Pensées (Salm)
PENSÉES.
PREMIÈRE PARTIE.
AVERTISSEMENT.
Lorsque j’ai fait paraître, il y a quelques
années, la première partie de cet ouvrage,
j’ai dit, et je crois devoir le rappeler :
« qu’il n’était pas le fruit d’un long travail,
mais d’une longue suite d’observations ; que, depuis plus de quarante ans, j’avais
l’habitude d’écrire toutes les réflexions et
les pensées qui, en se présentant à mon
esprit, me paraissaient avoir un caractère
plus ou moins remarquable, et
que j’en avais fait ainsi un recueil considérable
que j’avais classé et divisé en
trois parties ; que la première se composait
des Pensées relatives aux hommes, à
leurs erreurs, leur caractère, leur position
sociale ; que la seconde serait consacrée
principalement aux Pensées graves et philosophiques,
et la troisième à toutes celles
qui se rattachent aux arts, à la littérature,
à l’étude et au progrès des lumières. »
Tel est donc le plan général de cet ouvrage. Quoique je n’en aie publié, jusqu’à présent, que les deux premières parties[1], l’accueil quelles ont reçu m’a décidée à les réunir ici à mes autres ouvrages. Je les ai, d’ailleurs, revues avec soin, et augmentées d’un assez grand nombre de Pensées.
La troisième et dernière partie paraîtra incessamment.
PENSÉES
PREMIÈRE PARTIE.
I.
Le principe de l’ordre est établi par la nature. Il est dans le mouvement des astres, la marche des saisons, la renaissance des végétaux, dans l’organisation et l’existence de l’homme ; il est dans notre goût et dans notre instinct : c’est de lui que nous vient l’habitude, qui n’en est qu’une conséquence. Sa nécessité se fait sentir à chaque instant dans la vie intérieure, et depuis le gouvernement des États jusqu’à la bonne tenue de la chaumière. C’est pourquoi le besoin et la force des choses nous y ramènent sans cesse et dans les moindres circonstances, et pourquoi tout ce qui n’est pas soumis à cette loi immuable est inévitablement de peu de durée.
II.
Un philosophe a dit : La meilleure de toutes les habitudes serait de n’en contracter aucune[2]. Quoique cette pensée frappe et séduise au premier moment, on s’aperçoit, en y réfléchissant, qu’elle n’est réellement applicable, ni aux hommes, ni à la société.
Nous ne sommes pas maîtres d’avoir des habitudes ou de n’en pas avoir. Elles sont la suite de notre organisation régulière, qui nous rend sans cesse, malgré nous, les mêmes désirs, les mêmes besoins, les mêmes sensations. La nature, toujours sage et prévoyante, nous a donné, il est vrai, la faculté de plier nos habitudes à la nécessité, et quelquefois à notre volonté ; mais, outre que cette facilité est bornée, elle n’est qu’illusoire ; car nous ne renonçons à une habitude que pour en contracter une autre, et nous revenons ainsi, par un chemin différent, au point d’où nous étions partis. En un mot, nous, ne pouvons que nous soumettre à cette première condition de notre existence ; et si, en effet, il était possible à l’homme de s’y soustraire, celui qui y parviendrait ne serait plus qu’un être malheureux et isolé sur la terre, parce qu’il serait sans cesse en opposition avec lui-même et avec les autres, et parce qu’ayant pris l’habitude de n’en pas avoir, l’ordre nécessairement établi dans les relations, les devoirs, les plaisirs même de la vie sociale, la lui rendrait insupportable.
III.
Les lumières agissent facilement sur les esprits, et difficilement sur les usages, parce que chacun trouve beau de s’éclairer, mais que peu de personnes ont le courage, ou plutôt la possibilité de renoncer à des préjugés et à des habitudes qu’elles ont contractés dès l’enfance. C’est ce qui fait que les véritables perfectionnements sont l’œuvre des siècles.
IV.
L’expérience et la nécessité rendent raisonnable ; la nature seule rend philosophe. Il y a entre ces deux qualités une distance immense, quoiqu’on les confonde souvent.
V.
La résignation que l’on acquiert avec l’âge, et que l’on prend pour le fruit de la réflexion et de la sagesse, n’est que la première déchéance de l’esprit et de la force de l’âme ; car la nature a voulu que l’homme se révoltât contre ce qui le blesse.
VI.
Avec de l’esprit, de l’éducation, un sens droit et des mœurs douces, on doit avoir des qualités ; mais pour avoir des vertus il faut une âme forte et un grand caractère.
VII.
Il y a des caractères naturellement élevés qui comprennent toujours la position dans laquelle ils se trouvent, sous un point de vue grand et honorable. Qu’un homme de ce caractère soit dans une condition privée ou publique, il n’est à ses propres yeux ni plus ni moins, ni même aux yeux de personne ; il a sa grandeur en lui, elle lui est naturelle ; il la sent, il la possède, il en persuade les autres sans le vouloir, et sans s’en apercevoir lui-même.
VIII.
Un des plus beaux avantages des âmes droites et grandes est de n’avoir jamais même compris la possibilité d’une bassesse.
IX.
La probité est une chose si belle, si simple, si fort dans le sens de ce qui doit être pour rendre la vie heureuse, et assurer la tranquillité de l’âme, que celui qui ne l’a point par nature devrait encore l’acquérir par calcul.
X.
Il n’appartient pas à toutes les têtes de soutenir les grandes choses ; cela est plus difficile que de les faire.
XI.
On pourrait dire de l’héroïsme qu’il se compose de belles actions, inspirées par de grands sentiments, dans de grandes circonstances.
XII.
Le monde, les grandeurs, l’ambition nuisent moins au bonheur par les jouissances qu’ils donnent, que parce qu’ils désenchantent de celles qui font véritablement le bonheur.
XIII.
Une des plus fatales compensations des grandeurs est la mortification. Il n’y a rien qui n’y donne lieu dans un rang élevé ; le sourire équivoque d’un inférieur, une réponse fière, la comparaison fâcheuse et injuste que l’on est toujours disposé à faire de sa situation avec celle des autres, la crainte continuelle de déchoir de la hauteur où on se voit placé, ou de ne pas s’en rendre assez digne, tout cela, si l’on n’a pas cette véritable supériorité d’esprit qui est si rare, devient, pour les grands, une source inépuisable de troubles et de tourments, et change en malheurs mille choses indifférentes, ou qui, dans une situation médiocre, auraient été d’honorables sujets de satisfaction.
XIV.
La fortune éblouit ceux qui en sont témoins, mais rarement ceux qui en jouissent, à moins qu’ils ne soient des fous ou des sots.
XV.
Le seul véritable avantage de la fortune, et surtout des titres, c’est qu’ils en imposent assez au vulgaire pour qu’il prenne la peine de cacher à ceux qu’il croit au-dessus de lui une foule de défauts, de fâcheuses vérités, dont la connaissance trop positive détruit une partie des illusions de la vie.
XVI.
Le défaut des grands n’est pas de se croire différents des autres hommes, cette idée serait absurde ; mais de ne pouvoir se persuader que leurs actions seront jugées comme celles des autres hommes.
XVII.
Les lumières ont fait de si grands progrès, on apprécie tellement tout à sa juste valeur, et on est si désabusé de ce qui n’est qu’illusoire, que, dans toutes les situàlions de la vie, pour le souverain d’un vaste empire comme pour le moindre de ses sujets, il n’y a plus qu’un moyen d’être respecté et d’obtenir l’estime publique : c’est d’être honnête homme.
XVIII.
Il y a trois choses qu’un honnête homme ne doit jamais permettre que l’on offense réellement devant lui, quoi qu’il puisse en penser : c’est sa patrie, sa religion et sa famille.
XIX.
Si le fanatisme nous révolte, ce n’est pas seulement parce qu’il révolte la raison, c’est parce qu’il offense Dieu en lui prêtant les plus viles passions des hommes : la haine et la vengeance.
XX.
La dévotion exagérée est un effet involontaire du besoin que l’on éprouve d’opposer en soi un grand frein à des défauts, même des vices, dont on ne se rend pas bien compte, mais qu’on se sent trop faible pour combattre sans un secours étranger. C’est dans ce cas qu’elle est fougueuse, et d’autant plus intolérante qu’elle est irritée de ne se rien tolérer à elle-même. La dévotion véritable est tout autre chose : elle n’est que le besoin d’une âme tendre et expansive pour qui les affections humaines sont en quelque sorte trop grossières ; elle n’a rien à combattre, ni à se refuser ; elle n’a aucune balance à établir entre l’instinct du mal et l’amour du bien ; elle se fond pour ainsi dire dans le besoin d’aimer, la mollesse et le charme des sentiments, et elle rend sans cesse l’homme meilleur et plus indulgent.
Enfin, l’une est la source du fanatisme et de tous ses excès, l’autre de l’amour du prochain et de toutes les vertus.
XXI.
L’impossibilité de toucher certaines âmes, de ramener certains esprits, de détruire certaines préventions évidemment fausses, et dénuées même de vraisemblance, cette impossibilité est une chose qu’il n’est pas aü pouvoir de l’homme droit et éclairé de bien comprendre.
XXII.
Ce n’est qu’à force de vivre, de voir, de souffrir, que l’on parvient à se persuader que l’envie et l’artifice peuvent aussi se trouver dans des âmes que l’on a crues honnêtes et délicates ; encore le comprend-on par raisonnement et point par conviction.
XXIII.
Les petites âmes ont seules le secret des petites âmes.
XXIV.
Les petites âmes, qui devinent avec tant de sagacité l’endroit où elles doivent frapper les âmes élevées pour leur causer une profonde douleur, n’ont pas même le sentiment, le moindre instinct du mépris qu’elles leur inspirent.
XXV.
Il y a certains mots qui s’échappent tout à coup de certaines âmes, comme une espèce d’émanation fatale de ce qui s’y passe. Ce sont des traits de lumière qui devraient éclairer tous les yeux, mais dont la bienveillance naturelle de l’honnête homme ne lui permet de se souvenir que quand il est trop tard pour en profiter.
XXVI.
L’homme méprisable n’a pas en lui les sentiments qui pourraient lui faire comprendre le mépris qu’il inspire ; c’est pourquoi il brave l’opinion publique avec tant d’audace.
XXVII.
On dit que le mal ne reste jamais impuni, et on ajoute qu’il y a une providence. Sans chercher à pénétrer dans les secrets de la Providence, on peut démontrer cette vérité par le secours seul du raisonnement.
L’esprit d’injustice, d’iniquité ou d’audace, qui conduit un homme à faire le mal, le conduit aussi à commettre beaucoup d’actions contraires à l’ordre, aux lois et aux besoins de la société, et finit toujours par lui faire trouver un écueil contre lequel il échoue.
XXVIII.
Nous nous apercevons avec le temps, que nous avons en nous quelque goût, quelque passion dominante, qui a été à notre insu le mobile de toutes nos actions, et qui nous a fait faire une foule de choses qui ont décidé de notre sort.
XXIX.
On parle sans cesse de la destinée ; les uns y croient, les autres la nient ; on l’applique tour à tour aux choses et aux hommes. Certes, on ne peut douter qu’il n’y ait une destinée, c’est-à-dire, un grand enchaînement de causes et d’effets qui conduit tout vers un but que notre œil ne peut apercevoir ; mais ce que les hommes appellent leur destinée est autre chose, et doit être expliqué différemment.
Notre destinée n’est pas dans les événements, elle est dans notre caractère ; dans l’entraînement involontaire de nos esprits ; dans une volonté ferme et constante portée sur un seul point, et formée de la réunion de tout ce que nous éprouvons. Cet enchaînement est, en effet, une sorte de pouvoir contre lequel tout vient se briser. Raison, remontrances, intérêt personnel, rien n’arrête réellement ce torrent qui poursuit sa course à travers les écueils, comme poussé par un ascendant supérieur. C’est ainsi que l’on voit des gens se précipiter, malgré tout, à leur perte ; d’autres s’élever, en dépit des obstacles, à une hauteur que l’on ne peut comprendre ; mais, quoi qu’il puisse leur arriver, ce ne sont pas les événements qui se disposent pour ou contre eux, ce sont eux, au contraire, qui profitent des moindres événements pour arriver au but qu’ils ont toujours devant les yeux : ce n’est pas la destinée qui les pousse, c’est une force qui est en eux, qui provient d’eux, de leurs dispositions morales, de leur organisation peut-être ; dont les effets, nécessairement bornés et passagers, finissent avec eux, et que l’orgueil seul des hommes a pu rattacher à la marche invariable des grandes destinées du monde.
XXX.
Nous serions bien confus si nous avions les moyens de rentrer assez en nous-mêmes pour comprendre à quel point de petites passions, de petites considérations influent sur nous dans les occasions les plus importantes, et décident souvent du bonheur ou du malheur de notre vie entière.
XXXI.
Nous éprouvons une foule de chagrins dont nous ne nous doutons pas nous-mêmes. Cette sensation bizarre résulte de toute situation forcée, qui, sans nous rendre réellement malheureux, est en opposition avec nos goûts et notre manière d’être. L’impossibilité absolue d’y rien changer nous ôte la force de nous éclairer sur ce qui manque à notre bonheur ; nous parvenons même à nous persuader que nous sommes à peu près satisfaits ; mais le combat qui se fait en nous influe sur notre humeur, notre santé ; nous devenons tristes, sombres, fâcheux, et ce n’est que lorsque le hasard nous affranchit de ce qui posait, à notre insu, sur notre âme, que nous commençons à comprendre la cause de tout ce que nous avons souffert.
XXXII.
Quand nous avons été longtemps malheureux, le bonheur nous fait éprouver une sensation de doute, d’hésitation, qui ressemble à la frayeur. Nous craignons qu’il ne soit un nouveau piège que nous tend la fortune.
XXXIII.
On a besoin de s’accoutumer à tout, au malheur, à la maladie, au bonheur même.
XXXIV.
Il y a dans le malheur un moment affreux, et plus, en quelque sorte, que le malheur même ; c’est celui où il devient impossible d’en douter.
XXXV.
Nous nous apercevons, à force de vivre, que la plupart de nos malheurs viennent de ce que nous voulons sans cesse hâter, changer, forcer les événements. Il semble qu’il y ait des enchaînements secrets, des causes, des effets, qui nous conduiraient naturellement au but de nos désirs, si l’inquiétude de nos esprits ne nous faisait faire sans cesse ce qui peut nous en éloigner.
XXXVI.
