Pensées (Pascal)/Édition de Port-Royal (1669)/03

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III.

Veritable Religion prouvée par les contrarietez qui ſont dans l’homme, & par le peché originel.



Les grandeurs & les miſeres de l’homme ſont tellement viſibles, qu’il faut neceſſairement que la veritable Religion nous enſeigne qu’il y a en luy quelque grand principe de grandeur, & en meſme temps quelque grand principe de miſere. Car il faut que la veritable Religion connoiſſe à fond noſtre nature, c’eſt-à-dire qu’elle connoiſſe tout ce qu’elle a de grand, & tout ce qu’elle a de miſerable, & la raiſon de l’un & de l’autre. Il faut encore qu’elle nous rende raiſon des étonnantes contrarietez, qui s’y rencontrent. S’il y a un ſeul principe de tout, une ſeule fin de tout, il faut que la vraye Religion nous enſeigne à n’adorer que luy, & a n’aymer que luy. Mais comme nous nous trouvons dans l’impuiſſance d’adorer ce que nous ne connoiſſons pas, & d’aymer autre choſe que nous, il faut que la Religion qui inſtruit de ces devoirs nous inſtruiſe auſſi de cette impuiſſance, & qu’elle nous en apprenne les remedes.

Il faut pour rendre l’homme heureux qu’elle luy monſtre qu’il y a un Dieu, qu’on eſt obligé de l’aymer, que noſtre veritable felicité eſt d’eſtre à luy, & noſtre unique mal d’eſtre ſeparé de luy ; qu’elle nous apprenne que nous ſommes pleins de tenebres qui nous empechent de le connoiſtre & de l’aymer, & qu’ainſi nos devoirs nous obligeant d’aymer Dieu, & notre concupiſcence nous en détournant, nous ſommes pleins d’injuſtice. Il faut qu’elle nous rende raiſon de l’oppoſition que nous avons à Dieu & à noſtre propre bien. Il faut qu’elle nous en enſeigne les remedes, & les moyens d’obtenir ces remedes. Qu’on examine ſur cela toutes les Religions du monde, & qu’on voye s’il y en a une autre que la Chreſtienne qui y ſatisfaſſe.

Sera-ce celle qu’enſeignoient les Philoſophes qui nous propoſent pour tout bien un bien qui eſt en nous ? Eſt-ce là le vray bien ? Ont-ils trouvé le remede à nos maux ? Eſt-ce avoir guery la preſomption de l’homme que de l’avoir égalé à Dieu ? Et ceux qui nous ont egalé aux beſtes, & qui nous ont donné les plaiſirs de la terre pour tout bien ont-ils apporté le remede à nos concupiſcences ? Levez vos yeux vers Dieu, diſent les uns ; voyez celuy auquel vous reſſemblez & qui vous a fait pour l’adorer. Vous pouvez vous rendre ſemblable à luy ; la ſageſſe vous y égalera ſi vous voulez la ſuivre. Et les autres diſent : Baiſſez vos yeux vers la terre, chetif ver que vous eſtes, & regardez les beſtes dont vous eſtes le compagnon. Que deviendra donc l’homme ? Sera-t-il égal à Dieu ou au beſtes ? Quelle effroyable diſtance ! Que ſerons nous donc ? Quelle Religion nous enſeignera à guerir l’orgueüil, & la concupiſcence ? Quelle Religion nous enſeignera noſtre bien, nos devoirs, les foibleſſes qui nous en détournent, les remedes qui les peuvent guerir, & le moyen d’obtenir ces remedes ? Voyons ce que nous dit ſur tout cela la Sageſſe de Dieu qui nous parle dans la Religion Chreſtienne.

