Pensées sur divers sujets moraux et divertissants

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Pensées sur divers sujets moraux et divertissants (1745)
Traduction par Léon de Wailly.
À l’enseigne du pot cassé.




PENSÉES


SUR


DIVERS SUJETS


MORAUX & DIVERTISSANTS








Swift et Pope étaient convenus de mettre par écrit les pensées détachées qui leur seraient venues chaque jour, sans se préoccuper ni de leur forme ni de leur ordre.

Ceci est la part de Swift.





Nous avons tout juste assez de religion pour nous haïr, mais pas assez pour nous aimer les uns les autres.


Quand nous réfléchissons aux choses du passé, telles que guerres, négociations, factions, etc., nous entrons si peu dans ces intérêts que nous nous demandons comment on a pu s’agiter et s’émouvoir pour quelque chose de si peu durable ; le présent produit sur nous la même impression, à l’étonnement près.


L’homme sensé tâche, en considérant toutes les circonstances, de former des conjectures et de tirer des conclusions ; mais le plus petit incident qui survient (et dans le cours des affaires il est impossible de tout prévoir), produit souvent de tels retours et changements, qu’en fin de compte il est juste aussi incertain des événements que le plus dénué de lumières et d’expérience.


Il est bon que les prédicateurs et orateurs soient affirmatifs, parce que celui qui veut imposer ses idées et ses raisons à la multitude convaincra d’autant plus les autres qu’il aura l’air plus convaincu lui-même.


Comment peut-on espérer que les hommes acceptent des avis, quand ils n’acceptent pas même des avertissements ?


J’oublie si les avis sont au nombre des objets perdus, qui, au dire de l’Arioste, se retrouvent dans la lune ; ils y doivent être, ainsi que le temps.


On n’écoute pas d’autre prédicateur que le temps, qui nous inculque toutes les idées que les gens plus âgés que nous avaient vainement essayé de nous mettre dans la tête.


Quand nous désirons ou sollicitons quelque chose, notre esprit n’en voit que le bon côté ; avons-nous réussi, il n’en voit plus que le mauvais.


Dans une verrerie, les ouvriers jettent fréquemment de petites quantités de charbon de terre, qui semblent étouffer le feu, mais le raniment, au contraire. Ceci peut s’appliquer aux passions, qu’il convient de remuer modérément pour que l’âme ne s’allanguisse pas.


La religion semble retombée dans l’enfance, et demande à être nourrie de miracles, comme à son berceau.


Tous les excès de plaisir sont compensés par une somme égale de peine ou de langueur ; c’est comme lorsqu’on dépense cette année une partie de son revenu de l’année suivante.


L’homme sage est occupé dans la dernière partie de sa vie à se guérir des folies, préjugés et fausses opinions qu’il avait contractés dans la première.


L’écrivain qui veut savoir comment il doit se conduire envers la postérité, n’a qu’à considérer ce qu’il est bien aise de trouver dans les vieux livres, et ce qu’il regrette qu’on y ait omis.


Quelle que soit la prétention des poètes, il est clair qu’ils ne confèrent l’immortalité qu’à eux-mêmes : c’est Homère et Virgile qu’on vénère et qu’on admire, ce n’est ni Achille ni Énée. Dans les historiens, c’est le contraire : ce sont les actes, les personnes et les événements qui nous occupent, et nous donnons peu d’attention aux auteurs.


Lorsqu’un vrai génie apparaît dans le monde, vous le reconnaîtrez à ce signe que les sots sont tous ligués contre lui.


Les hommes qui sont en possession de tous les avantages de la vie sont dans un état où nombreuses sont les chances de les troubler et de les incommoder, et rares celles de leur faire plaisir.


Il n’est pas logique de punir les lâches par l’ignominie ; car s’ils l’eussent redoutée, ils n’auraient pas été lâches : la mort est le châtiment qui leur convient, parce que c’est celui qu’ils craignent le plus.


Les plus grandes inventions datent des temps d’ignorance : la boussole, la poudre à canon et l’imprimerie ; et sont dues à la plus lourde des nations : aux Allemands.


Un argument contre les histoires de revenants et de spectres peut se tirer de l’opinion où l’on est que les esprits ne sont jamais vus de plus d’une personne à la fois ; ce qui équivaut à dire qu’il arrive rarement à plus d’une personne dans une compagnie d’être fortement attaquée de spleen ou de mélancolie.