La douleur se modifie suivant le caractère ; chacun l’éprouve et la manifeste à sa manière ; et il faut craindre de juger défavorablement celui en qui elle ne se montre pas sous les formes ordinaires.
XXXVII.
Il y a de profondes douleurs qui font à l’instant sentir la misère et le néant de toutes celles que l’on a éprouvées jusque-là.
XXXVIII.
Les hommes commencent à se douter des douleurs de l’âme quand ils les éprouvent ; les femmes les comprennent longtemps d’avance.
XXXIX.
Une femme vraiment délicate et sensible éprouve une foule de sensations qui sont inconnues à la plupart des hommes.
XL.
Les hommes nous prêchent sans cesse la douceur et la patience, parce qu’ils trouvent plus facile de nous élever à supporter leurs défauts que de s’étudier à les vaincre.
XLI.
Les hommes sont toujours séduits par la douceur des femmes, et ils confondent cette qualité avec la bonté, qui est tout autre chose, et qui en est même l’opposé : l’une se montre au dehors, l’autre agit au dëdans ; telle femme, douce en apparence, est réellement fâcheuse et acariâtre ; telle autre, fière et emportée, est au contraire bonne et généreuse. La douceur n’est qu’une qualité négative, une mollesse de facultés qui permet au besoin une entière abnégation cle soi-même, mais qui n’a point d’autre influence sur nous. La bonté, au contraire, est une chose toute positive, qu’on est toujours sûr de trouver en nous, parce qu’elle fait partie de nous-mêmes, et que rien ne peut altérer, parce qu’elle prend sa source dans la droiture du caractère et l’élévation des sentiments. Aussi pourrait-on dire de la douceur, qu’elle est la qualité des âmes faibles, et de la bonté, qu’elle est une des vertus des âmes généreuses.
XLII.
On peut bien dire d’une personne dont le caractère a peu de résistance, mais qui (comme cela arrive toujours) témoigne, quand elle est contrariée, une sorte de mécontentement, qu’elle exerce sur les âmes généreuses la tyrannie de la douceur.
XLIII.
L’amour tient tant de place dans la vie d’une femme tendre, il absorbe tellement son temps et ses facultés, le charme idéal dont il l’environne est si puissant, et se répand tellement sur tout, que lorsqu’elle arrive à l’âge où il faut y renoncer, elle croit se réveiller après un long rêve, et apercevoir pour la première fois les peines et les misères de la vie.
XLIV.
La femme qui n’a point vu son amant de la journée, regarde cette journée comme perdue pour elle ; l’homme le plus tendre la regarde seulement comme perdue pour l’amour.
XLV.
Il y aura toujours une circonstance qui, en amour, donnera une supériorité véritable aux sentiments des femmes sur ceux des hommes : c’est qu’une femme qui se respecte ne peut même concevoir la pensée d’aimer un être qui lui est réellement inférieur, et qu’il n’existe point d’homme dont l’amour ait été arrêté par cette seule pensée.
XLVI.
L’idée d’un demi-dévouement n’entre pas dans l’esprit, on pourrait dire dans les facultés d’une femme : l’homme, au contraire, accommode toujours, sans s’en apercevoir, son dévouement avec son intérêt et ses goûts ; c’est ce qui fait entre eux ce continuel mécompte de sentiments et de procédés.
XLVII.
Quels que soient nos qualités, nos mérites, nos vertus même, il n’est qu’une chose sur laquelle les hommes nous rendent entièrement justice : c’est la tendresse maternelle ; parce qu’elle leur est indispensable, et qu’elle n’a rien qui leur fasse ombrage. Aussi se hâtent-ils de nous prodiguer ce genre d’éloge, croyant peut-être, par là, se donner le droit de se dispenser des autres, et acquitter suffisamment la dette de la reconnaissance et de la justice.
XLVIII.
Lorsqu’une femme sensible et dont l’âme est généreuse a pour un homme un véritable attachement, soit d’amour, soit d’amitié, elle sent en elle, dans toutes les relations qu’elle a avec lui, quelque tendre qu’il puisse être, une supériorité de sensations et de dévouement qui le rabaisserait extrêmement à ses propres yeux, s’il lui était possible de s’en faire une juste idée.
XLIX.
Il n’est point pour une femme d’amitié préférable à celle d’une femme. L’attachement qu’un homme peut avoir pour elle, quoiqu’il semble plus solide et qu’il puisse s’augmenter de l’attrait réciproque des deux sexes, n’a pas pourtant cette multitude de rapports, de points de contact que trouvent, dans leur intimité, deux femmes qui se conviennent. L’un peut être le soutien de la vie ; mais, passé l’âge de l’amour, l’autre en fait nécessairement le charme.
L.
Il n’y a pas de véritable amitié avec la dissemblance des âges ; il y aurait plutôt de l’amour. Ce sentiment bizarre et passionné peut assembler les contraires ; mais l’amitié, sage et mesurée, veut en tout de l’accord et de l’égalité.
LI.
Nous trouvons dans bien peu d’amis cette intensité de sensations et de sentiments qui leur donne la possibilité de se mettre véritablement à notre place quand nous sommes dans le malheur ; de nous dire, de nous conseiller justement ce que nous devons faire, et de nous prouver par là qu’ils sentent nos peines comme nous-mêmes.
LII.
Un des plus grands chagrins que l’on puisse éprouver, est de voir que l’on n’est pas compris, ou que ce que l’on dit est mal interprété par quelqu’un à qui, dans l’agitation de la douleur, on ouvre son âme tout entière.
LIII.
Il y a des caractères, des cœurs, des esprits qui n’en comprennent jamais d’autres.
LIV.
S’il est rare de donner sa confiance sans aucune restriction, même à ses meilleurs amis, il l’est encore plus de n’avoir pas à s’en repentir.
LV.
On peut hardiment confier ses secrets à l’égoïste, s’ils ne l’intéressent en rien. Il est tellement occupé de lui, que ce qui ne le touche pas s’efface presqu’à l’instant de son souvenir.
LVI.
Le véritable égoïste a, pour comprendre à l’instant ce qui peut lui nuire ou lui être utile, une force d’instinct, une perspicacité de jugement qui lui donnent sur l’homme droit et généreux, sur l’esprit même le plus éclairé, une supériorité honteuse, mais positive.
LVII.
Il est facile à un esprit rusé de tromper un honnête homme ; mais il lui est impossible de s’affranchir entièrement du respect que lui impose celui même qu’il trompe.
LVIII.
Il y a dans le regard de l’honnête homme indigné une expression qui répond à l’idée que nous nous faisons de la colère divine.
LIX.
Le mépris que l’on fait de ce qui est respectable laisse dans l’âme des traces ineffaçables, et sur lesquelles il est impossible de revenir.
LX.
Quoi que fassent les hommes, quoi qu’ils éprouvent, quelles que soient les circonstances qui les élèvent, les éclairent, les accablent, rien ne change, ni même ne modifie leur caractère : bon ou mauvais, il reste ce qu’il a été ; il reparaît au moindre choc, et il est, jusqu’à leur dernière heure, le véritable mobile de toutes leurs actions. Aussi, lorsque l’on a intérêt à bien juger leur conduite et leurs intentions, est-ce le caractère seul qu’il faut chercher à démêler en eux, à travers les paroles trompeuses, les formes imposantes, simples, ou même cordiales, dont ils ont si souvent l’art de l’envelopper.
LXI.
Il y a dans certaines âmes un fonds de défauts, de vices même, qui semblent y dormir jusqu’à ce que l’occasion les réveille.
LXII.
Il y a certain sourire sardonique que les gens les plus accoutumés à tromper ne peuvent retenir, quand ils voient que ce qu’ils disent produit l’effet qu’ils en attendaient.
LXIII.
Ce que l’on appelle un air faux est une certaine disposition des traits qui frappe et repousse au premier abord, et dont on semble n’avoir jamais pensé à chercher la cause, quoiqu’elle soit facile à expliquer.
Il est hors de doute que le sentiment, quel qu’il soit, que nous éprouvons, donne à nos traits une expression qui y est analogue, et y imprime un caractère qui indique visiblement ce qui nous agite. Or, lorsqu’un homme naturellement astucieux, méchant ou perverti, veut cacher le fond de son âme, il se fait en lui un combat entre la nature qui agit et la volonté qui comprime, entre ce qu’il éprouve et ce qu’il cherche à persuader ; et ce combat se représentant malgré lui sur ses traits, en détruit l’ensemble, et produit ce que nous appelons un air faux, signe certain d’une mauvaise intention.
LXIV.
Dans ces moments pénibles de la vie où l’on a à combattre la calomnie, l’audace, l’envie, il est plus facile qu’on ne le croit d’avoir du courage ; le difficile est d’avoir de la mesure.
LXV.
Quand on ne peut rien opposer à l’injustice, quand le malheur est sans remède, tout ce que l’on peut faire est d’avoir sans cesse devant les yeux le sentiment de sa propre dignité ; mais il ne faut jamais le perdre de vue, car c’est la seule chose qui console dans l’avenir, et ce que rien ne console d’avoir pu oublier.
LXVI.
Quand on se voit publiquement attaqué dans son honneur, sa conduite, ses opinions, on doit se hâter de dévoiler la vérité. Le silence du mépris, quoiqu’il soit peut-être plus digne, n’est une réponse que pour un trop petit nombre de personnes ; il laisse trop de latitude à la calomnie ; il peut être l’arme du coupable comme celle de l’innocent, et il ne réussit pas avec le public, qui veut toujours être éclairé, qui est facilement séduit par celui qui lui parle, et qui ne renonce à une idée qu’autant qu’on lui en oppose d’autres d’un poids au moins égal.
LXVII.
Bien souvent, pour prévenir l’effet que peuvent faire des calomnies dont on se voit l’objet, on les apprend à des gens qui, sans cela, les auraient toujours ignorées, et sur qui elles produisent plus d’impression qu’on ne le croit.
LXVIII.
De quelque part qu’ils viennent, l’affront est toujours une chose cruelle, et l’éloge une douce chose.
LXIX.
La religion et la morale nous ordonnent le pardon de l’injure. Cette victoire serait sans doute la plus belle que nous pussions remporter sur nous-mêmes, mais l’homme d’honneur doit se ressentir de l’injure. Il peut la mépriser, il peut dédaigner de s’en venger, ou même s’en venger par des bienfaits ; mais vouloir qu’il la pardonne, c’est exiger de lui plus qu’il ne lui est possible de faire. Une âme faible et sans élévation est seule capable de cette espèce d’oubli ; et encore ne vient-il pas de ce qu’elle pardonne l’injure, mais de ce qu’elle n’a pas assez d’énergie pour en garder le ressentiment.
LXX.
Quelque satisfaction que nous fasse éprouver l’estime du public, elle ne nous fait jamais autant de bien que son injustice nous fait de mal.
LXXI.
Il y a des âmes qui sont, pour ainsi dire, d’une texture si délicate, qu’elles se font des douleurs, des remords même, d’une foule de choses dont d’autres ne reçoivent aucune impression.
LXXII.
On éprouve dans la vie des chagrins profonds dont il est impossible de se consoler entièrement, et qui semblent rester en réserve dans l’âme, où on les retrouve toujours lorsqu’on est disposé à s’affliger.
LXXIII.
Lorsque nous avons l’âme sensible et véhémente, la mort de ceux que nous aimons est comme une terrible lumière qui nous fait apercevoir tout à coup mille torts que nous craignons d’avoir eus avec eux. Nous faisons malgré nous une récapitulation rapide de toute notre conduite passée. La moindre erreur, le moindre oubli étant devenus impossibles à réparer, s’exagèrent, ou plutôt se créent dans notre imagination, et nous causent un véritable désespoir. Le temps seul peut nous rendre plus justes envers nous-mêmes, et nous faire sentir que nous ne pouvons vivre sans cesse avec ceux que nous aimons, comme si nous nous croyions au moment de les perdre.
LXXIV.
Quand on a perdu un être que l’on aimait, on n’est plus frappé que de ses bonnes qualités, et souvent, quand on était avec lui, on ne voyait que ses défauts.
LXXV.
Le spectacle de la mort de ceux qu’on aime est au-dessus des forces humaines.
LXXVI.
Si une mort vraiment naturelle, c’est-à-dire, une fin que l’on ne peut attribuer à aucune imprudence, à aucune cause dépendante de la volonté et des actions des hommes, est la chose la plus rare, c’est que rien n’est plus rare qu’un esprit droit et sain qui seul peut nous préserver des dangers attachés à nos faiblesses, à nos erreurs et à nos passions, d’où naît inévitablement, ce qui compromet sans cesse non-seulement notre repos, mais notre existence.
LXXVII.
La douleur physique a sur la douleur morale un ascendant dont le sage est honteux.
LXXVIII.
Si l’on aime à se retrouver dans les lieux où l’on a été heureux, ce n’est pas non plus sans un plaisir secret que l’on revoit ceux ou l’on a souffert. L’homme éprouve tellement le besoin des sensations que tout ce qui l’émeut lui devient précieux.
LXXIX.
Quels que soient les changements qui arrivent dans la vie, au moral ou au physique, soit en bien, soit en mal, le passage d’une situation à l’autre est toujours pénible.
LXXX.
La force de l’habitude est si puissante en nous, qu’elle s’étend jusqu’au malheur, et qu’il semble à l’homme longtemps infortuné, qui devient tout à coup heureux, qu’il lui manque quelque chose.
LXXXI.
Le malheur grave les époques dans l’âme.
LXXXII.
Le bonheur et le malheur viennent presque toujours du côté où on ne les attend pas.
LXXXIII.
On n’a jamais réellement pensé à définir les pressentiments. Les esprits forts y attachent peu d’importance, et ils ont raison s’ils ne leur semblent qu’une sorte de prescience ; mais en y réfléchissant, on voit qu’ils sont au contraire la suite d’une sensation toute positive, et que, considérés sous ce point de vue, ils méritent l’attention la plus sérieuse.
Lorsqu’un sentiment que nous ne pouvons expliquer nous fait craindre quelque malheur pour nous, ou pour les personnes qui nous sont chères, et lorsqu’en effet cette crainte n’est point sans fondement, une suite de petits incidents qui ne sont rien pour les indifférents, mais qui se rattachent à ce qui préoccupe nos esprits, nous cause, par cette raison, des émotions vagues et de pur instinct, qui n’ont pas assez de poids pour que nous les raisonnions, mais qui sont trop réelles pour ne pas nous faire une impression quelconque. Si ces émotions n’ont aucune suite, elles s’évanouissent et ne nous semblent plus qu’un rêve de notre imagination ; mais si elles se renouvellent, elles finissent par établir en nous un sentiment de prévoyance qui tient nos facultés éveillées sur ce que l’instinct nous fait craindre, qui s’augmente avec le danger, et qui nous en avertit mieux que notre raison même, dont les jugements ne peuvent reposer que sur des données claires et certaines.
