Pensées musicales dans la Sixtine

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Pensées musicales dans la Sixtine
Revue des Deux Mondes5e période, tome 32 (p. 906-922).
PENSÉES MUSICALES DANS LA SIXTINE

On pourrait écrire un beau livre sur ce sujet et sous ce titre : Les harmonies de Rome. Rome a ses harmonies, comme son parfum. Les unes, qui se forment par analogie ou par identité, ressemblent à des unissons. Les autres, — ce ne sont pas les moins nombreuses, — naissent au contraire d’antithèses quelquefois grandioses, quelquefois délicates, et qui ne manquent jamais de se résoudre en sublimes ou subtils accords.

La plus haute, en même temps que la plus profonde de ces harmonies, celle qui les domine, si peut-être même elle ne les résume toutes ; celle où vibre pour ainsi dire la beauté tout entière de Rome, où parlent toutes ses voix, c’est la rencontre, ou mieux le contact du christianisme avec l’antiquité. A chaque instant, à chaque pas, « dans les murs, hors des murs, » on sait combien de signes le révèlent. Les archéologues ne sont pas encore arrivés à le rompre partout, pour le plus grand bien de la science, et pour le plus grand mal de la pensée ou de la rêverie. Ils ont « désaffecté » le Colisée et dépouillé de sa dernière croix, avant de le fouiller jusqu’aux entrailles, le sol qui but le sang des martyrs. Mais leur curiosité, parfois plus heureuse, a découvert un des premiers sanctuaires chrétiens, Santa Maria Antica, blotti contre le palais des Césars. Les colonnes d’Antonin et de Faustine servent — jusques à quand ? — de portique à l’église de San Lorenzo in Miranda, et deux autres colonnes, de porphyre antique, s’élèvent devant l’humble rotonde de briques dédiée aux saints Cosme et Damien.

Ailleurs encore qu’au milieu des augustes débris du Forum et du Palatin, de plus modestes témoignages trahissent la ville, et même la race harmonieuse, où tout ne s’oppose que pour se concilier. Les fleurs d’un printemps parent des siècles de ruines. Des linges sèchent sur des pierres sacrées et des chevaux boivent la pluie d’hier dans un sarcophage antique : On a vu des pâtres de la Campagne entrer chez un revendeur de vieux livres, près de la porte San Giovanni, et demander si leurs quelques « baiocchi » mis ensemble faisaient assez d’argent pour acheter un Dante. Espérant éconduire un cicérone importun, certain voyageur se vantait un jour, au Colisée, de tout connaître : les souterrains où l’on enfermait les fauves, et la loge des Vestales, et la porte des gladiateurs. Le guide alors, — c’était un vieillard, — lui répondit gravement : « Vous avez encore de la barbe blonde et vous croyez tout connaître ! Regardez-moi. J’ai près de quatre-vingts ans et la barbe blanche. Voilà plus de cinquante années que je vis parmi ces pierres et je ne sais pas le quart de ce qu’elles ont à m’apprendre. » L’étranger garda le silence, heureux d’avoir surpris une harmonie encore, et toute romaine, entre d’aussi humbles gens et d’aussi hautes pensées.

Dans ces contrastes ou ces conformités profondes, la musique entre plus d’une fois comme élément. C’est assez l’habitude, et l’injustice aussi, des hôtes de Rome, d’y trop oublier la musique. Au-dessous des autres arts, elle y eut pourtant sa place et sa beauté. Un grand Romain, saint Grégoire, n’a-t-il pas sauvé naguère, pour les faire chrétiens, les accens de l’antique mélodie latine ? Dans le sanctuaire où nous allons entrer, n’est-ce pas le génie romain qui porta jadis à la perfection la forme, étrangère mais adoptée par lui, de la polyphonie vocale ? Sous le patronage indulgent d’un saint aimable, un couvent de Rome vit naître l’oratorio, dont l’un des premiers et des plus grands maîtres, Carissimi, devait bientôt descendre du penchant des montagnes albaines. Entre Rome et la musique, voilà peut-être assez de rapports, étroits et glorieux. Voilà comment l’air léger et limpide qui baigne ici tant de formes admirables, y a lui-même formé d’admirables sons.

Franchissons maintenant le seuil de la chapelle vaticane. Commençons par la regarder ; puis, quoiqu’elle se taise, écoutons-la. A la splendeur des figures présentes, ajoutons, comparons, par le souvenir ou l’imagination, la beauté des chants évanouis. Alors nous reconnaîtrons peut-être que la musique sixtine est une harmonie deux fois : par elle-même d’abord ; puis par rapport au vaisseau merveilleux que si longtemps elle a rempli de ses ondes.


