-midi, son lit s’entoura d’auditeurs de plus en plus avides de l’entendre. Je n’essaierai pas de donner une idée du charme de sa parole ; ce talent fugitif est un de ceux qui, tout en causant les émotions les plus vives, laissent les traces les moins saisissables II résulte de je ne sais quel accord heureux entre 1 esprit et la personne, la voix et le regard, le geste et le mot, dont les secrètes harmonies s’évaporent comme des parfums ou des sons : ou en jouit, mais on ne le peint pas. Malheureusement le causeur cédait avec un si facile abandon iv l’entraînement qu’il communiquait, qu’inquiète (iar dienne de sa saute, madame Joubert etail souvent forcee de lui commander le silence, ou de défendre les approches de son appartement contre l’accès empressé de ses amis. Mais il s’offrait toujours quelque occasion, quelque prétexte d’échapper à cette surveillance. Les abattements revenaient alors, les douleurs de poitrine, les crachements de sang, et c’était à Villeneuve qu’il fallait aller chercher un peu de solitude et de repos. À Villeneuve pourtant d’autres travaux, d’autres soins attendaient M. Joubert. Un doux et perpétuel enthousiasme, cette ardeur sublime et cachée qu’il attribuait à quelques écrivains et dont il était plus qu’eux dominé, continuait de brûler en son âme ; le feu couvert succédait a la flamme ; la méditation remplaçait les causeries, et je ne sais si sa santé s’en trouvait beaucoup mieux. Il avait d’ailleurs à entretenir avec ses nombreux amis une correspondance qui devenait l’occasion de nouvelles fatigues, car sa plume, difficile à elle-même, manquait un peu de volubilité. Puis les jeunes ecclésiastiques du voisinage, attirés par l’hospitalité de la famille, venaient emprunter les livres d’une petite bibliothèque formée à leur intention, et aux livres il ne refusait guère de joindre le riche tribut de sa parole et de ses conseils. Puis enfin, quand il prolongeait trop sou séjour en Bourgogne, « la petite « rue en descendant à droite » voyait arriver de Paris d’illustres visiteurs qui l’illuminaient tout à coup d’un eclat inaccoutumé. On n’échappe pas à sa déstinée ; la sienne était de répandre la lumière, de se consumer en eclairant, et, quoi que fît madame Joubert, le flambeau ne s’éteignait pas. Ainsi s’écoulait cette précieuse vie, partagée entre Pa ris ct la province, entre les méditations de la solitude et les délices de l’amitié, quand la création de l’Université vint, en 1809, imposer à M. Joubert des devoirs inattendus. On sait comment l’empereur, habile, ainsi que tous les hommes puissants, à s’assimiler ce qui se rencontrait de puissant autour de lui, avait appelé M. de Fontanes à la tête de l’instruction publique. Modéré par principes et par position, car il était classique et gentilhomme, M. de Fontanes n’entendait pas faire à cette situation nouvelle le sacrifice de ses opinions et de ses amitiés. Le vulgaire ne comprend pas toujours la part que prennent les hommes éminents aux vicissitudes de leur pays. Il est prompt à attribuer leurs démarches à je ne sais quels calculs d’ambition ou de cupidité qui flétrissent les meilleures actions et outragent les intentions les plus pures. Pour moi, je ne m’en cache point, j’ai plus de foi dans la dignité humaine, plus de respect pour les hautes intelligences. Il me semble que dans les temps d’agitation politique, alors que les destinées sociales sont livrées aux hasards de la discussion des partis, les esprits élevés se dérobent avec peine au mouvement imprimé à tous les esprits. Ils se passionnent aisément pour la justice et la vérité, telles qu’elles leur apparaissent du moins : ils combattent pour elles ; ils en font leur symbole, leur opinion, et quand, par leurs efforts, le jour de la victoire arrive, c’est cette opinion triomphante qui les emporte avec elle au sommet. Tel était, je le crois, le secret de la fortune de M. de Fontanes. Aussi prétendait-il, en se laissant aller à l’élévation qui lui était offerte, ne point se séparer de ses amis, et, après avoir inscrit sur la liste des futurs collaborateurs du prand-mnHre les noms si uniliratil’s de MM. de Donald et de Beausset, il se hâtait d’y joindre celui de M. Joubert. « Ce nom, disait-il à « l’empereur, est moins connu que les deux premiers, « et c’est cependant le choix auquel j’attache le plus d’importance. M. Joubert, frère du procureur impérial de « Votre Majesté auprès du tribunal de première instance « de Paris, est mon ami depuis trente ans. C’est le compagnon de ma vie, le confident de toutes mes pensées. « Son âme et son esprit sont de la plus haute élévation. « Je m’estimerai heureux si Votre Majesté veut m’accepter pour sa caution. » Je cite cette note, par hasard retrouvée, comme un témoignage également honorable pour l’homme qui en était l’objet, pour celui qui gardait, au milieu même du triomphe, un tel souvenir de ses amities, pour le maître, enfin, qui savait entendre ce simple et noble langage. Du reste, c’était bien par la volonté spontanée du grand-maître que M. Joubert prenait rang parmi les inspecteurs généraux et dans le conseil de l’Université. Pour sa part, il n’y avait guère songé, occupé qu’il était de ses études chéries, de sa douce philosophie, des plaisirs simples et vrais qu’il s’était créés au sein de sa famille.

