Pensées, essais et maximes (Joubert)/Titre XVIII

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Librairie Ve le Normant (p. 414-441).
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TITRE XVIII.

DU SIÈCLE.


I.

Civilisation ! grand mot dont on abuse, et dont l’acception propre est ce qui rend civil. Il y a donc civilisation par la religion, la pudeur, la bienveillance, la justice ; car tout cela unit les hommes ; et incivilisation, ou retour à la barbarie, par l’esprit de contestation, l’irréligion, l’impudence, l’audace, l’ambition de tous, l’amour constant de son bien-être, l’ardeur du gain ; car tout cela désunit les hommes, et ne nous attache qu’à nous-mêmes.

II.

Nous vivons dans un siècle où les idées superflues surabondent, et qui n’a pas les idées nécessaires. Quand je vois des jeunes gens tels que ceux de nos jours, je dis que le ciel veut perdre le monde.

Faire de son humeur la règle de ses jugements, et de ses fantaisies le mobile de ses actions, est une affreuse habitude du siècle.

La coutume et l’autorité étant détruites, chacun se fait des habitudes et des manières selon son naturel ; grossières, s’il a le naturel grossier. Déplorables époques que celles où chaque homme pèse tout à son propre poids, et marche, comme dit la bible, à la lumière de sa lampe ! Peu d’idées et beaucoup d’appréhensions ; beaucoup d’émotions et peu de sentiments ; ou, si vous l’aimez mieux, peu d’idées fixes et beaucoup d’idées errantes ; des sentiments très-vifs et point de sentiments constants ; l’incrédulité aux devoirs et la confiance aux nouveautés ; des esprits décidés et des opinions flottantes ; l’assertion au milieu du doute ; la confiance en soi-même et la défiance d’autrui ; la science des folles doctrines et l’ignorance des opinions des sages : tels sont les maux du siècle.

Pourquoi sommes-nous tous si sensibles à l’impression des choses agréables ou pénibles ? Nos pères l’étaient moins. C’est que notre esprit est plus vide, et notre faiblesse plus grande. Nous sommes plus désoccupés de sentiments sérieux ou de solides pensées. L’homme qui n’a que son devoir en vue et qui y court, prend moins garde à ce qui est sur son chemin.

Les esprits propres à gouverner, non-seulement les grands états, mais même leur propre maison, ne se rencontrent presque plus. Aucun temps ne les vit si rares.

Il n’y a plus aujourd’hui d’inimitiés irréconciliables, parce qu’il n’y a plus de sentiments désintéressés : c’est un bien né d’un mal. On a aujourd’hui non-seulement la cupidité, mais l’ambition du gain.

Le même esprit de révolution a dirigé les hommes dans la littérature, dans l’état et dans la religion. Les philosophes ont voulu substituer leurs livres à la bible, comme les jacobins leur autorité à celle du roi.

Chacun, dans ce siècle, a voulu se mêler de toutes choses, et la populace, partageant les ambitions de la philosophie, est venue faire avec les mains ce qu’il faut faire avec la tête.

Pendant que les uns mettaient en avant leurs abstractions, les autres se servaient de leurs outils. Tout était renversé, jusque-là que l’instrument du supplice des innocents se forgeait d’après les dessins et sous l’inspection de la chirurgie.

Le siècle est travaillé de la plus terrible des maladies de l’esprit, le dégoût des religions. Ce n’est pas la liberté religieuse, mais la liberté irréligieuse qu’il demande.

On a rompu les chemins qui menaient au ciel et que tout le monde suivait ; il faut se faire des échelles.

L’hérésie est moins à craindre aujourd’hui que l’irréligion ; l’église a changé d’ennemis et de dangers ; elle doit changer de sollicitudes et de combats.

L’irréligion n’est plus dans le monde qu’un préjugé ; car s’il en est qui viennent des hommes et du temps, il en est d’autres qui naissent des livres et de la nouveauté.