C’eſt en vain, ô homme, que vous cherchez dans vous meſme le remede à vos miſeres. Toutes vos lumieres ne peuvent arriver qu’à connoître que ce n’eſt point en vous que vous trouverez ny la verité ny le bien. Les Philoſophes vous l’ont promis ; ils n’ont pû le faire. Ils ne ſçavent ny quel eſt voſtre veritable bien, ny quel eſt voſtre veritable eſtat. Comment auroient ils donné des remedes à vos maux, puis qu’ils ne les ont pas ſeulement connus ? Vos maladies principales ſont l’orgueüil qui vous ſouſtrait à Dieu, & la concupiſcence qui vous attache à la terre ; & ils n’ont fait autre choſe qu’entretenir au moins une de ces maladies. S’ils vous ont donné Dieu pour objet, ce n’a eſté que pour exercer voſtre orgueüil. Ils vous ont fait penſer que vous luy eſtes ſemblable par voſtre nature. Et ceux qui ont vû la vanité de cette pretention vous ont jetté dans l’autre precipice en vous faiſant entendre que voſtre nature eſtoit pareille à celle des beſtes, & vous ont porté a chercher voſtre bien dans les concupiſcences qui ſont le partage des animaux. Ce n’eſt pas là le moyen de vous inſtruire de vos injuſtices. N’attendez donc ny verité ny conſolation des hommes. Je ſuis celle qui vous ay formé, & qui puis ſeule vous apprendre qui vous eſtes. Mais vous n’eſtes plus maintenant en l’eſtat où je vous ay formé. J’ay créé l’homme ſaint, innocent, parfait. Je l’ay remply de lumiere & d’intelligence. Je luy ai communiqué ma gloire & mes merveilles. L’oëil de l’homme voyoit alors la Majeſté de Dieu. Il n’eſtoit pas dans les tenebres qui l’aveuglent, ny dans la mortalité, & dans les miſeres qui l’affligent. Mais il n’a pû ſoutenir tant de gloire ſans tomber dans la preſomption. Il a voulu ſe rendre centre de luy meſme, & independant de mon ſecours. Il s’eſt ſouſtrait à ma domination : & s’égalant à moy par le deſir de trouver la felicité en luy meſme, je l’ay abandonné à luy ; & revoltant toutes les creatures qui luy eſtoient ſoumises je les luy ay rendu ennemies ; en ſorte qu’aujourd’huy l’homme eſt devenu ſemblable aux beſtes, & dans un tel éloignement de moy qu’à peine lut reſte-t’il quelque lumiere confuſe de ſon autheur, tant toutes ſes connoiſſances ont eſté éteintes ou troublées. Les ſens independans de la raiſon & souvent maiſtres de la raiſon l’ont emporté à la recherche des plaiſirs. Toutes les creatures ou l’affligent ou le tentent, & dominent sur luy ou en le ſoumettant par leur force, ou en le charmant par leurs douceurs, ce qui eſt encore une domination plus terrible & plus imperieuſe.

§ Voylà l’eſtat où les hommes ſont aujourd’huy. Il leur reſte quelque inſtinct impuiſſant du bonheur de leur premiere nature ; & ils ſont plongez dans les miſeres de leur aveuglement & de leur concupiſcence qui eſt devenüe leur ſeconde nature.

§ De ces principes que je vous ouvre vous pouvez reconnoiſtre la cauſe de tant de contrarietez qui ont étonné tous les hommes, & qui les ont partagez.

§ Obſervez maintenant tous les mouvemens de grandeur & de gloire que ce ſentiment de tant de miſeres ne peut étoufer, & voyez s’il ne faut pas que la cauſe en ſoit une autre nature.

§ Connoiſſez donc, ſuperbe, quel paradoxe vous eſtes à vous meſme. Humiliez vous, raiſon impuiſſante ; taiſez vous, nature imbecille ; apprenez que l’homme paſſe infiniment l’homme ; & entendez de voſtre Maiſtre voſtre condition veritable que vous ignorez.

§ Car enfin ſi l’homme n’avoit jamais eſté corrompû il joüiroit de la verité & de la felicité avec aſſurance. Et ſi l’homme n’avoit jamais eſté que corrompû il n’auroit aucune idée ny de la verité ny de la beatitude. Mais malheureux que nous ſommes, & plus que s’il n’y avoit aucune grandeur dans noſtre condition, nous avons une idée du bonheur, & ne pouvons y arriver ; nous ſentons une image de la verité, & ne poſſedons que le menſonge ; incapables d’ignorer abſolument, & de ſçavoir certainement ; tant il eſt manifeſte que nous avons eſté dans un degré de perfection dont nous ſommes malheureuſement tombez.