Mais aussitôt que, sans l’avoir désiré, il se vit pour la seconde fois appelé a des fonctions publiques, il y porta l’abnégation et l’ardeur inhérentes à sa nature. La gloire de son ami le plus cher lui paraissait d’ailleurs engagée dans le succès de l’administration à laquelle on venait de l’associer, et son amitié se croyait solidaire de tout ce qui allait être fait. Les fragments que j’ai pu recueillir de sa correspondance avec M. de Fontanes témoignent assez de sa sollicitude à cet égard. Il entendait que le grand-raaUre fût soigneux du corps enseignant comme un père de famille ; qu’il laissât une douce et longue mémoire de son passage, et que l’administrateur ne demeurât pas au-dessous du poëte. Les petites lettres du matin, les longues causeries de la veillée n’avaient plus guère d’autre objet. Le zèle même pour la bonne «irection de l’instruction publique allait si loin parfois, que, fatiguée un soir d’enseignement, de professeurs et de lycées, une femme dont l’esprit va de pair avec le nom, et à laquelle M. Joubert portait un vif attachement, Mme de Chateaubriand, s’écriait :

« L’ennui naquit un jour de l’Université.

Mais la boutade n’empêchait pas les deux interlocuteurs de poursuivre. Le grand-maître consultait incessamment son ami sur les hommes, sur les livres, sur les choses. Il le contrariait bien quelquefois par l’adoption de mesures inattendues, car s’il lui était loisible, au salon, de spéculer librement, il avait bientôt, au palais, à compter avec un maître dont la politique ne s’accommodait pas toujours à la philosophie de M. Joubert ; mais il écoutait ce dernier du moins avec une déférence amie, et souvent il puisait dans son expérience et sa raison les forces dont il avait besoin pour l’action ou pour la résistance.

Cependant de plus longs séjours à Paris avaient étendu peu à peu le cercle des relations de M. Joubert. Non seulement il continuait de voir chaque jour mesdames de Chateaubriand, de La Brichc, de Vintimille, de Duras, deLévis et les autres personnes qu’il avait jadis rencontrées chez madame de Beauiuont ; mais il se liait successivement avec mesdames de Bressieux, de Valory, de Gontaut, de Chàtenay,avec lebonM. de Clause !, dont le tempérament religieux et contemplatif ne s’était point encore échauffé aux ardeurs de la discussion parlementaire ; avecM.deFéletz, qui se plaignait de l’avoir connu trop tard, et dont il vantait souvent l’ingénieuse polémique,l’atticisme etle sens exquis ; avec un de mes parents, le docte et pieux M. de Lacalpradc, que je ne puis nommer sans que s’éveille en mon âme un profond sentiment de reconnaissance ; avec M. l’abbé Gallard, M. l’abbé Cotteret, depuis évoque de Beau vais, M. de Saint-Surin, M. de Bonald, M. le comte de Sèze, M. Romain de Sèze, son fils, et quelques autres hommes rangés dans la nuance d’opinions que la plupart de ces noms rappellent. Je ne crois pas toutefois qu’à l’époque de la restauration il ait bien sérieusement partagé les vivacités du cercle qui l’entourait. 11 jugeait fort sévèrement les maximes d’état de M. de Bonald, quoiqu’il aimât beaucoup son caractère et sa personne ; il reprochait, avec une grâce charmante, à M. de Clausel de se laisser détourner, par les tourbillons du moment, de sa primitive et pacifique destination ; enfin, écrivant à un anglais de ses amis, M. Frisell, homme plein de science, que lui avait rendu cher un cœur excellent caché sous des dehors sévères, il disait, au sujet d’un des articles magistraux du Conservateur : « II a fait ici beaucoup de bruit, et peut-être beaucoup de bien ; mais « qui le sait ? » À ces indices, et malgré quelques colères passagères dont je rencontre les traces ça et là, il me semble qu’il regardait un peu la politique comme audessous de lui quant aux passions qu’elle engendre, comme au-dessus des hommes quant aux règles éternelles et aux forces suprêmes qui la dominent. 11 aimait à ne s’en point mêler, et s’irritait de voir à tant de gens la prétention contraire. Mais son irritation était toute philosophique. Ces passions stériles, « ces voracités sans « proie », ainsi qu’il les avait énergiquement signalées dans une lettre à madame deBeaumont, étaient à ses yeux un mal digne de pitié, une sorte d’infirmité morale qu’il fallait plaindre sans lui subordonner ses affections. Los siennes n’en éprouvaient point d’atteinte, et si quelques amis, comme son jeune parent M. Mérilhou, comme M. Molé, ou mon père lui-même, le visitaient plus rarement, moins attirés peut-être dans un salon qu’envahissaient, en ces derniers temps, des opinions qui, malgré l’exemple du maître, se montraient peu soucieuses de conciliation, il avait le rare bonheur d’arriver au terme de la vie sans avoir perdu une des amitiés formées pendant la route.

