Pensées, essais et maximes (Joubert)/Titre VI
TITRE VI.
QU’EST-CE QUE LA PUDEUR ?
J’ai à peindre un objet charmant, mais qui se refuse sans cesse à la couleur de tous les styles, et souffre peu d’être nommé. Je l’envisage ici de haut, et on le saisit avec peine, même quand on le considère dans soi-même ou auprès de soi. Mon entreprise est donc pénible ; elle est impossible peut-être. Je demande au moins qu’on me suive avec persévérance dans le dédale et les détours où mon chemin m’a engagé. Je désire qu’on m’abandonne à la pente qui me conduit. Enfin, je réclame pour moi ce que j’ai moi-même donné à mon sujet et à mon style, une espérance patiente et une longue attention.
La pudeur est on ne sait quelle peur attachée à notre sensibilité, qui fait que l’âme, comme la fleur qui est son image, se replie et se recèle en elle-même, tant qu’elle est délicate et tendre, à la moindre apparence de ce qui pourrait la blesser par des impressions trop vives ou des clartés prématurées. De là cette confusion qui, s’élevant à la présence du désordre, trouble et mêle nos pensées, et les rend comme insaisissables à ses atteintes. De là ce tact mis en avant de toutes nos perceptions, cet instinct qui s’oppose à tout ce qui n’est pas permis, cette immobile fuite, cet aveugle discernement, et cet indicateur muet de ce qui doit être évité ou ne doit pas être connu. De là cette timidité qui rend circonspects tous nos sens, et qui préserve la jeunesse de hasarder son innocence, de sortir de son ignorance, et d’interrompre son bonheur. De là ces effarouchements par lesquels l’inexpérience aspire à demeurer intacte, et fuit ce qui peut trop nous plaire, craignant ce qui peut la blesser.
La pudeur abaisse notre paupière entre nos yeux et les objets, et place un voile plus utile, une gaze plus merveilleuse entre notre esprit et nos yeux. Elle est sensible à notre œil même par un lointain inétendu et un magique enfoncement, qu’elle prête à toutes nos formes, à notre voix, à notre air, à nos mouvements, et qui leur donnent tant de grâce. Car, on peut le voir aisément : ce qu’est leur cristal aux fontaines, ce qu’est un verre à nos pastels, et leur vapeur aux paysages, la pudeur l’est à la beauté et à nos moindres agréments.
Quelle importance a la pudeur ? Pourquoi nous fut-elle donnée ? De quoi sert-elle à l’âme humaine ? Quelle est sa destination, et quelle est sa nécessité ? Je vais tâcher de l’expliquer.
Quand la nature extérieure veut créer quelque être apparent, tant qu’il est peu solide encore, elle use de précautions. Elle le loge entre des tissus faits de toutes les matières, par un mécanisme inconnu, et lui compose un tel abri, que l’influence seule de la vie et du mouvement peut, sans effort, y pénétrer. Elle met le germe en repos, en solitude, en sûreté, le parachève avec lenteur, et le fait tout à coup éclore. Ainsi s’est formé l’univers ; ainsi se forment en nous toutes nos belles qualités.
Quand la nature intérieure veut créer notre être moral, et faire éclore en notre sein quelque rare perfection, d’abord elle en produit les germes, et les dépose au centre de notre existence, loin des agitations qui se font à notre surface. Elle nous fait vivre à l’ombre d’un ornement mystérieux, tant que nous sommes trop sensibles et ne sommes pas achevés, afin que les développements qu’elle prépare à cette époque puissent se faire en sûreté dans nos capacités modestes, et n’y soient pas interrompus par les impressions trop nues des passions dures et fortes qui s’exhalent des autres êtres, et qui émanent de tous les corps.
Comme les molécules qui causent nos sensations, si elles entraient, sans retardement, dans cet asile ouvert à toutes les invasions, détruiraient ce qu’il contient de plus tendre, en livrant notre âme à l’action de la matière, la nature leur oppose un rempart. Elle environne d’un réseau inadhérent et circulaire, transparent et inaperçu, cette alcôve aimante et vivante, où, plongé dans un demi-sommeil, le caractère en son germe reçoit tous ses accroissements. Elle n’y laisse pénétrer qu’un demi-jour, qu’un demi-bruit, et que l’essence pure de toutes les affections. Elle oppose une retenue à toutes nos sensations, et nous arme d’un mécanisme suprême qui, aux téguments palpables destinés à protéger, contre la douleur, notre existence extérieure, en surajoute un invisible, propre à défendre du plaisir nos sensibilités naissantes. à cette époque de la vie, enfin, la nature nous donne une enveloppe : cette enveloppe est la pudeur.