La politique appartient à la prudence plutôt qu’à la science, à la faculté élective plus qu’à la rationatrice, au judiciaire plus qu’au démonstratif. Ainsi, dans la manière dont elle est traitée aujourd’hui, on se trompe sur sa nature, sur son genre, sur son classement, et l’on se sert d’une méthode et d’un instrument non convenables.

Le philosophe, chez les grecs, était le métaphysicien ; en France, dans l’acception que l’on donne à ce mot, c’est le réformateur ; c’est un homme qui aspire à se conduire par sa propre raison, et jamais par la raison d’autrui ; qui érige, dans son esprit, un tribunal où il fait comparaître tout ce que les hommes respectent, et qui préfère ses pensées particulières et les réglements qu’il s’impose, aux mœurs, aux lois et aux usages qu’il trouve établis.

L’esprit philosophique du dernier siècle n’a été qu’un esprit de contradiction, appliqué aux mœurs et aux lois. L’esprit de contradiction éloigne de toute étude approfondie ; il est commode, car il n’exige aucun travail ; mais en même temps, il est funeste, destructeur.

L’esprit d’assentiment demande bien plus d’intelligence, d’examen et de savoir ; il est pénible, mais bienfaisant, conservateur, réparateur. Nos réformateurs ont dit à l’expérience : tu radotes, et au temps passé : tu es un enfant.

presque tout ce que nous appelons un abus fut un remède dans les institutions politiques.

Les salons ont perdu les mœurs. La plaisanterie a perdu le monde et le trône.

La commodité a détruit la religion, la morale et la politesse.

Toutes les fois que les mots autel, tombeaux, héritage, terre natale, mœurs anciennes, nourrice, maître, piété, sont entendus ou prononcés avec indifférence, tout est perdu.

Nous sommes gouvernés par des erreurs et des prestiges : erreurs dans les opinions, prestiges dans les hommes. La liberté, le jury, l’utilité supposée des représentations nationales sont des erreurs. Mirabeau et Napoléon lui-même furent des prestiges. Il plut au ciel d’envoyer le prestige au secours de l’erreur.

Il y a dans tous nos plans d’amélioration ou de réforme, une perpétuelle hyperbole d’intention, qui nous fait viser au-dessus et au delà du but.

Rempli d’un orgueil gigantesque, et, comme les géants, ennemi des dieux, ce siècle a eu, dans toutes ses ambitions, des proportions colossales ; vrai Léviathan entre les siècles, il a voulu les dévorer tous.

Nous vivons dans des conjonctures si singulières, que les vieillards n’y ont pas plus d’expérience que les jeunes gens. Nous sommes tous novices, parce que tout est nouveau.

Tout ce à quoi on nous défie, nous le faisons et au delà ; et, comme de vrais écoliers, nous avons tout brisé chez nous, pour montrer que nous étions les maîtres.

Nous ressemblons un peu à des gens qui, lorsqu’on met le feu à la maison, s’occupent à admirer la torche et la bonne mine de l’incendiaire, et bornent là leur prudence.

Il est dans le monde beaucoup de gens qui ont de mauvaises opinions, et qui sont faits pour en avoir de bonnes ; et d’autres qui ont de bonnes opinions, et qui sont faits pour en avoir de mauvaises.

Le pathétique outré est pour les hommes une source funeste d’endurcissement. Les tableaux trop énergiques de l’humanité souffrante rendent les cœurs inhumains, et la haine du mal même, quand elle est trop forte, peut rendre les hommes méchants. Ainsi, de la haine du mal qu’inspiraient les livres du dernier siècle, en n’offrant à notre attention que les malheurs attachés à quelques abus, vinrent les événements monstrueux dont nous avons été témoins, et les plus grandes inhumanités qui aient souillé l’histoire des hommes.

Un excès en amène un autre. à cette opinion : tout accusé est innocent, succéda bientôt celle-ci : tout accusateur est vertueux.

Quand on a accoutumé les esprits à des idées de crime, on y accoutume bientôt les mœurs.

On craint aujourd’hui l’austérité de mœurs et d’opinions dans le prince, plus qu’on n’y craindrait la rapacité, la cruauté, la tyrannie.