Je suis porté à croire qu’au jour du jugement il y aura peu d’indulgence pour l’homme éclairé qui aura manqué de moralité, et pour l’ignorant qui aura manqué de foi, parce que tous deux sont sans excuse. Cela égalise les avantages de l’ignorance et du savoir. Mais peut-être passera-t-on quelques scrupules à l’homme éclairé, et à l’ignorant quelques vices, eu égard à la tentation pour chacun.


Plusieurs circonstances de l’histoire perdent beaucoup de leur valeur à distance, quoique de très minimes en aient une grande, et il faut considérablement de jugement chez un écrivain pour en faire la distinction.


C’est devenu une locution acceptée parmi les écrivains de dire : « Ce siècle critique » ; comme les théologiens disent : « Ce siècle pervers. »


Il est plaisant d’observer la facilité avec laquelle l’époque présente lève des contributions sur celle qui lui succédera : les âges futurs parleront de ceci ; ceci passera à la postérité la plus reculée : tandis que le temps et les pensées de nos successeurs seront tout entiers aux choses du moment, comme le sont maintenant les nôtres.


Le caméléon qui, dit-on, ne se nourrit que d’air, est celui de tous les animaux qui a la langue la plus agile.


En arrivant à la pairie, l’ecclésiastique perd son nom de famille ; le laïque, son nom de chrétien.


On fait dans les discussions comme dans les armées, où le plus faible allume de grands feux et fait un grand bruit pour tromper l’ennemi sur son nombre et sur sa force.


Certaines gens, dans l’idée de déraciner nos préjugés, détruisent la vertu, l’honnêteté et la religion.


Dans les sociétés bien ordonnées, on a pris soin de limiter la propriété ; et cela pour plusieurs raisons, celle-ci entre autres, dont il est rarement tenu compte : à savoir que lorsqu’il est mis des bornes aux désirs des hommes, après qu’ils ont acquis tout ce que les lois leur permettent d’acquérir, leur intérêt privé cesse, et ils n’ont plus qu’à prendre soin de l’intérêt public.


Il n’y a que trois moyens pour un homme de se venger de la censure du monde : la mépriser, rendre la pareille, ou tâcher de vivre de façon à l’éviter. Le premier de ces moyens se simule ordinairement ; le dernier est presque impossible ; la pratique universelle est pour le second.


Hérodote nous dit que, dans les pays froids, les animaux ont rarement des cornes, mais que, dans les pays chauds, ils en ont de très grandes. Ceci pourrait donner lieu à une plaisante application.


Je ne connais pas de meilleure satire contre les gens de loi que celle des astrologues, lorsqu’ils prétendent annoncer par les règles de leur art quand un procès finira, et si ce sera à l’avantage du plaignant ou du défendeur ; faisant ainsi dépendre entièrement l’issue de l’influence des étoiles, sans le moindre égard aux mérites de la cause.


L’expression des Apocryphes au sujet de Tobie et de son chien qui le suit, a été souvent tournée devant moi en ridicule ; cependant Homère parle plus d’une fois dans les mêmes termes de Télémaque, et Virgile dit d’Évandre quelque chose de semblable. Et je trouve que le livre de Tobie est poétique en partie.


J’ai connu des gens possédant de bonnes qualités qui, très utiles aux autres, ne leur servaient de rien à eux-mêmes ; comme un cadran solaire qui, placé sur la façade d’une maison, est vu des voisins et des passants, mais non du propriétaire qui est chez lui.


Si l’on tenait registre de toutes ses opinions sur l’amour, la politique, la religion, l’instruction, etc., en commençant par son jeune âge et en allant jusqu’à la vieillesse, quel amas d’inconséquences et de contradictions !


Ce qui se fait au ciel, nous l’ignorons ; ce qui ne s’y fait pas, on nous le dit expressément : on ne s’y marie pas et l’on n’est pas donné en mariage.


Quel misérable état que de vivre en suspens, c’est une existence d’araignée :

Vide quidem, pende tamen, improba, dixit.
Ovide, Métam.


Cette méthode stoïque de subvenir à nos besoins en supprimant nos désirs, équivaut à se couper les pieds pour n’avoir plus besoin de chaussure.