I

Au premier aspect, il semble qu’ici tout soit peinture et que la peinture y soit tout. La paroi du fond, derrière l’autel, est-occupée entièrement par le Jugement dernier. Sur les faces latérales, trois étages de fresques se partagent l’espace qui s’élève du sol à la voûte. Le premier ne représente que des étoiles, soie ou brocart, drapées et retombant le long des murailles. Plus haut, comme une frise divisée également en tableaux rectangulaires, qui se suivent et se ressemblent, se développe l’œuvre des peintres auxquels Giovannino dei Dolci, l’architecte de la Sixtine, en confia la décoration première : Cosimo Rosselli, Sandro Botticelli, Domenico Ghirlandajo, Pinturicchio, Pietro Vanucci (le Pérugin) et un peu plus tard Luca Signorelli. Au-dessus d’eux, les maîtres d’autrefois, trône le maître de toujours. Mais d’abord, à leur doux et calme génie, son génie farouche ne paraît toucher qu’avec respect et piété. Les premières figures de Michel-Ange [entendez, les plus basses, auxquelles nous reviendrons tout à l’heure] sont aussi les plus calmes. Puis, à mesure que la surface monte et se courbe, l’artiste s’exalte, il s’échauffe, il s’enivre, et c’est du bord et du sommet de la voûte qu’il rayonne et qu’il foudroie.

Partout présente ici, la peinture prétend, arrive à tout. On croirait que les autres arts plastiques, ayant pressenti sa puissance, lui firent d’avance l’abandon de leurs droits. Un hôte assidu, un ami passionné de la Sixtine l’a remarqué naguère : « La sobriété propre à l’architecture romaine de cette époque (1480-1483) va jusqu’à l’extrême sécheresse dans la construction de Giovannino de’ Dolci : vaste vaisseau rectangulaire, où nul profil ni saillie ne vient arrêter le regard[1]. » A l’architecture en quelque sorte absente, avec quelle grandeur, avec quelle richesse, la peinture seule n’a-t-elle pas suppléé ! Profils et saillies, articulations et reliefs, colonnes, corniches et balustres, elle a figuré jusqu’à l’illusion tout ce qui nous paraît solide. Elle a, comme dit la Sagesse, disposé suivant le nombre, le poids et la mesure, non seulement les êtres, mais les choses, et la matière même autant que l’humanité.

Pour la décoration de la Sixtine, la sculpture non plus ne s’est pas mise en frais. Elle a ciselé délicatement, dans le meilleur style du quattrocento florentin, la haute et fine balustrade aux minces pilastres, à l’architrave légère, qui divise la chapelle en deux parties inégales. Elle a suspendu au mur de droite l’exquise tribune des chanteurs. Mais ce ne sont là que des accessoires, ou des détails, et d’ornementation pure. Quant à la statuaire proprement dite, la peinture encore, la peinture d’un Michel-Ange, était de taille, en même temps que d’humeur, à prendre seule sa place. On sait comment elle l’a remplie.

Ainsi le domaine entier de l’idéal semble d’abord occupé, peut être usurpé ici par une catégorie, par un mode unique et jaloux de la beauté. Mais arrêtons nos regards sur la cantoria, sur ce petit balcon de marbre discrètement rehaussé d’or. Il porte les armoiries des Rovere, le chêne au feuillage épais, dont les éphèbes sublimes forment là-haut des guirlandes et qui sur la musique elle-même étendit autrefois ses rameaux.

Sixte IV (Francesco della Rovere), le créateur de la chapelle qui garde son nom, fut un pape musicien. C’est de son règne (1471-1484) que date le véritable et définitif essor de la maîtrise pontificale. Elle comprenait, en 1473, quatorze chanteurs. Cinq y furent adjoints en 1474 ; un autre, l’année suivante, porta leur nombre à vingt. Durant les treize années de son pontificat, Sixte IV ne publia pas moins de quatre bulles relatives et favorables à ses chantres. « Nostros familiares continuas commensales, » c’est ainsi qu’il les nomme, et leur état et leur faveur s’accrut en quelque sorte à mesure que s’élevait la nouvelle chapelle elle-même.

Le jour de l’Assomption 1483 vit l’inauguration de la Sixtine. Un tapis de couleur verte cachait entièrement le sol. Les murs, les bancs de marbre destinés au Sacré-Collège, tout était voilé d’une étoile de même nuance. Le Pape assistait à la cérémonie. Il avait ordonné qu’elle fût sans éclat, fort simple et presque intime. Un seul de ses cardinaux, le plus jeune, son neveu Raphaël Riario, l’accompagnait. Pour la première fois les mélodies, ou plutôt les harmonies sacrées s’élevèrent doucement vers la voûte, dont le ciel d’azur étoile devait attendre vingt-cinq ans encore les foudres de Michel-Ange.

Dix jours après, une seconde « funzione, » plus solennelle, fêta l’anniversaire du couronnement. Cette fois, le célébrant était un autre cardinal neveu, Julien della Rovere, celui qui devait être Jules II, le pape terrible, le protecteur et le tyran du terrible peintre. Le vieux pontife était de nouveau présent, les doigts chargés des pierreries qu’il aimait, l’oreille attentive au concert des voix, qui peut-être lui plaisaient encore davantage[2].

Il décida que désormais chaque jour, en sa présence ou non, l’office se chanterait à la Sixtine, afin de bien montrer aux visiteurs qu’ils étaient dans une maison de prière et pour les porter eux-mêmes à la piété.