Il me serait doux de m’étendre sur ces liaisons en de plus longs détails ; mais la publicité a des bornes qu’il faut savoir respecter : je ne veux pas exposer a l’indifférence de la foule des noms qui nous sont demeurés chers, et je m’arrête, satisfait d’avoir pu montrer M. Joubert encore une fois entouré de ses plus illustres amis. Il m’a semblé que je le devais à plus d’un titre, car si c’a été la gloire de sa vie d’être aimé d’eux, un jour peutêtre ce sera une part de leur gloire d’avoir été aimés de lui. Pouvais-je d’ailleurs raconter une existence où les faits tiennent si peu de place, sans donner le premier rang aux affections qui l’ont occupée 1 Homme de lettres, je me serais avant tout efforcé de reconstruire par l’ana lysc l’histoire de cette haute intelligence, j’aurais insisté davantage sur les influences qui l’ont dominée etsur celles qu’elle est destinée à répandre ; mais étranger, sinon par les goûts et les travaux de ma jeunesse, du moins par les devoirs qui sont survenus depuis, aux habitudes de la critique littéraire, j’ai dû me bornera retracer les souvenirs dont je vivais environné. Peut-être, pour un grand nombre d’esprits, ne me serai-je point assez éloigné du foyer ; peut-être aurai-je retenu l’attention sur des détails trop familiers, pour conserver quelque intérêt au dehors. Mon excuse se trouve dans l’œuvre même de M. Joubert. Parmi ceux qui la liront, il en est sans doute qui ne verront qu’elle ; d’autres, plus curieux encore de beaux caractères que de belles pensées, voudront remonter de l’œuvre à l’écrivain. C’est pour ces derniers surtout que j’écris, et j’espère qu’ils ne me sauront pas mauvais gré d’avoir aidé léur recherche en leur ouvrant l’intérieur même de la famille de M. Joubert, seule retraite, après tout, où chaque caractère laisse échapper son dernier mot.

On a vu dans quelles circonstances s’était accompli son mariage. Ne trouvant plus de consolation à offrir à une grande douleur, il avait tendu sa main et ou l’avait acceptée. Ainsi s’étaient rapprochés deux caractères que séparaient beaucoup de contrastes. Madame Joubert se distinguait par la fermeté de sa raison et la sagacité de son esprit ; mais la tendresse de son âme se déguisait sous une sorte de brusquerie rendue piquante par lapromptitudeetla netteté de tous ses jugements. Onretrouvait en elle quelque chose de sa mère, « cette excellente femme qui, « sous une écorce do rudesse très-remarquable, avait le « cœur le plus compatissant, les mains les plus libérales « avec l’air le plus négatif. » Pendant que M. Joubert, à iravers les perspectives d’une imagination charmée, envisageait toutes choses au point de vue poétique, sa compagne, par une de ces bonnes fortunes qu’il faudrait souhaiter à tous les gens de lettres, s’attachait à ne considérer la vie que du côté pratique et journalier. De là s’élevaient entre eux des discussions fréquentes, et qui pourtant n’etaient pas sans grâce, tant ils y apportaient l’un et l’autre de sincérité et de tendresse mutuelle. Il y avait des jours d’ailleurs où, maîtresse d’elle-même comme toutes les femmes fortes, madame Joubert se plaisait à disputer avec son mari de complaisance et d’aimable abandon ; c’étaient ceux où la souffrance venait visiter quelqu’un des siens. 11 fallait voir alors comme, près du patient, son œil se faisait serein, sa voix caressante et son propos encourageant. Il semblait qu’elle devînt plus heureuse en se sentant nécessaire, et qu’une occasion nouvelle offerte à son dévouement lui rendît les illusions d’une autre époque.

M. Joubcrt tarda peu à être père. Son journal dira mieux que moi la joie que cet événement jetait en son âme. Qu’on me permette d’en copier quelques lignes :

« 9 avril. Mon fils est né dans la nuit du 8 au 9, à deux « heures un quart après minuit. Qu’il se souvienne un « jour des douleurs de sa mère !

« 10 avril. On a présenté l’enfant aux hommes publics « et l’on a fait constater authentiquement son existence. « Au retour, il a été porté chez les amis et les voisins « curieux de le voir. Tous sans doute lui ont souhaité « des jours heureux. Qu’il soit bienveillant à son tour t et s’intéresse au bien des autres ! « H avril. J’ai pensé à mon propre bonheur, ii l’état de calme et de paix de l’âme et du corps de la mère, à « la bonne et décente conformation de l’enfant, qui est « un bien inappréciable. Quoique né d’une mère faible, « il est fort assez : sa constitution est saine : on l’eût levé « de terre à Lacédémone.