Les médecins ne devraient pas émettre d’avis sur la religion, par la même raison que les bouchers ne sont point admis à être jurés dans des questions de vie et de mort.


La raison pour laquelle il y a si peu de mariages heureux, c’est que les demoiselles emploient leur temps à faire des filets, et non à faire des cages.


Celui qui observe en marchant dans les rues verra, je crois, les visages les plus gais dans les voitures de deuil.


Rien ne rend plus incapable d’agir avec prudence qu’un malheur qu’accompagnent la honte et le crime.


Le pouvoir de la fortune n’est reconnu que par les misérables ; car les heureux attribuent tous leurs succès à la prudence et au mérite.


L’ambition souvent fait accepter les fonctions les plus basses : c’est ainsi qu’on grimpe dans la même posture que l’on rampe.


La mauvaise compagnie est pareille au chien qui salit le plus ceux qu’il aime le mieux.


La censure est la taxe que le public prélève sur les hommes éminents.


Quoique les hommes soient accusés de ne pas connaître leur faiblesse, ils ne connaissent peut-être pas davantage leur force. Il en est des hommes comme des terrains, où parfois existe un filon d’or dont le propriétaire ne se doute pas.


La satire passe pour le genre d’esprit le plus facile, mais je crois qu’il en est autrement aux époques très mauvaises ; car il est aussi malaisé de faire la satire d’un homme de vices distingués, que de faire l’éloge d’un homme de vertus distinguées. L’un et l’autre est assez facile lorsqu’il s’agit de caractères ordinaires.


L’invention est le talent de la jeunesse, et le jugement celui de l’âge mûr, en sorte que notre jugement devient plus difficile à satisfaire lorsque nous avons moins de choses à lui offrir. Ceci se reproduit dans tout le commerce de la vie : quand nous sommes vieux, nos amis trouvent difficile de nous plaire, et aussi s’en préoccupent moins.


Jamais homme sensé n’a souhaité de rajeunir.


Une raison futile diminue le poids des bonnes raisons qu’on avait données auparavant.


Les motifs des meilleures actions ne supporteraient pas une enquête trop rigoureuse. Il est reconnu que la cause de la plupart des actions, bonnes ou mauvaises, peut se résumer en l’amour de nous-mêmes ; mais l’amour de soi porte certains hommes à plaire aux autres, et l’amour de soi en pousse d’autres à ne plaire qu’à eux-mêmes. Ceci fait la grande distinction entre la vertu et le vice. La religion est le meilleur motif de toutes les actions, cependant la religion est l’apogée de l’amour de soi.


Une fois que le monde a commencé à nous traiter mal, il continue ensuite avec moins de scrupule et de cérémonie, comme font les hommes envers une femme perdue.


Les vieillards voient mieux à distance, des yeux de l’esprit comme de ceux du corps.


Certaines gens prennent plus de soin de cacher leur sagesse que leur folie.


Le pouvoir arbitraire est la tentation naturelle pour un prince, comme le vin et les femmes pour un jeune homme, ou les épices pour un juge, ou l’avarice pour un vieillard, ou la vanité pour une femme.


Le fermier d’Anthony Henley, mourant d’un asthme, dit : « Ma foi, si je parviens à faire sortir ce souffle-là, je prendrai soin qu’il n’y rentre plus. »


La disposition à condamner beaucoup de choses sous le nom de futilités, de niaiseries et de biens purement imaginaires, est une très fausse preuve soit de sagesse, soit de grandeur d’âme, et un grand obstacle aux actions vertueuses. Par exemple, pour ce qui est de la réputation, il existe chez la plupart des gens de la répugnance à être oublié. Nous voyons, même chez le vulgaire, combien on aime à avoir une inscription sur sa tombe. Il ne faut pas beaucoup de philosophie pour découvrir et remarquer que cela n’a aucune valeur intrinsèque ; néanmoins, si cela est établi en nous comme stimulant à la vertu, on ne devrait pas le tourner en ridicule.


Les plaintes sont le plus grand tribut que reçoive le ciel, et la plus sincère partie de notre dévotion.