Une année après avoir inauguré sa chapelle, Sixte IV mourut. Mais la plupart de ses successeurs ne devaient pas montrer moins de zèle que lui pour l’honneur et le progrès de la maîtrise pontificale. Il serait intéressant de suivre l’histoire de l’art, avec celle de la Papauté, dans la Sixtine même, et comme au murmure ininterrompu de ses chants. Nous y verrions un jour Alexandre VI causer avec Ascanio Sforza durant toute la messe et ne pas s’agenouiller un instant, fût-ce à l’élévation. Nous assisterions à ces matines glaciales de Noël 1504, où Jules II parut, enveloppé de son grand manteau de soie cramoisi fourré » d’hermine à cause du froid. On avait allumé des braseros dans toutes les pièces attenantes. Dans la chapelle même brûlaient trente-neuf énormes torches de cire blanche, les unes tenues par des gardes, les autres fixées aux chandeliers de la cancellata[3].

Sept ans plus tard. Nous sommes le 15 août 1511 : « Vigile et Fête de l’Assomption de la glorieuse Vierge. Le Pape a voulu assister aux vêpres et à la messe solennelle célébrée par le sacristain dans la grande chapelle palatine. Car cette chapelle est dédiée à la dite Assomption et le Pape y est venu par dévotion, ainsi que pour voir les peintures récemment mises à découvert. »

L’année suivante, le 31 octobre 1512 : « Aujourd’hui dimanche, vigile de Toussaint, le Pape a donné un dîner solennel aux ambassadeurs de Parme… et après dîner il a fait réciter deux comédies en langue vulgaire, avec quelques églogues. Si bien que, lorsqu’il fut temps de se rendre aux vêpres et que les cardinaux commencèrent d’arriver, il s’en alla se coucher et dormit, selon sa coutume, pendant une heure ou deux. Enfin réveillé, il vint aux vêpres, qui furent célébrées dans la chapelle, more solito, dix-sept cardinaux y étant présens. Notre chapelle fut ouverte aujourd’hui pour la première fois avec ses peintures complètement achevées (pingi finita). Pendant trois ou quatre ans, sa voûte était demeurée cachée par l’échafaudage qui la couvrait en entier[4]. »

Ces deux jours-là surtout, on aimerait à savoir quelle musique entendirent les hôtes superbes de la voûte, écoutant pour la première fois.

Vingt-neuf ans après, d’autres encore venaient prendre place à leur tour. Le jour de Noël 1541, Paul III Farnèse étant pape, Michel-Ange découvrait le Jugement dernier, achevant ainsi de former le plus sublime auditoire pour lequel des voix humaines eussent jamais chanté.

Elles ont chanté près de quatre siècles entre ces murs, aujourd’hui silencieux depuis trente-cinq années. Elles ont chanté les grands mystères du christianisme et les grands événemens de l’histoire, les hauts faits de bien des vivans, et les mérites, reconnus et sanctifiés, de bien des morts. Elles ont chanté les vicissitudes de Rome, cette autre Jérusalem, sa gloire souvent, quelquefois sa misère et son veuvage, ses ruines et ses deuils. Tous les successeurs de l’Apôtre, tous les vicaires du Christ ont été salués par ces voix au jour de leur avènement, par elle pleurés en celui de leurs funérailles. En somme, — et ce fut là toute leur mission et leur éminente dignité, — pendant quatre cents ans, dans l’un des oratoires les plus augustes du monde, les voix sixtines ont prié.

Servantes de l’idéal religieux, elles le furent aussi d’un idéal esthétique. Par elles, une des grandes, et belles, et pures formes de l’Art, la polyphonie vocale, a régné souverainement ici. Ici des maîtres sans nombre ont passé, dont les chants, comme les paroles divines qu’ils traduisent, ne passeront point.

Cet art durable fut également un art fidèle : j’entends fidèle à soi-même, à sa nature, à son origine et à sa tradition. D’aucuns nous assurent, — sans nous en convaincre, — que la polyphonie vocale est morte, et qu’elle devait mourir d’elle-même. En tout cas, et pendant de longs âges, c’est d’elle-même et d’elle seule qu’elle a vécu. Elle a pu se transformer, elle ne s’est jamais contredite. Jamais elle ne s’est aidée en rien des autres genres musicaux, soit de la symphonie instrumentale, soit de la monodie. Tout concours et tout secours a par elle été dédaigné. Bel et rare exemple de constance ! Ainsi l’identité ne contribue pas moins que la durée à la grandeur et comme à l’étendue de cet art. Nous pouvons maintenant regarder avec respect, avec émotion, avec piété, la petite tribune d’où tant de musique, mais une seule musique, et laquelle ! a jailli. Sans doute celle-ci, même en accumulant tous ses chefs-d’œuvre, ne s’est point égalée au chef-d’œuvre unique et colossal vers lequel elle a monté sans relâche. Elle en approcha du moins, elle n’en fut pas indigne. « Mein Reich ist in der Luft, » disait magnifiquement Beethoven : « Mon royaume est dans l’air : » De ce royaume aérien, comme de celui des formes et des couleurs, la chapelle Sixtine est un des lieux sacrés et presque divins.