« Accouchement ne fut jamais plus heureux, ni allaitement moins difficile. Après tant de craintes si heureusement démenties, je me suis dit : Réjouis-toi ; j’ai « gardé la maison et me suis promené dans le petit jardin pour me recueillir dans ma joie. »

Ce fils, objet de bien des espérances par les grâces de son premier âge et les succès de sa jeunesse, ne les avait pas toutes remplies. Quand le temps de la maturité était venu, il avait fallu combattre en lui, et l’on avait combattu vainement d’iaexplicables bizarreries, un éloignement singulier des voies communes, un dégoût insurmontable pour tout effort utile, toute occupation féconde. Ce n’était pas qu’il ne fût doué d’un esprit distingué, d’une instruction solide et d’un cœur excellent ; de vifs sentiments religieux le garantissaient d’ailleurs des mauvaises passions et des écarts qu’elles amènent ; mais, frappé d’une sorte d’immobilité morale, il se dérobait, par une résistance inerte, et pourtant opiniâtre, aux soins que son père voulait prendre de ses relations et de son avenir. Dans cette lutte très-active d’un côté, toute passive de l’autre, ils s’obstinaient mutuellement, d’autant plus malheureux tous les deux que M. Joubert découvrait, dans l’intelligence de son fils, la promesse de tous les succès, et que la nature de celui-ci, plus puissante que ses résolutions, le retenait, comme une main itr fer, dans son inaction fatale. En étudiant plus tard ce caractère étrange, que je me sentais, au surplus, moins disposé à blâmer qu’à plaindre, je me suis demandé souvent s’il n’y avait pas en nous un secret ressort destiné à nous pousser à l’action, qui pouvait être détendu, irrégulier dans son jeu, rebelle à nos volontés mêmes, et qui, en laissant subsister virtuellement toutes nos belles dispositions, leur refusait le moyen de se réaliser dans la pratique. Telle était du moins cette organisation malheureuse. C’était là la douleur de M. Joubert, l’épine cachée sous sa couche. Tout le reste était bonheur autour de lui.

Peu d’années après son mariage, il était parvenu à fixer près de lui le plus jeune de ses frères (1), en l’unissant à la nièce de sa femme. Ils ne formaient ensemble qu’une famille, vivant sous le même toit, réunie à la même table, et confondant, jusqu’à la fin, ses intérêts de fortune dans l’indivision des patrimoines. Il ne m’est pas permis sans doute de parler avec une égale liberté des deux chefs de cette communauté où le sort m’a depuis donné place. L’un d’eux a disparu ; l’autre est près de moi, et des nœuds si étroits nous lient qu’ils retiennent la voix même de la reconnaissance. Je ne saurais m’empêcher de remarquer, cependant, que ce dernier ne devait pas uniquement à la protection commandée par la différence des âges, les témoignages de vive affection qu’il recevait de son frère. Il existait entre eux de secrètes sympathies qui, à leur insu peut-être, les unissaient par

(1) M. Arnaud Joubert, avocat-général, puis conseiller !i la Cour de cassation. une chaîne invisible : même amour pour leur mère, amour religieux qui, en dominant leur vie, épurait toutes leurs pensées ; même chasteté dans les propos et dans les mœurs ; même simplicité dans les goûts ; même tempérance dans les vœux ; prédilection égale pour les plaisirs de la famille ; égale fidélité dans les aiïections ; je ne sais enfin quelle disposition heureuse, au contact de tout m qui est beau dans la nature ou parmi les hommes, à Pi> remplir de joies douces, intimes et longues. Cette fraternité des âmes ne se laissait pas toujours, il est vrai. deviner à la surface ; mais qu’importe, si, sous la diversité des formes, se déguisaient des impressions communes, si, comme il arrive dans nos accords, quelques dissonances heureuses amenaient, dans l’intimité des deux frères, plus de charme et d’harmonie’/

D’autres liens les unissaient d’ailleurs. Non-seulement M. Joubert entourait la compagne de son frère d’un attachement tout paternel ; mais il reportait bientôt sur leurs enfants, sur ses jeunes nièces, le besoin d’affections tendres que son fils ne savait pas satisfaire. Il se plaisait à guider leurs travaux ; il savait égayer leurs entretiens, et, se faisant enfant avec elles, se mêlait volontiers à. leurs jeux. Le penseur y trouvait son compte, it est vrai ; car si, pour les esprits vulgaires, la vie se compose d’une trame unique, où les faits s’enchaînent et se succèdent, sans laisser derrière eux autre chose que le stérile souvenir de leur passage, pour les esprits distingués, elle se divise en deux parts : l’une extérieure et agissante, l’autre intime et réfléchie, où les faits viennent se déposer et germent en pensées fécondes. Ainsi la candeur de deux jeunes filles, tonnes par la sollicitude d’une mère pleine de sagacité, de vertus et d’abnégation, à l’abri de tous les souffles impurs, n’était pas perdue pour le philosophe ; et quand, vers la fin de sa vie, il dévoilait avec tant d’art les mystères de la pudeur, c’était à elles, à leurs âmes naïves qu’il en dérobait silencieusement la confidence. Peut-être ai-je le droit de leur rendre ici la part qu’elles ont eue dans l’essai merveilleux tenté par M. Joubert, moi qui les ai si bien connues, ces nobles âmes, et qui leur ai dû de comprendre l’œuvre qu’elles avaient inspirée.

