Pensées d’un esprit droit/Avertissement

La bibliothèque libre.
Fournier-Favreux (p. 5-12).


Avertissement.


Un manuscrit inconnu de J. J. Rousseau : … quelle découverte pour la littérature française ! et quel éveil pour les amis de ce grand écrivain !

Mais, d’où vient ce manuscrit ?

Pourquoi Rousseau ne l’a-t-il pas publié ?

Comment est-il resté si long-temps inédit ?

Est-il authentique ?

Je réponds à ces quatre questions, en commençant par la dernière :

Le manuscrit de Rousseau est autographe : il est déposé chez le libraire-éditeur, où les curieux peuvent le voir et l’examiner.

Je pourrais m’arrêter ici, les trois autres questions devant tomber devant cet examen ; et si je les reprends, c’est dans le seul but de donner quelques éclaircissemens historiques sur le manuscrit, et d’expliquer comment l’auteur n’a pu le publier.

Pourquoi est-il resté si long-temps inédit ? C’est interroger la destinée des hommes et de leurs ouvrages. Parmi tant d’exemples que je pourrais citer de livres ou perdus à jamais, ou restés inconnus dans une longue suite de siècles, je me bornerai à rappeler que les fables de Phèdre, affranchi d’Auguste, étaient encore ignorées, dans la république des lettres, à la fin du seizième siècle, lorsqu’elles furent trouvées par François Pithou, à Reims, dans la Bibliothèque de Saint-Rémi, et pour la première fois publiées en 1596.

Pourquoi Rousseau n’a-t-il pas publié son ouvrage ? Ce n’est point parce qu’il le jugeait indigne de voir le jour : c’est parce qu’il l’avait perdu, avec beaucoup d’autres papiers, en 1762, lorsque, poursuivi par un arrêt du Parlement de Paris, il fut précipitamment obligé de fuir en Suisse, après la publication d’Émile : c’est que ce manuscrit et d’autres papiers ne lui ont jamais été rendus.

Il rapporte, dans le onzième livre de ses Confessions (année 1762), qu’en fuyant, il laissa ses papiers sous la garde du maréchal de Luxembourg, et dans son hôtel. Il raconte, dans le livre suivant (1763), que ses livres et ses papiers lui ayant été renvoyés à Motiers, où il s’était retiré, il s’aperçut, en les examinant, de la disparition de « nombre de Lettres de Diderot, de Deleyre, de madame d’Épinay, de madame de Chenonceaux, etc… J’avais vu ajoute-t-il, le maréchal prendre la clef de la chambre où je les avais déposés… je vis que le vide était bien réel, et que les Lettres avaient été bien certainement enlevées… Ce déficit bien avéré ; me fit chercher parmi mes brouillons, si j’en découvrirais quelqu’autre ; j’en trouvai quelques-uns qui, vu mon défaut de mémoire, m’en firent supposer d’autres dans la multitude de mes papiers. Ceux que je remarquai furent le brouillon de la Morale sensitive… Tout ce qui me vint de plus raisonnable à l’esprit, après m’être fatigué long-temps à chercher l’auteur de ce vol, fut de l’imputer à d’Alembert, qui, déjà faufilé chez madame de Luxembourg, avait pu trouver les moyens de fureter les papiers, et d’en enlever ce qui lui avait plu tant en manuscrits qu’en Lettres, soit pour chercher à me susciter quelque tracasserie, soit pour s’approprier ce qui lui pouvait convenir. Je supposais qu’abusé par le titre de la Morale sensitive, il avait cru trouver le plan d’un vrai traité de matérialisme, dont il aurait tiré contre moi le parti qu’on peut bien s’imaginer. »

L’accusation contre d’Alembert est sans doute une des nombreuses rêveries de Jean-Jacques, et il faut le croire pour l’honneur de la philosophie. On peut donc ne pas reconnaître le voleur, mais le vol lui-même ne peut être révoqué en doute. Le titre de Morale sensitive a quelques rapports avec les Sentimens d’un cœur vertueux, et il est vraisemblable que ces sentimens faisaient partie de la Morale sensitive.

D’où vient enfin ce manuscrit ? Maintenant la réponse est facile : il vient de l’hôtel de Luxembourg, où il fut laissé, volé, perdu pour Rousseau, en 1762. Il a dû passer depuis en plusieurs mains, sans que l’auteur ait été reconnu ; M. Tessier, mort récemment, sous-chef de division aux archives des Affaires étrangères, l’avait réuni à d’autres manuscrits autographes de divers écrivains ; et c’est de son cabinet qu’après plus de soixante ans, il est passé dans le mien.

Voilà ce que je sais de l’histoire du manuscrit : le manuscrit répondra lui-même pour tout le reste : il est autographe ; et ne le fût-il pas, qui pourrait, en le lisant, méconnaître son auteur ? Quand Rousseau traite des vertus, des vices, des passions, il peint toujours l’homme comme il se voit, ou comme il avait le malheur de le voir dans ses amis et dans ses ennemis.

Rousseau paraîtrait avoir voulu faire un traité de morale complet. L’ouvrage n’est point entier : les quatre premières pages manquent, et rien n’annonce qu’il soit terminé. Mais c’est un recueil inédit de soixante-seize pensées ou sentimens de Jean-Jacques ; et quoiqu’il ait pu, dans la suite, reproduire les mêmes idées, ce n’en est pas moins la publication d’un de ses manuscrits perdus, et que j’ai eu le bonheur de retrouver.

Je joins à cette publication, celle d’un autre opuscule où Rousseau se peint à nu, avec ses vices et ses défauts : ce sont des notes écrites, à diverses époques, sur un brouillon, avec ce titre : Mœurs, caractère.

Comme toutes, ou presque toutes ces notes sont entrées, avec des variantes, dans le texte des Confessions, j’ai cru devoir placer ce texte en regard. On pourra connaître ainsi comment l’illustre écrivain retravaillait les idées qu’il avait jetées sur le papier, à mesure qu’elles se présentaient à son esprit, sans ordre et sans suite ; on verra qu’il les conservait pour les encadrer dans ses ouvrages, quand leur place pouvait naturellement s’y trouver.

Paris, le 26 novembre 1825.

Villenave.