II

Plus on étudie le plafond de la Sixtine et le Jugement dernier, mieux on comprend que « le monde de Michel-Ange ne connaissait qu’un seul règne, celui de l’homme, à l’exclusion de tous les autres règnes ; l’homme y absorbait et remplaçait tous les phénomènes de l’univers. » Partout sur ces murailles, sous toutes les formes et toutes les couleurs, avec tous les aspects et tous les caractères, la figure humaine triomphe. Et le plus souvent cette figure est nue. Michel-Ange n’a drapé qu’à demi son Christ lui-même, comme certains Césars antiques. Il a refusé « la ceinture de feuilles au couple chassé du Paradis[5]. » Sur les entablemens et les consoles de son architecture feinte, il a partout assis, dressé, ployé, tendu la nudité de vingt adolescens, taillés comme des athlètes ou des dieux. Enfin il a donné pour motif central et dominateur à son prodigieux poème le corps de l’homme et celui de la femme, le premier surtout, le plus magnifique sans doute que jamais des mains humaines aient formé. C’est ici peut-être le point unique de l’espace, et de l’histoire, où le christianisme a fait sienne la splendeur physique de la créature. Le seul Michel-Ange pouvait être l’impérieux artisan de leur rencontre et de leur réconciliation. Michel-Ange seul était digne d’offrir ou plutôt de rendre à Dieu le corps si corn plaisamment façonné par Dieu même, et de replacer l’homme, nu et beau comme au jour de sa naissance, sous le regard et la bénédiction du Seigneur.

Ce corps assurément, ou plutôt ces corps innombrables, ne sont jamais que les interprètes, les témoins de l’esprit et de l’âme ; parfois même les martyrs, tant ils trahissent de souffrance. Michel-Ange les garde de toute sensualité ; il les purifie à force de pensée, quand ce n’est pas à force de douleur. L’une et l’autre, — car on dirait qu’il souffre avant que de vivre, et qu’il subit plutôt qu’il ne reçoit l’existence, — l’une et l’autre composent la profonde et tragique beauté de la figure d’Adam, et de cette figure entière. Mais, tout de même, aucun ensemble, aucun cycle de peinture, surtout de peinture religieuse, n’avait encore fait à la forme corporelle une aussi grande, une aussi énorme place. C’est le corps, dont l’ordre visible consacre ici le triomphe et l’apothéose.

Un principe contraire y régit l’ordre sonore. S’il est certain que la musique, au fond et dans son essence, n’emprunte rien au corps humain, il ne serait pourtant pas impossible de concevoir entre l’une et l’autre, et selon le genre où le style de la musique elle-même, des affinités secrètes ou de mystérieuses répugnances. On pourrait, croyons-nous, admettre ceci : les formes sonores sont plus ou moins comparables (toujours de loin et vaguement) avec les formes physiques et corporelles, selon qu’elles possèdent un caractère plus ou moins arrêté, concret et plastique ; autrement dit, et pour citer des noms, selon que ces formes constituent la musique des Gluck et des Mozart ou celle des Roland de Lassus ou des Palestrina ; en d’autres termes encore et, cette fois, pour opposer deux élémens spécifiques de l’art, suivant que la mélodie ou l’harmonie a le plus de part dans leur nature et dans leur beauté.

Par les lignes et les contours, par le profil et le relief, par l’ordonnance et la symétrie de ses membres, la mélodie est, de toutes les créatures sonores, la plus capable de ressembler à la créature humaine ; une canzone aura, plutôt qu’un accord, non seulement une voix, mais presque un visage, un corps même comme nous. Et ce corps peut manifester, traduire l’âme ; il peut aussi la trahir, ou l’oublier. Vous entendez bien que toute mélodie n’est pas sensuelle ou voluptueuse ; mais le sensualisme ou la volupté de la musique consiste et se communique surtout dans la mélodie et par elle. C’est une œuvre toute mélodique, et celle-là seulement (l’Italienne à Alger, de Rossini) que Stendhal pouvait définir et vanter en ces termes : « La -musique la plus physique que je connaisse. » On dirait cela peut-être, — avec force corrections et restrictions, — d’un air de Mozart. Mais allez donc le dire, même ainsi, d’un motet de Palestrina !

Pourquoi, sinon parce que l’harmonie, ou la polyphonie, enferme en soi je ne sais quel principe secret de spiritualité. Dans une certaine mesure, l’histoire de la musique en témoignerait. Epris de la forme humaine, les Grecs n’avaient guère connu que la mélodie. Quand vint, au début du XVIIe siècle, la Renaissance musicale, postérieure de plus de cent ans à celle des autres arts, mais animée du même esprit, elle ne consista que dans une réaction, contre la polyphonie du moyen âge, de la monodie retrouvée.

Celle-ci l’avait depuis longtemps emporté, que l’autre gardait quelques droits sur les choses graves et saintes. Les maîtres lui conservaient une place d’honneur dans les sujets religieux. Les fugues gigantesques, — et surtout vocales, — de Haendel et de Bach en leurs oratorios, rappellent encore une des formes les plus pures et les plus immatérielles qu’aient jamais pu prendre ou recevoir les sons.