Les années s’écoulaient rapides au sein de cette famille heureuse, épargnée jusque-là par le sort. L’heure vint pourtant où il fallut se séparer. Dans les premiers mois de l’année 1824, les indispositions habituelles de M. Joubert se montrèrent plus graves et plus longues : l’équilibre longtemps maintenu entre toutes ses faiblesses se rompit ; sa poitrine s’engagea, et bientôt le docteur Beauchêne, son vieil ami, présagea avec douleur une fin que son art ne pouvait plus conjurer. Lui-même sentit sans doute que le moment suprême approchait, car, saisissant encore une fois son crayon, il inscrivit sur son journal ces derniers mots, rapide analyse de sa vie, de ses travaux et de ses espérances :

« 22 mars 1824. Le vrai, le beau, le juste, le saint ! »

À partir de ce jour, tous les symptômes se précipitèrent, et le 4 mai suivant, muni de la nourriture sacrée au milieu de sa famille eu larmes, il remonta vers les célestes demeures d’où il semblait n’être que pour un moment descendu. À deux aiinees de la, l’irréparable vide qu’il avait laissé parmi les siens me fut révélé par un mot dont j’ai gardé le souvenir. Je venais, après un long séjour en Espagne, mêler mes condoléances aux regrets de sa famille ; « hélas », me dit l’atnée de ses nièces, d’une voix contenue, mais où vibrait toute sa douleur, « la « gloire de notre maison est éteinte ! »… Cette gloire pouvait revivre cependant, car la mission jadis conseillée par M. de Foutanes et devinée par M. Molé avait été remplie. M. Joubert, en mourant, avait laissé des manuscrits dont son fils conservait le dépôt. Malheureusement il fallait, pour les mettre en lumière, une détermination au-dessus des forces de ce dernier, un long et difficile travail, par lui toujours promis et malgré nous toujours différé. Plusieurs fois, à son défaut, M. Joubert, mon beau-père, avait voulu l’entreprendre. Il s’y était engagé même dans une notice touchante, distribuée aux amis de son frère, quelque temps après sa mort, et à laquelle j’ai emprunté plusieurs des faits consignés ici. Mais, longtemps arrêté par les promesses qu’il recevait de son neveu d’une prochaine mise en œuvre, il fut détourné plus tard du soin de s’en occuper personnellement, d’abord par de profondes douleurs domestiques, et bientôt par des atteintes graves et répétées dans sa santé. Ce ne fut qu’en 1838 que la veuve de M. Joubert, après avoir perdu son fils, et sentant elle-même sa fin prochaine, résolut de déposer, dans le sein de la famille et de l’amitié, un durable témoignage du passage de son mari À sa prière, M. de Chateaubriand ne dédaigna pas la mission de recueillir en un volume les pensées de l’ami qu’il avait pleuré avecelle. Ilécrivaitiimadamclaoomtesse Christine de Fontancs, occupée dans le même temps d’une édition des œuvres de son père :

« Tandis que vous érigez un monument funèbre. « moi, Madame, je rassemble les pensées du plus ancien ami de votre père. Elles ne sont point destinées à voir le jour. La veuve de M. Joubert serable pénétrée du sentiment que j’exprimais en parlant « de lui dans mon Essai sur la Littérature anglaise : « Un homme fut mon ami et l’ami de M. de Fontanes. « Je ne gais si au fond de sa tombe il me saura gré de « révéler la noble et pure existence qu’il a cachée. « Quelques articles qu’il ne signait pas ont seulement « paru dans diverses feuilles publiques. Qu’il soit permis « à l’amitié d’en citer de courts fragments. C’est le seul « vestige des pas qu’un talent solitaire et ignoré a laissés sur le rivage en traversant la vie.

« Je rencontre a chaque instant dans les ébauches de " M. Joubert des choses adressées à M. de Fontanes, et .« que celui-ci n’a point connues. Ces confidences d’un « ami à un ami, l’un et l’autre absents pour jamais ; ces « pensées testamentaires recueillies sur des morceaux de « papier destinés à périr, m’offrent une complication « de tristesses d’une puissance extraordinaire. L’antiquaire déchiffre avec moins de religion les manuscrits » d’Herculanum que je n’étudie les secrets d’une double « amitié, conservés sous des cendres.

« Tels sont mes travaux, Madame. J’écoute derrière « moi mes souvenirs, comme les bruissements de la vague sur une plage lointaine. En me promenant quelqtiefois dans les bois, ces vers du Jour eien Mort» « me reviennent en mémoire : D’uu ami qui n’est plus U voix longtemps chérir Me semble murmurer dans la feuille flétrie.


« Mais, hélas ! j’ai tant de regrets que je ne sais auquel entendre. Resté le dernier, je m’occupe à tout « arranger dans la maison vide, à fermer les portes et « les fenêtres. Ces pieux devoirs une fois remplis, si « mes amis, lorsque je les irai rejoindre, me demandent ce que je faisais, je leur répondrai : « Je pensais « à vous » Il y aura bientôt entre eux et moi communauté de poussières après union de cœurs. »

Le livre ne tarda point à paraître, car l’illustre éditeur sentait qu’une vieille amie mourante attendait de sa main généreuse le legs d’adieu destiné a ses amis. Il s’était empressé d’y joindre ce court avertissement :

  • Paris, 8 septembre 1858.

« J’ai lu ces mots dans les fragments de M. Joubert : » Le ver à soie file ses coques et je file les miennes ; « mais on ne les dévidera pas.