Nous sommes, en politique, presque tous remplis d’un feu qui ne fait que nous agiter, et d’une lumière qui ne fait que nous éblouir.

pouvoir législatif, exécutif, etc., ce ne sont là que des chiffres. On a porté dans la politique, et jusque dans la morale, les procédés et presque le langage de l’algèbre ; on se sert de mots abstraits au lieu de lettres ; on les combine, et l’on croit s’entendre et s’éclairer, parce qu’on a remué des ombres. Et, en effet, ces mots nouveaux, ces notions obscures ne sont pour l’esprit que des ombres sans corps, sans réalité, sans beauté.

Dans les démonstrations géométriques, du moins, si l’axiome est dans notre tête, la figure est devant nos yeux, et, entre elle et nos yeux, il y a la lumière de tout le soleil pour éclairer les erreurs que nous pourrions commettre, en appliquant le principe au fait. Mais dans les prétendues démonstrations politiques, nous ne voyons le fait que dans notre esprit, ou dans notre mémoire, puisqu’il est historique, et nous ne le voyons qu’à notre lumière, lumière vague et tremblotante.

C’est un grand malheur quand la moitié d’une nation est méprisée par l’autre ; et je ne veux pas seulement parler du mépris des grands pour les petits, mais du mépris des petits pour les grands.

être capable de respect est aujourd’hui presque aussi rare qu’en être digne. Il serait politique d’embellir les grandes familles, en forçant leurs héritiers à n’épouser que de belles femmes. Les nôtres n’eurent pas ce soin. Nos grands n’avaient plus même sur le peuple ces avantages de la bonne mine qui donnent tant d’autorité.

Où le siècle tombe, il faut l’appuyer.

Ce sont les erreurs de l’esprit qui seules ont fait tous nos maux. Les plus entêtés ont été les plus scélérats.

Ces grecs et ces romains étaient de grands personnages sans doute ; mais en admirant leurs actions, leurs paroles, leurs gestes et leurs attitudes, n’envions pas leur sort ; n’aspirons pas à nous faire une histoire qui nous rende semblables à eux ; traitons-les comme ces acteurs dont on aime le jeu, mais dont on n’aime pas le métier. Savez-vous ce que vous désirez, à votre insu, dans l’établissement d’un corps législatif ? Vous désirez un théâtre, et vous voulez vous faire acteurs. Avec le meilleur gouvernement représentatif possible, vous n’aurez encore qu’un mauvais peuple et un sot public.

Ayons le mérite du siècle, si nous en avons les défauts ; frappés du mal, aimons les dédommagements.

Il faut opposer aux idées libérales du siècle, les idées morales de tous les temps.

Le siècle a cru faire des progrès en allant dans es précipices.

Sans l’ignorance qui s’approche, nous deviendrions bientôt un peuple absolument ingouvernable.

Si les peuples ont leur vieillesse, qu’au moins elle soit grave et sainte, et non frivole et déréglée. Malheureux le sage qui vivrait au milieu d’un peuple vieilli dans ses habitudes perverses, gâté, flatté, endurci, incorrigible ! Il serait privé du plus grand de tous les plaisirs, celui d’aimer et d’estimer la multitude. Les vices des rois donnent aux grands hommes de saintes et vives colères ; mais ceux du peuple les désolent, quand ce peuple est son propre maître, et qu’on ne peut s’en prendre qu’à lui de ses malheurs et de ses fautes.

Il est lâche et tyrannique d’attaquer, dans des temps et dans des lieux où personne ne peut les défendre, des opinions qui ont régné et servi longtemps de trophée à la sagesse des temps anciens. C’est se battre à jeu sûr, et chercher un triomphe honteux.

Si vous appelez vieilli tout ce qui est ancien ; si vous flétrissez d’un nom qui porte avec lui une idée de décadence et un sentiment de dédain, tout ce qui a été consacré et rendu plus fort par le temps, vous le profanez et l’affaiblissez ; la décadence vient de vous.