Dans la chapelle Sixtine, ils n’en eurent point d’autre. Ici la musique, deux fois idéale, ne se contenta pas d’être seulement harmonie : elle ne fut qu’harmonie de voix. Le premier de ces deux caractères l’éloigna de toute apparence corporelle ; le second l’affranchit de tout rapport et du moindre contact avec la matière. Elle ment, la délicieuse figurine de bronze qu’on voit à Saint-Pierre, dans la chapelle du Saint-Sacrement, sculptée par Pollajuolo sur le tombeau du pape Sixte IV. A demi nue et les cheveux dénoués, comme ses charmantes sœurs la Grammaire et la Théologie elle-même, elle joue d’un petit orgue de chœur que souffle un ange. Autour d’elle, violes et trompettes, flûtes et tambourins gisent épars. Mais ce n’est pas elle que le pontife aima. Jamais elle ne fut l’hôtesse du sanctuaire où nous sommes, où nul instrument, pas même l’orgue, n’accompagna jamais les chants. Un Italien du XVIIe siècle, Uberti, s’est demandé, le premier peut-être, pourquoi. Voici comment il s’est, à lui-même, répondu : « Là-haut, dans l’Eglise triomphante, où les bienheureux jouissent de la vision de Dieu, si les Séraphins chantent et si les élus un jour chanteront, il n’y a pas et il n’y aura jamais d’instrument ni de chose matérielle. Ainsi dans cette chapelle sacrée, symbole du royaume céleste, où chacun se tient tourné vers le visage du Pontife, chef de l’Eglise militante, il n’est pas étonnant qu’au lieu du son des instrumens, on n’entende que la musique des voix. »

À ces raisons d’ordre symbolique et surnaturel, on en pourrait ajouter d’autres. La première serait qu’aux XVe et XVIe siècles, la polyphonie vocale était la forme par excellence de la musique. En outre, — et cela dès cette terre, — il semble bien qu’un rapport essentiel existe entre l’idéal religieux et la vocalité pure. Celle-ci réduit à rien, dans la musique d’église, l’apparat ou l’appareil visible. Elle éloigne, bien plus elle supprime tout ce qui peut ressembler à la musique profane, de théâtre ou de concert, et la rappeler. Les Papes ont compris de tout temps cette convenance, esthétique autant que religieuse, et l’honneur quatre fois séculaire de leur chapelle est de n’y avoir jamais failli. Les plus fastueux, les plus mondains entre les Pontifes de la Renaissance, n’ont admis en leur sanctuaire que des chants dont messieurs les curés de Paris, — trois ou quatre exceptés, — refusent opiniâtrement d’ « attrister » leurs offices, et que jugent surtout indignes de leurs mariages et de leurs funérailles messieurs les paroissiens.

Ainsi les mots a cappella (« comme à la chapelle, » à la chapelle par excellence) ont fini par désigner ce qu’il y a dans la musique d’église (avec ou après le chant grégorien) de plus pur et de plus idéal. Ainsi la musique, sous la voûte et sous la peinture sixtine, n’a vécu que du verbe et du souffle de l’homme, et le souffle est esprit. Ainsi, pour qu’en s’opposant, et par leur opposition même, cette peinture et cette musique fussent en harmonie, à la splendeur corporelle de l’une, l’admirable spiritualité de l’autre a répondu.


III

L’une et l’autre se répondent sur tous les tons et dans tous tes modes. Un mystérieux et perpétuel échange se fait entre elles de toutes leurs vertus et de toutes leurs beautés.

Tandis qu’on ne peut concevoir un art plus fortement individuel que la peinture de Michel-Ange, on n’en trouverait pas de plus collectif que la musique alla Palestrina. Le plafond de la Sixtine, ou le Jugement dernier, forme un ensemble gigantesque, à tel point qu’on ne saurait l’embrasser tout entier. On est forcé de le décomposer, ainsi que d’ailleurs il se partage de lui-même, en morceaux et comme en soli prodigieux. Entre tant de figures colossales qu’il rassemble, chacune existe en soi non moins que par rapport aux autres, dont elle dépend sans doute, mais dont elle peut également, et sans trop de dommage, se passer.

Au contraire, les figures sonores de la polyphonie vocale soutiennent les unes avec les autres d’étroites et nécessaires relations. Rien ne brise leur fraternel concert, condition et forme absolue de leur être, et l’action isolée de chacune d’elles serait peu de chose, ne serait rien auprès de leur réciproque et continuelle réaction.

Il y a plus, et l’histoire confirme en quelque sorte cette différence, que fait entre les deux arts leur nature respective elle-même. Gœthe a dit : « Avant d’entrer dans la Sixtine, on ne sait pas ce que peut un homme. » Il est merveilleux en effet que cette peinture ne soit que d’un homme. Mais que cette musique soit de plus d’un siècle, de plus d’une race, cela, pour d’autres raisons, n’est peut-être pas moins frappant.

Elle vint de la Flandre, où elle était née, et Rome d’abord ne l’entendit chanter qu’en des œuvres et sur des lèvres étrangères. Au début du XVIe siècle, c’est-à-dire quelque vingt ans après la consécration de la Sixtine, la plupart des grandes « chapelles » romaines possédaient encore un personnel (y compris leur chef), ainsi qu’un répertoire ultramontain. En 1541 même, Roland de Lassus était maestro de’ putti à Saint-Jean de Latran. Mais une transfusion mystérieuse mêla bientôt, ou soumit l’idéal du Nord au génie latin. La muse sacrée, hier encore seulement l’hôtesse de Rome, en devint la fille bien-aimée, et jusqu’à la fin du XVIe siècle, la gloire de la musique sixtine se confondit avec la gloire et le nom même de Pierluigi di Palestrina.