La facilité d’élocution, chez beaucoup d’hommes et chez la plupart des femmes, est due à la rareté des idées et à la rareté des mots ; car quiconque est maître de la langue et a l’esprit plein d’idées, sera sujet, en parlant, à hésiter dans son choix ; tandis que les parleurs ordinaires n’ont qu’un assortiment d’idées et qu’un assortiment de mots pour les en revêtir, et ceux-là, ils les ont toujours à leur disposition ; de même que l’on sort plus vite d’une église lorsqu’elle est presque vide, que lorsqu’il y a foule à la porte.


Peu de gens sont faits pour briller en compagnie, mais il est au pouvoir de la plupart des hommes d’être agréables. La raison pour laquelle la conversation est tombée si bas à présent, ce n’est donc pas le défaut d’intelligence, mais l’orgueil, la vanité, le mauvais caractère, l’affectation, la singularité, l’entêtement, ou quelque autre vice, résultat d’une mauvaise éducation.


Être vain est une marque d’humilité plutôt que d’orgueil. Les vaniteux se plaisent à raconter quels honneurs on leur a rendus, quelle haute compagnie ils ont reçue, etc., et par là ils avouent clairement que ces honneurs étaient plus qu’il ne leur était dû, et tels que leurs amis n’y croiraient pas, si on ne le leur avait dit ; tandis qu’un homme vraiment orgueilleux croit les plus grands honneurs au-dessous de son mérite, et par conséquent dédaigne de se vanter. Je pose donc en maxime que quiconque ambitionne la réputation d’homme orgueilleux, doit cacher sa vanité.


La loi, dans un pays libre, est, ou devrait être, la détermination de la majorité des propriétaires fonciers.


Un des arguments dont on se sert contre la Providence m’en paraît être un très fort en sa faveur. On objecte que les orages et les tempêtes, les saisons improductives, les serpents, les araignées, les mouches et autres animaux nuisibles ou incommodes, ainsi que beaucoup d’autres choses de même espèce, trahissent une imperfection dans la nature, parce que la vie de l’homme serait beaucoup plus facile sans cela ; mais le dessein de la Providence se voit clairement dans cette disposition. Les mouvements du soleil et de la lune, et en un mot, le système entier de l’univers, autant que les philosophes ont été capables de les découvrir et de les observer, sont au plus haut point de régularité et de perfection ; mais partout où Dieu a laissé à l’homme le pouvoir de porter remède, par la pensée ou par le travail, il a mis les choses en un état d’imperfection, dans le but de stimuler l’activité humaine, sans laquelle la vie stagnerait, ou plutôt même ne pourrait pas du tout subsister : Curis acuuntur mortalia corda.


La louange est fille du pouvoir présent.


Combien l’homme est peu conséquent avec lui-même !


J’ai connu plusieurs personnes en grande réputation de sagesse dans les affaires et conseils publics, qui étaient gouvernées par de sots valets.


J’ai connu de grands ministres, distingués comme esprit et comme instruction, qui n’avaient de prédilection que pour des imbéciles.


J’ai connu des hommes de grand courage qui avaient peur de leurs femmes.


J’ai connu des hommes d’une grande finesse qui étaient perpétuellement dupés.


Je connais trois grands ministres qui pouvaient exactement établir les comptes d’un royaume, et qui ignoraient complètement ceux de leur maison.


Les prédications des ecclésiastiques servent à retenir les gens bien disposés dans la voie de la vertu, mais y amènent peu ou point les vicieux.


Les princes font ordinairement des choix plus sages que les serviteurs auxquels ils confient la disposition des places. J’ai vu plus d’une fois un prince choisir un ministre capable ; mais jamais je n’ai vu ce ministre profiter de son crédit pour disposer d’un emploi en faveur de la personne qu’il en croyait le plus digne. Un des plus considérables de ce siècle avouait le fait et s’en excusait sur la violence des partis et le peu de raison de ses amis.


De petites causes suffisent pour tourmenter, lorsqu’il n’en existe pas de grandes : faute d’une souche, une paille vous fera choir.


Les dignités, un haut rang, ou de grandes richesses sont jusqu’à un certain point nécessaires aux vieillards, afin de tenir les jeunes à distance, qui sans cela sont trop disposés à les insulter à raison de leur âge.


Tout le monde désire de vivre longtemps, mais personne ne voudrait être vieux.