C’est évidemment de cette disposition de nos esprits, de l’enchaînement et de l’ébranlement de tous ces fils, que naît ce que nous appelons les pressentiments ; et c’est, lorsque des circonstances nouvelles nous donnent des lumières plus positives, et quand ce que nous avons prévu arrive, que nous disons : « J’en avais le pressentiment. »
La sensation à laquelle on donne ce nom n’est donc pas une chose illusoire ni ridicule ; elle est le résultat d’une observation involontaire qui se représente à l’instant à notre souvenir quand les événements la confirment, et la preuve en est que si les personnes qui ont eu des pressentiments veulent s’en rendre bien compte, elles verront toujours qu’ils ont tenu à des causes réelles, qu’ils se rattachaient à des événements qui ont eu lieu en effet, et qu’ils auraient pu les annoncer (et peut-être les prévenir), s’ils avaient eu assez de force pour frapper vraiment l’imagination. Une foule de malheurs, de circonstances extraordinaires, prouve sans cesse cette vérité, dont l’histoire même offre plus d’un exemple, et on doit en conclure, comme je crois l’avoir démontré, que loin qu’il faille se jouer des pressentiments, il faut au contraire se hâter de les approfondir ; qu’ils reposent toujours sur une cause quelconque, et qu’ils ont leur source dans un instinct d’autant plus sûr, qu’il agit en nous lorsque notre esprit n’est pas encore assez troublé par la crainte, ou par la passion, pour nous ôter la rectitude de notre jugement.
LXXXIV.
Si l’ingratitude nous accable, ce n’est pas seulement parce qu’elle est un mal sans remède, mais parce qu’on la trouve où l’on croyait trouver la reconnaissance.
LXXXV.
Un des plus poignants chagrins que l’on puisse éprouver est de voir que ceux à qui on a donné son entière confiance n’en étaient pas dignes.
LXXXVI.
Quand nous désirons vivement une chose qui doit amener un changement dans notre situation, toutes nos idées se portent vers ce point, et il ne nous reste plus de sensations pour goûter le bonheur qui est en notre possession. Sommes-nous rassurés sur l’objet de nos souhaits, avons-nous la certitude de l’obtenir, nos cordes morales et physiques se détendent, chaque faculté reprend sa place, et nous retrouvons autour de nous une foule de jouissances que nous avions méconnues, et qui souvent nous deviennent une source de regrets dans notre nouvelle position.
LXXXVII.
Les hommes malheureux croient qu’on leur doit tout, parce qu’ils sont malheureux ; ceux qui sont heureux, au contraire, ne comprennent pas que leur bonheur soit une raison pour qu’on exige d’eux plus qu’ils ne veulent faire. C’est pourquoi ils sont si rarement contents les uns des autres.
LXXXVIII.
On dit que l’on perd son ami quand il fait fortune. Cela peut arriver ; mais ce qui arrive aussi souvent, c’est qu’on le perd également s’il tombe dans la misère.
LXXXIX.
Pour être juste on doit avouer que si les grands comprennent rarement bien la situation et les besoins de ceux qui sont au-dessous d’eux, ces derniers ne comprennent pas mieux la situation des grands et les devoirs qu’elle leur impose.
XC.
La nature nous refuse les moyens de comprendre vraiment les besoins, les goûts, même les opinions que nous n’avons pas.
XCI.
Un des malheurs de la vie est d’être forcé de vivre avec des personnes qui, par le genre de leur esprit, ne peuvent se faire une idée juste de votre caractère.
XCII.
Il y a des gens à qui on n’a aucune raison d’en vouloir, et qui pourtant font éprouver, quand on se sent près d’eux, un sentiment de gêne, de repoussement, qui cesse dès qu’on en est éloigné. On rend alors une entière justice à leurs qualités, à leur mérite ; on se reproche sa froideur, et on se promet de la réparer : mais, dès qu’on les revoit, on est tout à coup comme frappé du même repoussement, et il devient impossible de s’abandonner au sentiment qu’on voulait leur témoigner.
Il est hors de doute qu’il y a, dans ceux qui font naître en nous cette sensation, des défauts, des vices, des intentions qui nous sont contraires, dont nous ne nous rendons pas compte, parce qu’ils sont dissimulés avec art, ou parce que, n’ayant en nous rien qui y soit analogue, nous ne pouvons les bien saisir, mais dont nous sommes avertis par notre instinct, qui, sans que nous nous en apercevions, vient sans cesse au secours de notre faiblesse et de l’imperfection de notre jugement.
XCIII.
L’âge et l’expérience nous démontrent une vérité qui est humiliante pour la prévoyance humaine ; c’est que les événements les plus malheureux en apparence peuvent devenir la cause de notre bonheur, et que ce que nous désirons et recherchons avec avidité nous précipite souvent dans des malheurs incalculables.
XCIV.
Il arrive un âge où tout ce que l’on voit n’est qu’une répétition de ce que l’on a vu, et où on semble ne plus vivre que par habitude. C’est ce qui rend les vieillards si détachés de tout.
XCV.
Nous aimons la morale quand nous sommes vieux, parce qu’elle nous fait un mérite d’une foule de privations qui nous sont devenues une nécessité.
XCVI.
Après avoir bien réfléchi sur les maux de la vie, on trouve des compensations à tout, excepté au chagrin profond que causent l’abandon et l’isolement. Il semble que ce soit le seul mal sans remède de l’existence, et que la nature, qui a voulu que l’homme vécût en société, lui ait absolument refusé les moyens d’être heureux hors de la société.
XCVII.
La vie retirée de la campagne est, pour celui qui ne veut pas s’isoler entièrement, une sorte d’existence par lettres, par souvenirs, par réflexions, par supposition et attente des moindres choses, des moindres faits, qui a un caractère à elle dont l’habitant des villes n’a aucune idée. Il n’y a qu’un sot, un original, ou une tête forte qui puisse la supporter longtemps.
XCVIII.
Le besoin de distraction est bien plus puissant en nous que nous ne le croyons. Un instinct secret nous fait sentir que le repos est l’opposé de la vie, et que c’est par lui qu’on arrive à la stagnation, à la vieillesse, à la mort.
XCIX.
On croit qu’il est indifférent d’entendre ce que disent des enfants qui s’amusent, des hommes qui travaillent, des personnes qui sont autour de nous, ou qui nous sont tout à fait étrangères ; mais, lorsque l’on est dans un pays dont on ne sait pas la langue, on s’aperçoit, par la tristesse morne que l’on éprouve, que la société des hommes, sous quelque point de vue qu’on la considère, est nécessaire à l’homme, et qu’il y tient par mille petits fils inconnus à lui-même.
C.
L’homme de la société, ont dit quelques grands philosophes, n’est plus l’homme de la nature, et c’est à cette cause qu’il faut attribuer une partie des maux qui nous affligent. Il semble facile de combattre cette opinion.
On ne peut douter que l’homme ne soit né pour vivre en société, puisque partout il vit en société. L’habitant des bois, des champs, le sauvage même, a aussi, à sa manière, une existence sociale, et, quelque restreinte qu’elle soit, on y retrouve, sous des formes âpres et grossières, toutes les passions qui nous agitent. La nature, en assignant à chaque être, à chaque espèce, sa place dans le grand enchaînement des choses, leur a aussi assigné les penchants qui leur sont propres et la route qu’ils doivent suivre, et il ne serait pas plus possible à l’homme de s’en écarter qu’à tout ce qui existe sur la terre. L’amour de la société, le besoin des lumières, sont aussi les éléments de son existence, et, en s’y livrant, il ne fait qu’user des facultés que la nature lui a données, pour acquérir l’espèce de perfection à laquelle il lui est permis d’atteindre, et arriver par là à sa véritable destination.
On ne doit donc pas dire que l’homme de la société n’est plus l’homme de la nature, mais que la nature de l’homme est d’être ce que le fait la société.
CI.
La marche des temps entraîne tout, changé tout, les hommes, les peuples, les États, les idées même ; mais ses effets sont l’œuvre des siècles dont notre regard ne peut embrasser l’immensité ; c’est pourquoi, quelques lumières que puisse nous donner le passé, nous ne voyons pas que c’est cette marche insensible, mais constante, qui amène les grands changements dont nous sommes sans cesse témoins, et pourquoi nous les attribuons à tout, excepté à leur véritable cause.
CII.
La nature ne rétrograde en rien, parce que ses moindres opérations sont des développements. L’homme, comme tout ce qui existe, est soumis à cette loi, et dans chacune de ses facultés. Au moral comme au physique, dans ses actions comme dans ses sentiments, ses pensées, ses expressions même, il lui est impossible de revenir sur ses pas ; de nouvelles combinaisons peuvent le conduire a de nouveaux résultats, mais il ne rentre jamais dans la ligne dont il s’est réellement écarté : c’est pourquoi tout ce qui l’en fait sortir peut avoir de si fâcheuses conséquences.
CIII.
La vie est si courte, les facultés de l’homme sont si bornées, quelque admirables qu’il les suppose, et il en est si peu maître, que, quand il a commencé sa carrière dans un sens, et que le hasard fait qu’il la continue dans un autre, tout ce qui lui reste d’existence n’est pas suffisant pour effacer, les premières impressions qu’il a reçues, et qu’il se trouve toujours malgré lui dans une fausse position.
CIV.
Nous sommes presque tous dans une fausse position relativement à notre éducation, notre fortune, ou nos goûts. C’est ce qui fait que tant de personnes se plaignent de leur sort ; car il n’y a de véritable bonheur que pour celui dont les goûts, les habitudes, les souvenirs même, sont vraiment d’accord avec les devoirs.
CV.
Il ne suffit pas d’avoir des principes pour se bien conduire, il faut avoir encore l’habitude de les bien appliquer ; sans cela ils ne sont qu’un moyen de plus de s’égarer.
CVI.
Le désordre de la conduite devient la source d’une foule de maux, non-seulement parce qu’il rompt une partie des liens qui nous attachent à la société, mais parce qu’étant contraire à ce qui doit être, il nous met sans cesse, à nos yeux et à ceux des autres, dans une fausse position.
CVII.
L’ordre découle naturellement de l’ordre ; il en est une conséquence continuelle. C’est ce qui fait que quand les premières bases en sont posées, il s’établit dans toutes ses parties bien plus aisément qu’on ne le croit.
CVIII.
Il faut l’avouer à la honte de la morale, il y a dans le désordre (quand il n’est que l’oubli des considérations sociales) une manière d’indépendance qui a son charme, et que l’homme le mieux revenu de ses erreurs ne peut s’empêcher de regretter intérieurement, quoiqu’il en sente tout le danger, et quelquefois tout le déshonneur.
CIX.
La vie sociale est un continuel combat entre le devoir et l’instinct de l’indépendance.
CX.
On ne manque jamais de raisons pour justifier ses goûts.
CXI.
Quelque sûr que l’on se croie de ce que l’on pourra dire et faire dans une circonstance importante, dès qu’elle arrive, il arrive aussi tant de sensations nouvelles et que l'on n’a pu prévoir, qu’elles anéantissent à l’instant tous les calculs que l’on avait faits.
CXII.
Un des vices des esprits médiocres est de juger d’après eux les esprits élevés et les grands caractères ; de leur supposer des vues, des intentions, des projets qu’ils calculent nécessairement d’après leurs petites passions, et de donner à leurs moindres actions les interprétations les plus révoltantes, et quelquefois les plus dangereuses.
CXIII.
Il y a des gens qui semblent faire tout ce qui est en leur pouvoir pour détruire la bonne opinion que l’on se sent porté à avoir d’eux.
CXIV.
Il est facile d’offenser les petits esprits, parce qu’ils se font des mérites d’une foule de choses dont un esprit élevé n’a pas même d’idée.
CXV.
Le caractère est une chose si belle qu’on l’estime jusque dans les personnes qu’on estime le moins.
CXVI.
L’entêtement chez les hommes qui ont peu de moyens provient du manque d’idées qui les empêche de renoncer à celles qu’ils se sont faites, faute de pouvoir les remplacer par d’autres.
CXVII.
Il y a des esprits lents, incertains, ou naturellement contrariants, à qui il ne suffit pas de dire sa pensée, il faut encore la leur expliquer.
CXVIII.
Les esprits faibles sont souvent extrêmes, parce qu’ils ont besoin d’un effort extraordinaire pour parvenir à se faire et à soutenir une opinion.
CXIX.
{{sc|L’esprit d’observation nous élève tellement au-dessus des autres hommes qu’il nous rend comme leurs juges naturels.
CXX.
Le bon esprit est une qualité toute particulière. Ce n’est ni la résignation, ni la gaieté, ni la complaisance, ni la bonté ; c’est tout cela et plus que cela. C’est une maniéré simple et naturelle d’être satisfait de sa situation, d’en tirer toujours le meilleur parti possible ; de voir sans exaltation les choses du côté utile ou agréable ; de ne point se déplaire avec des gens qui semblent ne rien offrir d’aimable ; d’aimer ce que l’on a sans enthousiasme ridicule ; de désirer ce qu’on n’a pas sans se faire un tourment de la privation. Cette admirable qualité prouve en général une âme pure et un sens droit, et fait le bonheur de la vie entière. La paix qu’elle procure au cœur entretient la santé, la bonne mine, l’air agréable et jeune, et répand sur la physionomie une sérénité qui charme. Enfin, une personne qui a un bon esprit est toujours sûre d’avoir en elle une force quelconque à opposer à tout, et d’être heureuse et aimée quels que soient sa fortune, sa position, ou son âge.
CXXI.
Le bon ton ne peut s’expliquer ni s’apprendre. Le monde, l’éducation peuvent en donner les formes extérieures ; mais, dans sa réalité, il tient au sentiment des convenances, que l’on a, ou que l’on n’a pas, et que l’on ne peut acquérir.
CXXII.
Il faut bien prendre garde à ne pas rompre la chaîne des procédés ; car elle ne se renoue jamais.
CXXIII.