Celui-ci pourtant ne l’absorbe pas tout entière. Sans doute c’est grâce au maître de Préneste, que Rome et la Papauté entrèrent en possession, — à jamais, — d’un art qui, sans lui, remontant vers sa source, aurait pu leur échapper. Mais, fixé désormais dans la chapelle vaticane comme dans le sanctuaire ou le tabernacle prédestiné de sa beauté, l’idéal polyphonique suscita, pour le garder, le servir et l’honorer sans trêve, de longues générations de grands artistes et de chefs-d’œuvre immortels.

Ainsi la voûte qu’une seule main a peinte, a résonné d’innombrables voix. C’est la grandeur de Michel-Ange d’abord, — et cela suffirait à l’élever par-dessus tous les autres, — que, pour emplir de sons l’espace par lui seul rempli de formes et de couleurs, il ait fallu des siècles de musique et de musiciens. Pour cette musique même, il est à peine moins glorieux d’avoir soutenu, sans y périr, une aussi formidable rencontre. Enfin, sous la voûte en tout harmonieuse, cela crée une harmonie encore. Dans l’histoire comme dans l’éthos de la Sixtine, dans ce qu’on sait de ce lieu, dans ce qu’on y voit, dans ce qu’on y écoute, il se fait une espèce de compensation ou de revanche réciproque. L’équilibre s’établit entre la pensée d’un seul et celle de plusieurs ou de tous, entre un moment et des années de génie, entre les deux principes nécessaires, celui de l’individu et celui du nombre, qui se partagent l’ordre de la vie et l’ordre de la beauté.


IV

Après les rapports de contraste, voici les autres, ceux qui naissent de l’analogie ou de l’identité.

On se plaint quelquefois que la musique palestrinienne manque d’action et de pathétique. Pour lui faire un pareil reproche, il faut la connaître mal, si ce n’est l’ignorer. Avec autant de puissance que de sobriété, les maîtres de la polyphonie vocale ont exprimé les exaltations de l’âme par la vivacité des mouvemens, par l’énergie des rythmes, par l’intensité des sons, mais surtout par la richesse des harmonies. Il y a chez Palestrina, chez Victoria, des accords d’une telle plénitude, qu’ils semblent fourmilier de notes, comme là-haut le manteau du Créateur fourmille de têtes d’anges.

Cherchez-vous des transports d’allégresse ? Vous les trouvères dans les Gloria, dans les Sanctus de messes innombrables. Lisez le motet de Nanini pour le jour de Noël : « Hodie Christus natuz est, » qui débute avec un sourire, et par degrés s’anime et s’enivre de joie. Parlerons-nous du motet de Palestrina sur les paroles du psaume 80 : « Exultate Deo adjutori nostro, Jubilate Deo Jacob ? » Celui-là, ce n’est pas le lire qu’il faudrait, mais l’entendre. Le jour où ses gammes roulantes éclateront de nouveau sous le plafond de Michel-Ange, en les écoutant, nous regarderons là-haut. Alors nous comprendrons, nous sentirons encore mieux à quel délire en proie triomphent et semblent trépigner quelques-uns des jeunes hommes divins. Nous ne nous étonnerons plus si leurs mains secouent les festons de chêne avec une sorte de fureur sacrée, si leurs lèvres ont un rire étrange, et même farouche. Au paroxysme de la peinture, celui de la musique répondra.

Si l’une et l’autre elles se réjouissent, exultent ensemble, ensemble elles souffrent, gémissent et pleurent aussi. Elles sont bien nommées, les Selectissimæ modulationes de Victoria, chefs-d’œuvre tragiques entre tous, choisis par la plus profonde pitié pour les plus saintes douleurs, pour les dernières heures de Jésus, pour son agonie, pour son arrestation et pour son jugement, pour sa mort et pour sa sépulture. Autant qu’avec les mystères de la foi, la musique sixtine a des affinités avec les catastrophes de l’histoire. Vers la fin du XVIe siècle, on peut imaginer quels souvenirs, et de quelles épreuves, devait ranimer ici, un soir de semaine sainte, à « Ténèbres, » l’O vos omnes ! de Victoria. Trente ou quarante ans écoulés n’avaient point-effacé du front de Rome l’outrage d’une invasion peut-être plus impie que celle même des Barbares. Et puis, et surtout, le sein déchiré par la Réforme, la ville entre toutes maternelle pleurait les innombrables enfans qu’hier elle avait perdus. « Si est dolor sicut dolor meus. » Les voix plaintives pouvaient interroger et l’on aurait pu leur répondre. Oui, tout près de la douleur que chante la musique de Victoria sur les paroles du prophète, il en est une, ici, qui lui ressemble et qui l’égale : c’est celle que sur le visage du prophète le pinceau de Michel-Ange a répandue.