Ayons une philosophie amie de l’antiquité, et non pas de la nouveauté, qui se propose l’utilité plus que l’éclat, et qui aime mieux être sage que hardie. La présomption est toujours en faveur de ce qui a été ; car s’il a été, s’il a subsisté, il y a eu quelque raison de son existence et de sa durée, et cette raison n’a pu être que sa convenance avec ce qui existait déjà, ou un besoin du temps, ou un besoin de la nature, quelque nécessité enfin qui le ramènera, si on le détruit, ou qui en fera sentir l’absence par quelque grave inconvénient.

Il ne peut y avoir de bon temps à venir que celui qui ressemblera aux bons temps passés.

Le temps nous entraîne et, avec nous, nos bonnes mœurs, nos bons usages, nos bonnes manières, et nos bonnes opinions. Pour ne pas les perdre et ne pas nous perdre nous-mêmes, il faut nous attacher à quelque époque dont nous puissions ambitionner de faire revivre en nous les mœurs, les opinions, les usages et les manières.

Dieu a laissé engendrer les sciences physiques aux temps ; mais il s’est réservé les autres : lui-même a créé la morale, la poésie, etc.

Les premiers germes, récemment produits par ses mains, furent déposés par lui dans les âmes et dans les écrits des premiers hommes.

Delà vient que l’antiquité, plus voisine de toutes les créations, doit nous servir de modèle dans ces choses dont elle avait reçu et nous a transmis les principes plus purs. Il faut, pour ne pas nous égarer, mettre les pieds dans les traces des siens, insistere vestigiis.

une voix trompeuse a perdu le monde et les arts, en nous criant : invente, et tu vivras. ce qui était ancien n’a plus suffi au genre humain ; il a voulu des nouveautés, et s’est forgé des monstres qu’il s’obstine à réaliser.

En littérature, rien ne rend les esprits si imprudents et si hardis, que l’ignorance des temps passés et le mépris des anciens livres.

On demande sans cesse de nouveaux livres, et il y a, dans ceux que nous avons depuis longtemps, des trésors inestimables de science et d’agréments qui nous sont inconnus, parce que nous négligeons d’y prendre garde. C’est le grand inconvénient des livres nouveaux : ils nous empêchent de lire les anciens.

On n’aime dans ce siècle, en littérature, ni le simple bon sens, ni l’esprit tout seul, ni le raisonnement soutenu. On veut plus que du bon sens ; on n’aime que l’esprit colossal, et, quant au raisonnement, il a trompé tout le monde ; on s’en souvient, et l’on s’en défie.

Les anciens étaient éloquents parce qu’ils parlaient à des peuples ignorants et avides de savoir. Mais qu’espérer de persuader et d’apprendre à des hommes qui croient tout connaître ? C’est à des critiques armés que nous parlons, plutôt qu’à des auditeurs bénévoles. Le jugement littéraire de nos pères était plus timide et plus tardif que le nôtre ; mais, nourri de graves maximes, leur sens moral était plus tôt formé. Ils ne savaient bien juger ni d’un air, ni d’un édifice, ni d’un tableau ; mais ils savaient ce qu’il fallait faire. On parle aujourd’hui : on agissait alors ; on s’entretient des arts : alors on s’occupait des mœurs.

Nous n’avons plus de bonhomie dans la pensée.

Nos pères jugeaient des livres par leur goût, par leur conscience et leur raison : nous en jugeons par les émotions qu’ils nous causent.

Ce livre peut-il nuire ou peut-il servir ? Est-il propre à perfectionner les esprits, ou à les corrompre ? Fera-t-il du bien ou du mal ? Grandes questions que se faisaient nos devanciers ! Nous demandons : fera-t-il plaisir ? Il fut un temps où le monde agissait sur les livres. Maintenant ce sont les livres qui agissent sur lui.

Après la nouvelle Héloïse, les jeunes gens eurent des prétentions à être amants, comme ils en avaient auparavant à être buveurs ou bretteurs. C’est à la honte du siècle, plus qu’à l’honneur des livres, qu’il arrive que des romans exercent un tel ascendant sur les habitudes et les mœurs.