On peut, en effet, se la peindre en imaginant un contour où notre existence en sa fleur est de toutes parts isolée, et reçoit les influences terrestres à travers des empêchements qui les dépouillent de leur lie, ou en absorbent les excès. Elle arrête à notre surface les inutiles sédiments des impressions qui arrivent du dehors, et, n’admettant entre ses nœuds que leur partie élémentaire, dégagée de toute superfluité, elle fait sans effort contracter à l’âme la sagesse, et à la volonté l’habitude de n’obéir qu’à des mobiles spirituels comme elle. Elle assure à nos facultés le temps et la facilité de se déployer, hors d’atteinte et sans irrégularité, en un centre circonscrit, où la pureté les nourrit et la candeur les environne, comme un fluide transparent. Elle tient nos cœurs en repos et nos sens hors de tumulte, dans ses invisibles liens, incapable de nous contraindre dans notre développement, mais capable de nous défendre, en amortissant tous les chocs, et en opposant sa barrière à nos propres excursions, lorsque trop d’agitation pourrait nous nuire ou nous détruire. Elle établit, entre nos sens et toutes leurs relations, une telle médiation et de tels intermédiaires, que, par elle, il ne peut entrer, dans l’enceinte où l’âme réside, que des images ménagées, des émotions mesurées et des sentiments approuvés.
Est-il besoin maintenant de parler de sa nécessité ? Ce qu’est aux petits des oiseaux le blanc de l’œuf et cette toile où leur essence est contenue ; ce qu’est au pépin sa capsule ; ce qu’est à la fleur son calice, et ce que le ciel est au monde, la pudeur l’est à nos vertus.
Sans cet abri préservateur, elles ne pourraient pas éclore ; l’asile en serait violé, le germe mis à nu et la couvée perdue.
Appliquons cette idée aux faits, et le système aux phénomènes. Nous avons tous de la pudeur, mais non une pudeur pareille. Cette toile immatérielle a des contextures diverses.
Elle nous est donnée à tous, mais ne nous est pas départie avec une égale largesse, ni avec la même faveur. Quelques-uns ont une pudeur peu subtilement ourdie ; d’autres n’en ont qu’un lambeau. Ceux qui portent en eux les germes de toutes les perfections, ont seuls une pudeur parfaite, seuls une pudeur entière, et dont les innombrables fils se rattachent à tous les points où aboutit leur existence.
C’est celle-là que je décris.
Nous ne la gardons pas toujours. Elle est semblable à la beauté : d’affreux accidents nous l’enlèvent, et d’elle-même, sans efforts, elle diminue et s’efface, lorsqu’elle serait inutile et que le but en est atteint. La pudeur, en effet, subsiste aussi longtemps qu’il est en nous quelque particule inconnue, qui n’a pas pris sa substance et toute sa solidité, et jusqu’à ce que nos organes aient été rendus susceptibles d’adopter et de retenir des impressions éternelles. Mais quand les molles semences de nos solides qualités ont pris tout leur développement ; quand nos bienveillances premières, comme un lait qui se coagule, ont produit en nous la bonté, ou que notre bonté naturelle est devenue inaltérable ; quand, nourri de notions chastes, notre esprit s’est développé, et peut garder cet équilibre que nous appelons la raison, ou que notre raison est formée ; quand nos rectitudes morales ont insensiblement acquis cette indestructibilité qu’on nomme le caractère, ou que le caractère en son germe a reçu tous ses accroissements ; enfin, quand le secret principe d’aucune dépravation ne pouvant plus s’introduire en nous que par notre volonté, et nous blesser qu’à notre su, notre défense est en nous-mêmes : alors l’homme est achevé, le voile tombe et le réseau se désourdit.
Même alors, cependant, la pudeur imprime en nous ses vestiges et nous laisse son égide.
Nous en perdons le mécanisme, mais nous en gardons la vertu. Il nous reste une dernière ombre du réseau : je veux dire cette rougeur qui nous parcourt et nous revêt, comme pour effacer la tache que veut nous imprimer l’affront, ou pour s’opposer au plaisir excessif et inattendu que peut nous causer la louange.
Elle nous lègue encore de plus précieux fruits : un goût pur dont rien n’émoussa les premières délicatesses ; une imagination claire dont rien n’altéra le poli ; un esprit agile et bien fait, prompt à s’élever au sublime ; une flexibilité longue que n’a desséchée aucun pli ; l’amour des plaisirs innocents, les seuls qu’on ait longtemps connus ; la facilité d’être heureux, par l’habitude où l’on vécut de trouver son bonheur en soi ; je ne sais quoi de comparable à ce velouté des fleurs qui furent longtemps contenues entre des freins inextricables, où nul souffle ne put entrer : un charme qu’on porte en son âme et qu’elle applique à toutes choses, en sorte qu’elle aime sans cesse, qu’elle a la faculté d’aimer toujours ; une éternelle honnêteté ; car il faut ici l’avouer, comme il faut l’oublier peut-être : aucun plaisir ne souille l’âme, quand il a passé par des sens où s’est déposée à loisir et lentement incorporée cette incorruptibilité ; enfin, une telle habitude du contentement de soi-même, qu’on ne saurait plus s’en passer, et qu’il faut vivre irréprochable pour pouvoir vivre satisfait.