Après Jérémie, est-ce Jonas que vous souhaitez d’entendre ? Regardez-le d’abord, à peine échappé du monstre, celui qu’un visiteur éloquent de la Sixtine appela « le Prophète de l’Implacabilité… Le corps renversé dans une pose d’une superbe arrogance, il compte sur ses doigts le dernier des quarante jours et, d’un visage affligé et irrité, il reproche au Seigneur sa miséricorde[6]. » Affliction, irritation, arrogance, il y a tout cela dans certain motet de Palestrina, rien que dans les deux premières paroles : « Jérusalem, surge ! » Elles décident en quelque manière de tout le reste et elles l’emportent. Les quatre voix se jettent et se rejettent l’une à l’autre le commandement comme un reproche, pour ne pas dire comme une injure. Ailleurs, c’est une injure véritable, que le répons de Victoria : « Judas, mercator pessimus, » lance au visage du traître de Gethsemani. Il suffit de l’exécrable nom, tant il éclate avec horreur. De ce qui n’est dans le texte qu’un récit douloureux, la musique fait une atroce invective. Elle égale ici, par un seul cri, toutes les violences de la peinture, ce je ne sais quoi d’étrange et d’éperdu, cet emportement, cet effarement sublime, qui fait l’un des caractères du génie de Michel-Ange et qu’oïl a si bien nommé la terribilità.

Celle-ci donne un accent, terrible en effet, d’orgueil, de révolte et d’opiniâtreté superbe au motet de Palestrina : « Peccantem me quotidie et non pœnitentem. » Les sons par degrés s’y endurcissent vraiment comme l’âme, chaque jour pécheresse, et qui ne veut pas se repentir. « Timor mortis conturbat me, » poursuivent les voix, soutenant d’un long souffle une clameur d’épouvante. Puis, quand viennent les mots : « Quia in inferno nulla est redemptio, » tout s’affaisse et retombe. Autant, sur la muraille de Michel-Ange, les figures des réprouvés forment des groupes ou des grappes épaisses, autant les accords de Palestrina se dépouillent et se réduisent. Mais ce vide n’a pas moins de grandeur que cette plénitude, et pour exprimer un désespoir éternel, toute cette chair n’a pas plus de puissance que ce peu de soupirs.


V

Si l’on a souvent méconnu dans la musique palestinienne le principe de l’action et du mouvement, on n’a pas non plus mesuré la place que la peinture de Michel-Ange accorde au repos, à la contemplation et à la rêverie.

Il agit, il se meut à peine, le douloureux Adam qui soulève son corps superbe et tend un bras, une main déjà lasse et retombante, à la vie qui va jaillir du doigt de Dieu. Mais la pensée et le souci de toute l’humanité future habite son regard et son front. Au-dessous de lui, qui dira quels prophètes sont les plus admirables, ceux qui s’emportent ou ceux qui se contiennent, ceux qui maudissent ou ceux qui méditent, ceux que leurs visions enivrent ou ceux qu’elles paraissent accabler. De même parmi les sibylles, il y en a d’inspirées, comme l’étrange Delphique ; mais j’en vois, que je n’aime guère moins (comme la vieille Cuméenne ou la jeune Erythrée), de sérieuses, paisibles et pensives. Les éphèbes aussi, les « ignudi, » forment comme un double chœur où des antistrophes plus calmes répondraient à des strophes plus éclatantes. « Le joyeux adolescent qui, au-dessus de Daniel, se prépare à la danse, témoigne des allégresses accidentelles. » Mais « le songeur attendri placé au-dessus de Jérémie rappelle les jours de vague mélancolie[7]. »

Enfin, sur les murailles latérales de la Sixtine, à la retombée de la voûte, on voit se dérouler encore un double rang de peintures, demi-cercles et triangles, que nous ne saurions trop contempler. Au-dessous des espaces où la vie se déploie, c’est ici la région, plus intime, où elle se recueille. Après l’épopée de la création, c’est le poème, plus tranquille, de la primitive humanité. Ici le mouvement est rare. Une seule fois un enfant, debout sur les genoux de sa mère, tente follement de lui échapper. Sa tête, son bras, son regard, tout s’élance par-dessus l’épaule maternelle. Il crie et ses cheveux se dressent. Il regarde, il désigne, il dénonce un prodige pour lui seul visible et qui l’épouvante. Mais nulle part ailleurs, ou presque nulle part, dans cette double frise, l’action n’ose troubler le mystère des gestes réservés ou des attitudes immobiles. Parmi ces personnages divers, il y en a qui sont en prière. Celui-ci, nonchalamment étendu, lit de loin un livre qu’un pupitre supporte. Une femme tourne lentement un dévidoir ; une autre berce, du pied, son enfant endormi.

Quant aux groupes qui remplissent les triangles, entre les Prophètes et les Sibylles, ceux-là surtout respirent une profonde paix. Chacun, figurant la trinité familiale, se compose d’un père, d’une mère et de leur enfant. Huit variantes renouvellent un thème unique sans l’épuiser et sans le contredire. Et ce thème deux fois est le sommeil et toujours il est le repos. Après les allégros'' triomphans de la symphonie de Michel-Ange, en voici les adagios sereins. Voyez ces deux femmes assoupies. L’une serre son enfant d’une étreinte à peine relâchée, comme si d’elle tout dormait, excepté son amour. L’autre, ployée en deux et retombée sur elle-même, admirable d’abandon et de faiblesse, goûte le sombre bienfait de la nuit, du moment dont a parlé le poète, que prima quies mortalibus ægris

Après les deux figures endormies, étudions les autres : celles qui s’appliquent à de modestes besognes, mais surtout celle-ci, drapée de vert clair et de lilas pâle, qui, le coude aux genoux, appuyant son menton sur sa main, regarde droit devant elle, jusqu’au fond de l’avenir. Alors nous verrons, par une dégradation merveilleuse, la flamme qui rayonne au sommet de la voûte, se tempérer, sinon s’éteindre sur les bords, et l’action, la passion, là-haut à leur paroxysme, venir s’apaiser plus bas et comme se perdre dans la pensée pure et l’éternel repos.