Les auteurs français pensent, écrivent, parlent, jugent et imaginent trop vite. Et cela vient du vice radical de nos mœurs : nous sommes trop pressés de vivre et de jouir ; nous jouissons et nous vivons trop vite.

Nous n’écrivons pas nos livres quand ils sont faits ; mais nous les faisons en les écrivant.

Aussi, ce qu’ils ont de meilleur est-il masqué d’échafaudages. Ils sont pleins de ce qu’il fallait prendre et de ce qu’il fallait laisser.

Notre éloquence a pris l’habitude de parler en l’air. On entend, dans tous nos discours, une voix qui s’enfle et qui se perd.

Le style de la plupart des écrivains du jour est bon pour les affaires et pour la controverse ; mais il ne va pas au delà. Il est civil, et non pas littéraire.

Je vois partout dans les livres la volonté, je n’y vois pas l’intelligence. -des idées ! Qui est-ce qui a des idées ? On a des approbations et des improbations ; l’esprit opère avec ses consentements ou ses refus ; il juge, mais il ne voit pas.

Nous avons trop l’habitude et trop la facilité des abstractions ; notre esprit se paie de mots qui, comme une espèce de papier monnaie, ont une valeur convenue, mais n’ont aucune solidité. Voilà pourquoi il y a si peu d’or dans notre style et dans nos livres.

Toutes les choses qui sont aisées à bien dire ont été parfaitement dites ; le reste est notre affaire ou notre tâche : tâche pénible ! Pendant le siècle dernier, les écrivains médiocres s’exprimaient trop lentement ; le contraire arrive aujourd’hui. Les uns parlent trop bas ; d’autres trop vite ; quelques-uns semblent s’exprimer en termes trop menus. Notre style a plus de fermeté, mais il a moins de grâce : on s’exprime plus nettement et moins agréablement.

On articule trop distinctement, pour ainsi dire.

Presque tout le monde excelle aujourd’hui aux raffinements du style ; c’est un art devenu commun. L’exquis est partout, le satisfaisant nulle part. » je voudrais sentir du fumier », disait une femme d’esprit.

Le style frivole a depuis longtemps atteint parmi nous sa perfection.

En littérature, aujourd’hui, on fait bien la maçonnerie, mais on fait mal l’architecture.

Nous ne prenons plus garde, dans les livres, à ce qui est beau ou à ce qui ne l’est pas, mais à ce qui nous dit du bien ou du mal de nos amis et de nos opinions.

On ne saurait dire à quel point l’esprit est devenu sensuel, en littérature. On veut toujours quelque beauté, quelque appât dans les écrits les plus austères. On confond ainsi ce qui plaît avec ce qui est beau.

Le style philosophique, né parmi nous déclamatoire et violent, est demeuré depuis emphatique ou enflé. Même quand il se borne à disserter, il participe de ces défauts ; seulement, son emphase est plus froide et son enflure plus sèche. Il y a, dans toutes nos dissertations, l’accent de la querelle, et un ton hargneux déguisé.

Au lieu de ce langage poétique et mathématique tout à la fois, qu’on doit employer dans les matières métaphysiques, et dont les anciens nous ont laissé quelques exemples, nos idéologues modernes se sont fait une espèce de style géographique et catalogique, avec lequel ils assignent à ce qui est spirituel une position et des dimensions fixes. Malheureux, qui durcissent tout et changent l’âme elle-même en pierre ! L’école avait trouvé l’art d’embrouiller avec des mots, et nous avons l’art d’embrouiller avec des pensées. Nos devanciers se trompaient avec du vide ; nous nous trompons avec du plein et de fausses solidités.

Ce qui fait que nous n’avons pas de poëtes, c’est que nous pouvons nous en passer. Ils ne sont pas nécessaires à notre goût, parce qu’ils ne le sont ni à nos mœurs, ni à nos lois, ni à nos fêtes politiques, ni à nos plaisirs domestiques.