Il y a certains êtres qui sont déplacés dans quelque société qu’ils se trouvent ; ce sont les sots qui, ayant par hasard vécu avec les gens de mérite, ont pris, à force d’aller, l’habitude de les distinguer des autres, et même de s’amuser de ce qu’ils leur entendent dire. Ils ennuient les gens d’esprit avec qui ils n’ont aucun rapport, et ils s’ennuient avec les sots qui leur ressemblent.
CXXIV.
On prend, sans s’en apercevoir, avec chacun un ton de conversation qui tient aux lumières, aux moyens, aux sentiments qu’on lui suppose. C’est ainsi que l’on ne sait que dire à un sot, et qu’on se sent de l’esprit, même du génie, avec ceux qui en ont.
CXXV.
Il y a entre des personnes délicates qui se sont trouvées dans des rapports de cœur, de société, même d’intérêt, certaines choses qui n’ont jamais été dites, certains mots qui n’ont jamais été prononces, et sur lesquels chacun s’entend comme si on s’était expliqué ouvertement.
CXXVI.
L’obscurité est favorable aux épanchements de l’âme. Le soir, lorsque la nuit arrive, et que l’on jase familièrement dans un lieu qui n’est pas encore éclairé, on éprouve une foule de sensations qui disparaissent, comme par enchantement, dès que les lumières arrivent.
CXXVII.
La sensibilité a sa pudeur ; ce n’est que dans le tête-à-tête qu’elle aime a s’épancher : un instinct secret l’avertit qu’elle est rarement comprise, et qu’elle doit se dérober aux regards des indifférents, à qui, peut-être, ses plus douces jouissances paraîtraient des rêveries ou des faiblesses.
CXXVIII.
Les personnes vraiment insensibles ne comprenant pas bien les douleurs de l’âme, ne trouvent jamais l’expression juste dans ce qu’elles disent pour les adoucir. Au milieu des consolations qu’elles cherchent à vous donner, un mot dur, faux, ou mal à sa place, vient tout à coup vous frapper, et vous prouver qu’elles n’ont pas le moindre instinct de ce que vous pouvez souffrir.
CXXIX.
Nous avons souvent pour les autres des délicatesses qu’ils n’ont pas pour eux-mêmes.
CXXX.
La sympathie des âmes est le secret de la nature il n’appartient pas aux hommes de le pénétrer.
CXXXI.
Le dévouement continuel d’une âme généreuse devient bientôt une sorte d’obligation que chacun lui impose sans s’en apercevoir.
CXXXII.
Il y a quelque chose de doux et de suppliant dans le regard de celui qui demande un service, qui disparaît à l’instant dès qu’il l’a obtenu.
CXXXIII.
Il ne faut pas croire qu’on puisse ramener les méchants, ni toucher les âmes basses par la douceur et les procédés. Ils n’ont pas en eux les moyens de les comprendre, et ils les croient des preuves de timidité ou de faiblesse.
CXXXIV.
Les honnêtes gens paraissent à ceux qui ne le sont pas, des sots, des fous, ou des dupes.
CXXXV.
L’homme faux sent, par instinct, que l’œil de l’honnête homme va lire dans son âme ; c’est ce qui le rend avec lui si bas et si confus.
CXXXVI.
Les paroles de l’homme faux sont un des supplices de l’homme de bien.
CXXXVII.
La bouche de l’homme de bien ne peut pas plus proférer le mensonge que celle de l’homme faux ne peut dire la vérité.
CXXX.
Les personnes franches et loyales se livreraient moins qu’elles ne le font, si elles pouvaient se figurer à quel point ce qu’elles disent dans l’abondance de leur cœur est interprété bizarrement, et quelquefois dangereusement, par la plupart des personnes qui les écoutent.
CXXXIX.
Une petite fausseté, un détour, une simple finesse, suffisent pour anéantir à l’instant la bonne opinion que l’on avait d’un homme ; ils semblent même changer ses traits, son regard, et donner une autre expression à ses moindres actions, et à ses moindres paroles.
CXL.
Les mauvaises excuses, qui satisfont la vanité des petites âmes, irritent les âmes généreuses, qui ne peuvent comprendre que le véritable repentir.
CXLI.
L’esprit d’intrigue cause aux âmes droites une sorte d’épouvante, parce qu’elles n’ont pas en elles les moyens de le comprendre, et qu’il leur fait l’effet de ces dangers qui nous menacent dans l’obscurité.
CXLII.
L’esprit d’intrigue afflige dans les jeunes gens, il effraye dans l’homme fait, il révolte dans le vieillard.
CXLIII.
Il y a des hommes honnêtes qui, entraînés par la circonstance, les conseils, ou la faiblesse humaine, se laissent aller à faire des choses dont ils seraient révoltés, s’ils les voyaient faire à d’autres.
CXLIV.
Si l’homme qui a de grandes qualités et un vrai mérite est toujours simple et modeste, ce n’est pas qu’il ignore ce qu’il vaut ; c’est que sa supériorité lui est si naturelle qu’il n’a pas même l’idée de s’en enorgueillir.
CXLV.
La simplicité des grands est, pour les gens vaniteux, une sorte d’énigme ; ils ne peuvent se l’expliquer qu’en supposant qu’elle est une affectation, un travers, ou un oubli de soi-même.
CXLVI.
Si on voulait examiner avec soin les défauts, les travers, les vices de la société, on trouverait qu’ils ont presque tous pour base le sot orgueil.
CXLVII.
Le plus difficile pour quelqu’un qui a un véritable talent n’est pas de s’élever au-dessus des autres ; c’est de se croire en effet au-dessus d’eux, et de ne rien faire qui puisse démentir cette idée à leurs yeux.
CXLVIII.
Nous n’avons tous qu’une portion plus ou moins grande de facultés à donner au travail d’esprit. Celui qui la divise en se livrant à plusieurs genres d’études, affaiblit nécessairement chacun de ses résultats. La manie d’embrasser toutes les connaissances humaines est aujourd’hui devenue générale ; l’ambition du savoir semble remplacer toutes les autres, et donner même à l’esprit une force et une extension qu’il n’a pas eues jusqu’à présent : mais, à quelque hauteur qu’il s’élève, il n’en est pas moins soumis à la loi générale qui borne et limite tout ; et, quoique ce siècle soit évidemment celui des lumières, peut-être sera-t-il plus célèbre encore par la masse de ces lumières, que par ces grandes renommées dont les temps passés nous offrent tant d’exemples, et que l’on n’acquiert qu’en réunissant toutes ses facultés sur un seul point, et en le rendant le foyer de tout ce que l’on se sent capable de faire.
CXLIX.
Les habitudes qui divisent trop le temps divisent aussi trop les pensées ; elles en interrompent sans cesse la marche ; elles s’opposent à ce que l’on contracte l’habitude d’un long travail et de la persévérance, sans laquelle on ne peut s’élever au-dessus-de la médiocrité, et elles deviennent ainsi un obstacle continuel à ce que l’on fasse rien de grand ni de remarquable.
CL.
La perte du temps est la chose la plus insupportable pour celui qui aime à employer son temps.
CLI.
Rien de ce qui est bien fait ne se fait aisément.
CLII.
Nous avons tous un moment de charme, de succès, de brillant dans la vie. Il peut venir également du talent, de la jeunesse, de la circonstance qui nous met plus ou moins en évidence. Ce moment est court, ou du moins borné ; il faut en profiter suivant ses goûts, et les besoins de son esprit ou de sa position ; car il ne revient plus. Mais, quelque résultat qu’il ait eu, il reste un bonheur pour notre souvenir, et le point d’où nous partons toujours pour parler de ce que nous ayons été, et de ce que nous nous plaignons de ne plus être encore.
CLIII.
L’homme qui vit dans le sein de sa famille, et qui y est parfaitement heureux, est une pauvre ressource pour les infortunés.
CLIV.
Il y a des hommes qui comprennent dans leur égoïsme leurs femmes, leurs enfants, et quelquefois leurs amis, parce qu’ils leur semblent faire partie d’eux-mêmes, mais qui, hors de là, ne sont ni moins durs, ni moins insensibles que les plus grands égoïstes.
CLV.
Il y a des gens qui semblent n’avoir attendu que le bonheur pour être ridicules et extravagants.
CLVI.
On n’a jamais tant d’aplomb dans sa philosophie que quand on peut s’en passer pour être heureux.
CLVII.
Il y a une chose qui est quelquefois abominable à voir, c’est l’intérieur des familles.
CLVIII.
Le pouvoir de l’éducation sur le naturel restera un éternel problème.
CLIX.
Il y a dans tous les systèmes d’éducation un vice radical dont personne ne semble s’être encore aperçu ; c’est qu’ils exigent, dans ceux qui voudraient s’y astreindre, une continuité d’attention, une abnégation d’eux-mêmes, une absence de faiblesse, d’erreurs, de passions, dont l’homme est incapable.
CLX.
Par une contradiction qu’il est impossible de s’expliquer, tandis que l’éducation des hommes, calculée d’après les besoins de leur position et les lumières du siècle, est l’objet de l’attention générale, celle des femmes est en opposition continuelle avec leur véritable situation sociale, et personne ne semble s’en apercevoir.
Quel que soit le rang auquel elles sont destinées ; que leur éducation soit solide ou brillante ; qu’elle leur donne l’habitude des devoirs intérieurs ou des plaisirs de la société, l’amour des talents, celui de l’instruction, les principes sur lesquels elle repose sont toujours les mêmes. On leur répète, dès l’enfance, que les femmes sont dépendantes de tout ; que leur première obligation est d’être douces, soumises, et de se rendre agréables. Une volonté forte est pour elles, aux yeux du monde, une sorte de vice, une étude sérieuse un véritable ridicule, les connaissances même qu’on leur donne, un avantage qui n’est que pour elles, et dont elles doivent craindre de s’enorgueillir ; et, après avoir cherché, pendant toute leur jeunesse, à plier leur caractère, à renfermer leurs idées dans un cercle étroit et borné, à comprimer les facultés qui les portent vers l’honnête indépendance permise à tout être qui pense, après les avoir fait sans cesse obéir, on les marie, et elles se trouvent tout à coup, comme maîtresses de maison, obligées de commander, et comme femmes libres et vivant dans le monde, d’avoir de la tenue, du caractère, et toutes les qualités fortes qui seules peuvent les préserver des dangers auxquels elles sont exposées. Sont-elles mères ? la contradiction devient bien plus étrange encore ; cette femme qu’on a élevée à se laisser guider, doit guider à la fois le moral et le physique de l’enfant, du fils, qui ne dépend que d’elle. Son mari se trouve-t-il dans une position fâcheuse ? son devoir est de le conseiller, de le seconder ; est-il absent ? elle doit le remplacer ; meurt-il ? les lois, qui, par une inconséquence manifeste, l’ont privée jusque-là du moindre de ses droits, la font à l’instant rentrer dans tous, et, chef de sa famille, maîtresse de sa fortune, elle va, par sa seule volonté, faire le bonheur ou le malheur de tout ce qui l’environne. Or, est-il un seul des devoirs de ces différentes positions que l’on enseigne aux jeunes personnes ? Non ; on fait au contraire tout ce qu’il faut pour qu’il leur devienne impossible de les remplir ; car la nature ne plie pas ses lois aux caprices des hommes, et elle ne peut nous rendre tout à coup l’énergie, le jugement, le caractère que l’on a étouffés en nous dès l’enfance. Aussi, si quelques femmes, heureusement nées, parviennent à les conserver ; si d’autres les retrouvent par la nécessité et la force des choses, la plupart, incapables de se conduire par elles-mêmes, inutiles à leurs maris, séduites par de prétendus amis, trompées par tout ce qui les entoure, n’acquièrent qu’à force d’erreurs la connaissance de leurs véritables devoirs : mais la faute en est aux hommes qui les élèvent, et ils ne doivent s’en prendre qu’à eux.
CLXI.
Quand on considère l’espèce de domination que, de tout temps, les hommes ont tenté d’exercer sur les femmes ; la résistance qu’elles n’ont cessé d’y opposer ; le peu de moyens qu’ils ont de se garantir de leur influence, et la parfaite compensation établie entre leurs facultés et leurs devoirs, on finit par se convaincre que toute idée de supériorité d’un sexe sur l’autre est vaine et illusoire, et que cet instinct d’autorité, qui semble inhérent aux hommes, ne leur a pas été donné pour que nous fussions dominées par eux, mais, au contraire, pour qu’ils ne fussent pas dominés par le genre de pouvoir et de séduction qui est notre partage.
En effet, la nature ne fait rien au hasard ; si elle nous eût destinées à la dépendance dans laquelle tant d’hommes voudraient nous retenir, nous n’aurions, nous ne pourrions pas même avoir l’idée de nous en affranchir, et il est évident qu’elle n’a voulu, par ces contradictions apparentes, que maintenir l’équilibre qui doit exister entre nous, puisque l’orgueil, les préjugés, l’autorité des lois, les injustices même de la force, n’ont jamais pu y porter réellement atteinte.
CLXII.
Quelques progrès que les lumières aient faits dans ce siècle, beaucoup d’hommes croient encore que l’instruction peut rendre les femmes pédantes, et surtout les arracher à leurs devoirs. Rien n’est plus faux ni plus ridicule que cette opinion. La femme qui est pédante parce qu’elle est instruite, aurait trouvé le moyen de l’être si elle eût été ignorante. La pédanterie est un défaut à part, une modification du caractère, moins fâcheuse d’ailleurs que toute autre, et à laquelle le savoir doit d’autant moins mener, que la première chose qu’il nous prouve est l’immensité de ce que nous avons à apprendre, et le peu d’étendue de nos moyens. La crainte de voir l’amour de l’étude éloigner les femmes des devoirs intérieurs n’est pas moins illusoire ; c’est l’amour du monde et des plaisirs qui les en éloigne, et non l’habitude d’une vie sédentaire et occupée. Pour les femmes, comme pour les hommes, ce qui éclaire l’esprit ne peut nuire à rien, et peut s’appliquer à tout. Celui qui sait le plus est nécessairement celui qui se conduit le moins mal, et il est évident que les défauts, les travers qu’on leur reproche, tiennent à ce qu’elles ne savent pas assez, et non à ce qu’elles savent trop. Toute opinion contraire n’est qu’un sophisme absurde dont la base est l’envie des ignorants, ou l’insatiable, orgueil d’un petit nombre d’hommes instruits qui, blessés déjà d’avoir tant de rivaux dans leur sexe, ne peuvent supporter la pensée de trouver aussi des rivales dans le nôtre.
CLXIII.