Ce caractère, cette beauté contemplative achève d’unir l’une à l’autre la peinture et la musique sixtine. Autant que le lyrisme, sinon davantage, le mysticisme a sa part dans l’éthos de la musique alla Palestrina. Elle est peut-être moins, — comme d’autres musiques, — « une force qui va, » qu’une grâce, une suavité qui demeure. Elle agit et se meut souvent ; plus souvent encore elle prie, elle médite, elle adore. A ses élans, à ses éclats, il est permis de préférer ses extases : les Adoramus te de ses Gloria, les Incarnatus de ses Credo, tel Tantum ergo palestinien, ou certain motet de Victoria : O magnum mysterium, dont chaque note en effet semble pénétrer plus avant dans l’infini du mystère.

Ailleurs enfin je sais trois notes, oui, rien que trois, et des plus simples, qui m’ont paru toujours, entre toutes, étranges et profondes. Elles se trouvent dans un répons de Palestrina pour la Semaine sainte : « In monte Oliveti, » sur les paroles du Christ à ses disciples, dont il va s’éloigner un moment : « Vigilate et orate. (Veillez et priez.) »

Ces trois notes, encore une fois, n’ont rien d’extraordinaire. Trois voix, deux de soprano, une de contralto, les posent doucement et les tiennent longuement sur les trois degrés descendans de l’accord parfait. Que de choses pourtant elles expriment ! Un paysage d’abord, et le seul peut-être qu’ait jamais évoqué la musique de Palestrina. Gardiennes idéales, et plus vigilantes que ne furent ses amis de la terre, de l’agonisant divin, les trois voix se répondent dans le silence de la nuit. Mais ce n’est là que le sens pittoresque et tout extérieur de leur harmonieux concert. Elles en ont un autre, spirituel et symbolique. Dans leur consonance pure elles enveloppent tout l’ordre de la méditation et de la prière, tout le sens intérieur et toute la beauté contemplative de l’art palestrinien.

Elles résument également tout un aspect, celui que nous avons analysé pour finir, de l’œuvre de Michel-Ange. Le jour de ma dernière station dans la Sixtine, je me souviens qu’à mon oreille les trois sœurs mystiques et sonores ne cessèrent de chanter. Je me disais qu’elles étaient trois, et toutes les trois pensives, comme les hôtes qui, là-haut, trois par trois et songeurs aussi, peuplent les triangles de la voûte. Plus que jamais je trouvai que les figures ressemblaient aux sons et que même elles leur étaient soumises. Quelques-unes d’entre elles sans doute, ainsi que les apôtres naguère, avaient cédé au sommeil. Mais les autres, en plus grand nombre, obéissaient, depuis des siècles, au précepte divin de la veillée et de la prière. Alors, entre la peinture et la musique, je sentis s’achever la fusion. L’action et la rêverie, la passion et la pensée, tout désormais leur était commun, et le cercle de leurs correspondances mystérieuses et profondes me parut se fermer.


Ce n’était qu’une apparence, puisque du sanctuaire où la peinture est fixée à jamais, la musique est aujourd’hui presque toujours absente. Elle n’y revient que rarement et comme furtive. Mais voici qu’on y prépare son définitif et glorieux retour. Le Pontife qui décréta la restauration du chant grégorien, n’a pas laissé non plus le chant palestrinien sans témoignage. Il en a remis l’avenir et l’honneur entre les mains les plus dignes et les plus capables de l’assurer. Un jour, bientôt peut-être, don Lorenzo Perosi, le jeune maître de chapelle de la Sixtine, donnera le signal d’autrefois du haut de la tribune de marbre et d’or. Alors, de ces murs deux fois sublimes, imprégnés d’harmonie autant que de couleur, les sons, longtemps captifs, s’exhaleront de nouveau, et l’accord entre l’un et l’autre idéal, qu’ici, notre mémoire, ou notre rêve seul, a tenté de rétablir, cet accord mutilé retrouvera dans la réalité sa plénitude et sa perfection.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Julian Klaczko : Rome et la Renaissance (Etudes et esquisses). — Jules II, 1 vol. Plon, 1898.
  2. Voir pour tous ces détails le magnifique ouvrage de M. Ernst Steinmann : Die Sixtinische Kapelle ; München. 1901 [t. I].
  3. D’après Paris de Grassis, cité par M. Steinmann.
  4. Paris de Grassis, cité par Klaczko.
  5. Klaczko.
  6. M. Emile Ollivier, Michel-Ange.
  7. M. Émile Ollivier, op. cit.