« Si ; je les ai dévidées : j’ai séparé les sujets conl’ondus sur des chiffons de papier. Toutefois je n’ai pas « trop multiplié les titres, pour laisser au penseur une « partie de la variété de ses pensées. On verra par la « beauté de ces pages ce que j’ai perdu et ce que le « monde a perdu. On peut ne pas être de l’avis de Joubert ; mais voulez-vous connaître la puissance de son « génie ? Jamais pensées n’ont excité de plus grands « doutes dans l’esprit, n’ont soulevé de plus hautes « questions cl préoccupé davantage. La veuve de « M. Joubert ii’a fait imprimer les méditatious de son

« mari que pour elle ; elle aurait craint, en les publiant,

« d’offenser la gloire qui a tant recherché l’obscurité.

« Madame Joubert m’a chargé de rendre les derniers

« devoirs à l’âme de mon ami. Il y a déjà quatorze ans

« que j’ai accompagné le corps de cet ami au dernier

« asile : les pensées de M. Joubert vont reposer dans la

« vie comme ses cendres reposent dans la mort.

« On trouve dans mes ouvrages une lettre en date de

« Turin, 17 juin 1803, adressée à M. Joubert ; Y Essai

« sur la Littérature anglaise renferme quelques détails

« relatifs à mon ami, et j’avais écrit dans le Journal

« des Débats, le 8 mai 1824, ce peu de lignes au tno-

« ment où le rare et excellent homme venait de quitter

« la terre :

« 8 Iiiui 1824.

« M. Joubert aîné, conseiller honoraire de l’Université, et le plus ancien ami de M. deFontanes, vient « de mourir. Né avec des talents qui l’auraient pu rendre « célèbre comme son illustre ami, il a préféré passer « une vie inconnue au milieu d’une société choisie ; elle « a pu seule l’apprécier. C’était un de ces hommes qui « attachent par la délicatesse de leurs sentiments, la « bienveillance de leur âme, l’égalité de leur humeur, « l’originalité de leur caractère, par un esprit vif et « éclairé, s’intéressant à tout et comprenant tout. Per<e sonne ne s’est plus oublié et ne s’est plus occupé « des autres. Celui qui déplore aujourd’hui sa perte ne « peut s’empêcher de remarquer la rapidité avec laquelle « disparaît le peu d’hommes qui, formes sous les an-

« demies mœurs françaises, tiennent encore le fil des

« traditions d’une société que la révolution a brisée.

« M. Joubert avait de vastes connaissances. Il a laissé un

" manuscrit à la manière de Platon, et des matériaux

« historiques. On ne vit dans la mémoire du monde que

« par des travaux pour le monde ; mais il y a d’autres

« souvenirs que l’amitié conserve, et elle ne fait ici

« mention des talents littéraires de M. Joubert qu’afin

« d’avoir le droit d’exprimer publiquement ses regrets.

« Chateaubriand. »

Dire le succès de ce recueil, ce ne serait que répéter le grand nom inscrit a sa première page. Sous le charme d’un pareil talisman, le cercle étroit auquel le livre était d’abord destiné ne tarda pas à s’étendre. On se passait de main en main les rares exemplaires d’un tirage peu nombreux ; des lectures et des copies en étaient faites dans les salons ; les journaux francais et étrangers en imprimaient de longs fragments ; enfin un écrivain de qui M. de Chateaubriand a dit : « ce génie merveilleusement doué qui, par une condescendance charmante « et une rare souplesse, s’applique, comme il lui plaît, « au talent des autres, et leur prête ou sait en tirer des « grâces qu’on n’avait point aperçues », M. de SainteBeuve, ému aux accents d’une âme en parenté avec la sienne, publia dans la Revue des Deux Mondes un de ces jugements délicats, véritables révélations pour les esprits habiles a lesTiien écouter. À ces éloges, il est vrai, se mêlaient quelques observations, distribuées avec la mo fléralion bienveillante qui est un des caractères de l’ingenieux critique. Il avait remarqué des répétitions, des erreurs de copiste ou d’imprimeur, quelques pensées obscures, quelques autres trop connues, certains chapitres surchargés de matières, certaines divisions omises et regrettabtes : mais, par-dessus tout, il se plaignait qu’une telle œuvre demeurât enfermée dans la confidence d’une demi-publicité ; il demandait qu’une édition nouvelle la mît à la portée des esprits d’élite qu’elle devait tharmer.