Si les femmes qui entrent dans la carrière des lettres, des arts, de tout ce qui les élève au-dessus des autres, pouvaient peser avec sagesse l’immensité de leurs travaux, les peines et les angoisses qu’ils leur causent, et le prix qu’il leur est permis d’en espérer, il n’en est pas une qui ne s’arrêtât à l’instant, et qui ne préférât à la gloire même l’existence la plus obscure : mais, pour nous comme pour les hommes, l’oubli est le plus grand des maux ; l’espoir d’y échapper place nos esprits dans une autre sphère d’idées, il nous rend supérieures à tout ce qui n’est que passager, et, quoi que nous éprouvions, il ne nous permet plus d’être fortement frappées que de la crainte de vivre et de mourir ignorées.
CLXIV.
L’étude est la seule chose qu’il soit possible d’opposer à l’amour. On pourrait même croire qu’agissant tous deux sur l’imagination, ils ont des rapports que nous ne pouvons comprendre ; car une grande passion ne s’est jamais alliée avec un grand amour du travail, et ce qui alimente l’un affaiblit nécessairement l’autre.
CLXV.
Quand nous sommes vieux, nous devons cacher avec soin à la jeunesse la force de nos sensations ; car si elle nous respecte, et nous croit supérieurs à elle, c’est parce qu’elle nous suppose au-dessus des agitations qu’elle éprouve, et cette illusion détruite emporte avec elle toutes les autres.
CLXVI.
Les passions peuvent nous agiter à tout âge ; mais la nature a voulu que l’amour appartînt exclusivement à la jeunesse : c’est pourquoi il rend la vieillesse si ridicule.
CLXVII.
On pourrait dire de l’amitié qu’elle est l’amour de l’âge mur.
CLX.
En amour, en amitié, le charme du sentiment est à l’instant anéanti par le premier mot qu’il faut calculer avant de le prononcer.
CLXIX.
L’ivresse de l’amour porte dans nos esprits une telle exaltation, elle les remplit de tant d’illusions, de chimères entraînantes que, quand le calme du bonheur lui succède, nous nous trouvons, malgré nous, dans une sorte de déchéance.
CLXX.
Si l’on veut séparer un instant de l’amour le charme idéal dont il nous enivre pendant quelques années de notre jeunesse, on trouvera que, loin de contribuer au bonheur, il est la source de presque tous les désordres qui affligent l’humanité. Son premier effet est d’envahir ou de comprimer les affections de la nature ; de nous isoler de tout ce qui jusque-là a rempli notre âme et occupé notre esprit ; de nous faire négliger ou abandonner nos études, nos amusements, et de s’emparer avec tant de force de nos sensations que tout ce qui y est étranger, même ce qui a le plus de droits à notre reconnaissance, nous devient à charge. Si cet amour est violent, s’il est contrarié, s’il se complique de la dangereuse passion de l’orgueil où de la jalousie, du désespoir que lui donne un refus ou une impossibilité, que de malheurs n’en peuvent-ils pas résulter ! Sans parler des crimes affreux qu’il a fait commettre dans ce siècle d’emportement et d’oubli de soi-même, la désobéissance à des parents qui n’ont vécu que pour nous, le chagrin, souvent mortel, dans lequel on les plonge, la fortune perdue, l’avenir empoisonné, ne, suffisent-ils pas pour que l’ivresse de cette folle passion ne devienne une source inépuisable de maux et d’erreurs ? A-t-elle tout bravé ? est-elle satisfaite ? quels troubles ne porte pas dans l’âme la satiété qui en est si souvent la suite, ce voile qui tombe, et qui nous laisse voir mille oppositions de goûts, de pensées, d’opinions, que nos yeux fascinés ne pouvaient apercevoir ; que dis-je ? qui n’existaient pas, le besoin de se plaire mutuellement ayant, en quelque sorte, laissé en arrière tout ce qui n’était pas un motif d’accord et de bonheur ! Enfin, heureux ou malheureux, lorsque après ce long rêve on se réveille, et que l’on trouve son sort fixé, sa liberté perdue, son temps, sa vie dilapidés, que n’éprouve-t-on pas de regrets et de chagrins ? et cependant, ce sont les moindres douleurs qui suivent l’excès et les égarements de l’amour, et je pourrais faire ici des autres un tableau si affligeant, que le plus doux des sentiments en pourrait devenir un éternel sujet de crainte et d’effroi.
Que conclure de ceci ? que l’amour est une des conditions de notre existence ; que la nature l’a mis en nous pour assurer notre éternelle reproduction ; que, dans ce but, non-seulement elle l’a environné d’un charme irrésistible, mais qu’elle a voulu qu’il pût l’emporter sur la raison, le respect humain, même sur notre propre intérêt ; que si, en effet, il pouvait ne pas nous égarer, il deviendrait la source d’un bonheur au-dessus de ce qu’il est au pouvoir de l’homme de comprendre ; mais qu’étant malgré nous soumis à nos passions, il devient le plus grand tribut qui ait été imposé à la faiblesse humaine, et que l’homme qui se sent assez de forces pour le renfermer dans de justes bornes, et qui peut échapper à l’excès ou au danger de ce délire, est sans contredit le plus heureux, le plus sage, et celui que la nature, ou le hasard, a le plus favorisé.
PENSÉES.
DEUXIÈME PARTIE.
PENSÉES
DEUXIÈME PARTIE.
I.
Rien de ce qui est contraire aux lois de l’honneur,
de l’humanité, de la nature, ne peut, quelles que
soient les apparences, avoir une heureuse fin, parce
que ces lois sont la base éternelle et nécessaire de l’ordre et du maintien de la société ; que celui qui les
transgresse se place en cela hors de la société ; et que,
de ce moment, dût-il échapper à la justice des hommes,
il se trouve par la force des choses, dans une
fausse position qui ne lui permet plus de faire un
pas sans rencontrer un nouvel écueil.
II.
Un des dangers de la dévotion exagérée, et telle que la faiblesse humaine nous la fait comprendre, c’est de porter l’esprit de celui dont elle s’est emparée dans une sphère où tout est étranger à ses véritables devoirs ; de mêler à ses moindres actions un espoir de récompense, un orgueil d’approbation divine qui lui fait trouver insipides et sans but réel les simples vertus de l’humanité, et de l’élever tellement à ses propres yeux qu’il lui devient impossible de faire le bien pour l’amour seul du bien, sans se croire dans une sorte de déchéance.
III.
La religion ne devrait être, et n’est en effet, qu’un grand sentiment, une grande inspiration tellement au-dessus de nous que nous devons nous y abandonner sans chercher à nous en rendre compte. Les théologiens qui cherchent à la démontrer par des faits, des idées, des images positives, la dépouillent à l’instant de la plus noble partie de son pouvoir, parce qu’ils forcent à la raisonner au lieu de la sentir, et qu’ils la soumettent par là au jugement des hommes, qui ne leur permet pas de croire ce qu’ils ne peuvent comprendre.
IV.
La vérité a des bornes, la chimère n’en a pas ; c’est pourquoi la première, au delà de laquelle l’esprit humain ne voit ni n’espère rien, le laisse calme mais souvent indifférent, tandis qu’il s’enflamme à l’instant pour la chimère qui est pour ainsi dire indéfinie, et qui, par là, devient pour lui une source inépuisable de sensations dont il est toujours avide.
V.
Il n’est pas donné à l’homme d’avoir une idée juste des sentiments qu’il n’a pas éprouvés, des choses qu’il n’a pas vues, des situations dans lesquelles il ne s’est pas trouvé : c’est pourquoi les souverains commettent tant d’erreurs, même dans l’application de leurs plus droites intentions, et pourquoi, quelque éclairés qu’ils puissent être, ils ont souvent moins de lumières sur la véritable situation des peuples que le moindre de leurs sujets.
VI.
Quand on considère à quel point l’éducation que reçoivent les souverains, leur position élevée, les flatteurs qui les entourent, l’ignorance absolue dans laquelle ils sont de la position réelle des autres hommes, doivent influer défavorablement sur leur jugement, leur raison, leur cœur même, on a peine à comprendre qu’il y en ait encore eu si peu qui aient abusé réellement de leur pouvoir, et qui soient devenus de véritables tyrans. On ne peut attribuer cet heureux résultat de tant de causes qui devaient produire un effet contraire, qu’à cette espèce de respect humain qui saisit, sans qu’il se l’avoue, le cœur, l’esprit de celui qui peut tout, et qui, n’étant jamais irrité par la résistance, finit (s’il n’est point une exception à la règle générale) par s’abandonner à l’instinct du bien qui est aussi un des éléments de la raison humaine.
VII.
De toutes les idées fausses, de toutes les vaines chimères qui peuvent égarer les hommes, celle qui leur fait croire qu’ils ont le droit de gouverner despotiquement les autres hommes est l’erreur sur laquelle il est le moins possible de les éclairer, parce qu’elle ne peut s’être emparée d’eux qu’en leur faisant franchir toutes les bornes de la justice et de la raison, et que la nature de l’esprit humain étant de toujours avancer, et de ne pouvoir reculer, il lui est impossible, non-seulement de rentrer dans les limites dont il est sorti, mais de ne pas s’égarer de plus en plus dans une route qui n’est point celle que la nature lui a tracée.
VIII.
Tout est positif et net dans ce siècle ; rien n’y est donné à l’hésitation, à l’illusion, on pourrait dire au sentiment. On classe, on divise à l’instant les idées et les attributions ; on juge, on ramène à leur véritable valeur les grandeurs, l’éclat et le pouvoir. En philosophie comme en politique, les principes et leurs conséquences sont saisis, développés ; résumés sans effort, sans passion, et cela, non-seulement par l’homme sage et éclairé, mais par tout homme jeune ou vieux qui a l’esprit droit et le sens juste.
On dit : « Ce sont les écrits des philosophes, l’étude, le progrès des lumières qui ont amené ces résultats ; ce sont eux qui ont causé les révolutions et le renversement d’une partie de ce qui existait. » Oui, sans doute, ils ont dû y contribuer ; mais ces prétendues causes ne sont elles-mêmes que les conséquences d’un grand principe que nos facultés ne nous permettent pas de saisir dans toute son étendue. Quand la marche régulière de la nature se manifeste dans le moindre objet qui frappe nos regards, quand tout naît, croît, s’avance, se détruit et se renouvelle sans cesse, quand l’histoire même nous montre dans ces espaces de temps dont nous avons fait des siècles, et qui ne sont peut-être que des points dans l’immensité, cette chaîne infinie de peuples qui, tour à tour, s’élèvent et retombent pour faire place à d’autres qui subissent les mêmes lois, comment ne pas voir que le temps où nous vivons n’est en tout que la suite de celui qui l’a précédé, et l’annonce de celui qui va le suivre ; que notre situation actuelle ne peut être qu’une de celles par lesquelles nous devons passer pour arriver à un but que nous ne comprenons pas, mais vers lequel tout nous fait avancer, et enfin, que rien ne pouvant changer, altérer en quoi que ce soit la moindre des conditions qui nous sont imposées par la nature, ce n’est point dans les écrits des philosophes, dans les circonstances, ni dans les événements qu’il faut chercher la cause de ce qui nous agite et nous éclaire aujourd’hui ; mais dans cette force qui entraîne et développe tout sans cesse, et qui donne à chaque siècle, on pourrait dire à chaque instant, non-seulement un caractère différent, mais le caractère et le degré de lumière qu’il doit avoir ?
IX.
La déchéance, quelle qu’elle soit, nous accable, parce qu’elle est contraire à l’ordre établi par la nature, qui a voulu qu’au moral comme au physique, tout s’avançât par une marche insensible et régulière, et, par conséquent, que rien ne reculât sans une sorte de désorganisation.
X.
Avec un bon esprit il est facile de mépriser les grandeurs, les places, les dignités, quand il n’est point possible d’y parvenir ; mais quand cette possibilité arrive, les idées changent, les illusions gagnent, et c’est alors qu’il devient vraiment difficile et méritoire de ne rien désirer au delà de la médiocrité.
XI.
À un petit nombre d’exceptions près, celui qui occupe une grande place, sans y avoir été porté par l’opinion publique, son droit, ou son mérite, est nécessairement un intrigant.
XII.
L’homme qui s’oublie dans une position élevée ne dit pas un mot, ne fait pas un pas qui ne prépare ou n’annonce sa chute.
XIII.
L’ambition, l’orgueil, l’intérêt personnel rendent l’homme si accessible à la moindre séduction, que le simple sourire d’un supérieur change quelquefois à l’instant, non-seulement le sentiment que lui porte un inférieur, mais l’opinion qu’il en a.
XIV.
L’homme qui vous rend un service dans le seul espoir de vous être agréable a dans ses manières, dans le son même de sa voix, quelque chose de satisfait et de bienveillant qui fait place à l’instant à une sorte de ton de supériorité et de protection, s’il peut penser que ce service vous était nécessaire.
XV.
L’expérience nous apprend qu’il y a plus d’inconvénients à rendre des services à des personnes légères ou inconsidérées, qu’à en refuser à celles qui sont sages et prudentes.
XVI.
On paye souvent d’ingratitude les grands services parce qu’on en est humilié ; on se plaît à proclamer les petits parce qu’on peut les avouer sans honte.
XVII.
Il y a des hommes naturellement mécontents et désapprobateurs qui trouvent quelque chose à redire jusque dans les services qu’on leur rend.
XVIII.
Il n’y a qu’un moyen de rappeler aux âmes généreuses le bien qu’elles ont fait, et les services qu’elles ont rendus, c’est de les oublier.
XIX.
De toutes les illusions que nous sommes forcés de perdre avec l’âge, celle que nous voyons s’évanouir avec le plus de douleur est l’heureuse chimère qui nous fait croire, dans notre jeunesse, à l’affection, au dévouement sans bornes de nos amis.
XX.
Il y a des personnes aimantes, tendres, véhémentes, qui attirent tous les cœurs par les démontrations naturelles et franches de leurs sentiments, mais qui ne sont d’aucun secours dans les occasions difficiles où il faut rentrer en soi-même, et se dévouer véritablement à ses amis. Il semble qu’elles se soient épuisées au dedans en se montrant sans cesse au dehors.
XXI.
La flatterie est à la fois alarmante et humiliante : alarmante parce qu’elle annonce un dessein secret de tromper ; humiliante parce qu’elle prouve que celui qui cherche par ce moyen à gagner votre confiance, vous croit capable d’être séduit par de ridicules éloges.
XXII.