Les premiers poëtes ou les premiers auteurs rendaient sages les hommes fous. Les auteurs modernes cherchent à rendre fous les hommes sages.

Les dramatiques modernes ont fait de leur art un jeu où, pour remporter le prix, ou se trouver hors de perte, il faut observer certaines règles, certaines formules difficiles et inutiles, dont ils sont convenus entre eux.

Le goût, en littérature, est devenu tellement domestique, et l’approbation tellement dépendante du plaisir, qu’on cherche d’abord dans un livre l’auteur, et, dans l’auteur, ses humeurs et ses passions. Nous voulons que l’âme des écrivains se montre avec la force et les faiblesses, le savoir et les erreurs, la sagesse et les illusions, qui peuvent rendre les hommes propres à notre usage, et que nous aimons à trouver dans les liaisons que nous formons. Ce n’est plus un sage que nous demandons, mais un amant, un ami, ou du moins un acteur qui se représente lui-même, et dont le rôle et le jeu charment nos goûts, beaucoup plus que notre raison.

Nous voulons que les livres nous rendent, non pas meilleurs, mais plus contents ; que ceux qui les ont faits excitent en nous une sorte de goût sensible ; qu’ils aient, enfin, de la chair et du sang. Nous ne saurions plus admirer de purs esprits. Cependant, la lumière est le bien des yeux ; et, comme nous sommes sensibles, si quelque intelligence céleste venait à nous inonder tout à coup de ses rayons, peut-être nous trouverions des délices inconnues dans le jour plus éclatant qu’elle ferait luire devant nous.

Un des maux de notre littérature, c’est que nos savants ont peu d’esprit, et que nos hommes d’esprit ne sont pas savants.

Des esprits rudes, et pourvus de robustes organes, sont entrés tout à coup dans la littérature, et ce sont eux qui en pèsent les fleurs.

La multitude des paroles qui remplit nos livres, annonce notre ignorance et les obscurités dont nos savoirs sont remplis.

Les anciens critiques disaient : plus offendit nimiùm quàm parùm. nous avons presque retourné cette maxime en donnant des louanges à toute abondance.

On ne trouve presque partout que des paroles qui sont claires et des pensées qui ne le sont pas.

Il est des découvertes où l’on ne peut arriver que par un détour. Les modernes s’obstinent à procéder par leurs lignes droites ; les circuits platoniciens étaient une méthode plus sûre.

Je suis las de ces livres où il n’est jamais question que de la matière. On dirait que les sciences ne sont étudiées et traitées que par des exploiteurs de mines, des maçons, des charpentiers, des tisserands, des arpenteurs ou des banquiers. Je ne sais si cette manière de s’instruire et d’instruire les autres, est favorable à la prospérité des arts ; mais à coup sûr elle est funeste à l’élévation de l’esprit et pernicieuse aux mœurs.

La physique, aujourd’hui, a une telle étendue et occupe une telle place, dans l’esprit qui veut l’étudier, qu’elle en remplit toutes les capacités et en absorbe toutes les pensées.

Que de savants forgent les sciences, cyclopes laborieux, ardents, infatigables, mais qui n’ont qu’un œil ! La science confond tout ; elle donne aux fleurs un appétit animal ; elle ôte aux plantes mêmes leur chasteté.

« progrès des sciences " ! Dit-on sans cesse ; et l’on ne s’occupe pas, on ne dit rien de la possibilité et du danger de leur dégénération.

Des lueurs utiles et qui dirigent vers le gîte, valent mieux que des lumières éclatantes, qui nous éloignent du chemin. Le siècle des lumières ! Souhaitons le siècle des vertus.

Dans le luxe de nos écrits et de notre vie, ayons du moins l’amour et le regret de cette simplicité que nous n’avons plus, et que peut-être nous ne pouvons plus avoir. En buvant dans notre or, regrettons les coupes antiques.

Enfin, pour ne pas être corrompus en tout, chérissons ce qui vaut mieux que nous-mêmes, et sauvons du naufrage, en périssant, nos goûts et nos jugements.