Moi-même, je l’avouerai, je pensais avec lui que tant de trésors ne devaient pas rester enfouis. J’essayais lentement de découvrir la pensée de M. Joubert sur tous les grands sujets abordés par sa méditation, de dégager son opinion dernière, sa doctrine, si je puis dire, des variations que le temps, l’âge ou la fantaisie avaient amenées, .le cherchais si un ordre aussi rigoureux que le permettait la nature de l’ouvrage, ne lui donnerait pas, comme enseignement philosophique et littéraire, un mérite, une utilité de plus, et s’il ne me serait pas possible d’en tirer, ne fût-ce que pour mes enfants, pour moi-même, la pensée testamentaire dont M. de Chateaubriand avait parlé, sorte de code domestique qui perpétuerait au milieu de nous les souvenirs et les leçons du foyer. Durant cette tentative, madame Joubert nous avait été enlevée, après avoir vu s’échapper au loin le nom modeste qu’elle avait cru tenir caché. Le secret en était désormais connu, et chaque jour je découvrais, dans les manuscrits que la mort venait de nous livrer, des sources non explorées, des cartons entiers dont on ne s’était point occupé, de ? lettres, des essais, des brouillons qui pouvaient faire la gloire d’une œuvre toute nouvelle. Au milieu de ces matériaux jusque-là négligés, une révélation inattendue, mais décisive, s’offrait à moi. M. Joubert avait écrit à la bâte, probablement vers la fin de sa vie, une noie demeurée incomplète et que je transcris néanmoins, comme un témoignage de ses volontés dernières : « Si je meurs « et que je laisse quelques pensées éparses sur des objets « importants, je conjure, au nom de l’humanité, ceux « qui s’en verront les dépositaires de ne rien supprimer de ce qui s’éloignera des idées reçues. Je n’aimai « pendant ma vie que la vérité ; j’ai lieu de penser que « je l’ai vue sur bien de grands objets ; peut-être un de « ces mots que j’aurai jetés à la hâte… » 11 n’achevait pas ; mais en fallait-il davantage pour prouver qu’il avait compté sur l’avenir ? Si la force, la santé, le temps lui avaient manqué, il n’avait point désespéré du moins du zèle de quelque éditeur posthume. La fortune sans doute ne l’avait pas trahi ; une amitié généreuse venait d’exaucer splendidement son dernier vœu, et désormais son œuvre était garantie de l’oubli. Cependant elle n’était pas sauvée tout entière. Après l’association du nom fameux qui devait protéger le sien contre l’abolition du temps, il restait à accomplir une tâche de minutieuses recherches, d’attentive restauration, un travail de mosaïque littéraire qu’une longue patience et un dévouement pieux pouvaient seuls accepter. Cette mission, peut-être au-dessus de mes forces, me semblait du moins faire partie de mes devoirs ; encore souffrant à cette époque, mon beau-père voulait bien la remettre à mon zèle. Il désirait de voir mon nom se rattacher au sien par un lieu He plus. 3e ne pouvais donc hésiter. Les manuscrits de M. Joubert se divisaient en deux parties distinctes : d’un côté, des feuilles détachées, couvertes d’ébauches et jetées sans ordre dans quelques cartons ; de l’autre, une suite de petits livrets, au nombre de plus de deux cents, où il avait inscrit, jour par jour, ses réflexions, ses maximes, l’analyse de ses lectures et les événements de sa vie. Cette dernière partie, véritable journal que, pendant plus de trente années, madame Joubert avait vu aux mains de son mari, était la seule dont elle eût jugé nécessaire de réunir les éléments. Mais les pensées n’y sont écrites qu’au crayon ; des renvois, des lacunes, des abréviations fréquentes, un inexprimable désordre en rendent l’intelligence, la lecture même extrêmement pénibles. Souvent la phrase n’est qu’indiquée ; la conséquence arrive sans les prémisses ; le trait est lancé vers un but inconnu. Souvent aussi, en relisant d’anciens cahiers, l’auteur complète ou modifie sa pensée sur le livret courant, sans retoucher aux mots passés, sans indiquer la relation des mots présents. Il écrit le jour, il écrit la nuit. Au lit ou debout, dans son cabinet ou pendant ses promenades, à pied ou en voiture, il a toujours avec lui son petit crayon d’or, son petitcahier, et ses impressions y sont consignées avec une constance qui ne se dément jamais, mais sans suite, sans prétention, sans le moindre souci d’un regard étranger. Ainsi s’étaient amassées d’immenses richesses que ne devait pas mettre en œuvre la main qui les avait rassemblées. « Mes idées ! » s’écriait M. Joubert, "« c’est la maison « pour les loger qui me coûte à bâtir ! » Elle lui coûtait tant qu’il ne la bâtit pas. Sa vie s’écoula à songer. Il colora de l’éclat de son imagination ou de sa parole tout ce qui s’offrit à sa réflexion ou à son regard. Il jeta sur toutes choses les vives lumières d’un esprit à la fois scintillant et profond ; mais là s’arrêta son action. Peut-être le livre qu’il méditait était-il impossible à ses efforts ; peut-être cet élan de tous les moments vers une perfection idéale et suprême avait-il porté sa pensée si haut, qu’il ne pouvait plus descendre aux pratiques du métier littéraire. Il y a, en effet, dans les livres une pâte, si je puis dire, vulgaire ct sans saveur, qui sert de lien aux idées de l’écrivain, un métal plus ou moins précieux où s’enchâssent les diamants et les perles. Lui, dédaignait de s’en servir, et je crois qu’à force de dédain, il s’en était rendu l’usage impossible. « J’ai voulu me passer des « mots », disait-il, « les mots se vengent par la difficulté. » Cela était vrai, en un certain sens du moins, vrai pour ces mots, sans valeur propre .avec lesquels l’écrivain s’amuse, en attendant l’idée, ou s’occupe à cimenter les blocs de son édifice. Quant à ceux qui tiennent la pensée enfermée en leur sein, on verra s’il savait l’en faire jaillir, s’ils étaient soumis à la voix du maître t