L’amour de la flatterie, chez la plupart des hommes, provient de la piètre opinion qu’ils ont d’eux-mêmes : chez les femmes, c’est le contraire.


Si le nombre des livres et des lois continue à s’accroître comme il a fait depuis cinquante ans, je me demande comment on fera pour être instruit, comment on fera pour être homme de loi.


On dit communément des rois qu’ils ont le bras long ; je voudrais bien qu’on en pût dire autant de leurs oreilles.


Les princes dans leur bas âge, leur enfance et leur jeunesse, ont fait preuve, à ce qu’on nous raconte, de facultés prodigieuses, et ont dit des choses surprenantes, étourdissantes : l’étrange chose ! tant de princes pleins d’espérances, et tant de rois ignominieux ! S’il leur arrive de mourir jeunes, ils auraient été des prodiges de sagesse et de vertu : s’ils vivent, ce sont souvent des prodiges, en effet, mais d’une toute autre espèce.


La politique, dans le sens usuel du mot, n’est que corruption, et par conséquent d’aucun usage pour un bon roi ou un bon ministre ; c’est pourquoi les cours sont si pleines de politique.


Silène, le père nourricier de Bacchus, est toujours porté par un âne, et a des cornes à la tête. La morale de ceci est que les ivrognes sont menés par les sots et ont grande chance d’être cocus.


Vénus, une belle et bonne dame, était la déesse de l’amour ; Junon, une terrible mégère, la déesse du mariage, et toujours elles furent ennemies mortelles.


Une très petite dose d’esprit est estimée dans une femme, comme nous aimons quelques mots prononcés nettement par un perroquet.


Un aimable homme est un homme à idées déshonnêtes.


Apollon, le dieu de la médecine, passait aussi pour envoyer les maladies. Dans l’origine les deux métiers n’en faisaient qu’un, et il en est toujours ainsi.


Les vieillards et les comètes ont été vénérés pour la même raison : leurs longues barbes et leurs prétentions à prédire les événements.


On demandait à quelqu’un de la cour ce qu’il pensait d’un ambassadeur et de sa suite, qui n’était que broderies et dentelles, révérences, courbettes et gesticulations. Il répondit que c’était l’importation de Salomon : or et singes.


Il est question dans Pausanias d’un complot pour livrer une ville, découvert par le braiment d’un âne ; le cri des oies sauva le Capitole, et la conspiration de Catilina fut trahie par une prostituée ! Ces trois animaux sont, autant qu’il m’en souvienne, les seuls fameux dans l’histoire comme témoins et révélateurs.


Un grand nombre des divertissements des hommes, des enfants et autres animaux, sont à l’imitation des combats.


Auguste rencontrant un âne qui avait un nom heureux, se prédit à lui-même un avenir prospère. Je rencontre beaucoup d’ânes, mais pas qui aient des noms heureux.


Si un homme me tient à distance, ma consolation est qu’il s’y tient aussi.


Qui peut nier que tous les hommes soient violemment épris de la vérité, quand nous les voyons si fermes dans leurs erreurs, où ils se maintiennent par zèle pour la vérité, quoiqu’ils se contredisent chaque jour de leur vie ?


C’est parfaitement observé, dis-je, quand je lis dans un auteur un passage où son opinion s’accorde avec la mienne. Quand nous différons, je déclare qu’il s’est trompé.


Très peu d’hommes, à proprement parler, vivent dans le présent, mais ils arrangent leur existence pour une autre époque.


Quelque universelle que soit la pratique du mensonge, et quelque facile qu’elle semble, je ne me souviens pas d’avoir entendu trois bons mensonges dans tout le cours de mes conversations, même de la part de ceux qui étaient les plus célèbres en ce genre.


Des lois rédigées avec tout le soin et la précision possible, et en langue vulgaire, sont souvent détournées de leur véritable sens ; pourquoi nous étonner qu’il en soit de même de la Bible ?


Un homme voyant une guêpe s’introduire dans une fiole remplie de miel, qui était suspendue à un arbre fruitier, lui dit : «  Pourquoi, sot animal, es-tu assez folle pour entrer dans cette fiole où tu vois tant de centaines d’êtres de ton espèce qui meurent devant toi ?