Quelque mérite, quelque vertu même qu’ait un homme ou une femme, ils disparaissent à l’instant aux yeux de l’honnête homme dès qu’il peut se dire : Il est faux ; elle est fausse.
XXIII.
Défiez-vous de l’homme qui parle peu quand il semble vous ouvrir son cœur ; comme il n’en éprouve pas naturellement le besoin, il ne peut sortir de son caractère sans avoir une intention, un but, un plan quelconque qui ne peut vous être favorable puisqu’il ne l’exprime pas librement.
XXIV.
L’ostentation des paroles a toujours pour cause l’espèce d’effort que l’on fait sur soi pour peindre des sentiments qu’on n’éprouve pas.
XXV.
Les âmes droites devinent à l’instant la fausseté, non qu’elles aient plus de finesse ou de lumières que d’autres, mais parce qu’elles sont frappées de tout ce qui n’est pas dans l’ordre naturel des choses.
XXVI.
Quelque habileté qu’ait l’homme faux pour ne point trahir le fond de sa pensée, lorsqu’il entend faire quelques conjectures, ou témoigner quelques craintes qui se rattachent à la perfidie qu’il peut faire, ou qu’il a déjà faite, il éprouve tout à coup une émotion qui lui fait chercher malgré lui à se défendre, par des paroles vagues et sans suite, de ce dont on ne pensait pas à l’accuser, et qui le dévoile comme par enchantement aux yeux de l’observateur.
XXVII.
L’observation semble faire voir par les yeux de l’esprit, de l’âme, et ouvrir le grand livre de la nature.
XXVIII.
L’homme le plus perverti n’apprend pas sans émotion qu’il est méprisé par celui qui jouit de l’estime publique.
XXIX.
L’honnête homme offensé ne doit point chercher à contenir son indignation ; il ne le pourrait qu’en agissant contre son caractère, et alors rien de ce qu’il ferait ne serait fait à propos. Il doit au contraire exprimer librement tout ce qu’il éprouve, non-seulement parce qu’il ne peut que gagner à se montrer tel qu’il est, mais parce qu’il déconcerte par là les âmes basses et viles qui n’ayant pas une idée juste de l’indignation de l’honneur, en éprouvent malgré elles une sorte de crainte.
XXX.
Les âmes ordinaires prennent l’indignation de l’honneur pour les emportements de la colère.
XXXI.
Le respect de soi-même est un de ces mystères des belles âmes que les âmes ordinaires ne peuvent comprendre.
XXXII.
Il n’est point pour l’honnête homme de sensation plus pénible que celle qu’il éprouve quand il s’aperçoit tout à coup, que par circonstance, par surprise, ou par suite d’un piège qui lui a été tendu, il a dit ou fait une chose contraire en apparence à son opinion, à ses véritables sentiments, et dont la malveillance peut profiter pour dénaturer ses intentions et son caractère.
XXXIII.
Éloignez-vous à l’instant de l’homme qui vous soupçonne d’une action basse, contraire à l’honneur ou à la délicatesse : par cela seul qu’il vous en croit capable, il prouve qu’il peut la commettre.
XXXIV.
Rien ne pèse plus sur l’âme que le souvenir de l’offense dont il a été impossible de témoigner son ressentiment.
XXXV.
Le repentir qui désarme à l’instant les belles âmes, fait aux âmes basses l’effet d’une sorte de triomphe ; c’est pourquoi il les rend grossières et insolentes.
XXXVI.
Gardez-vous de soulever le dernier voile qui couvre les projets de l’intrigant ; il n’a plus rien alors à ménager, et il ne peut plus que chercher à vous faire, par la ruse ou l’audace, le mal que peut-être il n’aurait pu vous faire autrement.
XXXVII.
La haine ouverte irrite les âmes généreuses ; la haine cachée les épouvante.
XXXVIII.
Il est facile de tromper les gens de bonne foi ; mais, il est impossible de les ramener quand on les a abusés, parce que sentant qu’ils n’ont pas en eux les moyens de lutter de finesse avec la fausseté, ils élèvent à l’instant entre elle et eux une barrière insurmontable.
XXXIX.
L’homme qui se fâche trop facilement est un être grossier ou déraisonnable qu’il faut éviter ; mais il faut craindre celui qui se fâche trop difficilement.
XL.
Il est bien rare que l’homme qui souffre tranquillement l’injure ne la mérite pas.
XLI.
L’homme faux ne fait pas une action qui ne soit le résultat d’un calcul ; l’homme droit ne dit, ne fait rien que par suite d’un sentiment. L’un est toujours guidé par l’intérêt personnel, et une intention secrète ; l’autre par la vérité, la franchise, l’honneur : c’est pourquoi il règne entre eux un désaccord, un défaut d’harmonie qui se manifeste dans les moindres circonstances, et qui les fait s’éviter et se craindre, souvent même sans qu’ils puissent s’en expliquer la cause.
XLII.
Le sang-froid avec lequel un homme qui veut en tromper un autre observe les sensations qu’il fait naître en lui par ses discours ou ses actions, les fausses joies, les fausses douleurs, les fausses espérances qu’il éveille dans son âme, ce sang-froid a quelque chose d’affreux, et place en cela l’homme fort au-dessous de l’animal le plus féroce qui au moins attaque ouvertement, et ne cède dans sa fureur qu’à la loi du besoin, ou à l’instinct que lui a donné la nature.
XLIII.
La méchanceté d’un homme naturellement vicieux, insensible, ou même cruel, est moins à craindre que celle d’un homme faible que les circonstances ont perverti. Le premier, quand le besoin du mal que lui a donné la nature est satisfait, peut au moins être calme un instant, et se laisser surprendre par quelques sentiments généreux, jusqu’à ce qu’une circonstance nouvelle réveille en lui ce terrible besoin. Mais l’autre en qui il est entièrement factice, et qui a dû faire un effort extraordinaire pour s’y abandonner, ne peut, dans le déréglement de ses facultés, que céder à une rage aveugle qui devient une sorte de délire, et qui ne peut connaître ni satiété, ni bornes.
XLIV.
Une âme droite et élevée sent tellement qu’il lui est impossible d’oublier une véritable offense, que, lorsqu’elle part d’une main chère, elle cherche longtemps à se la dissimuler, et ne parvient à s’en convaincre que quand il ne lui est plus possible de se refuser à l’évidence.
XLV.
Le mot du cœur désarme à l’instant, le calcul de l’esprit irrite, la tergiversation, des paroles, ou des pensées fait mal, ou pitié.
XLVI.
On trouve des forces contre ce qui blesse, on n’en trouve pas contre ce qui touche.
XLVII.
Rien ne fait naître en nous une sensation plus pénible que de ne pouvoir être d’aucun secours à ceux qui dépendent de nous, et qui dans le malheur réclament notre appui.
XLVIII.
Il arrive dans le malheur un instant où, épuisé, accablé, ayant perdu tout espoir, on s’abandonne en quelque sorte soi-même, et, par une bizarrerie de la nature, c’est souvent alors que le cœur et l’esprit, soulagés de la foule de sensations qui les agitaient, laissent voir tout à coup ce qu’on aurait dû faire, et ce qu’il reste encore à faire.
XLIX.
On exige, sans s’en apercevoir, que les gens malheureux soient toujours tristes et accablés. Quand la nécessité de vivre, d’exister, de donner quelque relâche à leurs peines les fait agir ou parler comme d’autres, on en est en quelque sorte surpris, et l’homme le plus juste, le plus sensible, a besoin d’un moment de réflexion pour bien comprendre que la nature impose des lois auxquelles la douleur même doit se soumettre, et qu’elle peut ne riën perdre de sa force au milieu des actions ordinaires de la vie.
L.
Il y a dans le cœur de l’homme un fonds d’envie dont il ne se rend pas compte, et qui ne lui permet pas de sentir le malheur des personnes puissantes ou élevées, comme il sentirait celui des autres.
LI.
Il y a pour un père de famille trois grandes causes de malheur contre lesquelles il doit toujours être en garde. C’est de ne pas veiller assez au maintien de sa fortune, à l’éducation de ses enfants, et surtout au respect qu’ils lui doivent.
LII.
Un homme qui se renferme trop dans sa vie intérieure, renferme aussi ses idées dans le cercle étroit de sa maison ; il y trouve bientôt, sur une plus petite échelle, les mêmes peines, les mêmes contrariétés qu’il aurait rencontrées dans le monde, et il se place ainsi lui-même dans une position inférieure et exclusive, dont le moindre inconvénient est de lui faire perdre en tout l’élévation des idées, et le juste sentiment des choses.
LIII.
Lorsque quelque circonstance trouble notre vie intérieure, il nous arrive souvent de nous apercevoir que le bonheur que nous y trouvions tenait à si peu de chose, ou à des choses si peu importantes, que nous sommes confus de l’influence qu’elles ont pu avoir sur notre existence.
LIV.
L’union des familles semble avoir pour base un pacte secret et tacite que l’on ne peut rompre sans qu’il en résulte une sorte de désorganisation dans ce qui doit être.
LV.
Quelque mal assorti que soit un ménage, s’il n’est pas entièrement désuni, il offre des avantages qui ne se trouvent dans aucune autre position de la vie, et que l’amitié même la plus vive et la plus dévouée ne peut offrir ; car pour se secourir mutuellement, il ne suffit pas d’avoir les mêmes sentiments et la même manière de voir, il faut aussi avoir les mêmes intérêts.
LVI.
Il n’y a pas de considérations qui doivent faire faire une chose qui altère le bonheur domestique.
LVII.
Le pouvoir qu’a sur son mari une femme qui est toujours là, dont les conseils ne peuvent être tièdes ni perfides, parce que l’intérêt, l’honneur, la fortune, le bonheur, tout est commun entre eux, ce pouvoir est plus fort que l’orgueil des hommes n’a jamais pu même le supposer.
LVIII.
On croit devoir plaindre les hommes qui sont ce qu’on appelle menés par leurs femmes ; et, en effet, si un homme d’un caractère doux et facile, que le hasard a associé à une femme hautaine et exigeante, est mené par elle, on doit le plaindre, quoiqu’on puisse toujours se dire : Pourquoi se laisse-t-il mener ? Mais comme dans l’ordre établi par l’usage, et même par les lois, la volonté seule des femmes ne peut amener ce résultat ; que celui qui se laisse conduire par elles est toujours un homme sans caractère, et qu’il ne subit en cela que l’ascendant d’un esprit supérieur sur un esprit faible ou incertain, on doit, au contraire, penser qu’il est trop heureux d’être guidé dans la route épineuse de la vie par une femme éclairée, et que, quand elle consent à prendre sur elle la responsabilité de ses actions, ce n’est pas lui, mais elle qu’il faut plaindre.
LIX.
Une femme que son mari rend malheureuse, reçoit rarement des consolations réelles de l’homme à qui elle confie ses peines : l’ami même le plus dévoué prend alors tacitement, et sans s’en apercevoir, le parti de son sexe, parce qu’avant tout il est homme, et que ce caractère, dont il ne peut se dépouiller, ne lui permet pas de bien sentir des torts que, tôt ou tard, il peut lui-même avoir.
Elle n’est donc véritablement comprise que par une femme, parce que leur position, leur destinée est la même, et que la nature a mis entre elles des rapports de sensations, de goûts, de besoins inhérents à leur existence, et qui ouvrent à l’instant leur âme aux sentiments, aux douleurs qu’elles-mêmes peuvent éprouver.
LX.
L’obligation, l’espèce de devoir que certains hommes veulent imposer aux femmes, de chercher sans cesse à leur plaire par une toilette élégante, et soignée jusque dans ses moindres détails, est, sans qu’ils s’en aperçoivent, une des plus grandes offenses qu’ils puissent leur faire, et une des preuves les plus fortes qu’ils puissent donner de leur fol et ridicule orgueil.
LXI.
Le langage de la sensibilité paraît aux personnes insensibles une sorte de délire.
LXII.
L’amour est la fièvre de l’âme ; la passion en est le délire.
LXIII.
Qui pourra définir ce sentiment qui fait que l’homme qu’une femme aime, paraît à ses yeux comme entouré d’une auréole de lumière ; qu’elle le distingue entre mille autres ; que sa présence semble tout changer autour d’elle et animer la nature entière ? et cet autre sentiment qui fait que, dès qu’elle a cessé de l’aimer, il est à l’instant dépouillé du charme dont elle l’avait environné, et rentre, pour elle, dans la classe des hommes les plus ordinaires ?
LXIV.
Les sentiments qu’on n’éprouve point, et surtout ceux qu’on n’éprouve plus, semblent toujours avoir quelque chose de ridicule.
LXV.
Rien ne plaît de la part de ceux qu’on n’aime pas.
LXVI.
Une des choses que nous avons le plus de peine à nous persuader, c’est que les autres puissent aimer ceux que nous n’aimons pas.
LXVII.
On ne cherche à juger que les personnes que l’on n’aime pas ; tout est sacré dans celles que l’on aime ; on croirait faire une sorte de profanation en cherchant à deviner leur caractère ou leurs intentions.
LXVIII.
On a des accès de tendresse, de générosité, de bienveillance, comme on a des accès de fièvre ; il est aussi dangereux d’agir dans les uns que dans les autres.
LXIX.
Rien ne nous prouve mieux notre faiblesse que la pleine et entière conviction où nous sommes quelquefois de ne jamais éprouver de sentiments qui nous saisissent tout à coup, et sans qu’il nous soit possible de trouver en nous rien à y opposer.
LXX.
La faiblesse de l’homme est si grande, ses facultés sont si bornées, et il est tellement, sans s’en apercevoir, dans la dépendance des impressions qu’il reçoit, que quand le hasard a fait naître dans son esprit une prévention contre quelqu’un, et que le temps y a en quelque sorte accoutumé ses organes, dût la fausseté lui en être démontrée jusqu’à l’évidence, dût-il reconnaître son tort, dût-il même se le reprocher, il ne peut, quoi qu’il fasse, effacer entièrement cette prévention de son esprit, ni se retrouver avec celui qui en a été l’objet, sans éprouver à l’instant une sorte de bouleversement, ou au moins de répugnance que la réflexion même a peine à lui faire surmonter.
LXXI.