Cependant je les recueillais un à un, ces mots précieux qu’il s’était contenté de jeter sur le papier, comme pour les faire rouler à loisir, les mirer à l’entour et voir briller leurs feux ; je les reportais sur des feuillets égaux, immense jeu de cartes auquel j’essayais, en tâtonnant, de donner un classement méthodique ; je cherchais parmi les redites la version la plus heureuse ; je rapprochais les membres souvent épars d’une pensée que le premier jet n’avait pas fournie tout entière ; je contrôlais l’une par l’autre les assertions contradictoires, m’efforcant de démêler celle qui, conforme au génie de l’auteur, devait seule survivre à l’analyse. En un mot, après m’t-tre placé, autant qu’il dépendait de ma faiblesse, au point de vue qui avait été le sien, j’agissais comme il me semblait qu’il eût agi si, la patience succédant à la fécondité, il eût employé quelques dernières années à coordonner les matériaux amassés pendant le reste de sa vie.

Et ce n’était pas seulement aux livrets communiqués à M. de Chateaubriand que je demandais de révéler M. Joubert tout entier. J’avais entre les mains ces cartons pleins d’ébauches que, depuis sa mort, on n’avait point ouverts, et dont il suffisait, en quelque sorte, de secouer la poussière, pour en faire sortir des chefsd’œuvre. C’est là que j’ai trouvé, outre une foule d’aperçus nouveaux, presque tous les morceaux de quelque étendue qui figurent dans le recueil, séparément ou mêlés aux pensées. Toutefois j’y ai vainement cherché la trace d’articles anonymes insérés dans les journaux du temps. J’ai lieu de penser qu’il n’en a point écrit ; ot mon opinion se fonde non seulement sur le témoignage d’un homme qui l’avait vu arriver à Paris, et qui n’a pas cessé, jusqu’à la fin, d’entretenir avec lui d’étroites relations, M. le chevalier de Langeac, mais sur la nature même de son esprit et de son talent. « Le ciel », disaitil, « n’a mis dans mon intelligence que des rayons, et « ne m’a donné pour éloquence que de beaux mots. Je « suis, comme Montaigne, impropre au discours continu. » 11 avait contracté, en effet, une telle habitude de procéder par pensées isolées, par couplets, pour ainsi dire, qu’il n’a même jamais réuni en une seule trame les lambeaux des pièces de quelque haleine insérés dans cette édition. C’est moi qui, adoptant la leçon qui me paraissait la meilleure, parmi de nombreuses copies de ces parcelles, ai rapproché en faisceaux les rayons jusque-là demeurés épars.

Sa correspondance était le travail le plus suivi qui lui eût survécu, en même temps que le reflet le plus fidèle do sa personnalité. Les pensées auront sans doute un grand prix, aux yeux des hommes qui attachent quelque valeur à la nouveauté des aperçus, à la fiuesse des expressions, à l’éclat des images. Elles offriront aux esprits délicats une abondante et délicieuse pâture ; mais les lettres de M. Joubert montrent de plus près encore l’aménité de son âme, son dévouement à l’amitié, sa philophie sereine et naïve. Je ne sais quelles exhalaisons embaumées de douceur et de paix semblent s’échapper de leurs pages. Il y a là bien plus que le souvenir et le culto de l’antiquité ; j’ai cru y retrouver l’antiquité elle-mèmc, se reproduisant, par un caprice du hasard, sous un< ; plume contemporaine, et j’en ai recherché les debris avec l’empressement curieux qu’on mettrait à découvrir quelques épîtres égarées de Pline ou de Cicérou. Mou insistance a pu même, j’ai lieu de le craindre, paraître incommode à quelques-uns de ses amis. Qu’ils reçoivent ici ou mes remerclments, ou mes excuses. J’obéissais, en les fatiguant de ma prière, à un besoin impérieux, celui de montrer sous un aspect de plus cette nature d’élite jetée sur la terre comme un modèle, et qui demeurera désormais un des plus rares ornements du siècle où elle a paru.

Maintenant ma tâche est accomplie. J’y ai consacré, pendant trois années, tous les intervalles de loisir que me laissaient des fonctions laborieuses, car j’avais à com penser par la longueur du temps l’inhabileté de l’ouvrier ; mais je serais payé deux fois si l’on m’en savait quelque gré. N’est-ce point assez d’avoir profité le premier du bien que M. Joubert voulait faire, lorsque, plus ambitieux d’utilité que de gloire, il s’écriait : « Je ne suis plus qu’un tronc retentissant, mais quiconque s’assied à mon ombre et m’entend, devient plus sage » ? Si la longue halte que je viens de faire sous cet abri protecteur a laissé pénétrer plus de clartés dans mon esprit, plus de bonne volonté dans mon âme, plus de repos dans ma vie, qu’ai-je à demander encore à la fortune ?… Il ne me reste qu’à contempler en silence les âmes privilégiées qui, sachant le comprendre à leur tour, s’élèveront avec lui sur les hauteurs où la voix des passions expire, où tous les nuages se dissipent, et tous les horizons s’étendent.

Paul RAYNAL.