— Le reproche est juste, répondit la guêpe, mais non pas venant de vous autres hommes, qui êtes si loin de prendre exemple des sottises d’autrui, que vous n’êtes pas avertis par les vôtres mêmes. Si après être tombée plusieurs fois dans cette fiole, et en être échappée par hasard, j’y retombais encore, alors je ne ferais que vous ressembler. »


Un vieil avare avait une corneille apprivoisée, qui avait l’habitude de voler des pièces de monnaie et de les cacher dans un trou ; ce que le chat ayant remarqué, il lui demanda pourquoi elle amassait ces ronds brillants qui ne lui étaient bons à rien. « Eh mais ! dit la corneille, mon maître en a un plein coffre, et il n’en fait pas plus d’usage que moi. »


Les hommes veulent bien qu’on rie de leur esprit, mais non pas de leur sottise.


Si les hommes d’esprit et de génie pouvaient se résoudre à ne jamais se plaindre, dans leurs ouvrages, des critiques et des détracteurs, le siècle suivant ne saurait pas qu’ils en aient jamais eu.


À en juger d’après toutes les maximes et tous les systèmes du commerce, un spectateur croirait les affaires du monde bien ridiculement combinées.


Il est peu de pays qui, bien cultivés, ne nourriraient pas le double de leurs habitants, et cependant il en est peu où un tiers de la population ne soit pas très loin d’avoir sa suffisance, même du nécessaire. J’envoie au dehors vingt barils de blé qui entretiendraient de pain une famille pendant une année, et en retour je rapporte un tonneau de vin qu’une demi-douzaine de bons compagnons boiraient en moins d’un mois, aux dépens de leur santé et de leur raison.


Devise pour les Jésuites :

Quæ regio in terris nostri non plena laboris ?


Un homme aurait peu de spectateurs s’il offrait de montrer pour trois pence comment il peut enfoncer un fer rougi au feu dans un baril de poudre, sans qu’elle prenne feu.


Question. — Les églises ne sont-elles pas les dortoirs des vivants aussi bien que des morts ?


Harry Killegrew disait à lord Wharton : « Vous ne jureriez pas de la sorte, si vous croyiez faire honneur à Dieu. »


Une copie de vers tenue dans le cabinet, et montrée seulement à quelques amis, est comme une vierge très convoitée et admirée ; mais imprimée et publiée, ce n’est plus qu’une fille publique, que tout le monde peut avoir pour un petit écu.


Louis XIV de France passa sa vie à échanger un bon nom contre un grand.


Puisque l’union de la divinité et de l’humanité est le grand article de notre religion, il est étrange de voir des ecclésiastiques, dans leurs écrits sur la divinité, totalement dépourvus d’humanité.


Les Épicuriens commencèrent de se répandre à Rome sous l’empire d’Auguste, comme les Sociniens, et même les Épicuriens aussi, se répandirent en Angleterre vers la fin du règne de Charles II ; règne qui passe, quoique ce soit fort absurde, pour notre siècle d’Auguste. Les uns et les autres semblent des corruptions occasionnées par le luxe et la paix, et par le déclin commençant de la politesse.


Quelquefois je lis avec plaisir un livre, et j’en déteste l’auteur.


Il y a quelque temps, je voyais chez un libraire un livre avec ce titre : Poèmes par l’auteur du Choix. Ne pouvant pas prendre sur moi d’en lire plus de douze vers, je demandai aux personnes qui étaient avec moi si elles avaient jamais vu ce livre, ou entendu parler du poème par lequel l’auteur se désignait : elles étaient aussi ignorantes que moi. Mais je vois que c’est l’usage, parmi ces petits débitants d’esprit et de savoir, de se décerner un titre d’après sa première aventure, comme don Quichotte faisait d’après sa dernière. Cela vient de la grande importance que tout homme s’attribue.


Un certain Dennis, communément appelé le Critique, qui avait écrit un pamphlet de trois sous contre la puissance française, étant en province et entendant parler d’un corsaire français qui se montrait près de la côte, quoiqu’il fût à vingt milles de la mer, s’en fut en ville et dit à ses amis qu’ils ne devaient point s’étonner de sa précipitation, attendu que le roi de France ayant appris où il était, avait envoyé un corsaire afin de se saisir de lui.