§ Qu’eſt-ce donc que nous crie cette avidité & cette impuiſſance, ſinon qu’il y a eu autrefois en l’homme un veritable bonheur dont il ne luy reſte maintenant que la marque & la trace toute vuide, qu’il eſſaye inutilement de remplir de tout ce qui l’environne, en cherchant dans les choſes abſentes le ſecours qu’il n’obtient pas des preſentes, & que les unes & les autres ſont incapables de luy donner, parce que ce goufre infiny ne peut eſtre remply que par un objet infiny & immuable ?

§ Choſe étonnante cependant, que le myſtere le plus éloigné de noſtre connoiſſance qui eſt celuy de la tranſmiſſion du peché originel ſoit une choſe ſans laquelle nous ne pouvons avoir aucune connoiſſance de nous meſmes. Car il eſt ſans doute qu’il n’y a rien qui choque plus noſtre raiſon que de dire que le peché du premier homme ait rendu coupables ceux qui eſtant ſi éloignez de cette ſource ſemblent incapables d’y participer. Cet écoulement ne nous paroiſt pas ſeulement impoſſible, il nous ſemble meſme tres injuſte. Car qu’y a-t’il de plus contraire aux regles de noſtre miſerable juſtice que de damner eternellement un enfant incapable de volonté pour un peché où il paroiſt avoir eû ſi peu de part qu’il eſt commis ſix mille ans avant qu’il fuſt en eſtre ? Certainement rien ne nous heurte plus rudement que cette doctrine. Et cependant ſans ce myſtere le plus incomprehenſible de tous, nous ſommes incomprehenſibles à nous meſmes. Le nœud de noſtre condition prend ſes retours & ſes plis dans cet abyſme. De ſorte que l’homme est plus inconcevable ſans ce myſtere, que ce myſtere n’eſt inconcevable à l’homme.

§ Le peché originel eſt une folie devant les hommes ; mais on le donne pour tel. On ne doit donc pas reprocher le defaut de raiſon en cette doctrine, puis qu’on ne pretend pas que la raiſon y puiſſe atteindre. Mais cette folie eſt plus ſage que toute la ſageſſe des hommesI. Cor. 1. 15., Quod ſtultum eſt Dei ſapientius eſt hominibus. Car ſans cela que dira-t’on qu’eſt l’homme ? Tout ſon eſtat dépend de ce point imperceptible. Et comment s’en fuſt il apperceu par ſa raiſon, puiſque c’eſt une choſe contre ſa raiſon ; & que ſa raiſon bien loin de l’inventer par ſes voyes, s’en éloigne quand on le luy preſente ?

§ Ces deux eſtats d’innocence, & de corruption eſtant ouverts il eſt impoſſible que nous ne les reconnoiſſions pas.

§ Suivons nos mouvemens, obſervons nous nous meſmes, & voyons ſi nous n’y trouverons pas les caracteres vivans de ces deux natures.

§ Tant de contradictions ſe trouveroient elles dans un ſujet ſimple ?

§ Cette duplicité de l’homme eſt ſi viſible qu’il y en a qui ont penſé que nous avions deux ames, un ſujet ſimple leur paroiſſant incapable de telles & ſi ſoudaines varietez, d’une preſomption demeſurée à un horrible abbattement de cœur.

§ Ainſi toutes ces contraritez qui ſembloient devoir le plus éloigner les hommes de la connoiſſance d’une Religion, ſont ce qui les doit plutoſt conduire à la veritable.

Pour moy j’avoüe qu’auſſitoſt que la Religion Chreſtienne découvre ce principe que la nature des hommes eſt corrompüe & deſchüe de Dieu, cela ouvre les yeux à voir par tout le caractere de cette verité. Car la nature eſt telle qu’elle marque par tout un Dieu perdu, & dans l’homme, & hors de l’homme.

Sans ces divines connoiſſances qu’on pû faire les hommes, ſinon ou s’élever dans le ſentiment interieur qui leur reſte de leur grandeur paſſée, ou s’abbattre dans la veüe de leur foibleſſe preſente ? Car ne voyant pas la verité entiere ils n’ont pû arriver à une parfaitte vertu ; les uns conſiderans la nature comme incorrompuë, les autres comme irreparable. Ils n’ont pas pû fuïr ou l’orgueüil, ou la pareſſe, qui ſont les deux ſources de tous les vices ; puiſqu’ils ne pouvoient ſinon ou s’y abandonner par laſcheté, ou en ſortir par l’orgueüil. Car s’ils connoiſſoient l’excellence de l’homme, ils en ignoroient la corruption ; de ſorte qu’ils évitoient bien la pareſſe, mais ils ſe perdoient dans l’orgueüil. Et s’ils reconnoiſſoient l’infirmité de la nature, ils en ignoroient la dignité ; de ſorte qu’ils pouvoient bien éviter la vanité, mais c’eſtoit en ſe précipitant dans le deſeſpoir.