La nature, dont la marche est régulière en tout, a voulu que la mesure de la netteté ou de la confusion des idées fût celle du jour et de la nuit. Le soir, quand la clarté diminue, elles prennent déjà une autre teinte, et la nuit, quoiqu’elles paraissent souvent grandes, et l’on pourrait dire lumineuses, elles ont toujours quelque chose d’exalté et d’incohérent qui tient de l’obscurité dans laquelle on se trouve, et de l’impossibilité où l’on est de voir ou d’apprécier les objets autrement que par la pensée. Le jour renaît-il, il éclaire à l’instant les esprits comme les yeux ; le jugement, la raison redeviennent justes et calmes, et tout ce que l’on a pensé, éprouvé, projeté pendant la nuit s’évanouit, ou ne paraît plus qu’une sorte de rêve.
LXXII.
Quelque peu de rapport qu’il puisse y avoir entre ce que nous voyons et ce que nous éprouvons, les objets extérieurs ont sur nous une sorte de pouvoir de chaque instant dont nous ne pensons pas à nous rendre compte, et auquel il nous est impossible de nous soustraire. Non-seulement ils influent sur la disposition de nos esprits, ils nous portent à la gaieté, à la mélancolie ; mais ils restent liés dans notre souvenir à tous nos sentiments, aux émotions de joie, de crainte, d’espoir, de douleur que nous éprouvions lorsqu’ils frappaient nos regards.
Un jeune amant loin de celle qu’il aime n’a pas seulement devant les yeux tout ce qui l’a charmé en elle, il revoit le lieu, la place où il l’a aperçue pour la première fois ; la forme, la couleur de ses vêtements ; l’arbre, le palais, la chaumière près desquels il a reçu ses tendres serments. La mère désolée qui perd un enfant chéri mêle, malgré elle, aux regrets sous lesquels elle succombe, l’image des objets qui l’environnaient dans le fatal moment, et tant qu’elle existera, sa douleur les lui rappellera, et ils lui rappelleront sa douleur. L’homme que transporte la colère, celui qui échappe à un grand danger, ont vu, sans le savoir, tout ce qui s’offrait à leurs regards dans l’instant où la passion ou la crainte paraissait seule les agiter. Les idées mêmes, les idées qui semblent indépendantes de tout, laissent encore en nous le souvenir des lieux où nous étions, des personnes qui étaient près de nous, de ce que nous apercevions au moment où elles se sont présentées à notre esprit. Tout enfin nous prouve que, quelque étranger que soit ce qui frappe nos yeux à ce qui frappe notre imagination, rien ne peut empêcher que nous ne recevions ensemble ces deux impressions ; que, de ce moment, elles ne peuvent plus être séparées ; et que cette alliance bizarre et inévitable de sensations si différentes les unes des autres doit être un de ces enchaînements secrets, un de ces mystères de la nature dont l’observation peut nous faire connaître et juger les effets, mais dont il nous est impossible de nous expliquer les causes.
LXXIII.
L’instinct est une de nos facultés les plus admirables ; c’est par lui que ce qui frappe nos sens arrive à notre esprit et à notre imagination. Trop subtil pour être analysé, il nous fait pressentir à notre insu le mal, le bien, le danger, les événements même que notre raison ne peut encore concevoir ; Moins nous sommes éclairés et mieux il nous guide, parce qu’alors il agit librement en nous sans être altéré par d’autres combinaisons d’idées, et sans que notre orgueil s’oppose à cette espèce de domination.
LXXIV.
On n’agit jamais contre son instinct sans avoir à s’en repentir.
LXXV.
Les âmes dfoitiés ne devinent pas toujours les intentions, mais elles jugent toujours les sentiments.
LXXVI.
La seule finesse possible aux personnes franches est de ne pas dire tout ce qu’elles pensent.
LXXVII.
Pour faire de grandes choses, pour parvenir à de grands résultats, il ne suffit pas de le pouvoir, il faut le vouloir fortement.
LXXVIII.
Il y a dans les esprits les plus fermes, quand ils sont agités par quelque circonstance extraordinaire, des moments de trouble, d’incertitude, on pourrait dire de crise, pendant lesquels l’avis d’un indifférent, d’un sot même, s’il semble donné d’inspiration, fait à l’instant pencher la balance, et décide à prendre des résolutions que l’on avait rejetées jusque-là, et dont il est rare que l’on n’ait pas à se repentir.
LXXIX.
Il ne faut jamais se mettre dans une situation qui exige une attention, ou une présence d’esprit continuelle ; la faiblesse humaine, ou plutôt la nature de nos facultés qui nous impose, dans tout ce que nous faisons, la loi de faire succéder le repos à la fatigue, et de ne retrouver la force de nos esprits que dans leur inactivité, ne nous permet pas de veiller sans relâche, même à ce qui nous intéresse le plus vivement. C’est faute de faire cette réflexion si simple que l’on compromet. souvent son bonheur, sa fortune, son repos, et quelquefois son existence.
LXXX.
Il n’est point de douleur, plus poignante pour l’homme public que d’avoir été entraîné par le hasard, le défaut de réflexion, ou l’inexpérience, à manifester et à soutenir une opinion qui n’est pas réellement la sienne, et qui le place dans une position contraire à sa manière de voir et de sentir. Le trouble, l’agitation que cette pensée élève sans cesse en lui, deviennent une peine secrète, un poids qui l’accablent, et qui, quelquefois, lui font prendre les résolutions les plus fâcheuses et les plus violentes.
LXXXI.
L’homme élevé dans l’admiration ou la crainte de la puissance ne peut jamais s’en affranchir, parce que, dans les sensations comme dans le raisonnement, la nature nous a refusé les moyens de revenir sur nos pas, et de ne plus éprouver ce que nous avons éprouvé. C’est de cette source, plus encore que d’une opinion réelle, que naissent les erreurs, les excès de cet esprit de parti que rien ne peut éclairer ni même modifier, parce qu’il tient à des impressions reçues dès l’enfance, et qu’il ne dépend pas de nous d’effacer.
LXXXII.
On dévoile plus souvent encore ses opinions par son silence que par ses paroles ;
LXXXIII.
Il y a certaines grosses ruses par lesquelles il est toujours facile de tromper la multitude, quoique tout le monde les devine.
LXXXIV.
Quand on a une âme élevée, une imagination vive, et que quelques mots, quelques circonstances font croire que l’on peut être soupçonné d’une chose indigne de soi, cette seule pensée donne un trouble, une confusion, un embarras d’esprit, que l’observateur le plus éclairé peut à peine, au premier moment, distinguer des agitations de celui qui serait vraiment coupable.
LXXXV.
L’idée d’être mal jugé par ceux que l’on estime est un poids qui accable ;
LXXXVI.
Au premier moment une âme droite est accablée par une grande injustice ; au second elle en est révoltée.
LXXXVII.
Les âmes élevées ne haïssent pas, elles méprisent.
LXXXVIII.
Un sentiment vrai fait toujours dire des choses justes, et qui font impression même sur celui qu’elles ne persuadent pas.
LXXXIX.
Celui qui ne s’intéresse pas à ce qu’on lui dit, quelque esprit qu’il puisse avoir, et quelque effort qu’il fasse sur lui-même, ne prononce pas une parole, ne fait pas une observation, une réponse qui soit précisément ce qu’elle doit être.
XC.
Il y a des hommes si bizarres que, pour les estimer toujours, il faut les juger, non d’après telle ou telle action, mais d’après la masse de leurs actions.
XCI.
Il est facile de contenter les gens susceptibles, dès que l’on veut leur être agréable : l’importance qu’ils ont à leurs propres yeux leur embellit le peu que l’on fait pour eux ; le difficile est de ne pas les mécontenter quand on n’a aucune raison pour chercher à ménager leur fol et ridicule orgueil.
XCII.
La société est une comédie continuelle ; c’est pourquoi l’homme franc et loyal y paraît toujours déplacé, et y est souvent dupe.
XCIII.
L’homme faux s’emporte dans la discussion quand il se voit deviné ; l’homme franc quand il se sent offensé.
XCIV.
La société d’un homme qui n’a pas le sentiment des convenances est toujours désagréable, et souvent dangereuse.
XCV.
Quand quelqu’un fait à nous une attention particulière, qu’il cherche à prévenir nos désirs, à nous distraire, à nous amuser ; quand enfin il en fait assez pour attirer notre attention et frapper notre esprit, hors le cas d’une circonstance extraordinaire, nous devons croire que ce quelqu’un cherche à nous tromper, ou au moins à obtenir de nous quelque avantage qui n’est pas dans l’ordre légitime des choses.
XCVI.
Le mauvais ton ne peut se corriger, parce qu’il est une exagération de toutes les formes de la société, et qu’au moral comme au physique, dans l’esprit comme dans les manières, la nature nous a refusé la faculté de reculer en rien.
XCVII.
Un des dangers de la solitude et de l’éloignement du monde, c’est qu’après les avoir endurés avec peine, on s’y accoutume tellement que la simple société devient à charge. L’habitude de se plaire avec ses pensées, de caresser les chimères de son imagination, de n’avoir aucun devoir à rendre, aucuns frais de politesse à foire, devient plus chère et plus puissante que tout le reste, et finit par s’emparer entièrement de l’esprit. Cependant le cercle des idées, des vues, des connaissances se rétrécit ; on voit moins, on compare moins, on juge moins, et après s’être abandonné pendant quelques années à ce charme apathique, on trouve une déchéance réelle dans ses moyens et ses facultés. Il faut donc se défier, non-seulement des plaisirs tranquilles que peut offrir la solitude, mais du repos et du besoin du repos qui augmente en nous avec l’âge ; et si des circonstances impérieuses nous éloignent de la société, il ne faut négliger aucun des moyens qui nous sont offerts pour nous en rapprocher.
XCVIII.
La paresse devient pour celui qui s’y abandonne, un sentiment ou un besoin tellement impérieux, qu’elle lui donne une espèce de haine contre celui qui le presse de la surmonter.
XCIX.
On prend souvent plus de peine pour ne pas faire une chose convenable et nécessaire qu’on n’en aurait pris pour la faire.
C.
Il y a des gens naturellement indolents, mais qui ont la manie de s’instruire, et qui, jusqu’à leür dernier moment, étudient sans cesse, sans jamais avoir pensé à faire usage de leurs connaissances : comme un avare entasse son or sans songer à le dépenser.
CI.
Dans quelque position qu’il se trouve, un homme d’esprit fait tout mieux qu’un autre.
CII.
Quelles que soient les connaissances que nous acquérons, quelque étrangères qu’elles paraissent à nos goûts, à nos habitudes, à notre position même, il arrive toujours un moment où elles nous deviennent utiles.
CIII.
Dans les lettres, dans les arts, dans tout ce qui doit produire sur nous une impression quelconque, le jugement d’un homme ordinaire, s’il a un esprit juste, est préférable à celui d’un homme à talent ; parce que ce dernier, dont les idées sont arrêtées, juge d’après sa manière de voir, le genre de ses lumières, de son travail, qui lui fait désapprouver tout ce qui y est étranger ; et que l’autre juge simplement d’après ses sensations, qui s’appliquent à tout, qui ne connaissent point de bornes, ni de préférences, et qui suffisent pour lui donner le sentiment de ce qui est juste, bon, et beau.
CIV.
On a vu peu d’hommes de lettres, d’artistes, de savants renommés, désirer et solliciter des places, même les plus brillantes ; on en a vu beaucoup en refuser. L’espèce de gloire qu’ils ont toujours devant les yeux leur semble si supérieure aux jouissances de l’ambition, qu’ils se croiraient comme rabaissés s’ils devaient s’y borner. Si les grands de la terre, les souverains même pouvaient avoir une idée juste de l’espèce d’orgueil et de satisfaction qu’éprouve, dans son modeste asile, tel ou tel qui vient de produire un ouvrage qu’il croit digne de passer à la postérité ; s’ils se rendaient compte aussi de la différence que l’on met dans l’hommage que l’on rend au génie, et celui que l’on rend à da puissance, ils jugeraient mieux qu’ils ne le font leur position réelle, et ils pourraient s’expliquer ce mécontentement secret qu’ils éprouvent constamment à la fin de leur existence, lorsqu’ils voient le pouvoir prêt à leur échapper avec la vie, tandis que le poëte, le savant, l’homme que ses talents ont rendu célèbre, arrive heureux et calme à son dernier instant, qui lui semble, en quelque sorte, le commencement de son avenir.
CV.
L’empire que le préjugé a sur nous n’a point, comme on le croit, sa source dans un faux jugement que l’on pourrait rectifier, mais dans une première impression qu’il est impossible d’effacer.
CVI.
Les petites âmes ont une foule de perspicacités que n’ont pas les âmes élevées, et qui sont la cause principale de l’accord bizarre que l’on voit souvent s’établir entre elles, les unes ayant ce qui manque aux autres, et en étant en quelque sorte le complément.
CVII.
Les petits embarras sont le triomphe des petits esprits, et le tourment des esprits supérieurs.
CVIII.
Le génie n’exclut rien, parce qu’il sent qu’il peut tout comprendre. La médiocrité exclut tout ce qu’elle ne comprend pas.
CIX.
On n’arrive aux idées simples qu’après avoir épuisé les idées compliquées.
CX.
Nous jugeons souvent mieux les choses quand nous les apprenons que quand nous en sommes témoins, non-seulement parce qu’alors il nous est facile d’en embrasser à la fois toutes les conséquences, ce que nous ne pouvons faire quand les objets frappent successivement nos yeux, mais parce que nos esprits et notre raison ne sont point troublés par l’impression, plus ou moins forte et purement physique, que ce que nous voyons produit toujours sur nous.
CXI.
La confusion ou la netteté des pensées se manifeste dans la moindre de nos actions.
CXII.
Un sot ne sait jamais passer en raisonnant par-dessus l’idée intermédiaire ; il faut que tout lui soit expliqué ; parce qu’il ne peut comprendre que ce qu’on lui dit, et même rarement comme on le lui dit.
CXIII.
On trouve aisément le mot convenable dans le raisonnement : l’un peut remplacée l’autre sans que le sens en souffre ; mais dans le sentiment, il n’y a qu’un mot qui soit juste ; c’est celui qui se présente à l’esprit avec le sentiment même ; et c’est aussi le seul qui puisse produire une impression quelconque.
CXIV.
L’orgueil des gens d’esprit, des savants, ou plutôt leur ostentation d’esprit ou de savoir, est toujours en raison inverse de leur mérite.
CXV.
Il ne faut pas confondre le sot orgueil avec l’orgueil des sots ; car beaucoup de gens d’esprit ont encore plus de sot orgueil que de véritable orgueil.
CXVI.