Le docteur Gee, prébendaire de Westminster, qui avait écrit une petite brochure contre le papisme, étant obligé de voyager pour sa santé, affecta de se déguiser et de changer de nom lorsqu’il traversa le Portugal, l’Espagne et l’Italie ; disant à tous les Anglais qu’il rencontrait qu’il craignait d’être assassiné ou jeté dans les cachots de l’Inquisition. Il joua la même farce à Paris, jusqu’à ce que M. Prior (qui était alors secrétaire de l’ambassade) déconcerta tout à fait le docteur en dévoilant malicieusement le secret, et offrant de répondre corps pour corps, que personne ne l’inquiéterait, et même n’avait jamais entendu parler de lui ni de son pamphlet.


La femme de chambre d’une dame de ma connaissance qui vivait à trente milles de Londres, avait le même travers d’esprit, lorsque causant avec une de ses camarades, elle disait : « J’apprends que le bruit court déjà dans tout Londres que je vais quitter mylady ; » et aussi un laquais qui, s’étant nouvellement marié, demandait à son camarade de lui conter franchement ce qu’on disait de cela en ville.


Quelqu’un disant à certain grand ministre que l’on était mécontent : « Bah, répliqua celui-ci, une demi-douzaine de sots se mettent à bavarder dans un café, et bientôt le bruit qu’ils font entre eux ils l’attribuent au monde entier. »


La mort d’un individu est en général de si peu d’importance pour le monde, qu’elle ne saurait être d’une grande importance en soi ; et cependant je ne remarque pas, d’après la pratique du genre humain, que ni la philosophie ni la nature nous aient suffisamment armés contre les craintes qui l’accompagnent. Je ne vois rien non plus qui puisse nous réconcilier avec cette idée, si ce n’est l’extrême souffrance, la honte ou le désespoir ; car la pauvreté, l’emprisonnement, la mauvaise fortune, le chagrin, la maladie et la vieillesse échouent généralement.


D’où vient la coutume de dire à une femme de regarder les cordons de son tablier pour trouver une excuse ? N’est-ce pas du tablier de feuilles de figuier porté par Ève, lorsqu’elle se couvrit, et fut la première de son siècle qui donna une mauvaise excuse pour avoir mangé du fruit défendu ?


Je ne suis jamais étonné de voir les hommes coupables, mais je suis souvent étonné de ne pas les voir honteux.


Ne voyons-nous pas avec quelle facilité nous excusons nos actions et nos passions et jusqu’aux infirmités de notre corps ? qu’y a-t-il d’étonnant à ce que nous excusions aussi notre imbécillité ?


Il n’est vice ni sottise qui demande à être mené avec autant de délicatesse et de savoir-faire que la vanité ; et il n’en est pas qui, mal dirigée, fasse une plus méprisable figure.


L’observation est la mémoire d’un vieillard.


L’Éloquence mielleuse et acérée est comme un rasoir qu’on a huilé et aiguisé.


Les maux imaginaires deviennent bientôt réels lorsqu’on se laisse aller à y penser ; comme celui qui, dans un accès d’humeur mélancolique, voit comme une tête sur le mur ou sur la boiserie, peut, avec deux ou trois coups de crayon, la rendre tout à fait visible, et d’accord avec ce qu’il s’imaginait.


Des hommes d’une grande capacité sont souvent très malheureux dans le maniement des affaires publiques, parce qu’ils sont entraînés à sortir de la voie commune par la promptitude de leur imagination. Je disais cela une fois à mylord Bolingbroke, et lui faisais observer que les employés de son ministère se servaient, pour couper une feuille de papier, d’une espèce de couteau d’ivoire au tranchant émoussé, qui ne manquait jamais de couper droit pourvu qu’il fût manié par une main sûre ; tandis que s’ils s’étaient servis d’un canif bien affilé, ils s’écarteraient souvent du pli et gâteraient le papier.


« Celui qui ne s’occupe pas de sa propre maison, dit saint Paul, est pire qu’un infidèle. » Et je pense que celui qui ne s’occupe que de sa propre maison, est juste l’égal d’un infidèle.


La jalousie — comme le feu — peut raccourcir des cornes, mais elle les fait sentir mauvais.


Le chapeau d’un valet doit se tirer à tout le monde ; et c’est pourquoi Mercure, qui est le valet de Jupiter, avait des ailes au sien.