De là viennent les diverſes ſectes des Stoïciens & des Epicuriens, des r Dogmatistes et des Academiciens, &c. La ſeule Religion Chreſtienne a pû guerir ces deux vices ; non pas en chaſſant l’un part l’autre par la ſageſſe de la terre ; mais en chaſſant l’un & l’autre par la ſimplicité de l’Evangile. Car elle apprend aux juſtes qu’elle eleve juſqu’à la participation de la Divinité meſme, qu’en ce ſublime eſtat ils portent encore la ſource de toute la corruption qui les rend durant toute la vie ſujets à l’erreur, à la miſere, à la mort, au peché ; & elle crie aux plus impies qu’ils ſont capables de la grace de leur Redempteur. Ainſi donnant à trembler à ceux qu’elle juſtifie, & conſolant ceux qu’elle condamne, elle tempere avec tant de juſteſſe la crainte avec l’eſperance par cette double capacité qui eſt commune à tous & de la grace & du peché, qu’elle abbaiſſe infiniment plus que la ſeule raiſon ne peut faire, mais ſans deſeſperer ; & qu’elle éleve infiniment plus que l’orgueüil de la nature mais ſans enfler ; faiſant bien voir par là qu’eſtant ſeule exempte d’errer & de vice, ils n’appartient qu’à elle & d’inſtruire & de corriger les hommes.

§ Le Chriſtianiſme eſt étrange. Il ordonne à l’homme de reconnoiſtre qu’il eſt vil & meſme abominable, & luy ordonne en meſme temps de vouloir eſtre ſemblable à Dieu. Sans un tel contrepoids cette élevation le rendroit horriblement vain, ou cet abbaiſſement le rendroit horriblement abjet.

§ La miſere porte au deſeſpoir la grandeur inſpire la preſomption.

§ L’Incarnation monſtre à l’homme la grandeur de ſa miſere par la grandeur du remede qu’il a fallu.

§ On ne trouve pas dans la Religion Chreſtienne un abbaiſſement qui nous rende incapables du bien ny une ſainteté exempte du mal.

§ Il n’y a point de doctrine plus propre à l’homme que celle-là, qui l’inſtruit de ſa double capacité de recevoir & de perdre la grace, à cauſe du double peril où il eſt toûjours expoſé de deſeſpoir ou d’orgueüil.

§ Les Philoſophes ne preſcrivent point des ſentimens proportionnez aux deux eſtats. Ils inſpiroient des mouvemens de grandeur pure, & ce n’eſt pas l’eſtat de l’homme. Ils inſpiroient des mouvemens de baſſeſſe pure, & c’eſt auſſi peu l’eſtat de l’homme. Il faut des mouvemens de baſſeſſe, non d’une baſſeſſe de nature, mais de penitence ; non pour y demeurer, mais pour aller à la grandeur. Il faut des mouvemens de grandeur, mais d’une grandeur qui vienne de la grace & non du merite, & aprés avoir paſſé par la baſſeſſe.

§ Nul n’eſt heureux comme un vray Chreſtien, ny raiſonnable, ny vertueux, ny aimable. Avec combien peu d’orgueüil un Chreſtien ſe croit-il uny à Dieu ? Avec combien peu d’abjection s’égale-t’il aux vers de la terre ?

§ Qui peut donc refuſer à ces celeſtes lumieres de les croire, & de les adorer ? Car n’eſt-t’il pas plus clair que le jour que nous ſentons en nous meſmes des caracteres ineffaçables d’excellence ? Et n’eſt-t’il pas auſſi veritable que nous éprouvons à toute heure les effets de noſtre deplorable conditions ? Que nous crie donc ce cahos & cette confuſion monſtrueuſe, ſinon la verité de ces deux eſtats, avec une voix ſi puiſſante, qu’il eſt impoſſible d’y reſiſter ?