Il y a un défaut, ou plutôt une sorte de vice, qui trouble sans cesse l’ordre et le repos de la société, sans que pourtant on paraisse avoir pensé à se le bien expliquer ; c’est ce qu’on pourrait appeler l’âpreté d’esprit. La source en est en général la sécheresse du cœur, l’envie, l’orgueil, l’absence de sensations nobles, et surtout ce profond égoïsme qui ne connaît ni ménagements ni bornes. Celui qui a ce défaut voit tout, entend tout, calcule tout, s’approprie tout presque sans s’en apercevoir ! Si c’est un homme du monde, il devine à l’instant les liaisons, les projets, les intrigues cachées, et il use de ces lumières suivant son caractère ou son intérêt. Si c’est un artiste, un homme de lettres, un savant, il ne cherche pas ses idées dans son propre fonds, mais dans la conversation des gens instruits, dans leurs discussions, dans ce qu’ils disent de leurs travaux, de ceux des autres ; dans ces traits, ces mots qu’ils laissent échapper, et qu’il saisit avec une sorte de perspicacité qu’un esprit droit a peine à comprendre. Si c’est un homme ordinaire, un simple serviteur, il peut encore troubler, et même sans le vouloir, le repos de ses supérieurs ou de ses maîtres : il est frappé presque involontairement de chaque mot qu’il leur entend dire ; il calcule l’impression que produit sur eux une lettre, une visite, une nouvelle ; et il devient un observateur d’autant plus alarmant que, par lë genre de ses relations, il ne peut bien juger les choses, et qu’il s’en fait nécessairement une idée fausse, et plus ou moins dangereuse.
Enfin, cette âpreté d’esprit qui s’attache à tout, qui ne respecte rien, qui se modifie suivant le rang, la position, les circonstances, est un fléau pour tout le monde, et même, pour celui qui a ce déplorable défaut ; car éprouvant sans cesse le besoin d’alimenter ses propres sensations par celles des autres, il ne peut connaître ce calme, cette quiétude d’esprit et d’âme qui sont la seule base du véritable bonheur ; et moins satisfait de ce qu’il saisit et s’approprie, que mécontent et en quelque sorte toujours irrité de ne pouvoir saisir ou s’approprier davantage, il éprouve malgré lui une espèce de fièvre morale qui se manifeste dans tout ce qu’il fait, et qui finit par le rendre également à charge à lui-même et aux autres.
CXVII.
Il est si impossible de franchir les barrières que la nature a mises à nos facultés, qu’un homme qui a un petit esprit ne peut même comprendre une grande chose, ni une grande idée.
CXVIII.
Il y a des gens qui semblent n’avoir d’esprit et de moyens qu’à condition que ceux avec qui ils sont n’en ont pas.
CXIX.
Quand on sort de la ligne ordinaire, soit par son mérite, soit par sa position, on a toujours, aux yeux du public, plus ou moins d’importance qu’on ne le croit.
CXX.
Les personnes à talent qui ont une grande réputation doivent éviter de se montrer souvent dans le monde. Une foule de personnes qui ne les connaissent que par leurs ouvrages, se figurent qu’elles ont quelque chose d’extraordinaire, et lorsqu’en société elles les voient agir comme, tout le monde, si elles ne perdent pas une partie de leur estime pour elles, elle prend au moins un autre caractère.
CXXI.
La vérité fait en général moins d’effet sur l’esprit des hommes que la chimère, parce qu’elle est simple et positive, et que, quand on l’a saisie et bien comprise, elle ne laisse plus rien à faire à l’imagination.
CXXII.
Quand nous sommes agités par une crainte, une circonstance extraordinaire, et que nous remarquons dans les traits de ceux qui nous abordent une altération quelconque, nous croyons à l’instant qu’ils sont troublés par la nécessité d’avoir à nous apprendre quelque événement qui doit nous affliger, ou par l’embarras d’avoir à nous le cacher, sans réfléchir qu’il est bien rare que ce qui ne regarde que nous produise sur les autres un effet si sensible.
CXXIII.
On apprend avec le temps que celui qui se borne à se faire aimer peut jouir agréablement de la vie ; mais que s’il ne veut pas risquer d’être tôt ou tard méconnu, dédaigné ou abandonné, il doit aussi se faire respecter, et, même savoir se faire craindre.
CXXIV.
Il y a des gens qui, sans être précisément égoïstes, sont tellement absorbés par ce qui les touche, qu’à la moindre contrariété qu’ils éprouvent ils oublient leurs meilleurs amis, et même les obligations qu’ils leur ont, et qu’ils ne s’en souviennent que quand rien ne trouble leur satisfaction.
CXXV.
L’homme qui a beaucoup vu évitera toujours de mettre la délicatesse de ses amis aux prises avec leur intérêt personnel.
CXXVI.
Les liens d’une vieille amitié, quelque offensée qu’elle puisse être, ne peuvent se rompre qu’un à un.
CXXVII.
Le premier mystère que l’on fait à un véritable ami est un coup mortel que l’on porte à son propre bonheur.
CXXVIII.
Il faut avoir connu l’excès du malheur, de la douleur, même de la douleur physique, pour bien comprendre à quel point, dans ces fatals moments de la vie, la parole consolante d’un ami retentit jusqu’au fond de l’âme.
CXXIX.
Il n’est pas de petites jouissances pour l’homme malheureux. Tout ce qui lui fait oublier un instant son malheur lui devient précieux.
CXXX.
La douleur dans une âme faible est un accablement, un envahissement de tout ; elle l’anéantit ; mais la crise passée, ces organes faibles reprennent leur peu d’énergie, ou peuvent au moins la reprendre. Mais dans une âme forte, où le désespoir pénètre lentement, où il s’empare une à une de toutes les facultés, où on ne cède, pour ainsi dire, qu’après avoir combattu, la douleur est un mal qui s’identifie avec nous, qui devient une partie de nous-mêmes et que l’on peut dire sans remède.
CXXXI.
Les âmes tendres et ardentes se font de continuels sujets de reproches de tous les devoirs qu’il leur a été impossible de remplir au gré de leurs vives sensations, tandis que les âmes froides, qui ne remplissent de ces devoirs que ceux que la nécessité leur impose, sont toujours calmes et contentes d’elles-mêmes.
CXXXII.
À un certain âge, on a tant éprouvé, tant souffert, que le cœur et l’esprit ont épuisé tous leurs moyens de consolation, et que la véritable philosophie ne consiste plus à chercher à adoucir ses peines, mais à tâcher de les oublier.
CXXXIII.
Passé un certain âge, on considère les hommes et les événements comme on lit un roman ou comme on voit un spectacle ; on en devine au premier abord le commencement, la suite et la fin. C’est ce qui rend les vieillards si détachés de tout.
CXXXIV.
La nature a voulu que l’homme, dont l’existence est courte et passagère, préparât tout sans s’en apercevoir à ceux qui lui succèdent, comme ceux qui l’ont précédé lui ont tout préparé.
CXXXV.
La rudesse que l’on reproche aux vieillards ne vient pas toujours de ce que leur caractère s’est aigri avec l’âge, mais de ce qu’à force de vivre on se lasse tellement des faussetés de la société, et de l’espèce de comédie qu’il faut sans cesse y jouer, que l’on finit par trouver plus naturel, plus digne et aussi plus commode de dire franchement ce que l’on a toujours pensé.
CXXXVI.
Quand on avance en âge, ce qui gâte le plus la vie est la faculté que l’on a acquise de deviner, de comprendre les caractères, les vues, les intentions qui dirigent une foule de personnes que l’on connaît depuis longtemps, et dont on avait toujours cru être aimé pour soi.
CXXXVII.
On apprend avec l’âge que ce qui paraissait incroyable est néanmoins possible.
CXXXVIII.
On voit dans ce siècle ce dont les siècles passés n’offrent point d’exemple ; c’est, non-seulement le dédain, mais le mépris de la vieillesse, et même de l’âge mur.
CXXXIX.
Les hommes, quels que soient leur fortune, leur rang, leur mérite ; le savant, l’ignorant, l’habitant des campagnes, celui des villes, tous enfin, dès qu’ils sont arrivés à la vieillesse, ont à peu près la même manière de voir, de sentir et de juger ; ils ont fait les mêmes observations et sur les mêmes sujets ; et, aux nuances près que l’éducation, la position ou le caractère mettent entre eux, ils ont les mêmes goûts, et ils ont éprouvé les mêmes sentiments.
Ce n’est donc point, comme nous le croyons, à force d’observer et de réfléchir que nous parvenons à bien connaître les hommes, mais simplement à force de vivre.
CXL.
Il y a une douleur que nous n’apprenons qu’avec l’âge, c’est celle que peuvent nous causer les enfants de ceux dont lës circonstances nous ont fait des ennemis. Comme, depuis qu’ils existent, ils n’ont entendu parler que de nos prétendus torts, sans connaître ceux que leurs parents ont eus avec nous, et qu’il leur est impossible de douter de ce qu’ils leur disent, ils deviennent des détracteurs d’autant plus implacables et dangereux qu’ils parlent de conviction, et qu’aucun reproche secret ne peut arrêter leur malveillance qui leur paraît même une sorte de devoir.
CXLI.
À mesure que l’âge éteint nos passions, nous devenons plus raisonnables ; non, comme nous le croyons, parce que l’expérience nous éclaire, mais parce que nous avons tous en nous la raison qui est un des éléments de notre existence, et qu’elle y agit et nous dirige librement, dès qu’elle n’est plus obscurcie par nos passions.
C’est par cette raison que l’expérience de l’âge ne peut rien sur la vieillesse que tourmentent encore les passions, et que le jeune homme qui n’est point emporté ni troublé par elles, est naturellement sage et raisonnable.
CXLII.
Nous trouvons toujours le moyen d’ajuster notre morale à nos goûts, et même à nos passions.
CXLIII.
On a beau se roidir contre la mauvaise fortune, et conserver des sentiments élevés dans une position devenue inférieure, à quelques exceptions près, tôt ou tard on se met, sans s’en apercevoir, en équilibre avec sa véritable manière d’exister.
CXLIV.
Le désordre des affaires est la source de presque tous les maux de la vie, parce qu’il met dans la dépendance de tout.
CXLV.
Le désordre de ce qui nous entoure semble déranger l’ordre de nos idées.
CXLVI.
La bonne foi avec laquelle on croit que les autres ont tort de ne pas être satisfaits de leur position, de leur fortune, tandis que soi-même on cherche sans cesse à améliorer la sienne, et souvent par les moyens qu’on les blâme de prendre ; cette bonne foi a quelque chose d’admirable dans la simplicité de son égoïsme.
CXLVII.
Quoique l’on se plaigne sans cesse de l’incertitude, elle vaut encore mieux quand elle nous fait espérer le bien, que la certitude qui nous ôte les moyens de douter du mal. C’est quand nous l’avons perdue que nous en sentons tout le prix.
CXLVIII.
Il y a dans une longue existence un moment cruel et que l’on pourrait appeler le premier de la mort ; c’est celui où, après avoir vu disparaître un à un ceux qui nous avaient vus vivre, que nous aimions, qui nous aimaient, qui pouvaient nous apprécier, comprendre nos pensées et nos sentiments, nous nous apercevons tout à coup que nous sommes seuls dans la vie, et qu’il n’existe plus personne au monde qui puisse nous bien connaître, et s’intéresser véritablement à nous.
CXLIX.
Quelque grand que soit un malheur, quelque appui que nous espérions trouver dans les autres, c’est sur nous, rien que sur nous que nous devons compter réellement. Outre que celui qui s’abandonne est facilement abandonné, nul n’a comme nous le sentiment de ce qu’il nous faut, de ce qui peut nous aider, nous secourir, nous consoler ou apporter au moins quelque adoucissement à nos peines.
CL.
L’homme que chacun croit heureux, si le sort le frappe et si la douleur l’accable, perd à l’instant, aux yeux de l’indifférent (quelquefois même à ceux de l’ami), le prestige dont le bonheur l’avait environné ; il lui paraît un autre homme, un homme ordinaire, un homme comme lui, un homme qu’il faut plaindre et non envier ; et, dût-il comprendre et partager ses peines, de ce moment ses manières avec lui, l’idée qu’il en avait, changent sans qu’il s’en aperçoive lui-même, et elles ne redeviennent jamais ce qu’elles ont été.
CLI.
La plus cruelle pensée que l’on puisse avoir dans le malheur, c’est de se l’être attiré par sa faute. On peut se consoler de tout, excepté de cela.
CLII.
Une situation si belle, si grande, si honorable soit-elle, ne peut faire le bonheur de qui que ce soit au monde, quand il s’y trouve dans une fausse position.
CLIII.
Le bonheur est, comme la santé, un parfait équilibre, un calme, un état simple et naturel dont on jouit sans penser à s’en rendre compte. Du moment où l’on s’en aperçoit, où l’on en parle, où l’on s’en applaudit, il doit déjà être altéré par des causes, des craintes que l’on n’ose s’avouer à soi-même, et sur lesquelles on cherche à se rassurer, ou plutôt il n’existe déjà plus.
CLIV.
Avoir beaucoup vu, beaucoup voyagé, beaucoup observé, c’est s’être ravi à soi-même, sans s’en apercevoir, les moyens d’être vraiment heureux. Ces multitudes de choses, de mœurs, d’erreurs, de passions qui ont comme passé devant les yeux, désenchantent de toutes les illusions que l’on pouvait se faire ; ces créatures qui sont partout les mêmes, qui naissent, vivent et meurent pour faire place à d’autres auxquelles des milliers d’autres devront succéder ; ce grand spectacle, ce tableau à la fois éternel et toujours renaissant des grandeurs et des misères humaines ne laissent en résultat dans l’esprit qu’une forte impression, celle d’un monde périssable et d’une vie passagère et hasardeuse. On ne se voit plus que ce qu’on est réellement ; qu’un atome dans l’immensité des êtres, et à qui il doit être indifférent de vivre ici ou là, d’être puissant ou misérable, renommé ou obscur, pourvu qu’il existe. On perd à ses yeux sa propre dignité, la juste ambition, la nécessité de la prévoyance ; on sourit des plus grandes choses ; on raisonne froidement sur les événements, les hommes, les bouleversements des états, ceux même de la nature ; enfin, on calcule, on réduit en système sa propre existence comme celle des autres, et on n’est plus frappé fortement que de l’idée d’employer agréablement pour les sens, le cœur ou l’esprit, suivant ses goûts ou son caractère, ce peu de jours qui nous sont accordés, et qui sont en effet devenus, pour l’homme qui a tout vu et tout éprouvé, le seul bien dont il puisse encore jouir.