Quand un homme prétend aimer, mais fait la cour par intérêt, il est comme un jongleur qui escamote votre shilling, et met quelque chose de très indécent sous le chapeau.


Tous les panégyriques sont mélangés d’une infusion de pavots.


J’ai vu des gens manier assez heureusement le ridicule, et sur des sujets sérieux être parfaitement stupides.


Une des cimes du Parnasse était consacrée à Bacchus, l’autre à Apollon.


Le Mariage a beaucoup d’enfants : Repentir, Discorde, Pauvreté, Jalousie, Maladie, Spleen, Dégoût, etc.


La vision est l’art de voir les choses invisibles.


Les deux maximes de tout grand courtisan sont : Toujours tenir son sérieux ; et : Ne jamais tenir sa parole.


Je demandais à un homme pauvre comment il vivait ; il répondit : « Comme un savon, toujours en diminuant. »


Hippocrate, Aph. 32, sect. 6, remarque que les gens qui bégayent sont toujours enclins à la diarrhée. Je voudrais bien que les médecins eussent le pouvoir de dériver sur les parties inférieures le flux de paroles dont beaucoup de gens sont atteints.


Un homme rêva qu’il était cocu ; un de ses amis lui dit que c’était mauvais signe, parce que lorsqu’un songe est vrai, Virgile dit qu’il passe par la porte de corne.


L’amour est une flamme, et c’est pour cela qu’on dit que la beauté attire, parce que les physiciens remarquent que le feu a une grande force d’attraction.


Une femme qui avait eu des galanteries, et plusieurs enfants, disait à son mari qu’il était pareil à l’homme austère qui récoltait où il n’avait point semé.


Nous lisons qu’une tête d’âne fut vendue quatre-vingts pièces d’argent ; on en a vendu dernièrement dix mille fois plus cher, et pourtant jamais il n’y en a eu plus grande abondance.


Je dois me plaindre que les cartes sont mal mêlées jusqu’à ce que j’aie un bon jeu.


Quand je lis un livre, qu’il ait ou non le sens commun, il me semble qu’il est vivant et qu’il me parle.


Quiconque demeure dans un quartier de la ville qui n’est pas le mien, me fait l’effet d’être hors du monde, et je ne connais que moi et mes alentours qui en fassent partie.


Quand j’étais jeune, je croyais que l’univers entier n’était occupé, comme moi, qu’à discourir sur la dernière pièce nouvelle.


Mylord Cromarty, à quatre-vingts ans passés, se rendit à sa maison de campagne en Écosse, avec la résolution d’y rester six ans à vivre de privations, afin d’amasser de l’argent qu’il dépenserait ensuite à Londres.


Il est dit des chevaux dans la Vision que leur force était dans leurs bouches et dans leurs queues. Ce qui est dit des chevaux dans la Vision peut en réalité se dire des femmes.


Les éléphants sont généralement dessinés plus petits que nature, mais une puce toujours plus grande.


Quand les vieilles gens nous content ce qui se passait dans leur jeunesse entre eux et leur société, nous sommes portés à nous dire : « Combien ce temps-là était plus heureux que le nôtre ! »


Pourquoi la sœur aînée danse-t-elle pieds nus, quand la jeune se marie avant elle ? N’est-ce pas afin qu’elle paraisse plus petite, et conséquemment plus jeune que la mariée ?


Personne n’accepte de conseils ; mais tout le monde acceptera de l’argent : donc l’argent vaut mieux que les conseils.


Je n’ai jamais vu de badin (comme on les appelle) qui ne fût un sot.


Quelqu’un me lisant un ennuyeux poème de sa façon, je le décidai à en effacer six vers qui se suivaient. Lorsqu’il tourna la page, l’encre, qui était encore humide, salit autant de vers de l’autre côté ; et comme l’auteur se plaignait, je lui dis de se calmer, attendu que son poème n’en vaudrait que mieux si ces vers-là étaient supprimés aussi.


À Windsor, je faisais observer à mylord Bolingbroke que la tour où logeaient les filles d’honneur (qui à cette époque étaient fort belles) était très fréquentée par les corbeaux. Mylord répondit que c’était parce qu’ils sentaient la charogne.